Date : 20231020
Dossier : IMM-2460-20
Référence : 2023 CF 1394
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2023
En présence de madame la juge Elliott
ENTRE : |
JINKALBEN JIGNESHKUMAR PATEL |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse, Jinkalben Jigneshkumar Patel, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent a rejeté, le 16 avril 2020, sa demande de permis de travail ouvert faite à titre d’épouse du titulaire d’un permis d’études au Canada obtenu dans le Programme de mobilité internationale. La demanderesse a été interdite de territoire pour fausses déclarations en application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueille la présente demande.
II. Contexte
[3] La demanderesse est une citoyenne de l’Inde qui habite à Gujarat. Son mari, également citoyen de l’Inde, est titulaire d’un permis d’études l’autorisant à suivre un programme de deux ans offert par le Georgian College.
[4] Le couple s’est rencontré dans le contexte d’un mariage arrangé.
[5] Le mariage du couple a été organisé et les fiançailles ont été célébrées lors d’une grande fête tenue le 28 février 2019. La demanderesse affirme que la planification des fiançailles a commencé en janvier 2019, soit avant que son mari ne présente sa demande de permis d’études le 15 février 2019.
[6] Le couple pensait, au moment de l’envoi de la demande, que le traitement de cette dernière prendrait plusieurs mois. À leur grand étonnement, la demande du mari de la demanderesse a été approuvée en dix jours; ils ont reçu l’approbation le 25 février 2019, pour des études commençant en mai 2019.
[7] Une petite cérémonie de mariage a été tenue le 28 mars 2019.
[8] La demanderesse, en tant qu’épouse du titulaire d’un permis d’études au Canada, a présenté une demande de permis de travail ouvert le 24 septembre 2019.
[9] Le 15 novembre 2019, la demanderesse a reçu une lettre d’invitation à une entrevue devant se tenir à New Delhi le 3 décembre 2019.
[10] Dans une lettre datée du 16 avril 2020, la demande de permis de travail de la demanderesse a été rejetée et il lui est désormais interdit de présenter une nouvelle demande pendant cinq ans.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[11] Les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC), datées du 3 décembre 2019, font état des réserves suivantes :
Peu de personnes ont assisté au mariage.
Sur les photographies prises après le mariage, la demanderesse ne donne pas l’impression qu’elle est nouvellement mariée.
La demanderesse ne connaissait pas bien l’hôte.
Aucun élément de preuve satisfaisant ne permet d’établir si l’hôte étudie toujours au Georgian College.
[12] Après avoir examiné les circonstances de la demanderesse et l’ensemble des documents présentés, l’agent n’a pas été convaincu que la demanderesse avait répondu véridiquement aux questions. Par conséquent, la demanderesse a été interdite de territoire au Canada pour fausses déclarations, conformément à l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, et il lui est interdit de présenter une nouvelle demande pendant cinq ans.
IV. Les questions en litige et la norme de contrôle
[13] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas fait preuve d’équité procédurale, car il ne lui a pas donné la possibilité de répondre.
[14] La demanderesse soutient également que la conclusion de fausses déclarations faite aux termes du paragraphe 40(1) de la LIPR était déraisonnable.
[15] La première question que soulève la demanderesse est celle de l’équité procédurale. La norme de contrôle applicable à cette question consiste à décider si la décision est équitable dans toutes les circonstances, norme de contrôle qui a été qualifiée de semblable à celle de la décision correcte : voir les arrêts Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35. Voir aussi la décision Ganeswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1797 aux para 20-28.
[16] En ce qui concerne la deuxième question soulevée, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a établi que lorsqu’une cour effectue le contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond, qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune exception à celle-ci n’existe en l’espèce.
[17] Une décision raisonnable est transparente, intelligible et justifiée, et l’attention est centrée sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification : Vavilov, au para 15. De façon générale, une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.
V. Analyse
[18] Le désaccord des parties quant au degré d’équité procédurale applicable illustre l’existence d’une jurisprudence contradictoire sur cette question. Dans la décision Bains et les décisions qui y sont citées, notre Cour considère que les exigences en matière d’équité procédurale sont relativement minimales en ce qui concerne les demandes de permis de travail : Bains c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 57 au para 56 renvoyant à Qin c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CFPI 815 au para 5; Guo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 161 au para 27; Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 669 au para 17.
[19] Cependant, notre Cour a également souligné que les graves conséquences découlant d’une présentation erronée, à savoir l’inadmissibilité à présenter une demande d’entrée au Canada pendant cinq ans, supposent un degré plus élevé d’équité procédurale et que ces graves conséquences ne peuvent pas être ignorées : Likhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 171 aux para 26-27.
[20] Je suis d’accord.
[21] Il est bien établi que les individus ont droit à une plus grande protection procédurale lorsque la décision faisant l’objet d’un examen est susceptible d’entraîner des répercussions personnelles importantes ou de leur causer un grave préjudice : Vavilov, au para 133. En l’espèce, la conclusion portant que la demanderesse a fait une présentation erronée empêche celle-ci de présenter une nouvelle demande pendant cinq ans et peut rejaillir sur sa réputation. La demanderesse a affirmé vouloir être réunie avec son mari au Canada afin de lui apporter un soutien affectif pendant qu’il termine ses études. Elle fait par ailleurs remarquer que pendant cette période, il est difficile pour son mari, du fait de ses impératifs collégiaux et de la situation financière du couple, de se rendre en Inde. En l’espèce, les répercussions personnelles sur la demanderesse ne sont donc pas seulement l’impossibilité de faire un séjour temporaire au Canada, mais la séparation d’un couple de nouveaux mariés pendant deux ans, période durant laquelle son mari étudie au Canada.
[22] Dans la décision Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440 au paragraphe 27 [Bui], il a été établi que l’équité procédurale exige que les agents des visas veillent à ce que les demandeurs aient la possibilité de participer utilement au processus de demande, renvoyant à la décision Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 326 au para 25. Il s’agit notamment du droit d’être informé des incohérences importantes perçues, des doutes quant à la crédibilité, à l’exactitude ou à l’authenticité, ou du fait que l’agent des visas s’appuie sur une preuve extrinsèque, ainsi que du droit de se voir donner la possibilité d’y répondre : Chawla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 434 au para 14 [Chawla]; Madadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 716 aux para 6-7.
[23] Cependant, dans la décision Bui, au paragraphe 28, le juge fait observer que lorsque les doutes de l’agent des visas découlent directement des exigences de la LIPR ou du règlement, l’agent n’est normalement pas tenu d’en informer le demandeur ou de lui donner l’occasion d’y répondre : Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381 au para 20; Saatchi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1037 au para 40; Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264 au para 24.
[24] Dans la décision Bui, au paragraphe 29, il a en outre été souligné qu’un agent peut faire part de ses préoccupations à un demandeur au moyen d’une lettre d’équité procédurale. Cette lettre doit contenir suffisamment de détails pour permettre au demandeur de savoir ce qu’il doit prouver, ce qui signifie que ce dernier doit avoir une compréhension raisonnable des raisons pour lesquelles l’agent est enclin à rejeter la demande : Bayramov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 256 au para 15; Ezemenari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 619 au para 11. En d’autres termes, le demandeur ne doit pas être « laiss[é] dans l’ignorance »
des renseignements sur lesquels un agent peut se fonder pour rendre sa décision : Chawla, au para 19.
[25] Dans la décision Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25 au paragraphe 21, il a été précisé que, même si elle se situe à l’extrémité inférieure du registre dans le contexte des demandes de visa, l’obligation d’équité impose aux agents des visas de communiquer leurs doutes aux demandeurs, afin que ces derniers aient l’occasion de les dissiper : Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16793 (CAF), [2001] 2 CF 297 au para 41; Trivedi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 422 au para 39.
[26] En ce qui concerne les réserves qui découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, le juge Mosley de notre Cour a indiqué ce qui suit dans la décision Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283, [2007] 3 RCF 501 au paragraphe 24 :
[24]Il ressort clairement de l’examen du contexte factuel des décisions mentionnées ci‑dessus que, lorsque les réserves découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité d’y répondre. Lorsque, par contre, des réserves surgissent dans un autre contexte, une telle obligation peut exister. C’est souvent le cas lorsque l’agent des visas a des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de renseignements fournis par le demandeur au soutien de sa demande, comme dans Rukmangathan, ainsi que dans John [John c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 257 (CanLII), 26 Imm LR (3d) 221 (CF 1re inst) [John] et Cornea c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 972 (CanLII), 30 Imm LR (3d) 38 (CF)], deux décisions citées par la Cour dans Rukmangathan, précitée.
[27] Je conviens avec la demanderesse que comme celle-ci n’a reçu aucun avis, elle n’a pas eu la possibilité de répondre après l’entrevue initiale. La demanderesse aurait dû se voir offrir une possibilité suffisante de répondre. Ainsi, il aurait fallu soit l’aviser au préalable que l’objectif général de l’entrevue était d’évaluer l’authenticité du mariage, soit lui offrir l’occasion de déposer des observations supplémentaires à l’issue de l’entrevue, afin qu’elle puisse répondre aux questions particulières soulevées lors de celle-ci. Dans la lettre d’équité, l’agent est tenu d’exprimer plus que des réserves générales lorsqu’une conclusion de fausses déclarations et une interdiction de cinq (5) ans découlent d’un rejet : Toki c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 606 aux para 17, 24-25.
[28] Comme il est mentionné au paragraphe 1 de la décision Seraj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 38, « [l]es conclusions quant à l’existence de fausses déclarations ne doivent pas être tirées à la légère. Ces conclusions doivent être appuyées par des éléments de preuve convaincants, selon lesquels un demandeur a fait une fausse déclaration; cette conclusion expose le demandeur à d’importantes conséquences pendant une longue période, en plus de voir sa demande rejetée »
.
[29] Je conviens avec le défendeur qu’il incombe à la demanderesse de fournir à l’agent des éléments de preuve suffisants pour répondre aux réserves relatives à l’interdiction de territoire, par exemple sur l’authenticité de son mariage. Comme l’indique la décision Kumarasekaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1311 au paragraphe 9 :
[9] En vertu de l’article 11 de la LIPR, un agent des visas doit avoir la preuve que le demandeur « n’est pas interdit de territoire » et se conforme à cette loi. Il incombe toujours au demandeur de fournir une preuve suffisante afin de justifier l’exercice, en sa faveur, du pouvoir discrétionnaire : Kazimirovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1193. En l’espèce, le demandeur demande à la Cour de substituer son opinion quant à la franchise et à la sincérité dont il a fait preuve lors de l’entrevue, et quant à savoir s’il s’est acquitté de son fardeau de prouver qu’il n’était interdit de territoire. Ici, les divergences notées par l’agent étaient concrètes de même qu’objectives et justifieraient le doute chez n’importe quelle personne raisonnable.
[30] Dans la décision Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 784, au paragraphe 16 [Xu], il a été conclu qu’« [u]ne conclusion de fausse déclaration aux fins de l’article 40 de la LIPR a des conséquences sérieuses, et il ne faut ainsi pas tirer pareille conclusion en l’absence d’une preuve claire et convaincante […] »
(non souligné dans l’original). Cependant, en l’espèce, je ne suis pas convaincue que cette décision soit en fait fondée sur la nature « claire et convaincante »
de la preuve qui est nécessaire pour conclure à l’interdiction de territoire.
[31] Je conviens avec la demanderesse que l’agent aurait pu tout au plus conclure qu’elle et son époux n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour étayer l’authenticité de leur mariage, ce qui aurait entraîné le rejet de la demande de permis de travail de l’épouse. Or, l’agent a rendu une décision déraisonnable et incorrecte, car il a fait un « saut, qu’absolument rien ne justifiait, d’une conclusion raisonnable d’insuffisance de preuve à une conclusion de fausse déclaration »
: Xu, au para 16. La fausse déclaration n’est pas démontrée lorsque la preuve est simplement jugée insuffisante pour établir le respect des critères prescrits de l’admissibilité. Par conséquent, je conclus que la conclusion de fausses déclarations a été tirée sans tenir compte de la preuve et qu’elle doit être annulée.
VI. Conclusion
[32] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2460-20
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
« E. Susan Elliott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-2460-20 |
INTITULÉ :
|
JINKALBEN JIGNESHKUMAR PATEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 5 MAI 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE ELLIOTT
|
DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
|
LE 20 OCTOBRE 2023
|
COMPARUTIONS :
Neerja Saini |
POUR LA DEMANDERESSE |
Idorenyin Udoh-Orok |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Green and Spiegel LLP Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |