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Date : 20231218

Dossier : T‑1994‑21

Référence : 2023 CF 1686

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ALLERGAN INC.

ET ABBVIE CORPORATION

demanderesses

et

JUNO PHARMACEUTICALS CORP.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Version confidentielle publiée le 13 décembre 2023)

Table des matières

I. Introduction 3

II. Le contexte 5

A. Les parties 5

B. Le brevet 691 6

C. Les litiges antérieurs portant sur le brevet 691 8

(1) Les litiges au Canada 8

(2) Les litiges dans d’autres pays 10

D. Le glaucome, l’hypertension intraoculaire et le défi de créer des gouttes ophtalmiques efficaces 11

(1) La physiologie de l’œil 13

(2) Le comportement humain 19

III. Les questions en litige 20

IV. Les témoins 20

A. Les témoins d’Allergan 21

(1) Le Dr Noecker 21

(2) M. Berkland 23

(3) M. Chang (inventeur) 25

B. Les témoins de Juno 26

(1) Le Dr Morgan 26

(2) M. Alany 28

V. La personne versée dans l’art 30

VI. Interprétation des revendications 31

A. Les principes juridiques 32

B. Les revendications invoquées 33

C. Les positions des parties concernant l’interprétation des revendications 34

D. Analyse 35

VII. L’évidence 36

A. Les principes juridiques 36

B. La première étape : la personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes 38

(1) La personne versée dans l’art 39

(2) Les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art 39

C. La deuxième étape : l’idée originale 47

(1) Les opinions des experts 49

(2) Les observations des parties 53

(3) Analyse 57

D. La troisième étape : les différences entre l’état de la technique et l’idée originale 71

(1) Réduction de la quantité de bimatoprost 72

(2) Augmentation de la quantité de BAK 80

(3) Diminution égale ou supérieure de la PIO 96

(4) Conclusion sur la troisième étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi 121

E. La quatrième étape : l’essai allant de soi 122

(1) Les témoignages 124

(2) Observations des parties 134

(3) Analyse 140

VIII. Le caractère suffisant de la divulgation 145

IX. Conclusion 150

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une action en contrefaçon de brevet intentée en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement].

[2] Le brevet en litige porte sur un médicament utilisé pour le traitement du glaucome et de l’hypertension intraoculaire. Le glaucome est parfois surnommé le « voleur silencieux de la vue », car il endommage progressivement les yeux et peut causer des lésions irréparables avant même d’entraîner une perte de vision. La pression à l’intérieur de l’œil, appelée « pression intraoculaire » (PIO), est l’une des principales causes du glaucome; elle peut provoquer des lésions du nerf optique situé à l’arrière de l’œil qui entraînent une perte de la vision permanente. L’hypertension oculaire est une affection caractérisée par une PIO supérieure aux valeurs normales qui n’est pas associée à un diagnostic de glaucome ni à des lésions détectables.

[3] S’il n’existe aucun remède au glaucome ni à l’hypertension oculaire, certains traitements peuvent toutefois ralentir ou arrêter l’évolution de l’affection. Pour que ces traitements soient efficaces, le patient doit généralement les commencer avant qu’il ne constate une perte de vision.

[4] Les demanderesses sont propriétaires du brevet relatif au produit commercialisé sous le nom de LUMIGAN RC, lancé en 2009, qui est utilisé pour traiter le glaucome et l’hypertension oculaire, car il permet de diminuer la pression à l’intérieure de l’œil, appelée « pression intraoculaire » (PIO). LUMIGAN RC est une version améliorée de la formulation antérieure, LUMIGAN .03 (l’ancien LUMIGAN), qui était efficace pour diminuer la PIO, mais entraînait des effets indésirables.

[5] La défenderesse cherche à obtenir l’autorisation de commercialiser un équivalent générique du produit LUMIGAN RC des demanderesses. Elle reconnaît que son produit contreferait le brevet relatif à LUMIGAN RC, mais prétend que celui‑ci est invalide pour cause d’évidence et de divulgation insuffisante. Les demanderesses cherchent à empêcher la défenderesse d’introduire sa formulation de médicament générique sur le marché.

[6] Dans des jugements rendus sous le régime de l’ancien Règlement, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont jugé que le brevet des demanderesses était valide et elles ont fait obstacle à l’introduction d’équivalents génériques sur le marché. De plus, le brevet équivalent a fait l’objet de litiges aux États‑Unis et au Royaume‑Uni. La question de savoir si ces décisions sont pertinentes dans le contexte de la présente instance, instruite sous le régime du nouveau Règlement, est l’une des questions que doit trancher la Cour en l’espèce.

[7] À l’instruction, seules deux revendications du brevet demeuraient en litige, et les parties se sont principalement intéressées à la question de l’évidence.

[8] Pour les motifs exposés ci‑après, je me prononcerai en faveur des demanderesses. Le brevet n’est pas invalide pour cause d’évidence ou de divulgation insuffisante. Les demanderesses ont droit au jugement déclaratoire demandé.

II. Le contexte

A. Les parties

[9] Les demanderesses sont Allergan Inc. (Allergan) et AbbVie Corporation (AbbVie). Allergan est une société pharmaceutique innovatrice constituée en vertu des lois du Canada.

[10] Allergan (Canada) a déposé des présentations au Canada afin d’obtenir des avis de conformité à l’égard de LUMIGAN RC (une solution ophtalmique de bimatoprost à 0,01 % p/v) pour le traitement de la PIO élevée chez les patients atteints de glaucome à angle ouvert ou d’hypertension oculaire. Ultérieurement, Allergan (Canada) a fusionné avec AbbVie. Le 9 septembre 2022, l’avis de conformité délivré à l’égard de LUMIGAN RC a été mis à jour de sorte à faire état de la fusion, et AbbVie y figure désormais à titre de titulaire. Partant, AbbVie est une « première personne » au sens du Règlement.

[11] Allergan (États‑Unis) est propriétaire du brevet canadien no 2585691 (le brevet 691), soit le brevet en litige. Par souci de commodité, AbbVie et Allergan (Canada et États‑Unis) seront collectivement désignées « Allergan » dans les présents motifs.

[12] Juno Pharmaceuticals Corp. (Juno) est une société pharmaceutique établie en Ontario qui met au point et commercialise des médicaments génériques. Elle a déposé auprès de Santé Canada une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN), dans laquelle elle demandait l’autorisation de commercialiser sa solution ophtalmique de bimatoprost à 0,01 % p/v (le produit de Juno) pour le traitement de la PIO élevée chez les patients atteints de glaucome à angle ouvert ou d’hypertension oculaire. Dans sa PADN, Juno a comparé son produit à LUMIGAN RC pour en démontrer la bioéquivalence.

[13] Le 19 novembre 2021, Juno a signifié à Abvie un avis d’allégation à l’égard du brevet 691, conformément aux exigences du Règlement. Elle est donc une « seconde personne » au sens du Règlement.

B. Le brevet 691

[14] Le brevet 691 est intitulé « Solution ophtalmique de bimatoprost améliorée ». Sa date de revendication est le 16 mars 2005. Sa date de publication est le 28 septembre 2006. Le brevet arrive à expiration le 14 mars 2026.

[15] Allergan allègue que Juno contrefera les revendications 16 et 19 du brevet 691 :

[traduction]

16. Composition comprenant, en poids, 0,01 % de bimatoprost, 0,02 % de chlorure de benzalkonium, 0,268 % d’heptahydrate de phosphate dibasique de sodium, 0,014 % d’acide citrique monohydraté, 0,81 % de chlorure de sodium et de l’eau, où ladite composition est un liquide aqueux avec un pH ajusté à 7,3.

19. Utilisation d’une composition conformément à l’une des revendications 1 à 16 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension intraoculaire chez un mammifère.

[16] La revendication 19 est une revendication dépendante qui renvoie, entre autres, à la revendication 1. Comme il s’agit d’une question qui a été soulevée par le défendeur durant le procès, il convient de reproduire la revendication 1 :

[traduction]

1. Composition constituée de 0,005 % à 0,02 % en poids de bimatoprost et de 0,01 % à 0,025 % en poids de chlorure de benzalkonium, où ladite composition est un liquide aqueux préparé pour une administration par voie ophtalmique.

[17] Comme mentionné précédemment, LUMIGAN RC a été mis au point en raison des problèmes concernant l’ancien produit LUMIGAN. Bien que l’ancien produit LUMIGAN fût efficace pour réduire la pression intraoculaire (PIO), il causait une affection appelée hyperémie conjonctivale, qui est caractérisée par la rougeur, la démangeaison et la douleur des yeux. Cette affection est suffisamment grave pour avoir causé l’abandon du médicament chez un nombre considérable de patients. (L’ancien produit LUMIGAN avait aussi d’autres effets secondaires, comme l’allongement des cils, qui posait problème pour les personnes portant des lunettes; toutefois, ces effets ne sont pas pertinents dans le cas présent.) Allergan a donc travaillé à mettre au point une préparation qui présenterait une efficacité semblable pour réduire la PIO, sans toutefois entraîner les effets secondaires non désirés.

[18] La nouvelle préparation découverte par Allergan présentait deux différences clés par rapport à la préparation de l’ancien produit LUMIGAN : une réduction importante de la quantité de bimatoprost (le principe actif) et une augmentation importante de la quantité de chlorure de benzalkonium (BAK), qui est l’agent de conservation utilisé dans les deux produits. Ce fait est essentiel pour comprendre les questions en litige. Le tableau ci-dessous offre un résumé utile

Produit

Bimatoprost

BAK

Ancien LUMIGAN

0,03 % (300 ppm)

0,005 % (50 ppm)

LUMIGAN RC

0,01 % (100 ppm)

0,02 % (200 ppm)

ppm = parties par million

C. Les litiges antérieurs portant sur le brevet 691

(1) Les litiges au Canada

[19] Le brevet 691 a fait l’objet de litiges qui ont été portés devant notre Cour et la Cour d’appel fédérale sous le régime de l’ancien Règlement : voir Allergan Inc c Canada (Santé), 2014 CF 567 [Apotex CF]; Apotex Inc c Allergan Inc, 2015 CAF 137 [Apotex CAF]; et la décision connexe Allergan Inc c Canada (Santé), 2014 CF 566 [Cobalt CF].

[20] Sous l’ancien régime réglementaire, le titulaire du brevet devait demander à la Cour d’interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité au fabricant de médicaments génériques afin d’empêcher l’entrée sur le marché du produit visé par des allégations de contrefaçon de brevet. L’affaire était ensuite instruite conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, qui régissent les demandes devant la Cour. Par conséquent, la preuve était présentée par voie d’affidavit, et les parties n’avaient pas accès au processus de communication préalable qui s’applique habituellement aux actions introduites par voie de déclaration.

[21] Comme les deux décisions de notre Cour, Apotex CF et Cobalt CF (rendues par le juge James O’Reilly), sont très similaires, je me contenterai de résumer la décision Apotex CF, qui portait sur une demande d’avis de conformité déposée par Apotex, une société de médicaments génériques. En réponse à une demande d’ordonnance d’interdiction présentée par Allergan, Apotex a allégué que le brevet 691 était invalide pour cause d’évidence, d’absence d’utilité et d’antériorité. Le juge O’Reilly s’est prononcé en faveur d’Allergan et a délivré l’ordonnance d’interdiction sollicitée, ce qui a empêché Apotex (et Cobalt Pharmaceuticals Company dans la décision connexe) d’introduire son produit générique sur le marché. Il a retenu l’argument avancé par Allergan selon lequel l’idée originale du brevet 691 s’entendait d’une formulation qui produisait un effet comparable à celui de l’ancien LUMIGAN, et a jugé qu’Allergan avait franchi une étape inventive pour en arriver à la nouvelle formulation et que celle‑ci n’était pas évidente.

[22] Après avoir examiné la preuve et les arguments présentés relativement aux questions en litige, le juge O’Reilly a conclu qu’Apotex ne s’était pas acquittée de son fardeau d’établir que le brevet 691 était invalide. Par conséquent, il a délivré l’ordonnance d’interdiction demandée par Allergan.

[23] Apotex a interjeté appel de la décision devant la Cour d’appel fédérale, qui l’a rejeté dans un bref jugement : Apotex CAF. Pour les besoins de l’espèce, deux conclusions sont pertinentes. La Cour d’appel a conclu que l’interprétation donnée par le juge O’Reilly au brevet 691 et la conclusion que celui‑ci a tirée concernant l’idée originale ne comportaient aucune erreur. Voici ce qu’a conclu la juge Eleanor Dawson de la Cour d’appel fédérale :

[7] Après avoir examiné chacune des erreurs alléguées, je suis convaincue de ce qui suit :

i. La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son interprétation de l’idée originale qui sous‑tend le brevet 691. Apotex soutient essentiellement que la Cour fédérale a inféré l’idée originale de données contenues dans le brevet 691. Dans l’arrêt Sanofi, au paragraphe 77, la Cour suprême a jugé qu’il n’était pas facile de saisir l’idée originale sous-tendant les revendications en litige dans cette affaire à partir des seules revendications. Il était donc acceptable de se fonder sur le mémoire descriptif du brevet pour interpréter l’idée originale. En l’espèce, les revendications pertinentes concernaient une composition chimique et l’utilisation de cette composition pour traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire chez un mammifère. La Cour fédérale a conclu que la composition revendiquée ne permettait pas de définir l’idée originale qui sous‑tendait les revendications, et elle a donc interprété l’idée originale en lisant le brevet comme un tout. Ce faisant, la Cour fédérale a interprété l’idée originale à la lumière de la divulgation du brevet du point de vue du lecteur versé dans l’art. Il ne s’agissait pas d’une erreur de droit, et il n’a pas été démontré que la conclusion de la Cour fédérale concernant l’idée originale comportait une erreur manifeste et dominante.

(Citant Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi].)

[24] Puisque j’examinerai plus loin la conclusion précise tirée par la Cour d’appel fédérale concernant l’idée originale ainsi que sa pertinence, s’il en est, pour la présente instance, je n’en traiterai pas davantage ici.

(2) Les litiges dans d’autres pays

[25] Outre les litiges canadiens mentionnés dans les paragraphes précédents, des litiges concernant le brevet équivalent que détient Allergan dans d’autres pays ont été portés devant les tribunaux du Royaume‑Uni et des États‑Unis.

[26] Dans le cas de l’action intentée au Royaume‑Uni, la cour a conclu que le brevet était évident et, donc, invalide : Allergan Inc v Aspire Pharma Ltd, [2019] EWHC 1085 (Pat); l’autorisation d’interjeter appel de la décision a été refusée.

[27] En revanche, aux États‑Unis, la cour a rejeté l’action dont elle était saisie, car elle jugeait que le brevet n’était pas évident : Allergan Inc v Sandoz Inc, No 6:11‑cv‑00441 (ED Tex Jan 1, 2014); et cette décision a été confirmée en appel par la Cour d’appel pour le circuit fédéral : Allergan Inc v Sandoz Inc, No 14‑1275 (Fed Cir 2015).

[28] Selon moi, il n’y a rien à gagner à étudier ces décisions, étant donné qu’elles sont fondées sur des faits différents appréciés selon des cadres juridiques différents. Partant, il n’y a rien de plus à dire à leur sujet.

D. Le glaucome, l’hypertension intraoculaire et le défi de créer des gouttes ophtalmiques efficaces

[29] Le glaucome est une maladie de l’œil chronique, progressive et incurable qui est associée à l’élévation de la PIO. En l’absence de traitement, ou si le traitement n’est pas efficace, le glaucome provoque une perte progressive et irréversible de la vision qui peut aboutir à la cécité complète. Près de 70 millions de personnes sont atteintes du glaucome, qui constitue la deuxième cause de cécité dans le monde. Cette maladie touche jusqu’à 2 % de la population mondiale et jusqu’à 4 % des personnes âgées de plus de 75 ans.

[30] Comme mentionné ci-dessus, le glaucome est souvent appelé le « voleur silencieux de la vue », car les personnes qui en sont atteintes ne présentent aucun symptôme jusqu’à ce qu’elles aient perdu une partie importante de leur vision. Elles ne sont pas conscientes de la maladie tant que leur vision n’est pas affectée. Cet aspect du glaucome pose un défi, car les patients doivent commencer un traitement quotidien pour empêcher la maladie de progresser avant de remarquer des problèmes de vision; pour un certain nombre d’entre eux, le remède paraît pire que le mal.

[31] L’hypertension intraoculaire et le glaucome font partie du même continuum de maladies. Les patients porteurs d’un diagnostic de glaucome présentent des lésions détectables du nerf optique ou des couches des fibres nerveuses, ou encore des atteintes des champs visuels. Les patients atteints d’hypertension intraoculaire présentent une PIO élevée, mais aucune lésion détectable au niveau du nerf optique ou des couches des fibres nerveuses ni aucune altération des champs visuels normaux. Si elle n’est pas prise en charge, ou si elle n’est pas prise en charge adéquatement, l’hypertension intraoculaire peut provoquer des lésions du nerf optique qui entraînent une perte des champs visuels (p. ex. glaucome).

[32] Une PIO anormalement élevée peut causer des lésions du nerf optique, qui est la partie de l’œil sensible à la pression. Ce nerf constitue la connexion entre l’œil et le cerveau. L’augmentation de la PIO endommage progressivement le nerf; même si l’œil en soi continue de fonctionner, seule une partie – voire aucun – des signaux se rend jusqu’au cerveau. Le glaucome est diagnostiqué après qu’une lésion du nerf optique a causé une perte de vision.

[33] Pour offrir un traitement efficace, il faut surmonter des défis physiologiques ainsi que des aspects psychologiques du comportement humain. Le principal défi lié au traitement d’affections oculaires avec des gouttes ophtalmiques tient à un fait très simple : pour que le traitement soit efficace, il faut administrer des médicaments dans l’œil, alors que l’œil est très bien conçu pour ne rien laisser passer. La nature humaine pose un autre défi : il est possible que les patients cessent de s’administrer leurs gouttes ophtalmiques si celles-ci causent de l’inconfort ou des effets secondaires désagréables, car ils pourraient juger que le remède est pire que le mal.

(1) La physiologie de l’œil

[34] Le globe oculaire humain est une sphère légèrement asymétrique qui est constituée de plusieurs couches primaires (voir la figure 1 ci-dessous).

[35] L’œil comprend les parties suivantes :

  • a)Cornée : Surface antérieure de l’œil (dôme transparent au‑dessus de l’iris) qui recouvre l’iris, la pupille et la chambre antérieure. Elle fournit environ 70 % du pouvoir de focalisation de l’œil.

  • b)Iris : Situé derrière la cornée, il est la partie colorée de l’œil qui entoure la pupille. L’iris ajuste la taille de la pupille pour contrôler la quantité de lumière qui entre dans l’œil.

  • c)Pupille : Cercle noir au centre de l’iris de l’œil. Sa taille détermine la quantité de lumière qui entre dans l’œil.

  • d)Cristallin : Situé derrière la pupille, il concentre la lumière sur la rétine.

  • e)Sclérotique : Le blanc de l’œil.

  • f)Conjonctive : Membrane muqueuse mince et transparente qui recouvre la face externe de la sclérotique et qui tapisse la face interne de la paupière.

  • g)Rétine : Située à l’arrière de l’œil, elle reçoit les images formées par la cornée et le cristallin. Elle contient des cellules sensibles à la lumière appelées photorécepteurs.

  • h)Nerf optique : Transmet les signaux visuels entre la rétine à l’arrière de l’œil et le cerveau.

Figure 1

FR

EN

Conjonctive

Conjunctiva

Pupille

Pupil

Cornée

Cornea

Iris

Iris

Cristallin

Lens

Rétine

Retina

Nerf optique

Optic Nerve

[36] Le globe oculaire contient trois chambres aqueuses. La chambre antérieure est l’espace situé à l’avant de l’œil, entre la cornée et l’iris. Les chambres de part et d’autre de l’iris sont remplies de l’humeur aqueuse produite par le corps ciliaire, un tissu qui forme un anneau autour du cristallin. La partie avant de l’œil ne possède pas de vaisseaux sanguins; elle est alimentée en nutriments, en oxygène et en antioxydants par l’humeur aqueuse. La chambre postérieure se situe derrière l’iris, mais devant le cristallin. La chambre vitrée est située au centre de l’œil, derrière le cristallin et devant la rétine.

[37] Le glaucome et l’hypertension oculaire sont caractérisés par une élévation de la PIO, qui est provoquée par un déséquilibre entre l’entrée et la sortie de l’humeur aqueuse. Dans un œil sain, l’humeur aqueuse est évacuée principalement par le trabéculum et le canal de Schlemm vers la circulation systémique. La majorité de l’humeur aqueuse passe par cette voie pour quitter l’œil. Elle peut aussi être évacuée par la voie uvéosclérale, c’est‑à‑dire en passant à travers les muscles ciliaires vers la choroïde et la sclérotique. Jusqu’à 30 % de l’humeur aqueuse peut s’évacuer par cette voie.

[38] Le principal problème lié au glaucome et à l’hypertension oculaire est le fait que les mécanismes de drainage de l’œil n’évacuent pas l’humeur aqueuse suffisamment rapidement, ce qui entraîne l’élévation de la PIO. Ce problème est attribué à la dégénérescence du trabéculum. Le déséquilibre entre la production et l’évacuation entraîne l’élévation de la PIO, ce qui peut causer des lésions du nerf optique, la perturbation du champ visuel et, au bout d’un certain temps, une cécité complète.

[39] Comme dans le cas de tous les médicaments, l’efficacité d’un traitement faisant appel à des gouttes ophtalmiques dépend de l’administration de la bonne quantité du principe actif (médicament) au bon endroit pendant une période suffisante. Dans le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire, le médicament doit pénétrer dans le globe oculaire pour avoir l’effet souhaité, à savoir la diminution de la PIO.

[40] Or, seule une très faible quantité du principe actif d’une goutte ophtalmique pénètre dans l’œil. Les experts ont témoigné que seulement 1 % à 10 % du médicament atteint l’œil. Comme quiconque a déjà eu des poussières dans l’œil pourra en attester, le clignement involontaire et la production accrue de larmes sont des réflexes très efficaces pour évacuer les substances et les corps étrangers de l’œil. La même chose se produit lors de l’administration de gouttes ophtalmiques.

[41] La prochaine barrière à franchir pour le principe actif est la structure même de l’œil. Les médicaments ophtalmiques appliqués par voie topique pénètrent dans l’œil en passant à travers la cornée, la sclérotique ou la conjonctive. La cornée est la membrane transparente à la surface de l’œil. Elle comporte cinq couches. La couche externe est l’épithélium cornéen : il forme la principale barrière de l’œil contre les substances étrangères. Cette couche est composée d’un grand nombre de cellules épithéliales étroitement juxtaposées selon une disposition particulière en « jonctions serrées » (voir la figure 2 ci‑dessous). En raison de cette disposition, les substances étrangères peuvent difficilement pénétrer l’œil, à moins de s’introduire dans les cellules épithéliales ou d’être suffisamment petites pour traverser les jonctions serrées.

Figure 2

FR

EN

Jonctions serrées

Tight junctions (zonula occludens)

Desmosomes

Desmosomes

Jonctions communicantes

Gap junctions

Soluté

Solute

Macula adherens

macula adherens

Transcellulaire

Transcellular

Paracellulaire

Paracellular

Larmes

Tears

Cellules superficielles

Superficial cells

Cellules polyédriques

Wing cells

Épithélium

Epithelium

Cellules basales

Basal cells

Membrane de Bowman

Bowman’s layer

Stroma (non illustré à l’échelle)

Stroma (not drawn to scale)

Membrane de Descemet

Descemet’s membrane

Endothélium

Endothelium

Humeur aqueuse

Aqueous humor

[42] En dessous de l’épithélium cornéen se trouvent la membrane de Bowman, le stroma, la membrane de Descemet et l’endothélium. Pour atteindre l’intérieur de l’œil par la cornée, un médicament doit traverser chacune de ces couches. Cette action est possible par deux mécanismes. Le premier, appelé transport transcellulaire, implique de passer directement à travers les cellules (c.‑à‑d. entrer dans une cellule et en ressortir du côté opposé dans chacune des couches de cellules). Le second, appelé transport paracellulaire, consiste à se glisser dans les petits espaces entre les cellules au niveau de chaque couche.

[43] La voie empruntée par un médicament pour pénétrer dans l’œil dépend du comportement du médicament en présence d’eau ou de lipides. Les médicaments ayant une affinité pour les lipides sont dits « lipophiles »; ceux ayant une affinité pour l’eau sont dits « hydrophiles ». Il serait néanmoins plus exact de dire que les médicaments ont un certain degré de lipophilie ou d’hydrophilie, car ces propriétés se situent sur un spectre.

[44] L’épithélium cornéen est lipophile, ou huileux, un peu comme l’épiderme (couche externe de la peau humaine). Il empêche l’eau de pénétrer dans l’œil pour prévenir la perturbation de la vision et l’altération de la PIO. Les médicaments lipophiles sont ceux qui peuvent traverser la couche des cellules épithéliales le plus facilement, car les lipides ont une affinité mutuelle. Les médicaments hydrophiles, c’est‑à‑dire qui ont une affinité pour les milieux aqueux, traversent plus difficilement l’œil, car l’eau et les lipides ne se mélangent pas bien.

[45] Après qu’un médicament lipophile a pénétré dans la cornée, il doit franchir une autre barrière, car le stroma est plus hydrophile et se mélangera mal au médicament. Les médicaments ayant une affinité pour l’eau traverseront cette barrière plus facilement.

(2) Le comportement humain

[46] Le deuxième défi important que pose l’utilisation de gouttes ophtalmiques pour traiter le glaucome et l’hypertension oculaire est l’observance du traitement par le patient. Peu importe les résultats obtenus en laboratoire, un médicament ne sera jamais efficace s’il n’est pas utilisé régulièrement par les patients. Cet aspect est spécialement important pour le glaucome et l’hypertension oculaire pour deux raisons.

[47] D’abord, comme je l’ai mentionné précédemment, ces affections peuvent évoluer et entraîner des lésions irréparables avant même que les personnes atteintes ne présentent des symptômes ou n’en prennent connaissance. Les gouttes ophtalmiques peuvent ralentir ou arrêter l’évolution de l’affection en diminuant la PIO, mais pour ce faire, les patients doivent commencer et poursuivre le traitement même s’ils ne présentent aucun problème. Dans ces conditions, il est facile de comprendre pourquoi les inconvénients liés à l’utilisation du médicament comme prescrit – par exemple, la nécessité de prendre plusieurs doses par jour, la présence d’une sensation de brûlure ou d’autres formes d’inconfort lors de l’administration, ou encore l’apparition d’effets secondaires désagréables – peuvent amener plusieurs patients à abandonner le médicament. Comme l’a déclaré un spécialiste dans le cadre du procès, certains patients trouvent que le remède est pire que le mal et préfèrent ignorer les conséquences à long terme de leur choix.

[48] Ensuite, l’observance quotidienne du traitement est particulièrement importante, car même si la PIO fluctue naturellement tout au long de la journée, des études ont montré que les grandes variations de la PIO peuvent accélérer ou aggraver les effets indésirables du glaucome et de l’hypertension oculaire sur la vision. Comme l’a dit un des spécialistes, il est ennuyeux de prendre un médicament contre le glaucome, qui implique l’administration quotidienne d’un ou plusieurs médicaments, généralement pour le reste de la vie. De plus, les patients ne constatent généralement aucune amélioration de leur vision, puisque l’action des médicaments se limite à prévenir la poursuite du déclin.

[49] C’est sur cette toile de fond que je passe à l’énoncé et à l’analyse des questions en litige.

III. Les questions en litige

[50] Il n’y a que deux questions à trancher en l’espèce :

  1. Le brevet 691 est‑il invalide pour cause d’évidence?

  2. Le brevet 691 est‑il invalide pour cause de divulgation insuffisante?

[51] Juno reconnaît que son médicament générique contrefera le brevet 691. La preuve et les arguments de Juno s’articulent autour des allégations d’invalidité.

IV. Les témoins

[52] Si la compétence des experts n’a fait l’objet d’aucune véritable contestation, les parties ont toutefois présenté des observations quant au poids à accorder à leur témoignage. Dans la présente section des motifs, je donnerai un aperçu des antécédents scolaires et professionnels des experts, et j’énoncerai mes conclusions générales quant à leur crédibilité. Je fournirai des précisions sur des points particuliers dans l’analyse des questions en litige exposée dans les sections subséquentes.

A. Les témoins d’Allergan

(1) Le Dr Noecker

[53] Le Dr Robert Noecker est ophtalmologiste praticien, professeur clinicien adjoint en ophtalmologie à l’École de médecine de l’Université Yale et professeur clinicien à l’École de médecine Frank Netter de l’Université Quinnipiac. Il est aussi directeur des services liés au glaucome à Ophthalmic Consultants of Connecticut. Le Dr Noecker a reçu un doctorat en médecine de l’École de médecine de l’Université de la Caroline du Nord en 1990 et a terminé sa résidence en ophtalmologie en 1994. Il possède plus de 30 ans d’expérience de l’étude et du traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

[54] Le Dr Noecker est un spécialiste de la préparation et la conduite d’essais cliniques : il a participé à plus de 40 essais cliniques financés, dont la majorité portait sur des médicaments contre le glaucome, tels que LUMIGAN®, TRAVATAN® et XALATAN®. Il est l’auteur de plus de 100 publications revues par des pairs, dont un grand nombre porte sur le glaucome, y compris l’efficacité et l’innocuité du bimatoprost et l’utilisation de l’agent de conservation BAK dans les préparations ophtalmiques. En 2005, à la date de priorité du brevet 691, le Dr Noecker était vice‑président de l’Institut de la vision du Centre médical de l’Université de Pittsburgh (UPMC). Il a témoigné qu’il traitait chaque semaine environ 200 patients atteints de glaucome à l’époque.

[55] Le Dr Noecker a été reconnu à titre d’expert en ces termes :

[traduction]

Le Dr Noecker est un ophtalmologiste spécialisé dans le traitement des patients atteints de glaucome et d’hypertension oculaire, y compris en ce qui concerne l’efficacité et l’innocuité du bimatoprost et des autres composés qui diminuent la pression intraoculaire (« agents abaissant la PIO »). Le Dr Noecker possède aussi une riche expérience de la préparation et de la conduite d’essais cliniques de médicaments ophtalmiques, y compris d’agents abaissant la PIO. Le Dr Noecker est un expert de l’évaluation des agents de conservation utilisés dans les solutions ophtalmiques, y compris de leur innocuité et de leur efficacité.

[56] Juno a soutenu que la Cour devrait accorder moins de poids au témoignage du Dr Noecker en raison des liens importants que le Dr Noecker avait entretenus jusqu’alors avec Allergan, qui lui fournissait des fonds de recherche depuis les années 1990, et du fait qu’il avait déjà témoigné à titre d’expert pour Allergan. Elle a ajouté que son témoignage était entaché de déclarations contradictoires et d’une méconnaissance manifeste de certains détails clés. Par exemple, elle a fait valoir que, comme le Dr Noecker avait incorrectement décrit les conclusions d’une étude de recherche pertinente, la Cour ne devrait pas s’appuyer sur son témoignage.

[57] Dans l’ensemble, je suis d’avis que le Dr Noecker a fourni un témoignage clair et cohérent, et qu’il a montré qu’il comprenait son rôle de témoin expert dans la présente instance. S’agissant de l’argument avancé par Juno relativement aux liens entre le Dr Noecker et Allergan, j’ai porté attention à tout signe de partialité possible, mais n’en ai perçu aucun.

[58] La contestation par Juno du témoignage du Dr Noecker est examinée plus loin, en particulier l’erreur que ce dernier a commise dans son rapport d’expert au sujet d’une pièce importante d’art antérieur. À cet égard, le Dr Noecker a immédiatement reconnu son erreur, et je précise qu’il fait correctement référence au document dans une autre partie de son rapport d’expert. Selon moi, cette erreur n’affaiblit pas sa crédibilité générale.

[59] Il est clair que le Dr Noecker possède une bonne connaissance des différents médicaments qui étaient utilisés à l’époque pertinente pour traiter le glaucome et l’hypertension intraoculaire, compte tenu de la vaste expérience clinique qu’il avait jusqu’alors accumulée. Il a également écrit des articles qui traitent expressément des principales questions en litige. Il convient de noter que les experts de Juno ont cité des travaux de recherche du Dr Noecker dans leurs propres rapports. Comme je l’explique plus loin, j’accorde une grande valeur probante au témoignage du Dr Noecker dans l’analyse des questions clés que je dois trancher.

(2) M. Berkland

[60] Cory Berkland est un chercheur de préparations pharmaceutiques qui est spécialisé dans les préparations pharmaceutiques ophtalmiques. Il a reçu un doctorat du Département de génie chimique et biomoléculaire de l’Université de l’Illinois. Il détient aussi le titre de professeur distingué Solon E. Summerfield du Département de chimie pharmaceutique et du Département de génie chimique de l’Université du Kansas. Il enseigne à l’Université du Kansas depuis 2005; ses cours portent notamment sur l’administration oculaire.

[61] M. Berkland dirige aussi le Laboratoire Berkland de l’Université du Kansas, qui travaille sur l’interface de la médecine et de l’ingénierie dans la mise au point de médicaments. Il est également PDG de plusieurs entreprises en démarrage qui développent des traitements et des médicaments oculaires. Il est l’auteur d’environ 200 publications revues par des pairs qui portent notamment sur la préparation de produits pharmaceutiques et les systèmes de délivrance de médicaments oculaires. Ses compétences comprennent le développement de médicaments, l’administration de médicaments, ainsi que le passage des médicaments à travers des membranes biologiques, dont l’épithélium cornéen.

[62] M. Berkland a été reconnu à titre d’expert en ces termes :

[traduction]

Cory Berkland est un chercheur de préparations pharmaceutiques versé dans l’administration de médicaments ophtalmiques, y compris de préparations pharmaceutiques destinées à une application ophtalmique et de leurs ingrédients. Ses compétences comprennent le développement de médicaments, la délivrance de médicaments, ainsi que le passage des médicaments à travers des membranes biologiques, dont l’épithélium cornéen. Il est également spécialisé dans la conception, l’élaboration et l’évaluation de systèmes de délivrance de médicaments ophtalmiques pour administrer des médicaments dans l’œil, y compris dans le cadre d’études chez l’animal.

[63] Selon Juno, M. Berkland s’est avéré être un témoin manquant d’indépendance qui a fourni un témoignage évasif et a refusé de faire des concessions que d’autres témoins n’ont pas hésité à consentir. Elle a souligné l’incohérence de son témoignage sur des questions importantes et a affirmé que son examen de l’art antérieur était influencé par ce qu’il en savait alors.

[64] Dans l’ensemble, je suis d’avis que M. Berkland était un témoin expert crédible. Son témoignage était clair et cohérent, et il a démontré qu’il pouvait éclairer objectivement la Cour, comme sont tenus de le faire les témoins experts.

(3) M. Chang (inventeur)

[65] M. Chin‑Ming Chang est l’un des inventeurs du brevet 691. M. Chang a obtenu un doctorat en sciences pharmaceutiques de l’Université du Texas en 2005. Il est entré au service d’Allergan en 1999 à titre de scientifique principal au sein de l’équipe de mise au point de préparations. En 2003, il a été promu à la tête de cette équipe. M. Chang a été le formulateur en chef de l’équipe d’Allergan chargée de l’amélioration de Lumigan (qui a finalement mis au point LUMIGAN RC) de 2003 jusqu’à la fin du projet. Il ne travaille plus pour Allergan.

[66] Juno a soutenu que le témoignage de M. Chang était incomplet, parce que ce dernier n’avait pas fait partie de l’équipe chargée de l’amélioration de Lumigan dès le début des travaux. Il ne pouvait donc pas témoigner de son expérience personnelle des premières phases des travaux qui ont mené à la mise au point de LUMIGAN RC. Juno a cherché à savoir pourquoi Allergan n’avait pas choisi un témoin des faits ayant fait partie de l’équipe du début à la fin des travaux.

[67] Dans l’ensemble, je suis d’avis que M. Chang était un témoin crédible qui a reconnu les limites de son témoignage. Il a témoigné avec franchise, et son témoignage n’a pas été sérieusement contesté en contre‑interrogatoire. Je conviens avec Juno qu’il n’a pas une connaissance directe des premières phases des travaux réalisés par l’équipe. Compte tenu des documents présentés, et de la preuve non contestée indiquant que les deux premières années des travaux n’ont vu la création d’aucun produit de substitution viable sur le plan clinique, ce point importe peu en l’espèce.

B. Les témoins de Juno

(1) Le Dr Morgan

[68] Le Dr James Edward Morgan est ophtalmologiste praticien et clinicien‑chercheur à l’Hôpital universitaire du pays de Galles. Il est aussi professeur d’ophtalmologie à l’Université de Cardiff depuis 1997. Il possède plus de 25 années d’expérience de travail dans le domaine de l’ophtalmologie et s’est spécialisé dans la recherche sur le glaucome. En 2005, le Dr Morgan était l’ophtalmologiste consultant responsable des services liés au glaucome offerts à Cardiff et, en tant que clinicien de première ligne, il traitait des patients atteints de glaucome.

[69] Le Dr Morgan est l’auteur ou le coauteur de plus de 109 articles publiés dans des revues à comité de lecture. Il siège actuellement au comité de rédaction du Journal of Glaucoma. Il travaille dix heures par semaine en clinique pour fournir des soins à des patients atteints de glaucome, et reçoit une centaine de patients par mois.

[70] Le Dr Morgan a été reconnu à titre d’expert en ces termes :

[traduction]

Le Dr James Edwards Morgan est un médecin spécialisé en ophtalmologie qui possède des connaissances spécialisées sur le traitement des patients atteints de glaucome et d’autres affections caractérisées par une PIO élevée, y compris sur l’étude de l’efficacité et de l’innocuité des médicaments utilisés pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Le Dr Morgan est aussi un chercheur clinique qui est spécialisé dans la recherche sur le glaucome. Il dirige des études cliniques sur le glaucome et offre des soins directs aux patients, y compris des services liés au glaucome. L’expertise du Dr Morgan couvre la conception et l’évaluation de traitements ophtalmiques, ainsi que la détection, l’étiologie, la prévention et le traitement du glaucome et des affections connexes, dans le cadre d’études tant chez l’humain que chez l’animal.

[71] Allergan a fait valoir que les publications et les recherches du Dr Morgan ne portaient pas sur des questions qui revêtent une pertinence directe pour l’affaire, et que l’expérience clinique du Dr Morgan était beaucoup plus limitée que celle du Dr Noecker. Allergan a ajouté que les réponses du Dr Morgan étaient souvent évasives et que son rapport d’expert était entaché par son omission d’antériorités très pertinentes et de faits essentiels.

[72] Dans l’ensemble, je suis d’avis que le témoignage du Dr Morgan est d’une utilité limitée. Le Dr Morgan s’est décrit comme étant un [traduction] « clinicien‑chercheur », mais son expérience clinique limitée dans le traitement du glaucome ressort clairement de son manque de connaissance de certains médicaments pertinents contre le glaucome. De plus, ni ses études ni ses publications ne portaient directement sur les questions soulevées dans la présente affaire. S’agissant de sa compréhension de son rôle de témoin expert, si j’ai jugé que le Dr Morgan était sincère dans son désir d’éclairer la Cour, j’ai toutefois trouvé préoccupantes certaines de ses réponses pour des raisons que j’exposerai plus en détail ci‑après.

[73] Comme je l’expliquerai plus loin, j’accorde un certain poids au témoignage du Dr Morgan, mais je juge qu’il est d’une utilité limitée en ce qui concerne les principaux points en litige.

(2) M. Alany

[74] M. Raid Ghassan Alany est un formulateur de produits pharmaceutiques qui, en 2001, a obtenu un doctorat en administration de médicaments ophtalmiques de l’Université d’Otago, en Nouvelle‑Zélande. En 2001, il s’est joint au corps professoral du nouveau programme de sciences pharmaceutiques de l’Université d’Auckland. En 2011, il est devenu professeur de sciences pharmaceutiques à l’Université de Kingston située à Londres, au Royaume‑Uni.

[75] Depuis 2017, M. Alany est professeur de formulation de produits pharmaceutiques et d’administration de médicaments. Ses recherches portent principalement sur l’administration de médicaments ophtalmiques. Il siège au comité de rédaction de nombreuses revues axées sur les sciences pharmaceutiques et l’administration de médicaments, et est chef de rubrique pour la revue Clinical and Experimental Ophthalmology, qui porte sur la pharmacothérapie oculaire.

[76] M. Alany a été reconnu à titre d’expert en ces termes :

[traduction]

Le Dr Raid Ghassan Alany est un formulateur de produits pharmaceutiques qui a une expertise dans les études sur l’administration de médicaments ophtalmiques, y compris de préparations ophtalmiques et de leurs ingrédients, sur la rétention et la clairance précornéennes, sur la biodisponibilité oculaire et la pharmacodynamique, sur l’irritation et la tolérance oculaires, et sur la stabilité du film lacrymal. Son expertise s’étend aussi à la préparation, la conception, le développement, la fabrication et l’évaluation des systèmes de libération de médicaments ophtalmiques dans le cadre d’études menées chez l’humain et l’animal.

[77] Allergan soutient que la crédibilité de M. Alany a été sérieusement ébranlée durant le contre‑interrogatoire, en particulier parce que sa description des connaissances générales courantes (CGC) dans la présente affaire différait considérablement du contenu du témoignage qu’il avait livré en tant qu’expert au Royaume-Uni dans une affaire de brevet concernant LUMIGAN RC. Allergan fait valoir que le témoignage de M Alany était sélectif en raison de la présentation unilatérale qu’il contenait sur les avantages du BAK comme agent de conservation et promoteur de pénétration, et du fait que M. Alany a passé sous silence les effets cytotoxiques du BAK et la littérature abondante indiquant que l’utilisation de celui-ci devrait être évitée ou réduite le plus possible.

[78] Dans l’ensemble, je suis d’avis que la crédibilité de M. Alany en tant que témoin expert a été sérieusement affaiblie par le fait qu’il n’a pas fourni un témoignage franc, rigoureux et objectif sur les questions relevant de ses champs d’expertise. Au contraire, son témoignage favorisait grandement la position défendue par Juno en l’espèce. M. Alany n’a pas mentionné que, lors du procès qui s’est tenu au Royaume‑Uni, il avait rendu un témoignage bien différent sur les connaissances générales courantes du formulateur versé dans l’art en mars 2005, jusqu’à ce que les demanderesses le lui fassent remarquer lors du contre‑interrogatoire. Pressé de s’expliquer, il n’a pas répondu de manière franche, mais a plutôt cherché à nier que c’était le cas, et ce, malgré la preuve qui le confirmait de façon catégorique. Dans son témoignage sur la teneur des connaissances générales courantes à l’époque pertinente, il a parlé de nombreuses pièces d’art antérieur qui font clairement partie de l’état de la technique. Certaines parties de son témoignage ont également suscité de la confusion, et il a souvent parlé de questions qui relevaient de l’expertise de l’ophtalmologiste versé dans l’art.

[79] Comme je l’explique plus loin, j’accorde peu de poids au témoignage de M. Alany dans l’analyse des questions clés.

V. La personne versée dans l’art

[80] Comme le brevet et ses revendications s’adressent à la « personne versée dans l’art », c’est du point de cette personne que la Cour doit les interpréter : Sanofi, au para 67.La personne versée dans l’art est un être fictif ayant des compétences et des connaissances usuelles dans l’art dont relève l’invention et un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée (Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66 [Free World Trust] au para 44, cité dans Tetra Tech EBA Inc c Georgetown Rail Equipment Company, 2019 CAF 203 au para 25).

[81] La personne versée dans l’art s’entend du technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit (Sanofi, au para 52). La personne versée dans l’art peut être vue comme une équipe de personnes possédant des compétences différentes (voir Janssen Inc c Pharmascience Inc, 2022 CF 1218 au para 112, citant Teva Canada Limitée c Janssen Inc, 2018 CF 754 au para 66, conf par 2019 CAF 273).

[82] Aucune des parties n’a vraiment contesté le fait que la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet 691 consiste en une équipe formée d’un ophtalmologiste et d’un formulateur.

[83] L’ophtalmologiste versé dans l’art détiendrait un diplôme en médecine, aurait fait sa résidence en ophtalmologie et aurait de l’expérience dans le traitement de patients atteints de glaucome et d’hypertension oculaire. En effet, il ressort de la preuve que la plupart des ophtalmologistes consacrent une grande partie de leur vie professionnelle à aider des patients atteints de ces affections.

[84] Le formulateur versé dans l’art serait titulaire d’une maîtrise en sciences ou en ingénierie avec une spécialisation en préparation de formulations pharmaceutiques, et détiendrait quelques années d’expérience dans la préparation de formulations; sinon, il détiendrait un doctorat dans l’un de ces domaines et aurait acquis de l’expérience dans la préparation de formulations pharmaceutiques au cours de sa formation. Il aurait de l’expérience dans la préparation de formulations destinées à être administrées par voie ophtalmique (c.‑à‑d. des gouttes ophtalmiques).

VI. Interprétation des revendications

[85] Dans une poursuite en matière de brevet, la première étape – avant l’examen des questions de validité ou de contrefaçon – consiste à interpréter les revendications : Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067 [Whirlpool] au para 43. Pour ce faire, il faut interpréter le brevet « pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement » et « comprendre la signification des termes utilisés dans les revendications » (Tearlab Corporation c I‑MED Pharma Inc, 2019 CAF 179 [Tearlab Corporation] au para 33, citant Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Sask) Ltd, 1981 CanLII 15 (CSC) [1981] 1 RCS 504 [Consolboard] à la p 520). Comme je l’ai mentionné plus haut, les revendications doivent être interprétées du point de vue de la personne versée dans l’art.

[86] Si les parties s’entendaient sur la question de l’interprétation des revendications, il s’agit néanmoins d’une question de droit qu’il m’appartient de trancher (Whirlpool, au para 76; Tearlab Corporation, au para 28). En l’espèce, l’exercice est assez simple.

A. Les principes juridiques

[87] Les principes généraux d’interprétation des revendications sont maintenant bien établis grâce aux trois arrêts suivants de la Cour suprême du Canada qui font autorité en la matière : Whirlpool, aux para 49‑55; Free World Trust, aux para 31‑67; Consolboard, à la p 520.

[88] La Cour d’appel fédérale a ainsi résumé ces principes dans l’arrêt Tearlab Corporation :

[32] Pour déterminer ces éléments, la teneur des revendications doit être interprétée du point de vue du lecteur versé dans l’art, à la lumière des connaissances générales courantes de ce dernier (Free World Trust, aux paragraphes 44 et 45; voir aussi Frac Shack, au paragraphe 60; Whirlpool, au paragraphe 53). Comme il a été observé dans la décision Free World Trust :

[51] … Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée. [Souligné dans l’original.]

[33] L’interprétation des revendications appelle l’examen de l’ensemble de la divulgation et des revendications « pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement, … sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public » (Consolboard, à la page 520; voir également Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, au paragraphe 50). On peut alors tenir compte des spécifications du brevet pour comprendre la signification des termes utilisés dans les revendications. Il faut veiller, cependant, à ne pas interpréter ces termes de façon à « élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle était écrite et,… interprétée » (Whirlpool, au paragraphe 52; voir aussi Free World Trust, au paragraphe 32). La Cour suprême du Canada a récemment souligné que l’analyse de la validité est principalement axée sur les revendications; les spécifications seront pertinentes lorsque les revendications sont ambiguës (AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 R.C.S. 943, au paragraphe 31; voir aussi Ciba, aux paragraphes 74 et 75).

[34] Finalement, il est important de souligner que l’interprétation des revendications doit être la même qu’il soit question de validité ou de contrefaçon (Whirlpool, au paragraphe 49b)).

B. Les revendications invoquées

[89] Bien qu’elle ait affirmé dans sa nouvelle déclaration modifiée que Juno contreferait au moins une revendication parmi les revendications 1, 5, 16, 19 et 20 du brevet 691, Allergan a informé la partie défenderesse et le tribunal avant le procès qu’elle faisait uniquement valoir la contrefaçon de deux revendications :

  • a)Revendication 16 : [traduction] Composition comprenant, en poids, 0,01 % de bimatoprost, 0,02 % de chlorure de benzalkonium, 0,268 % d’heptahydrate de phosphate dibasique de sodium, 0,014 % d’acide citrique monohydraté, 0,81 % de chlorure de sodium et de l’eau, où ladite composition est un liquide aqueux avec un pH ajusté à 7,3.

  • b)Revendication 19 : [traduction] Utilisation d’une composition conformément à l’une des revendications 1 à 16 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension intraoculaire chez un mammifère.

C. Les positions des parties concernant l’interprétation des revendications

[90] Chacune des deux parties soutient qu’il faut donner aux revendications leur sens ordinaire et qu’il n’y a aucun doute concernant la signification des termes clés, qui seraient compris par la personne versée dans l’art.

[91] La revendication 16 concerne une préparation contenant un principe actif bien connu, à savoir le bimatoprost, ainsi que le BAK, qui est l’agent de conservation le plus couramment utilisé dans les gouttes ophtalmiques. Les autres excipients énumérés dans la revendication 16 sont également courants, tout comme l’ajustement du pH de la composition à 7,3 (intervention courante pour faire correspondre le pH à celui du liquide oculaire).

[92] En ce qui a trait à la revendication 19, les parties ont fait valoir que l’utilisation des gouttes ophtalmiques préparées conformément à la revendication 16 est plutôt simple et qu’elle ne nécessite aucune connaissance spécialisée.

D. Analyse

[93] Les revendications sont plutôt simples, et la personne versée dans l’art les interpréterait suivant leur sens ordinaire.

[94] La revendication 16 concerne une composition; tous les éléments auxquels elle renvoie sont des substances bien connues et couramment utilisées qui sont présentes dans d’autres gouttes ophtalmiques. Pour les besoins de la présente affaire, les deux ingrédients clés sont le bimatoprost à 0,01 % et le BAK à 0,02 % en poids; la personne versée dans l’art interpréterait ces pourcentages comme équivalant à 100 ppm de bimatoprost et à 200 ppm de BAK.

[95] De même, la personne versée dans l’art comprendrait que le liquide aqueux préparé avec les ingrédients énumérés à la revendication 16 devrait présenter un pH ajusté à 7,3 pour correspondre au pH de l’œil humain. Autrement, la goutte ophtalmique irriterait l’œil.

[96] La revendication 19 concerne une utilisation, et la personne versée dans l’art l’interpréterait suivant son sens ordinaire : utiliser la goutte ophtalmique préparée conformément aux revendications 1 à 16 pour traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire chez un mammifère. Je parlerai ci‑dessous de la pertinence du renvoi de la revendication 19 aux autres revendications figurant dans le brevet 691, mais il ne fait aucun doute que l’administration d’une goutte ophtalmique préparée conformément à la revendication 16 pour le traitement de ces affections serait une pratique courante pour l’ophtalmologiste versé dans l’art.

[97] Il n’y a rien de plus à ajouter au sujet de l’interprétation des revendications en cause; elles doivent être interprétées selon le sens ordinaire des termes qui y sont employés. Comme je l’expliquerai plus loin, le litige qui oppose les parties s’articule autour de l’examen de l’évidence, en particulier la nature de l’idée originale et la question de savoir si la nouvelle préparation faisant l’objet de la revendication no 16 « allait de soi ».

VII. L’évidence

A. Les principes juridiques

[98] Le point de départ de la règle de l’évidence est l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, que voici :

Objet non évident

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication :

Invention must not be obvious

28.3 The subject‑matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject‑matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

a) qui a été faite, soit plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, soit, si la date de la revendication est antérieure au début de cet an, avant la date de la revendication, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

(a) information disclosed before the one‑year period immediately preceding the filing date or, if the claim date is before that period, before the claim date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

[99] Au paragraphe 67 de l’arrêt Sanofi, le juge Rothstein de la Cour suprême a énoncé le critère à quatre volets suivant :

[traduction] Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art »[;]

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité? [Je souligne.]

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.

[100] Lorsqu’elle applique ce critère, la Cour doit prendre garde de ne pas se livrer à une analyse rétrospective de l’évidence : Valeant Canada LP/Valeant Canada SEC c Generic Partners Canada Inc, 2019 CF 253 [Valeant Canada] au para 104; Meda AB c Canada (Santé), 2016 CF 1362 au para 138; Bridgeview Manufacturing Inc c 931409 Alberta Ltd (Central Alberta Hay Centre), 2010 CAF 188 au para 50. À cet égard, je renvoie à ce qu’a dit le juge James Hugessen au paragraphe 22 de l’arrêt Beloit Canada Ltée c Valmet Oy, [1986] ACF no 87 (CAF) (QL) :

Une fois qu’elles ont été faites, toutes les inventions paraissent évidentes, et spécialement pour un expert du domaine. Lorsque cet expert a été engagé [pour] témoigner, l’infaillibilité de sa sagesse rétrospective est encore plus suspecte. Il est si facile de dire, une fois que la solution préconisée par le brevet est connue : « j’aurais pu faire cela »; avant d’accorder un poids quelconque à cette affirmation, il faut obtenir une réponse satisfaisante à la question : « Pourquoi ne l’avez‑vous pas fait? »

B. La première étape : la personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes

[101] Comme je l’ai mentionné précédemment, aucune des parties n’a vraiment contesté les caractéristiques de la personne fictive versée dans l’art. De façon générale, les experts des parties se sont aussi entendus sur bon nombre d’éléments des connaissances générales courantes pertinentes, mais ont divergé sur certains éléments fondamentaux. De plus, les experts de Juno ont fait preuve d’une certaine confusion quant à la différence entre les connaissances générales courantes et l’état de la technique. J’ai remarqué, lors de leur témoignage sur les connaissances générales courantes, qu’ils avaient parlé de nombreuses choses qui font en fait partie de l’état de la technique.

(1) La personne versée dans l’art

[102] Comme je l’ai mentionné plus haut à la partie V intitulée « La personne versée dans l’art », aucune des parties n’a vraiment contesté le fait que la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 691 consiste en une équipe formée d’un ophtalmologiste et d’un formulateur. Tous deux ont des connaissances et de l’expérience en matière de glaucome et d’hypertension oculaire. L’ophtalmologiste versé dans l’art possède de l’expérience dans le traitement de ces affections, et le formulateur versé dans l’art en possède dans la préparation de gouttes ophtalmiques.

(2) Les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art

(a) Les principes juridiques

[103] Les connaissances générales courantes s’entendent de ce que la personne versée dans l’art devrait connaître et reconnaître à l’époque pertinente : Sanofi, au para 37; Mylan Pharmaceuticals ULC c Eli Lilly Canada Inc, 2016 CAF 119, [Mylan] au para 24; Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2013 CAF 219 [Eurocopter] aux para 64, 65. Les connaissances générales courantes comprennent ce qu’on peut raisonnablement s’attendre à ce que la personne versée dans l’art sache et soit capable de trouver; celle‑ci est tenue pour raisonnablement diligente lorsqu’il s’agit de tenir à jour sa connaissance des progrès réalisés dans le domaine dont relève le brevet : Whirlpool, au para 74. Il ne s’agit pas d’un test de mémoire. La personne versée dans l’art peut être autorisée à consulter des ressources et des textes courants pour y vérifier des renseignements : Novopharm Limited c Janssen‑Ortho Inc et Daiichi Pharmaceuticals Co, Ltd, 2007 CAF 217 au para 25(2).

[104] Les connaissances générales courantes n’englobent pas la totalité de l’information relevant du domaine public : Eurocopter, au para 64. La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé ce point aux paragraphes 95 et 96 de l’arrêt Gemak Trust c Jempak Corporation, 2022 CAF 141 :

[traduction]

« Une connaissance précise divulguée dans un document scientifique ne devient pas une connaissance générale courante simplement parce que le document est lu par de nombreuses personnes et encore moins parce qu’il a un fort tirage. Une telle connaissance fait partie des connaissances générales courantes uniquement lorsqu’elle est connue de manière générale et acceptée sans hésitation par ceux versés dans l’art particulier […] » : Eli Lilly and Company c Apotex Inc, 2009 CF 991 au para 97, citant General Tire & Rubber Co v Firestone Tyre & Rubber Co Ltd, [1972] RPC 457 aux pp 482 et 483, lui‑même citant British Acoustic Films Ltd 53 RPC 221 à la p 250.

[105] Il importe de distinguer les connaissances générales courantes de l’« état de la technique », qui est une notion plus large qui englobe tous les renseignements précédemment divulgués dans un domaine donné. L’état de la technique s’entend de l’ensemble du savoir dans le domaine du brevet en cause et comprend tout enseignement accessible, aussi obscur ou peu accepté soit‑il : Mylan, au para 23. Il permet de vérifier si l’invention en cause est antériorisée ou si elle est évidente. Les connaissances générales courantes guident la manière dont la personne versée dans l’art interprète les revendications et les mémoires descriptifs. Mylan, au para 25.

[106] Un élément d’information ne passe de l’état de la technique aux connaissances générales courantes que si la personne versée dans l’art en est informée et le reconnaît comme constituant [traduction] « un bon fondement pour les actions à venir » : Mylan, au para 24, citant General Tire & Rubber Co v Firestone Tyre & Rubber Co, [1972] RPC 457 (CA) à la p 483.

(b) Les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art

[107] En l’espèce, la personne versée dans l’art consiste en une équipe formée d’un ophtalmologiste et d’un formulateur versés dans l’art, qui ont en commun certains éléments des connaissances générales courantes. Il convient toutefois d’examiner d’abord les connaissances générales courantes de l’ophtalmologiste versé dans l’art avant de définir celles du formulateur versé dans l’art. La date pertinente aux fins d’examen des connaissances générales courantes est le 16 mars 2005, à savoir la date de revendication.

(i) Les connaissances générales courantes de l’ophtalmologiste versé dans l’art

[108] À la date pertinente, les connaissances générales courantes de l’ophtalmologiste versé dans l’art comprendraient les renseignements suivants, dont certains ont été mentionnés ci‑dessus :

  • l’anatomie de l’œil, y compris l’épithélium cornéen (couche protectrice) et son caractère lipophile, ainsi que le caractère hydrophile du stroma;

  • les causes du glaucome et de l’hypertension oculaire, notamment l’élévation de la PIO découlant d’un déséquilibre entre la production et l’évacuation de l’humeur aqueuse associé à la dégénérescence du trabéculum;

  • les risques associés au glaucome et à l’hypertension oculaire, notamment la perte permanente de la vision due aux lésions du nerf oculaire causées par l’élévation de la PIO;

  • le fait que, pour prévenir la perte de la vision, les patients doivent amorcer avant l’apparition de tout symptôme un traitement qui ralentira ou arrêtera l’évolution de tout symptôme;

  • l’importance de l’observance par le patient et les facteurs qui amènent certains patients à abandonner ou à ne pas observer le traitement (y compris les effets secondaires désagréables, le fardeau de devoir prendre plusieurs doses de différents médicaments tous les jours, et la difficulté physique de s’administrer des gouttes dans les yeux).

[109] L’ophtalmologiste versé dans l’art aurait également su que les deux approches thérapeutiques de base pour ces affections sont l’intervention chirurgicale et la pharmacothérapie et que cette dernière était l’option privilégiée.

[110] En outre, l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait été au courant des catégories de médicament et des médicaments précis qui étaient sur le marché à l’époque, ainsi que de leurs principaux avantages et effets secondaires connus. Ces médicaments étaient les suivants :

  • Des bêtabloquants comme le timolol (commercialisé sous le nom de TIMOPTIC®) et le bétaxolol (commercialisé sous le nom de BETOPTIC®). Ces médicaments étaient efficaces pour diminuer la PIO en réduisant la production d’humeur aqueuse; leur arrivée a révolutionné le traitement du glaucome. Ils étaient une option de traitement de première intention courante. Toutefois, leur efficacité a diminué au bout de quelques années, si bien que des traitements associant plusieurs médicaments sont devenus nécessaires. En outre, ces médicaments avaient des effets secondaires systémiques qui faisaient en sorte qu’ils ne convenaient pas aux personnes atteintes de divers problèmes de santé, y compris certaines maladies cardiaques, l’asthme ou une obstruction pulmonaire chronique sévère. Ils pouvaient aussi entraîner des troubles du sommeil, la dépression, des maux de tête, des nausées et des étourdissements, ainsi que des irritations oculaires et des conjonctivites. Certains patients ont cessé d’utiliser ces médicaments à cause de ces effets secondaires.

  • Des analogues de la prostaglandine (AP) comme le latanoprost (commercialisé sous le nom de XALATAN®) et le travoprost (commercialisé sous le nom de TRAVATAN®). Ces médicaments diminuaient la PIO en augmentant l’évacuation de l’humeur aqueuse. Ils sont devenus la catégorie de médicaments privilégiée pour les patients ne pouvant pas être traités par des bêtabloquants; en mars 2005, ils étaient généralement le traitement de première intention en raison de leur capacité de diminuer la PIO et de leurs effets secondaires relativement peu nombreux. L’hyperémie de la conjonctive était un effet secondaire courant.

  • Les prostamides comme le bimatoprost (qui demeure le seul prostamide utilisé dans les gouttes ophtalmiques vendues sur le marché). Les prostamides et les AP sont semblables; ils ont été décrits comme des [traduction] « médicaments frères ». Les prostamides diminuent aussi la PIO en augmentant la production d’humeur aqueuse, et le bimatoprost a engendré la plus forte diminution moyenne de la PIO parmi tous les produits vendus sur le marché. Toutefois, le bimatoprost est aussi associé à l’incidence la plus élevée d’hyperémie de la conjonctive; les cliniciens en ont pris connaissance presque immédiatement après le lancement sur le marché. Le bimatoprost a été associé à des taux d’hyperémie plus élevés que les AP. Les cliniciens ont constaté que 20 à 25 % de leurs patients cessaient d’utiliser le bimatoprost à cause de ses effets indésirables.

[111] La diminution de la PIO est le seul traitement connu pour prévenir l’évolution des lésions causées par le glaucome et l’hypertension oculaire. On savait en mars 2005 que la PIO fluctuait naturellement selon l’âge et la fréquence cardiaque de la personne et l’heure du jour. Des études ont montré qu’il était important d’essayer de maintenir la PIO dans des fourchettes cibles tout au long de la journée et d’éviter les fluctuations importantes. Pour la plupart des patients présentant une PIO élevée, la cible était la fourchette « normale » d’environ 21 mm Hg (millimètres de mercure). Cependant, des études avaient montré que, dans le cas des patients présentant des lésions avancées, il était nécessaire de diminuer la PIO davantage, autour de 10 à 12 mm Hg.

[112] Enfin, l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait su en 2005 que les gouttes ophtalmiques étaient généralement prescrites dans des flacons multidoses qui nécessitaient un agent de conservation pour assurer leur innocuité pour les patients. Le BAK était (et demeure) le principal agent de conservation utilisé dans les gouttes ophtalmiques vendues sur le marché. Le BAK est un agent de conservation très efficace, mais l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait su qu’il fragilise la surface de l’œil.

[113] L’ophtalmologiste versé dans l’art aurait su que le BAK, malgré les lésions oculaires qu’il provoque, était l’agent de conservation le plus couramment utilisé et qu’il était présent en quantités variables dans les différentes gouttes ophtalmiques vendues sur le marché à l’époque. L’ophtalmologiste versé dans l’art souhaitait disposer du plus grand nombre d’options thérapeutiques possibles pour traiter le glaucome, et devait accepter les compromis entre les risques et les avantages qu’impliquaient les différents médicaments, y compris la présence de BAK.

[114] L’ophtalmologiste versé dans l’art aurait su qu’un grand nombre de patients avaient besoin de plus d’un médicament pour arriver à une diminution optimale de la PIO par rapport au niveau ciblé : environ 30 % à 40 % des patients prennent plus d’un médicament. Cela rendait l’observance plus difficile pour les patients et ajoutait aux risques cumulatifs associés à la présence du BAK dans chacun des médicaments que les patients étaient appelés à prendre tous les jours.

(ii) Les connaissances générales courantes du formulateur versé dans l’art

[115] En 2005, les connaissances générales courantes du formulateur versé dans l’art comprenaient l’anatomie de l’œil, la nécessité de diminuer la PIO pour traiter le glaucome et l’hypertension oculaire, et l’importance pour le patient d’observer le traitement prescrit, comme expliqué ci‑dessus.

[116] En ce qui concerne l’anatomie de l’œil et la difficulté de préparer des gouttes ophtalmiques efficaces, le formulateur versé dans l’art connaissait les manières dont l’œil élimine les substances étrangères et la très faible quantité de médicament qui pénètre réellement dans l’œil. À l’époque pertinente, les connaissances générales courantes du formulateur versé dans l’art comprenaient les techniques requises pour composer avec ce défi, y compris les manières de maintenir le médicament à la surface de l’œil pour une période prolongée (p. ex. utilisation d’onguents ou de gels) et d’augmenter la vitesse de pénétration pour qu’une quantité accrue de l’ingrédient actif atteigne l’emplacement visé dans l’œil (p. ex. utilisation de promoteurs de pénétration).

[117] Les connaissances générales courantes du formulateur versé dans l’art comprenaient aussi les voies d’administration des préparations pharmaceutiques (gouttes) ophtalmiques et le fait que la cornée constitue la voie d’accès principale. Le formulateur versé dans l’art connaissait également les deux voies d’absorption de l’œil : transcellulaire (à travers la structure des cellules) et paracellulaire (à travers les espaces entre les cellules). Il aurait donc été au courant des barrières à la pénétration dans l’œil, dont la nature lipophile de la couche épithéliale externe, qui gêne la pénétration des composés à base d’eau. La nature hydrophile du stroma, une couche plus profonde de l’œil, constitue une autre barrière. Cela veut dire que les composés huileux ou lipidiques peuvent traverser facilement la couche externe, mais ont de la difficulté à traverser le stroma. Les composés à base d’eau posent le problème inverse – ils sont repoussés par la couche externe, mais traversent facilement le stroma.

[118] En outre, le formulateur versé dans l’art aurait connu les fonctions de base des différents excipients des préparations pharmaceutiques. Par exemple, en plus du bimatoprost et du BAK, un certain nombre d’excipients sont mentionnés à la revendication 16 du brevet 691; les deux formulateurs experts les ont identifiés comme des ingrédients bien connus qui étaient couramment utilisés dans les préparations pharmaceutiques pour diverses raisons. Une grande partie de la formation des formulateurs porte sur l’étude de ces excipients, de manière à ce qu’ils puissent choisir les combinaisons appropriées pour produire les effets souhaités tout en évitant ou en réduisant le plus possible les effets secondaires indésirables.

[119] La revendication 16 mentionne aussi que la composition est [traduction] « un liquide aqueux avec un pH ajusté à 7,3 ». Le formulateur versé dans l’art aurait su qu’il était important d’ajuster le pH des gouttes ophtalmiques de manière à ce qu’il corresponde à celui de l’œil, car une préparation plus acide provoquerait une sensation de brûlure.

C. La deuxième étape : l’idée originale

[120] La deuxième étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi consiste à « [d]éfinir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation » (au para 67). Cette étape précède la troisième, lors de laquelle la Cour doit recenser les différences, s’il en est, entre l’état de la technique et l’idée originale qui sous‑tend la revendication.

[121] Il s’agit de l’un des principaux points en litige en l’espèce. Selon Allergan, la Cour doit interpréter l’idée originale qui sous‑tend la revendication no 16 au regard du mémoire descriptif du brevet 691, dont il ressort clairement que l’idée originale de la nouvelle formulation était d’arriver à une diminution de la PIO comparable à celle qu’engendrait l’ancien LUMIGAN. Il en découle que l’idée originale qui sous‑tend la revendication no 19 est l’utilisation de la formulation décrite dans la revendication no 16 pour traiter le glaucome ou l’hypertension oculaire.

[122] Juno, qui était en désaccord, a soutenu que l’idée originale de la revendication no 16 se limitait à la formulation qui y était décrite. Elle a ajouté que, puisque les termes employés y sont clairs, il était inutile de se référer au mémoire descriptif. Son argument s’étend également à la revendication no 19, qui, selon elle, vise simplement l’utilisation de la formulation décrite dans la revendication no 16 pour traiter les affections énumérées.

[123] Dans l’analyse qui suit, j’exposerai les opinions des différents experts ainsi que les observations présentées par les parties, puis je traiterai des principes juridiques qui régissent cette analyse et énoncerai mes conclusions sur la question. La présente affaire comporte une autre particularité : il a été statué sur l’idée originale qui sous‑tend le brevet 691 dans le contexte de litiges antérieurs régis par l’ancien Règlement. Je traiterai plus loin de la pertinence de ces décisions antérieures.

(1) Les opinions des experts

[124] Selon les experts d’Allergan, la revendication no 16 n’est qu’une formulation, et rien dans son libellé ne permet d’en comprendre l’utilité, la raison pour laquelle elle est revendiquée, le problème qu’elle vise à résoudre ni en quoi elle est originale. Pour cette raison, ils fait valoir qu’il est nécessaire d’examiner le brevet 691 dans son ensemble, et non seulement les revendications.

[125] Dans son rapport d’expert, le Dr Noecker a exposé en ces termes sa compréhension de l’idée originale qui sous‑tend la revendication no 16 :

[traduction]

115. L’idée originale de la revendication 16, lue dans le contexte du brevet dans son ensemble, serait interprétée par l’ophtalmologiste versé dans l’art comme une préparation ophtalmique qui présente une efficacité comparable à celle de LUMIGAN® (bimatoprost à 0,03 %) pour diminuer la PIO, mais avec une concentration réduite de bimatoprost (0,01 %) et une concentration accrue de BAK (200 ppm au lieu de 50 ppm).

[126] Selon le Dr Noecker, la personne versée dans l’art arriverait à cette compréhension en s’appuyant sur les éléments suivants du brevet 691 :

  • Le brevet est intitulé « Solution ophtalmique de bimatoprost améliorée » – et comme elle aurait connu la préparation commerciale existante de l’ancien produit LUMIGAN de même que ses lacunes (notamment qu’il causait l’hyperémie), la personne versée dans l’art aurait compris que la nouvelle préparation représentait une amélioration par rapport au produit existant.

  • Les exemples figurant dans le brevet utilisaient l’ancien produit LUMIGAN comme point de comparaison pour les autres préparations.

  • L’exemple 2 a démontré ex vivo que la concentration du bimatoprost dans l’humeur aqueuse avait augmenté de 57 % à la suite de l’ajout de 200 ppm de BAK comparativement à 50 ppm de BAK avec l’ancien produit LUMIGAN.

  • Les résultats présentés dans l’exemple 4 ont révélé qu’une solution ophtalmique contenant 0,015 % de bimatoprost et 200 ppm de BAK avait augmenté de façon considérable le passage du bimatoprost à travers la couche épithéliale comparativement à l’ancien produit LUMIGAN, tandis qu’une solution contenant 0,01 % de bimatoprost et 200 ppm de BAK avait diminué la PIO de manière comparable à l’ancien produit LUMIGAN. Les résultats de cet exemple amèneraient l’ophtalmologiste versé dans l’art à comprendre qu’une solution contenant moins de bimatoprost et plus de BAK que l’ancien produit LUMIGAN présenterait une efficacité au moins comparable à ce dernier.

  • L’exemple 5 indiquait qu’une préparation contenant 0,015 % de bimatoprost et 125 ppm de BAK entraînait une plus grande diminution de la PIO et moins d’hyperémie que l’ancien produit LUMIGAN. À la lumière de ces résultats, la personne versée dans l’art s’attendrait à ce qu’une préparation contenant 0,01 % de bimatoprost et 200 ppm de BAK présente un effet hypotenseur sur la PIO comparable à celui de l’ancien produit LUMIGAN et à ce qu’elle produise moins d’hyperémie que ce dernier.

[127] Le Dr Noecker est d’avis que l’idée originale de la revendication 19 est l’utilisation de la préparation décrite à la revendication 16 pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

[128] Dans son rapport d’expert, M. Berkland arrive à des conclusions semblables sur ces deux points. Il fait valoir que le formulateur versé dans l’art comprendrait que les revendications du brevet 691 concernent une concentration réduite de bimatoprost et une concentration accrue de BAK par rapport à l’ancien produit LUMIGAN, mais qu’il n’apprendrait pas en lisant les revendications les motifs de ces changements. Cela veut dire que le formulateur versé dans l’art devrait lire le brevet 691 au complet pour comprendre pourquoi les nouvelles préparations ont été revendiquées et, de façon plus générale, pourquoi elles ont un caractère inventif. Le Dr Noecker a aussi indiqué que l’idée originale de la revendication 19 est simplement l’utilisation de la préparation décrite à la revendication 16 pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

[129] Inversement, les experts de Juno sont d’avis que l’idée originale ressort clairement des revendications invoquées. Ils affirment que l’idée originale de ces revendications correspond de façon générale à l’interprétation qu’ils ont faite des revendications, qui s’appuie sur une lecture simple des termes des deux revendications.

[130] Le Dr Morgan a affirmé que l’idée originale globale des revendications concerne la composition contenant le bimatoprost, le BAK et les autres excipients mentionnés, qui est sous forme de liquide aqueux et destinée à l’administration par voie ophtalmique. La revendication 16 mentionne aussi le pH de la composition à titre d’élément de l’idée originale. Selon le Dr Morgan, l’idée originale de la revendication 16 ne se limite pas à une utilisation ou à un niveau de performance en particulier, mis à part que le produit est préparé pour une administration par voie ophtalmique. La revendication 19 concerne l’utilisation de la préparation pour traiter le glaucome et l’hypertension oculaire chez un mammifère.

[131] Pour étayer son avis au sujet de la revendication 16, le Dr Morgan a indiqué que le libellé de la revendication n’était pas ambigu et qu’il faisait ressortir clairement l’idée originale. Il a également fait valoir que, si la personne versée dans l’art avait examiné la divulgation du brevet 691 pour déterminer si l’efficacité comparable à l’ancien produit LUMIGAN faisait partie de l’idée originale, elle n’aurait trouvé aucun énoncé de la part des inventeurs pour affirmer que la composition visée par la revendication 16 produit un effet comparable. Il n’y a aucune mention d’une étude sur l’efficacité clinique ni aucun énoncé selon lequel la nouvelle préparation produit un effet comparable. Le brevet ne divulgue aucun problème associé à l’ancien produit LUMIGAN.

[132] Le Dr Morgan a reconnu que l’exemple 5 indique que l’administration d’une préparation (préparation étiquetée « J ») contenant 0,015 % de bimatoprost, 125 ppm de BAK et 0,015 % d’EDTA (acide éthylènediaminetétraacétique) entraînait une plus grande diminution de la PIO et moins d’hyperémie que l’ancien produit LUMIGAN. Il a néanmoins précisé que les inventeurs n’avaient fourni aucun renseignement sur la quantité de préparation J à administrer ni aucune donnée issue d’essais pour appuyer cet énoncé. Il a ajouté que les autres exemples constituaient une preuve des concentrations de bimatoprost présentes dans les autres préparations par rapport à l’ancien produit LUMIGAN, mais qu’aucun d’eux n’indiquait que les nouvelles préparations avaient un effet comparable. En l’absence d’énoncés sur un effet comparable et de données appuyant une telle allégation, le Dr Morgan a affirmé que, même si elle examinait l’ensemble du brevet 691, la personne versée dans l’art ne comprendrait pas que l’effet comparable fait partie de l’idée originale.

[133] M. Alany est du même avis que le Dr Morgan. Il a ajouté que, même si la personne versée dans l’art comprenait que les préparations décrites dans les revendications contiennent moins de bimatoprost que l’ancien produit LUMIGAN et que la composition décrite à la revendication 16 est destinée à une administration par voie ophtalmique, elle ne verrait aucun énoncé indiquant que la préparation est aussi efficace (ou plus efficace) que l’ancien produit commercialisé LUMIGAN. Il a fait remarquer que les revendications ne comportent aucun énoncé concernant la réduction des hyperémies. En outre, la description figurant dans le brevet 691 ne comporte aucune donnée ni analyse relatives aux avantages techniques des excipients des préparations. M. Alany en conclut que l’idée originale des revendications 16 et 19 ressort clairement de leur libellé. Il fait valoir que, même si la personne versée dans l’art examinait la description figurant dans le brevet 691 pour mieux comprendre si un effet comparable fait partie de l’idée originale, elle ne trouverait aucune affirmation indiquant que les préparations décrites dans les revendications produisent un effet comparable à celui de l’ancien produit LUMIGAN, y compris sur le plan de l’efficacité clinique.

(2) Les observations des parties

[134] Allergan a invoqué trois arguments principaux relativement à l’idée originale.

[135] Premièrement, elle a soutenu qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de l’idée originale qui sous‑tend le brevet 691 qui avait été définie dans les décisions antérieures de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale. Au paragraphe 26 des décisions Apotex CF et Cobalt CF, le juge O’Reilly de notre Cour a jugé « [qu’]à la lecture du brevet 691 dans son ensemble, l’idée originale des revendications 16 et 19 est une formulation qui renferme moins de [bimatoprost] que l’ancien Lumigan, mais dont l’efficacité est comparable grâce à une augmentation de BAK ». La Cour d’appel fédérale a expressément confirmé cette interprétation au paragraphe 7i. de l’arrêt Apotex CAF.

[136] Allergan a fait valoir qu’une conclusion tirée quant à l’idée originale est une conclusion de droit qui est à première vue contraignante : Bayer Inc c Apotex Inc, 2016 CF 1013 [Bayer] au para 53; Apotex Inc c Pfizer Canada Inc, 2013 CF 493 aux para 11, 12.

[137] Deuxièmement, Allergan a fait remarquer que les experts, y compris M. Alany, convenaient que le brevet portait sur une solution ophtalmique de bimatoprost « améliorée », et qu’il ressortait clairement de la lecture du brevet dans son ensemble que les inventeurs décrivaient des formulations qui étaient tout aussi efficaces, voire plus efficaces, que l’ancien LUMIGAN offert sur le marché. Elle a ajouté que le Dr Morgan avait reconnu que les données du deuxième exemple montraient que le bimatoprost pénétrait mieux dans l’humeur aqueuse, et qu’une quantité accrue de BAK augmentait la perméabilité au bimatoprost et, par conséquent, l’efficacité d’une dose plus faible.

[138] Troisièmement, Allergan a souligné que, dans leurs témoignages, tous ses experts avaient affirmé que la revendication no 16 était simplement une formulation (ou une recette) et que, pour en comprendre l’idée originale, il fallait examiner l’ensemble du brevet 691. Elle a soutenu que cette approche était conforme à la jurisprudence, citant l’arrêt récemment rendu par la Cour d’appel fédérale Apotex Inc c Shire LLC, 2021 CAF 52 [Shire]. Elle a fait valoir que, dans cet arrêt, la Cour d’appel avait rejeté l’argument selon lequel le tribunal devait examiner les revendications du brevet sans tenir compte des propriétés ou caractéristiques avantageuses qui n’y sont pas expressément énoncées, et qu’elle avait précisé que, si la définition de l’idée originale était fondée sur l’interprétation des revendications, il s’agissait néanmoins d’un exercice distinct. Partant, Allergan a affirmé que c’est son interprétation de l’idée originale sous‑tendant les revendications qu’il convenait d’adopter, à savoir qu’il s’agit d’une formulation contenant une concentration réduite de bimatoprost, mais présentant une efficacité comparable à celle de l’ancien LUMIGAN grâce à une concentration accrue de BAK.

[139] En réponse, Juno a affirmé que les décisions antérieures n’étaient ni contraignantes ni convaincantes, puisqu’elles étaient fondées sur l’ancien régime réglementaire. Elle a fait valoir qu’on avait conclu dans ces décisions antérieures que les décisions sur les demandes visant à empêcher le ministre de délivrer un avis de conformité ne liaient pas les tribunaux qui étaient par la suite appelés à se prononcer sur la validité du même brevet : Bayer; Janssen Inc c Apotex Inc, 2021 CF 7 [Janssen CF 2021] aux para 12 et 217, conf par Janssen Inc c Apotex Inc, 2022 CAF 184 [Janssen CAF] au para 3.

[140] Juno a soutenu que la définition de l’idée originale commençait avec les revendications et que les tribunaux ne devaient se reporter à la divulgation que si cela était nécessaire : Eli Lilly Canada Inc c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2020 CF 816 aux para 291, 293, 297, 298 et 301; AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2014 CF 638 aux para 267‑269. Pour que l’on puisse dire qu’un résultat précis obtenu à partir de l’idée originale revendiquée sert de fondement pour établir une distinction avec l’art antérieur, il faut qu’il constitue un élément essentiel de la revendication : Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30 [Hospira] au para 71.

[141] En l’occurrence, selon Juno, il n’y a aucune raison d’examiner la divulgation du brevet, car l’idée originale ressort clairement du libellé des revendications. Les termes employés dans les revendications sont des termes bien connus que l’on peut comprendre sans se reporter à la divulgation.

[142] Juno s’est opposée à la tentative d’Allergan d’introduire dans les revendications une exigence d’efficacité comparable, au motif que cette exigence introduisait inutilement des aspects ambigus de la divulgation. Juno a fait remarquer à la Cour que, dans son témoignage, M. Berkland avait affirmé qu’une composition serait comparable si elle se situait dans la fourchette d’erreur de la formulation témoin du quatrième exemple du brevet 691, et que cela ne signifiait pas que son efficacité serait [traduction] « exactement la même » que celle de l’ancien LUMIGAN, mais qu’elle [traduction] « devrait être à peu près la même ». Elle a ajouté que M. Berkland n’avait pas expliqué dans quelle mesure il avait suivi les directives qui lui avaient été données pour dégager du brevet une seule idée originale, et que son témoignage portait uniquement sur les revendications nos 16 et 19.

[143] Quant au Dr Noecker, Juno a soutenu que, bien qu’il eût déclaré que l’invention était évidente, il n’avait pas pu expliquer comment une formulation contenant 0,005 % de bimatoprost et 100 ppm de BAK (conformément à la fourchette définie dans la revendication no 1) pouvait présenter une efficacité comparable à celle de l’ancien LUMIGAN. De plus, le Dr Noecker n’avait pu dégager une seule idée originale du brevet dans son ensemble.

[144] Juno a plutôt soutenu que la Cour devait privilégier la définition de l’idée originale donnée par le Dr Morgan et M. Alany. Elle a souligné que ces derniers avaient déclaré que le libellé des revendications était clair et qu’aucune revendication ni aucun élément de preuve ne justifiait de considérer qu’une efficacité comparable faisait partie de l’idée originale.

(3) Analyse

[145] S’agissant tout d’abord de l’argument d’Allergan concernant les décisions antérieures, je ne suis pas convaincu d’être lié par les conclusions qui ont déjà été tirées quant à l’idée originale des revendications nos 16 et 19. Au paragraphe 26 des décisions Apotex CF et Cobalt CF, le juge O’Reilly s’est ainsi prononcé : « Selon moi, à la lecture du brevet 691 dans son ensemble, l’idée originale des revendications 16 et 19 est une formulation qui renferme moins de [bimatoprost] que l’ancien Lumigan, mais dont l’efficacité est comparable grâce à une augmentation de BAK. » La Cour d’appel fédérale a expressément confirmé cette interprétation au paragraphe 7i. de l’arrêt Apotex CAF. Normalement, je devrais être lié par un arrêt de la Cour d’appel fédérale portant sur les mêmes revendications du même brevet.

[146] Toutefois, comme l’ont fait remarquer à juste titre les avocats de Juno, les décisions antérieures ont été rendues sous le régime de l’ancien Règlement, qui reposait sur un cadre procédural et un processus de présentation de la preuve différents. Sous l’ancien régime, le titulaire de brevet pouvait demander à la Cour d’empêcher le ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité, et les parties présentaient leur preuve par voie d’affidavit. Dans certains cas, ce recours était suivi d’une action en contrefaçon de brevet opposant les mêmes parties relativement au même brevet. Ce système en deux étapes a été remplacé par celui établi par le Règlement actuel, qui prévoit une seule action où les parties bénéficient de tous les droits habituels associés à la communication préalable et où la Cour peut entendre des témoignages de vive voix.

[147] Même sous le régime de l’ancien Règlement, les tribunaux avaient reconnu que l’interprétation des revendications et la définition de l’idée originale étaient des questions de droit, mais que les décisions rendues sur ces questions dans le contexte d’une demande ne seraient que contraignantes à première vue pour le juge saisi d’une action ultérieure en contrefaçon de brevet. Le juge Simon Fothergill s’est ainsi exprimé au paragraphe 53 de la décision Bayer :

Dans la mesure où la Cour pourrait avoir un pouvoir discrétionnaire de suivre l’interprétation adoptée dans l’instance relative à l’avis de conformité ou de s’en écarter, je considère que l’interprétation antérieure de la Cour d’appel fédérale est, à première vue, contraignante, mais je reconnais qu’elle pourrait être revue si la preuve le justifiait. Autrement dit, j’adopterai l’interprétation que le juge Hughes et la Cour d’appel fédérale ont faite du brevet 426, à moins qu’une partie ne me fournisse une bonne raison de ne pas le faire. Il en va de même lorsqu’il s’agit de définir l’« idée originale » du brevet et de déterminer la « promesse » de celui‑ci, deux aspects de l’interprétation des revendications qui sont donc des questions de droit […] [renvois omis].

[148] À mon avis, cette approche s’applique d’autant plus maintenant que le cadre juridique sous‑jacent a changé. À titre d’exemple, le juge Michael Phelan a rendu l’une des dernières décisions au titre de l’ancien régime réglementaire, suivie de l’une des premières décisions fondées sur le nouveau régime, et ce, concernant les mêmes parties, le même brevet et les mêmes revendications : voir Janssen Inc c Apotex Inc, 2019 CF 1355; et Janssen CF 2021. Dans la seconde décision, le juge Phelan a fait remarquer que les parties avaient présenté « des éléments de preuve nouveaux et de meilleure qualité […] [et que des] témoins qui avaient précédemment témoigné pouvaient être interrogés sur un dossier plus complet découlant du processus de communication préalable ». En outre, il avait « l’avantage d’entendre directement des témoins […] [et, par conséquent,] bénéfici[ait] de meilleurs éléments de preuve, d’enseignements de l’état actuel du droit et d’arguments plus ciblés » (au para 10). Cela étant, le juge Phelan a conclu qu’« à moins qu’ils proviennent de la [décision antérieure], les conclusions et les commentaires de cette décision ne sont pas pertinents pour le procès », et que « la Cour […] est tenue d’aborder l’affaire à partir de zéro avec “un esprit désireux de comprendre” et d’être convaincue par ce qui lui est présenté » (aux para 11, 12).Il a donc déclaré le brevet invalide et est ainsi parvenu à la conclusion inverse de celle qu’il avait tirée dans sa décision précédente.

[149] En appel, la Cour d’appel fédérale a dit ceci au paragraphe 3 de sa décision : « […] il n’est pas contesté que, dans le cadre de la décision [régie par le nouveau Règlement], les conclusions antérieures de la Cour fédérale ne liaient pas les parties ou les tribunaux. L’instance de 2019 était étayée par un dossier de preuve différent, et les témoignages dans cette affaire ont été présentés par transcription plutôt qu’à l’audience » (Janssen CAF).

[150] Il n’est pas nécessaire que je rende une décision finale sur la question de savoir si les conclusions sur les questions de droit (y compris l’interprétation des revendications et l’idée originale) sont, à strictement parler, contraignantes. À tout le moins, il me semble que le changement radical qui a été apporté au cadre juridique applicable affaiblit considérablement la valeur contraignante ou persuasive des décisions antérieures.

[151] Autre facteur qui renforce ma conclusion sur ce point est le fait que je ne dispose d’aucune preuve relative au dossier factuel dont disposait la Cour dans les affaires Apotex CF ou Cobalt CF. Nul ne conteste que la mesure dans laquelle je suis à première vue lié par les conclusions antérieures dépend notamment du dossier factuel sur lequel celles‑ci sont fondées. Comme l’a confirmé le juge Fothergill, les conclusions antérieures « pourrai[ent] être revue[s] si la preuve le justifiait » (Bayer, au para 53). Allergan a reconnu que les conclusions antérieures concernant l’interprétation des revendications et la définition de l’idée originale sont des questions de droit, « mais avec un bémol », puisqu’elles sont parfois rattachées à des conclusions de fait sur ce que la personne versée dans l’art aurait pensé ou fait.

[152] Faute de preuve concernant le dossier factuel sur lequel reposent les conclusions antérieures, je ne suis pas convaincu d’être tenu de les appliquer. Le fait que la procédure soit différente sous le régime du nouveau Règlement, lequel régit la présente instance, renforce ce point de vue. À l’instar du juge Phelan dans l’affaire Janssen CF 2021, j’ai pu entendre les témoins, et les parties ont pu se prévaloir d’un processus de communication préalable élargi par rapport à ce qui était possible sous l’ancien régime. Si j’admets l’importance de la règle du stare decisis et du principe cousin de la courtoisie judiciaire (voir Amgen Inc c Pfizer Canada ULC, 2020 CF 522 au para 167), je ne suis cependant pas convaincu d’être tenu de suivre les conclusions antérieures relatives à l’idée originale.

[153] S’agissant du fond de la décision que je dois rendre à cet égard, je suis d’accord avec Allergan pour dire que l’arrêt Shire qu’a récemment rendu la Cour d’appel fédérale est à la fois contraignant et particulièrement pertinent en l’espèce. Dans cette décision, le juge Donald Rennie a énoncé plusieurs principes directeurs qui permettent de guider mon analyse.

[154] Premièrement, « si l’idée originale est un attribut des revendications, sa définition diffère de l’interprétation de ces dernières […] Bien que l’exercice de définition de l’idée originale comporte, en soi, une ressemblance frappante avec l’interprétation des revendications, […] il s’agit néanmoins de deux exercices distincts » (Shire, au para 68).

[155] Deuxièmement, il est essentiel de rappeler que l’idée originale est un des éléments de l’examen de l’évidence, « [qu’]elle aide à déterminer ce qui confère un caractère inventif à la revendication telle qu’elle est interprétée […] et [que] le terme “idée originale” ne diffère pas sensiblement de l’expression qui était utilisée auparavant, à savoir la “solution enseignée par le brevet” […] » (Shire, au para 76, renvois omis).

[156] Troisièmement, si l’idée originale n’est pas « manifeste, lorsque les parties s’entendent à ce sujet », elle doit être interprétée :

Pour ce faire, le juge doit d’abord voir si elle peut être cernée à partir de l’exercice antérieur d’interprétation des revendications. Deuxièmement, lorsqu’il est impossible de saisir intégralement l’idée originale sur le seul fondement de ces revendications, le juge peut tenir compte du mémoire descriptif du brevet pour déterminer si celui‑ci apporte quelque précision sur l’idée originale de la revendication en litige. Si cette étape est nécessaire, « [o]n ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter [l’idée originale] des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive ».

(Shire, au para 67, renvois omis.)

[157] En ce qui concerne le troisième principe, le juge Rennie a repris la mise en garde formulée à la page 580 de l’arrêt Unilever PLC v Chefaro Proprietaries Ltd, [1994] RPC 567 (CA Angl), à savoir que [traduction] « “[c]’est l’’idée originale’ de la revendication en question qu’il faut prendre en considération, et non une idée générale tirée du mémoire” […] [L]’analyse relative à l’évidence doit être axée sur l’idée originale de la revendication en question, et non sur l’idée originale du brevet […] » (Shire, au para 69). Il en découle que, même si « une seule idée originale doit se dégager d’un brevet, […] chaque revendication peut présenter une idée originale différente » (Shire, au para 77) et qu’une certaine répétition est permise.

[158] Le juge Rennie a fait observer que les revendications en litige dans l’affaire Shire, comme celles dans l’affaire Sanofi, portaient sur de simples composés chimiques et que « [l’]élément essentiel de chacune de ces revendications réside dans la formule chimique proprement dite, laquelle, en soi, ne renseigne nullement sur l’“inventivité” des revendications du brevet. Il est donc nécessaire d’examiner le mémoire descriptif » (Shire, au para 72).

[159] Avant d’entreprendre cette tâche, je tiens toutefois à souligner l’importante mise en garde reprise par le juge Rennie dans l’arrêt Shire, à savoir que c’est l’idée originale de la revendication en question qu’il faut prendre en considération, et non une « idée générale tirée du mémoire » (Shire, au para 69).

[160] Passons maintenant à l’application de ces principes directeurs à la présente affaire. Il convient tout d’abord de noter que les parties ne s’entendent pas sur l’idée originale et que celle‑ci n’est pas « manifeste » (Shire, au para 67). Elle ne se dégage pas non plus de l’interprétation des revendications exposée plus haut. Si les parties s’entendaient sur l’interprétation des revendications, leurs positions divergeaient sensiblement au sujet de l’idée originale.

[161] Les revendications en litige dans la présente affaire ne sont pas identiques à celles de l’affaire Shire (ces dernières figurent à l’annexe A de cette décision), mais je suis d’avis que le même problème se pose, car la recette définie dans la revendication no 16 et l’utilisation décrite dans la revendication no 19 ne révèlent rien au sujet du caractère inventif des revendications.

[162] Comme il a été mentionné plus haut, la revendication no 16 précise les éléments entrant dans la composition d’une goutte ophtalmique ainsi que leurs pourcentages en poids. Pour les besoins de la présente affaire, les éléments essentiels de cette revendication sont les quantités de bimatoprost et de BAK contenues dans la formulation. La revendication no 19 porte simplement sur l’utilisation de cette composition pour traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire chez l’humain : il s’agit là de son élément essentiel. Le libellé de ces revendications, en soi, ne dit rien sur leur caractère inventif. Autrement dit, la « solution enseignée par le brevet » ne se dégage pas des termes qui y sont employés. Il est donc nécessaire de recourir au mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous‑tend les revendications.

[163] Je conviens avec Allergan que, dans de nombreuses décisions, notre Cour ou la Cour d’appel fédérale se sont tournées vers le mémoire descriptif pour définir l’idée originale. À cet égard, les décisions Allergan Inc c Canada (Santé), 2011 CF 1316 [Combigan] et Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2020 CF 1189 [Rapaflo] sont toutes deux pertinentes. Dans ces deux affaires, les revendications présentent plus de similitudes avec celles en litige en l’espèce comparativement à celles sur lesquelles portaient les affaires Sanofi et Shire, par exemple. Il importe de signaler que, dans les décisions Combigan et Rapaflo, la Cour a défini l’idée originale des revendications en litige en tenant compte du mémoire descriptif parce qu’elle n’arrivait pas à saisir parfaitement cette idée uniquement à partir du libellé des revendications.

[164] Les parties ont reconnu que le problème d’hyperémie associé à l’ancien LUMIGAN était bien connu à l’époque où Allergan a mis au point la nouvelle formulation présentée dans la revendication no 16, mais que la réduction de l’hyperémie ne faisait pas partie de l’idée originale de l’une ou l’autre revendication. Le débat porte plutôt sur la question de savoir si l’idée originale de la revendication no 16 comprend l’idée selon laquelle la nouvelle formulation serait tout aussi efficace, voire plus efficace, que l’ancien LUMIGAN pour diminuer la PIO et ainsi traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire chez l’humain (revendication no 19).

[165] Je conviens avec Allergan que plusieurs éléments du mémoire descriptif étayent le point de vue selon lequel la définition correcte de l’idée originale sous‑tendant la revendication no 16 comprend l’idée que la formulation est au moins aussi efficace que l’ancien LUMIGAN. Le premier indice qui en atteste est le titre du brevet 691 : « Solution ophtalmique de bimatoprost améliorée ». Comme l’ancien LUMIGAN était le seul produit à base de bimatoprost offert sur le marché à l’époque, la mention « améliorée » implique une comparaison avec ce produit, et indique que la nouvelle formulation est meilleure que l’ancienne à certains égards. Cette conclusion est renforcée par le tableau apparaissant à la figure 1 du brevet qui montre la concentration de bimatoprost dans l’humeur aqueuse associée à l’utilisation de l’ancien LUMIGAN, contenant 50 ppm de BAK, puis à la barre suivante, la concentration plus élevée associée à la formulation contenant 200 ppm de BAK.

[166] Le fait que plusieurs exemples du brevet utilisent l’ancien produit LUMIGAN comme point de comparaison dans les essais ayant porté sur le passage de différentes préparations dans l’humeur aqueuse est une autre indication qu’une comparaison de la nouvelle préparation avec l’ancienne fait partie de l’idée originale qui sous‑tend la revendication 16.

[167] En outre, le libellé qui accompagne plusieurs des exemples indique clairement que les inventeurs ont comparé les différentes préparations avec l’ancien produit LUMIGAN. Dans l’exemple 2, le tableau 2 montre une concentration plus élevée de bimatoprost avec 200 ppm de BAK, comparativement à une préparation contenant 0,03 % de bimatoprost et 50 ppm de BAK (les mêmes concentrations que l’ancien produit LUMIGAN). Le libellé de la description de l’exemple 2 est le suivant :

[traduction]

Les préparations à l’essai contenant 0,015 %, 0,2 %, 0,4 % et 1,0 % de TPGS [un promoteur de pénétration connu] ont produit une concentration d’acide carbolique dans l’humeur aqueuse réduite de 52 %, 59 %. 62 % et 72 %, respectivement, comparativement au bimatoprost. À l’opposé, le bimatoprost à 0,03 % avec 200 ppm de BAK a entraîné une concentration d’AGN 191522 dans l’humeur aqueuse plus élevée de 57 % comparativement au bimatoprost (50 ppm BAK).

Sans vouloir limiter d’aucune façon la portée de l’invention ni me limiter à la théorie, comparativement au bimatoprost de comparaison, les préparations contenant du TPGS ont présenté une perméabilité réduite au bimatoprost. Inversement, les préparations contenant les concentrations les plus élevées de BAK ont présenté une perméabilité accrue.

[168] L’exemple 3 présente plusieurs préparations différentes, évaluées elles aussi par rapport à un produit de comparaison contenant 0,03 % de bimatoprost et 50 ppm de BAK (ce qui correspond aux composants de l’ancien produit LUMIGAN). La plupart des autres préparations contenaient moins de bimatoprost et plus de BAK, et certaines contenaient un autre promoteur de pénétration connu : l’EDTA.

[169] L’exemple 4 décrit le déroulement des essais ex vivo réalisés avec ces préparations, dont les résultats sont présentés à la figure 2. Encore une fois, une préparation contenant les mêmes quantités de bimatoprost et de BAK que l’ancien produit LUMIGAN (décrit comme le produit de comparaison) est le premier résultat présenté, avec les résultats des autres préparations en matière de perméabilité. Les résultats montrent que les préparations contenant 0,015 % de bimatoprost et 150 ppm ou 200 ppm de BAK (avec ou sans ajout d’EDTA) ont entraîné des concentrations nettement plus élevées de bimatoprost dans l’humeur aqueuse comparativement au produit de comparaison. Encore une fois, les résultats présentés dans la figure 2 incitent à comparer les préparations contenant le plus de BAK (avec ou sans ajout d’EDTA) avec l’ancien produit LUMIGAN sur le plan des résultats en matière de perméabilité.

[170] L’exemple 5 indique qu’une goutte de la préparation J (décrite dans le tableau 3 comme contenant 0,015 % de bimatoprost, 125 ppm de BAK et 0,015 % d’EDTA) est administrée une fois par jour dans l’œil d’une personne atteinte de glaucome. Il y est ensuite énoncé qu’après quelques heures, [traduction] « la pression intraoculaire diminue davantage et on observe moins d’hyperémie que ce qui serait observé avec la préparation A ». Comme indiqué dans le tableau 3, la préparation A contient la même quantité de BAK que l’ancien produit LUMIGAN.

[171] Bien qu’aucun des exemples n’utilise une préparation identique à celle décrite dans la revendication 16, ils montrent tous que les préparations contenant moins de bimatoprost et plus de BAK que l’ancien produit LUMIGAN présentaient une capacité accrue de pénétration dans l’humeur aqueuse.

[172] Combinée avec l’uniformité de ces comparaisons avec l’ancien produit LUMIGAN, l’idée exprimée dans le titre, selon laquelle la nouvelle préparation est « améliorée », vient confirmer la définition de l’idée originale avancée par Allergan. Ce qui est donc « original » avec la préparation visée par la revendication 16, c’est qu’une préparation contenant moins de bimatoprost et plus de BAK que l’ancien produit LUMIGAN aura une efficacité égale ou supérieure à ce dernier. Selon la revendication 19, le concept d’efficacité renvoie au traitement du glaucome et de l’hypertension intraoculaire chez l’humain à l’aide d’une préparation créée conformément à la marche à suivre décrite à la revendication 16.

[173] Le Dr Morgan a constaté à juste titre que le seul renvoi à la diminution de la PIO figurant dans le brevet 691 est l’énoncé, à l’exemple 5, selon lequel l’administration d’une goutte de la préparation J une fois par jour entraînait une diminution de la PIO et de l’hyperémie. Il a aussi observé à juste titre qu’aucun résultat d’essai n’appuyait cet énoncé. Cependant, je ne suis pas d’avis que cela mine l’interprétation des revendications 16 et 19 proposée par Allergan. Les deux ophtalmologistes experts ont affirmé que la pénétration du principe actif dans l’humeur aqueuse était le mécanisme par lequel la PIO était diminuée (abstraction faite des interventions chirurgicales, qui ne sont pas pertinentes dans la présente affaire) et que, par conséquent, les résultats des essais énoncés dans le mémoire descriptif pouvaient être assimilés à une diminution de la PIO.

[174] Juno a fait valoir qu’Allergan n’avait pas démontré qu’une seule idée originale ressortait de l’ensemble du brevet. Plus particulièrement, Juno a soutenu qu’Allergan n’avait présenté aucun élément de preuve concernant l’ensemble des réalisations possibles énoncées dans les revendications et qu’il n’y avait aucun énoncé dans le brevet en ce sens. À ce sujet, Juno a souligné que la revendication 1 renvoyait à une composition contenant aussi peu que 0,005 % de bimatoprost et 0,01 % de BAK et qu’aucun résultat expérimental ne montrait qu’une telle préparation aurait une efficacité égale ou supérieure à celle de l’ancien produit LUMIGAN. Juno a aussi affirmé qu’aucun des experts d’Allergan n’avait décrit une telle idée originale et que ceux‑ci avaient plutôt limité leurs témoignages aux revendications 16 et 19. Selon elle, l’idée originale proposée par Allergan n’est pas valable, car rien ne prouve qu’elle se dégage de l’ensemble des revendications.

[175] Cet argument ne peut être retenu, et ce, pour diverses raisons. D’abord, la description donnée plus haut montre qu’une seule idée originale se dégage du brevet, à savoir que les formulations contenant moins de bimatoprost et plus de BAK ont une efficacité égale ou supérieure à celle de la formulation contenant les mêmes quantités de ces composés que l’ancien LUMIGAN.

[176] Ensuite, la revendication no 1 n’est pas en cause; Allergan allègue uniquement que les revendications nos 16 et 19 sont contrefaites. Comme l’a confirmé le juge Rennie dans l’arrêt Shire, c’est l’idée originale de chaque revendication qui doit être définie à cette étape, et non l’idée originale du brevet dans son ensemble. En l’espèce, Allergan n’invoque que les revendications nos 16 et 19, et c’est sur elles que porte l’analyse.

[177] Il est vrai que la revendication no 19 fait référence à des formulations décrites dans d’autres revendications qui ne sont pas invoquées par Allergan dans la présente instance. Ce fait ne peut, à mon sens, avoir d’incidence sur la définition de l’idée originale des revendications en litige en l’espèce. À ce sujet, il est important que la portée juridique du jugement et de l’ordonnance rendus dans la présente affaire soit limitée. Je juge que la revendication no 16 est valide et que la revendication no 19 l’est aussi dans la mesure où elle dépend de la revendication no 16. Comme cela n’est pas nécessaire, je ne me prononcerai sur aucun autre aspect de la revendication no 19.

[178] Il est préférable d’attendre une autre occasion pour examiner l’idée originale de la revendication no 19 au regard d’autres revendications non invoquées par Allergan dans la présente instance.

[179] La Cour ne peut non plus retenir l’argument avancé par Juno selon lequel la définition que donne Allergan de l’idée originale introduit une idée générale tirée du mémoire descriptif. Certes, les témoins d’Allergan n’ont pas donné de définition précise de ce que l’on entend par « efficacité comparable », mais je suis d’avis que cette omission n’est pas déterminante. L’idée selon laquelle l’utilisation de la formulation décrite dans la revendication no 16 permettra un passage égal ou supérieur du bimatoprost dans l’humeur aqueuse et diminuera ainsi la PIO de sorte à traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire, conformément à ce que prévoit la revendication no 19, est amplement étayée par le mémoire descriptif du brevet, comme je l’ai mentionné plus haut. Le brevet d’Allergan ne repose sur aucune revendication d’une précision mathématique à cet égard. À ce propos, je juge pertinent le témoignage de M. Berkland selon lequel « comparable » signifierait que la formulation permet le passage d’une quantité similaire de bimatoprost dans l’œil.

[180] La définition de l’idée originale que j’adopte en l’espèce ne repose pas sur une idée générale importée du mémoire descriptif; elle est plutôt fondée sur une interprétation des revendications étayée par celui‑ci.

[181] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’idée originale qui sous‑tend la revendication no 16 est une formulation qui contient moins de bimatoprost que l’ancien Lumigan, mais dont l’efficacité est comparable grâce à une concentration accrue de BAK. Quant à l’idée originale de la revendication no 19, elle réside dans l’utilisation de cette formulation pour traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire chez l’humain.

D. La troisième étape : les différences entre l’état de la technique et l’idée originale

[182] La troisième étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi consiste à « [r]ecenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de “l’état de la technique” et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation ». À cet égard, il importe de rappeler que l’état de la technique, ou l’art antérieur, est une notion beaucoup plus large que les connaissances générales courantes; il comprend l’ensemble des publications pertinentes qui existaient à la date pertinente (Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited’s c SNF Inc, 2017 CAF 225 au para 50).

[183] La troisième étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi prépare le terrain pour la quatrième et dernière étape, qui vise à déterminer si le fait de combler l’écart correspondant aux différences recensées dénote quelque inventivité. Les parties ont invoqué en grande partie les mêmes antériorités, mais leurs points de vue divergeaient quant à la bonne interprétation de ce que ces publications enseignent dans le contexte de l’espèce.

[184] Comme je l’ai mentionné dans la section précédente, l’idée originale du brevet 691 s’appuie sur trois éléments clés (qui sont tous liés à l’ancien produit LUMIGAN) : 1) la réduction de la quantité de bimatoprost; 2) l’augmentation de la quantité de BAK; 3) la réalisation des éléments 1 et 2 pour arriver à une diminution égale ou supérieure de la PIO. Ces trois éléments constituent un moyen utile de régler le débat sur l’art antérieur.

(1) Réduction de la quantité de bimatoprost

[185] Allergan fait valoir que l’art antérieur a montré qu’en réduisant de la quantité de bimatoprost (le principe actif) dans la préparation, on doit s’attendre à ce que celle‑ci soit moins efficace pour diminuer la PIO. L’ancien produit LUMIGAN, qui contenait 0,03 % de bimatoprost, était très efficace pour diminuer la PIO; de tous les produits sur le marché en 2005, il était celui qui entraînait la plus forte diminution de la PIO. On s’attendait à ce que la réduction de la concentration des deux tiers, à 0,01 %, ait un effet négatif sur l’efficacité globale du produit.

[186] Le principal document de l’art antérieur à cette époque est l’article de Laibovitz : Robert A. Laibovitz et coll., Comparison of the Ocular Hypotensive Lipid AGN 192024 with Timolol (2001), Vol 119 Arch Opthamolo 119:994‑1000 [Laibovitz]. Cet article présente les résultats d’un essai clinique randomisé, mené à l’insu des chercheurs sur 30 jours auprès de 100 patients présentant une PIO élevée. Des préparations sans agent de conservation (c.‑à‑d. ne contenant pas de BAK) contenant 0,003 %, 0,001 % et 0,03 % de bimatoprost ont été administrées une fois par jour pendant 3 semaines, puis deux fois par jour pendant 1 semaine. L’excipient témoin était du timolol à 0,5 % administré deux fois par jour pendant 4 semaines.

[187] Laibovitz rapporte que toutes les préparations de bimatoprost utilisées lors de l’essai étaient [traduction] « sans danger, bien tolérées et efficaces » et qu’elles avaient [traduction] « produit un effet hypotenseur oculaire supérieur et une meilleure régulation de la PIO pendant le jour comparativement au timolol ». Plus spécifiquement, Laibovitz indique que la préparation de 0,01 % a entraîné une diminution de 20,7 % de la PIO (mesurée comme la variation moyenne par rapport à la valeur de référence), tandis que la préparation de 0,03 % a entraîné une diminution de 29,6 %. Dans l’article, ces résultats ont été comparés à la diminution de 12,9 % réalisée avec le timolol. Laibovitz a conclu que la préparation de 0,03 % présentait le profil thérapeutique le plus favorable parmi les trois préparations de bimatoprost mises à l’essai.

[188] La comparaison entre les deux préparations de bimatoprost est particulièrement pertinente pour les besoins de la présente analyse. Allergan fait valoir que Laibovitz révèle qu’on peut s’attendre à ce que la réduction de la concentration de bimatoprost dans la préparation entraîne une réduction de l’efficacité du produit pour diminuer la PIO.

[189] Selon le témoignage du Dr Noecker, la différence sur le plan de la diminution de la PIO entre les préparations de bimatoprost à 0,01 % et à 0,03 % était importante, car elle représentait une réduction notable de l’efficacité. Le Dr Noecker était d’avis qu’en 2005, l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait cherché un produit diminuant la PIO d’au moins 30 %, car ce résultat était déjà réalisable avec XALATAN (latanoprost) et l’ancien produit LUMIGAN donnait déjà des résultats semblables. Il a témoigné que Laibovitz avait utilisé du timolol parce qu’il s’agissait d’un produit de longue date qui était considéré par l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) comme une référence pour l’évaluation des nouveaux médicaments destinés au traitement du glaucome et de l’hypertension intraoculaire. Toutefois, d’après le Dr Noecker, la comparaison avec le timolol sur le plan de la diminution de la PIO n’était pas particulièrement pertinente, car des médicaments nouveaux donnaient de meilleurs résultats.

[190] Inversement, le Dr Morgan a témoigné qu’une diminution de la PIO de l’ordre de 20 % était pertinente sur le plan clinique et que, par conséquent, les résultats de la préparation de bimatoprost à 0,01 % auraient présenté un intérêt pour l’ophtalmologiste versé dans l’art. Le Dr Morgan a déclaré que le traitement nécessaire variait d’un patient à l’autre, si bien qu’il n’était pas d’accord avec l’objectif de diminution de la PIO d’au moins 30 % du Dr Noecker. Il partageait l’avis du Dr Noecker en ce qui concerne les patients victimes de lésions importantes dues au glaucome ou à une PIO très élevée, c’est‑à‑dire que l’objectif devrait être de rétablir la PIO entre 10 et 15 mm Hg dans la mesure du possible. Toutefois, le Dr Morgan a déclaré que, dans les autres cas, une diminution plus modeste de la PIO, comme les 20 % observés avec la préparation de 0,01 %, serait acceptable sur le plan clinique.

[191] Le Dr Morgan a décrit le timolol comme le [traduction] « produit par excellence » auquel tous les nouveaux médicaments contre le glaucome étaient comparés, mais il a convenu avec le Dr Noecker qu’en 2005, on savait que les médicaments à base de prostaglandine diminuaient davantage la PIO comparativement au timolol. Allergan fait valoir qu’il est notable que le Dr Morgan ait convenu en contre‑interrogatoire que l’effet hypotenseur intraoculaire de la préparation contenant 0,01 % de bimatoprost était inférieur à celui des autres gouttes ophtalmiques à base de prostaglandine sur le marché en 2005.

[192] Les formulateurs experts ont aussi parlé des travaux de Laibovitz. M. Berkland a déclaré que le formulateur versé dans l’art se serait intéressé aux différentes préparations et à leurs résultats, mais qu’il s’en serait remis à l’évaluation faite par l’ophtalmologiste versé dans l’art concernant l’efficacité clinique des différents résultats. Selon M. Berkland, le principal point à retenir des travaux de Laibovitz est qu’ils ont confirmé ce que son intuition lui aurait dit, à savoir que la réduction de la concentration de bimatoprost dans une préparation diminuait son effet hypotenseur sur la PIO.

[193] M. Alany est allé bien plus loin que M. Berkland dans son témoignage au sujet des travaux de Laibovitz. Il a déclaré que le formulateur versé dans l’art aurait conclu, d’après les résultats des essais, que la préparation contenant 0,01 % de bimatoprost avait donné des résultats efficaces sur le plan clinique. Il a aussi exprimé son avis concernant la motivation à réduire la quantité de bimatoprost dans la préparation pour s’attaquer au problème d’hyperémie associé à l’ancien produit LUMIGAN, ainsi que la raison de réduire la concentration de bimatoprost et d’augmenter la concentration de BAK. Ces points sont examinés ci‑dessous.

[194] J’estime que l’avis de M. Alany sur l’efficacité de la préparation de 0,01 % dépasse les connaissances du formulateur versé dans l’art. M. Berkland et M. Alany ont convenu que les résultats de Laibovitz auraient été instructifs pour un formulateur dans la mesure où les données confirmaient que la diminution de la concentration de bimatoprost réduisait l’effet hypotenseur sur la PIO; hormis ce point, je n’accorde aucun poids à l’avis de M. Alany concernant l’efficacité potentielle de la préparation de 0,01 %.

[195] Après avoir examiné soigneusement les témoignages d’experts, j’arrive à la conclusion que certains aspects des points de vue divergents exprimés sont sans importance pour la présente affaire. Par exemple, il y avait une légère contradiction concernant le timolol, que Dr Morgan a décrit comme le [traduction] « produit par excellence » parmi les traitements contre le glaucome en 2005 avant de convenir avec le Dr Noecker qu’il s’agissait simplement d’un étalon couramment utilisé par les responsables de la réglementation pour comparer les nouveaux traitements. Le Dr Morgan a témoigné qu’en 2005, la catégorie des médicaments à base de prostaglandine constituait l’option de traitement de première intention.

[196] De même, bien que les experts aient exprimé des points de vue divergents concernant la cible ou l’objectif d’un nouveau médicament sur le plan de la diminution de la PIO, j’estime que cette divergence apparente est sans importance. Le Dr Noecker a témoigné que la cible devrait être d’au moins 30 %, car ce degré de diminution était possible avec XALATAN (latanoprost). Le Dr Morgan, pour sa part, a déclaré qu’une diminution de 20 % constituerait un traitement clinique efficace.

[197] Les deux ophtalmologistes experts ont convenu qu’en raison du large éventail des besoins des patients, l’ophtalmologiste versé dans l’art serait à la recherche des médicaments susceptibles d’offrir le plus d’options pour traiter l’affection. Leurs témoignages s’accordaient sur le point clé concernant la nécessité de nouveaux développements dans le domaine, car les circonstances individuelles de certains patients étaient incompatibles avec l’utilisation du traitement de première intention habituel et un pourcentage important de patients devaient prendre plusieurs médicaments chaque jour pour arriver à la diminution de PIO visée. Dans la réalité, les ophtalmologistes étaient ouverts à toute solution pouvant fonctionner et ils acceptaient que les différents médicaments présentent des profils risques‑avantages différents.

[198] Le Dr Noecker a témoigné que sa tâche la plus importante était de prévenir la cécité en diminuant la PIO des patients et que tout médicament pouvant contribuer à cet objectif serait utile dans le milieu clinique. Toutefois, j’accorde aussi un poids considérable au témoignage du Dr Noecker concernant le traitement du glaucome, selon lequel l’ophtalmologiste versé dans l’art [traduction] « souhaite toujours y aller avec ce qu’il y a de mieux » et avait recours à d’autres traitements ou associations si le traitement de première intention ne se révélait pas efficace ou était contre-indiqué à cause de l’état de santé du patient. Sur ce point, les deux experts ont convenu qu’en 2005, la catégorie des médicaments à base de prostaglandine avait permis de diminuer de 30 % la PIO et que tout nouveau médicament devait présenter une efficacité équivalente ou supérieure pour être pertinent sur le plan clinique.

[199] Je dois faire remarquer ici que Juno a souligné à juste titre que, dans une partie de son rapport d’expert, le Dr Noecker avait erronément indiqué que les préparations de Laibovitz contenaient un agent de conservation (c.‑à‑d. du BAK ou un agent de conservation équivalent). L’article énonce clairement que l’étude s’appuyait sur des préparations sans agent de conservation. Cependant, je rejette l’affirmation de Juno selon laquelle cette erreur mine considérablement la crédibilité du Dr Noecker. Trois raisons m’amènent à tirer cette conclusion. D’abord, le Dr Noecker n’a pas hésité à reconnaître cette erreur lorsqu’elle lui a été soulignée lors du contre‑interrogatoire. Il a déclaré : [traduction] « Je me suis mal exprimé. » Ensuite, le Dr Noecker est manifestement familier avec l’article de Laibovitz; il a témoigné qu’il l’avait lu [traduction] « des centaines de fois, probablement ». À ce sujet, le Dr Noecker a correctement désigné la préparation dans le paragraphe 196 de son rapport d’expert, qui portait sur des préparations sans agent de conservation. Enfin, il ne ressort pas que le témoignage du Dr Noecker sur la diminution de la PIO produite par les deux préparations contenant du bimatoprost dépendait ou avait été influencé par la présence ou l’absence d’un agent de conservation. Pour toutes ces raisons, bien que je reconnaisse l’erreur du Dr Noecker sur ce point, je ne suis pas d’avis que celle‑ci mine la crédibilité de son témoignage.

[200] Juno a aussi fait valoir que le témoignage du Dr Noecker concernant l’article de Laibovitz était vicié parce que le Dr Noecker avait déclaré que [traduction] « la réduction de la concentration de bimatoprost de 0,03 % à 0,01 % est directement corrélée avec une réduction de l’efficacité ». Toutefois, Juno soutient également que le Dr Noecker a été contraint de reconnaître en contre‑interrogatoire qu’il n’y avait pas de réduction linéaire directe, puisque la réduction des deux tiers de la concentration de bimatoprost avait seulement réduit du tiers l’efficacité pour diminuer la PIO. Je ne suis pas convaincu de la pertinence de ce point, car le Dr Noecker ne parle pas d’une relation linéaire. Dans son témoignage, le Dr Noecker rapporte correctement les résultats présentés par Laibovitz, à savoir que la réduction de la concentration de bimatoprost dans la préparation était directement corrélée avec une réduction de la diminution de la PIO. Il n’a pas fait valoir qu’il existait une relation linéaire.

[201] J’en viens à conclure qu’il n’y a pas vraiment de différend quant aux résultats des travaux de Laibovitz concernant la diminution de la PIO. (Je tiens néanmoins à souligner que le Dr Morgan a exprimé des doutes au sujet de l’incidence déclarée d’hyperémie, ce dont il est question ci‑après.) Bien que le Dr Morgan ait indiqué que la diminution de la PIO avec la préparation contenant 0,01 % de bimatoprost avait constitué un [traduction] « résultat thérapeutique satisfaisant » qui était « acceptable sur le plan clinique », il a aussi reconnu que ce résultat était moins bon que ceux de la catégorie des médicaments à base de prostaglandine vendus sur le marché en 2005. Son témoignage sur ce point rejoint celui du Dr Noecker.

[202] Je préfère le témoignage du Dr Noecker sur ce point. Le Dr Morgan a souligné que les deux préparations contenant du bimatoprost étaient au moins aussi efficaces que le timolol pour diminuer la PIO, et il a décrit le timolol comme le [traduction] « produit par excellence » pour le traitement du glaucome en 2005. Toutefois, lors du contre‑interrogatoire, le Dr Morgan a reconnu que la catégorie des médicaments à base de prostaglandine avait éclipsé le timolol en 2005, déclarant qu’elle avait [traduction] « révolutionné le traitement du glaucome ». Il a aussi admis que, pour présenter un intérêt en 2005, un médicament à base de prostaglandine devait offrir un avantage notable par rapport au latanoprost, qui était alors devenu le traitement de première intention à cause de sa capacité de diminuer la PIO et de son nombre relativement faible d’effets secondaires.

[203] Pour toutes ces raisons, je suis convaincu par l’argument d’Allergan, qui a fait valoir qu’en 2005, l’état de la technique enseignait que la réduction de la concentration de bimatoprost dans une préparation allait probablement réduire son effet hypotenseur sur la PIO. Ce point est important, car la diminution de la PIO est l’objectif principal de tout traitement contre le glaucome et l’hypertension intraoculaire et, en date de 2005, LUMIGAN RC et la catégorie des médicaments à base de prostaglandine avaient établi comme point de référence une diminution de la PIO de l’ordre de 25 % à 30 %.

[204] Il s’agit là de la première différence importante entre l’art antérieur et l’idée originale des revendications 16 et 19.

(2) Augmentation de la quantité de BAK

[205] Allergan fait valoir que l’art antérieur nous éloigne de l’idée d’augmenter la quantité de BAK dans la préparation, car cette substance est cytotoxique et elle était de moins en moins utilisée dans les médicaments ophtalmiques. En 2005, la plupart des médicaments ophtalmiques étaient administrés avec des récipients à usages multiples susceptibles d’être des sources de bactéries. Comme une infection oculaire peut avoir de graves conséquences, les organismes de la réglementation ont exigé l’inclusion d’un agent de conservation dans ces préparations. La tendance vers l’abandon du BAK soulignée par Allergan impliquait de remplacer cette substance par un autre agent de conservation, de réduire sa concentration ou de passer à des flacons de gouttes ophtalmiques à usage unique.

[206] Allergan fait valoir que la concentration de 50 ppm de BAK s’était révélée efficace comme agent de conservation dans l’ancien produit LUMIGAN et qu’il n’y avait aucune raison d’envisager de l’augmenter. Au contraire, selon l’état de la technique, la concentration de BAK devait être aussi faible que possible.

[207] Allergan met en contraste le témoignage de ses experts avec celui des experts de Juno. Allergan affirme que ses experts ont décrit correctement les risques et les avantages associés au BAK et que les experts de Juno ont minimisé ou ignoré ces risques.

[208] Juno soutient que la preuve avancée par Allergan met indûment l’accent sur les risques associés à l’utilisation du BAK dans les préparations ophtalmiques. Elle fait remarquer que le BAK était l’agent de conservation le plus courant dans une vaste gamme de gouttes ophtalmiques en 2005 et qu’il l’est encore actuellement. Elle affirme qu’en 2005, il n’y avait aucune tendance lourde vers l’abandon des préparations avec agent de conservation au profit des gouttes ophtalmiques sans agent de conservation. En effet, à l’époque, un des médicaments les plus populaires et les plus efficaces contre le glaucome était XALATAN (latanoprost), qui contenait 200 ppm de BAK. À la lumière de l’utilisation courante du BAK comme agent de conservation dans les gouttes ophtalmiques, Juno affirme qu’il n’y avait aucun écart entre l’état de la technique et l’idée originale, dans la mesure où il est question de l’augmentation de la quantité de BAK jusqu’à la concentration présente dans le principal médicament prescrit contre le glaucome sur le marché à l’époque.

[209] C’est dans ce contexte que je passe à l’examen des témoignages des experts.

[210] Le Dr Noecker a déclaré que l’art antérieur enseignait de ne pas augmenter la quantité de BAK à cause de sa cytotoxicité. Il s’appuyait sur plusieurs publications, mais une de ses principales références est un article de Pisella et ses collaborateurs décrivant une étude menée auprès de 4 107 patients, dont 85 % avaient utilisé des gouttes ophtalmiques avec un agent de conservation, et 13 % avaient reçu des gouttes ophtalmiques sans agent de conservation : P J Pisella et coll., « Prevalence of ocular symptoms and signs with preserved and preservative free glaucoma medication » (2002) 86 Br J of Ophthalmol, 418 [Pisella]. Pisella signale que [traduction] « l’utilisation de gouttes ophtalmiques avec agent de conservation augmente grandement la fréquence de l’irritation oculaire chez les patients atteints de glaucome. Par ailleurs, la fréquence des signes et des symptômes est corrélée avec le nombre de gouttes ophtalmiques avec agent de conservation qui ont été utilisées » (à la p 422).

[211] Pisella ajoute que [traduction] « le remplacement de gouttes ophtalmiques avec agent de conservation par des gouttes ophtalmiques sans agent de conservation, ou même la réduction du nombre de gouttes ophtalmiques avec agent de conservation utilisées, sont associés à une réduction importante de la fréquence des signes et des symptômes d’irritation oculaire. Cela montre aussi que les effets indésirables des agents de conservation sont réversibles et que l’élimination des agents de conservation est bénéfique pour les patients atteints de glaucome [...] » (à la p 422). Pisella indique par ailleurs que [traduction] « [...] la toxicité des gouttes ophtalmiques avec agent de conservation est fortement soupçonnée de nuire à l’efficacité des traitements chirurgicaux subséquents du glaucome, ce qui constitue une préoccupation sérieuse du point de vue des soins de santé ».

[212] Le Dr Noecker a souligné que l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait souscrit à la conclusion suivante de Pisella (à la p 422) :

[traduction]

L’utilisation exclusive de gouttes ophtalmiques sans agent de conservation, voire la réduction du nombre de gouttes ophtalmiques avec agent de conservation utilisées, réduit les signes d’irritation de la surface de l’œil chez les patients atteints de glaucome. Dans l’ensemble, les gouttes ophtalmiques sans agent de conservation présentent un avantage médical notable.

[213] Le Dr Noecker s’est aussi appuyé sur un article qu’il avait rédigé en collaboration avec Lisa Herrygers et Raana Anwaruddin, intitulé « Corneal and Conjunctival Changes Caused by Commonly Used Glaucoma Medications » (2004), dans Cornea, vol 23, à la p 490. Cet article décrit des expériences menées avec des médicaments avec agent de conservation couramment prescrits contre le glaucome qui contenaient différentes concentrations de BAK de même qu’avec des gouttes contenant un autre agent de conservation appelé Purite. Ces expériences ont révélé que les médicaments contre le glaucome contenant des concentrations élevées de BAK entraînaient un plus grand nombre de lésions cornéennes que les médicaments avec Purite ou des concentrations plus faibles de BAK. Sur ce dernier point, l’article souligne que, parmi tous les médicaments contre le glaucome à l’étude, LUMIGAN RC est celui qui présentait la plus faible concentration de BAK; il avait aussi entraîné un moins grand nombre de lésions cornéennes que les autres médicaments.

[214] Le Dr Noecker a aussi cité plusieurs autres articles sur les effets négatifs du BAK, qui appuyaient tous sa position selon laquelle il y avait en 2005 une tendance vers l’abandon du BAK, que ce soit par son remplacement par un autre agent de conservation ou par la transition à une solution sans agent de conservation.

[215] Le Dr Morgan avait une moins grande connaissance clinique des gouttes ophtalmiques sans agent de conservation; il a témoigné qu’il ne les utilisait pas à cette époque. Il a témoigné que les préparations sans agent de conservation n’étaient pas couramment offertes en 2005 et que c’est pour cette raison qu’il n’en avait pas parlé dans son rapport d’expert.

[216] Le Dr Morgan ne partageait pas l’avis du Dr Noecker, selon qui, en 2005, l’état de la technique enseignait de délaisser le BAK. Dans son rapport d’expert, le Dr Morgan mentionne que l’on savait que le BAK pouvait irriter la surface de la cornée et que certains patients pouvaient présenter une sensibilité ou une intolérance à la suite d’une utilisation prolongée. Malgré cela, le Dr Morgan était d’avis que l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait su que le BAK était généralement bien toléré et que son utilisation clinique généralisée ne posait aucun problème.

[217] En outre, le rapport du Dr Morgan comprenait l’énoncé suivant :

[traduction]

À mon souvenir, en ophtalmologie, il y a eu une discussion générale concernant la possibilité d’abandonner le BAK après 2005 dans le but de réduire les effets secondaires, mais elle était motivée par une pression commerciale exercée par certaines sociétés pharmaceutiques, qui jugeaient que les gouttes ophtalmiques sans BAK étaient supérieures. Toutefois, cette discussion a suscité peu de commentaires des ophtalmologistes en mars 2005.

[218] Le Dr Morgan était d’avis que le Dr Noecker avait accordé trop d’importance aux aspects négatifs du BAK. Selon le Dr Morgan, un point de vue plus équilibré a été présenté dans l’article de Mark B. Abelson et Kate Fink intitulé « How to Handle BAK Talk (2002) », Review of Ophthalmology, 52 [Abelson].

[219] Le Dr Morgan a déclaré qu’Abelson avait expliqué les avantages et les inconvénients de l’utilisation du BAK. Les auteurs ont mentionné que certains des effets indésirables causés par le BAK étaient dus à un schéma posologique irréaliste qui ne reproduisait pas le fonctionnement des gouttes ophtalmiques chez l’humain, tant en ce qui concerne la quantité de BAK auquel l’œil est exposé que la période durant laquelle le BAK est présent à la surface de l’œil. Le Dr Morgan a cité la conclusion d’Abelson, selon laquelle, malgré les complications associées à l’utilisation du BAK, on peut constater la faveur dont il bénéficie en regardant [traduction] « la liste de gouttes ophtalmiques qui en contiennent et les millions de patients‑années pour lesquels ces gouttes ont été utilisées sans danger » (Abelson, à la p 54).

[220] Dans sa réponse, le Dr Noecker a déclaré que, même si Abelson avait critiqué les nombreuses études sur l’utilisation du BAK dans des modèles animaux, il ne s’était pas penché sur les autres données concernant les inconvénients du BAK qui étaient fondées sur de vastes études menées chez l’humain, y compris les travaux de Pisella. Le Dr Noecker a dit que le Dr Morgan avait présenté une évaluation exagérément positive de l’article d’Abelson, et il a continué de faire valoir qu’en 2005, il y avait une tendance vers l’abandon du BAK pour le traitement des affections chroniques comme le glaucome.

[221] Dans l’ensemble, les témoignages des formulateurs experts correspondaient à ceux des ophtalmologistes experts. M. Berkland a témoigné qu’il était bien connu dans le domaine que l’augmentation du BAK se traduisait par une hausse des lésions des cellules cornéennes et que l’augmentation de la quantité de BAK dans une préparation augmentait le risque de lésion épithéliale. Il a convenu avec le Dr Noecker qu’en 2005, la recherche appuyait l’abandon du BAK et que cela était rendu évident par le nombre de médicaments contre le glaucome sur le marché desquels on éliminait le BAK.

[222] M. Berkland ne partageait pas l’avis des experts de Juno, selon lesquels il n’aurait pas été inhabituel d’utiliser jusqu’à 200 ppm de BAK en 2005, puisque cette concentration avait déjà été approuvée pour XALATAN (latanoprost). Selon M. Berkland, le formulateur versé dans l’art aurait compris que l’état de la technique expliquait que, si une aussi grande quantité de BAK était utilisée, c’est qu’elle était nécessaire pour incorporer le latanoprost dans la solution. Sur ce point, M. Berkland a souligné l’enseignement du brevet Asada (CA 2498233), qui avait révélé qu’il était nécessaire d’utiliser au moins 100 à 150 ppm de BAK pour maintenir le latanoprost dans la solution. Autrement, il ne se dissolvait pas entièrement, ce qui causait un problème de « turbidité blanche ». Pour des raisons évidentes, il y a une préférence pour les gouttes ophtalmiques qui sont des solutions claires. Asada a étudié la possibilité d’utiliser une concentration de BAK inférieure à celle de 200 ppm qui avait été utilisée dans XALATAN.

[223] Selon M. Berkland, le formulateur versé dans l’art aurait su en 2005 que les 200 ppm de BAK dans la préparation de XALATAN formaient un complexe avec le latanoprost, de sorte que la substance n’était pas totalement libre dans la solution. Il a déclaré que cela avait atténué l’effet néfaste du BAK sur la cornée, car une partie des 200 ppm avaient formé un complexe avec le latanoprost, de manière que le BAK [traduction] « ne flottait pas [dans l’œil] [...] »

[224] Pour sa part, M. Alany a concentré la majeure partie de son témoignage concernant le BAK sur son utilité comme promoteur de pénétration, ce dont il est question dans la prochaine section. En ce qui concerne l’utilisation du BAK en 2005, M. Alany a déclaré que le formulateur versé dans l’art aurait su que le BAK était présent dans un grand nombre de produits ophtalmiques commerciaux à des concentrations allant de 40 ppm à 200 ppm, 100 ppm étant la concentration la plus courante. Il a aussi indiqué que le formulateur versé dans l’art aurait cru que l’utilisation d’une concentration allant jusqu’à 200 ppm n’était pas dangereuse, car XALATAN (latanoprost) avait déjà été approuvé avec cette concentration.

[225] M. Alany est d’avis que le formulateur versé dans l’art comparerait les problèmes de toxicité associés au BAK aux avantages associés à la prévention d’infections et à l’augmentation de la pénétration du bimatoprost, dans le but ultime de prévenir une perte de la vision. Par ailleurs, toute lésion de l’épithélium cornéen par le BAK serait réversible, même après une utilisation chronique, car les cellules épithéliales se régénèrent tous les trois jours.

[226] Je commencerai mon analyse en soulignant que la littérature appuie les positions des deux côtés sur ce point. Allergan a raison d’affirmer qu’en 2005, l’état de la technique comprenait plusieurs appels à la prudence contre l’utilisation du BAK ou, à tout le moins, en faveur de la réduction de la quantité utilisée, à cause des préoccupations liées à ses effets sur les cellules de l’épithélium cornéen. Ces préoccupations touchaient principalement les cas où les gouttes ophtalmiques étaient utilisées pour traiter des affections chroniques comme le glaucome, étant donné les effets cumulatifs liés à leur administration quotidienne et à l’utilisation quotidienne conjointe de plusieurs gouttes contenant du BAK.

[227] Inversement, Juno a raison d’affirmer que, malgré ces préoccupations, le BAK était l’agent de conservation le plus couramment utilisé en 2005 (et qu’il l’est encore actuellement). Les deux ophtalmologistes experts ont expliqué que, dans la réalité, ils devaient accepter que les récipients à usages multiples étaient largement utilisés pour les médicaments ophtalmiques, si bien qu’un agent de conservation s’avérait nécessaire. Juno renvoie à un article du Dr Noecker et de la Dre Eve Higginbotham, intitulé « Point Counterpoint : Does Glaucoma Medications’ BAK Content Make a Difference in Clinical Practice », publié dans le numéro de mai‑juin 2007 de Glaucoma Today. Dans cet article, qui ne fait pas partie de « l’état de la technique » pertinent puisqu’il a été publié après mars 2005, le Dr Noecker fait part de ses préoccupations liées aux lésions causées par le BAK et à son potentiel de compromettre le succès d’autres interventions médicales ou chirurgicales. À l’inverse, la Dre Higginbotham souligne que la présence du BAK n’est pas particulièrement pertinente pour la pratique clinique, étant donné les différentes catégories de traitement et méthodes disponibles pour accroître le succès des interventions à venir malgré les lésions causées par le BAK. La Dre Higginbotham fait aussi remarquer que le timolol sans agent de conservation n’a pas été adopté dans le milieu clinique, et elle prédit qu’un sort similaire attend les autres préparations sans agent de conservation.

[228] Cette position correspond au témoignage du Dr Noecker. Comme ce dernier l’avait indiqué, dans la réalité, les ophtalmologistes cliniques doivent [traduction] « choisir le moindre mal », et en 2005, il prescrivait régulièrement des médicaments efficaces contre le glaucome contenant du BAK, malgré les risques liés à cette substance.

[229] Toutefois, la question à analyser à cette étape est celle de savoir s’il y avait un écart entre l’état de la technique et l’idée originale, plus précisément la portion de l’idée originale portant sur l’augmentation de la quantité de BAK par rapport à la formulation de l’ancien LUMIGAN. Sur ce point, je suis d’avis que la position de Juno n’est pas étayée par un examen pondéré de l’état de la technique.

[230] Je ne suis pas convaincu par l’argument de Juno selon lequel la présence de concentrations de BAK variant entre 100 ppm et 200 ppm dans d’autres médicaments confirme qu’en 2005, il n’y avait pas de tendance vers la réduction ou l’abandon de cet agent de conservation dans les formulations ophtalmiques, ou selon lequel ce fait l’emportait sur les préoccupations quant aux effets nocifs du BAK soulevées dans l’état de la technique.

[231] Tout d’abord, je retiens le témoignage de M. Berkland concernant la concentration de 200 ppm de BAK dans XALATAN (latanoprost). Le brevet Asada montre qu’une concentration minimale de 100 ppm de BAK était nécessaire pour incorporer le latanoprost dans la solution et ainsi créer des gouttes ophtalmiques efficaces. Aucun élément de preuve ne contredit l’opinion de M. Berkland selon laquelle une partie des 200 ppm de BAK dans XALATAN formait un complexe avec le latanoprost, ce qui rendait cette partie non nocive pour la surface de la cornée.

[232] Ensuite, je retiens l’observation d’Allergan selon laquelle le manque d’expérience du Dr Morgan avec les gouttes ophtalmiques sans agent de conservation reflète peut‑être la pratique au Royaume‑Uni (où il exerce sa pratique clinique), mais pas l’état de la technique au Canada ni aux États‑Unis en 2005. Des publications traitent également de l’utilisation en France de médicaments sans agent de conservation pour le traitement du glaucome au cours de la période pertinente. Le dossier montre qu’à l’époque, la formulation de plusieurs médicaments ophtalmiques faisait l’objet de modifications afin de remplacer le BAK par un autre agent de conservation ou de mettre au point des versions sans agent de conservation. Ces éléments étayent la position d’Allergan selon laquelle il y avait en 2005 une tendance vers l’abandon du BAK.

[233] En outre, j’estime que le fait que le Dr Morgan n’a cité aucune étude pertinente portant sur les risques associés au BAK affaiblit la crédibilité de son témoignage au sujet de l’équilibre relatif qui existe entre les risques et les avantages de cet agent de conservation. Je tiens notamment à souligner qu’en contre‑interrogatoire, le Dr Morgan a dit qu’il avait lu l’article de Pisella et il a reconnu que celui‑ci faisait état d’une préoccupation concernant les effets nocifs associés à l’utilisation à long terme du BAK. Or, il n’en a pas parlé dans son rapport d’expert et il n’a pas non plus cité d’autres articles, portant sur des études chez l’humain et faisant partie de l’état de la technique, qui montraient les effets nocifs du BAK et dans lesquels il était recommandé de réduire ou d’éliminer l’utilisation du BAK.

[234] De plus, je juge que la crédibilité du Dr Morgan sur ce point est minée par l’effet cumulatif de trois autres éléments. D’abord, plusieurs portions de son témoignage sur l’utilisation du BAK dans les produits offerts sur le marché étaient fondées sur le guide publié en 2003 par la Société européenne du glaucome [le guide de l’EGS]; cependant, en contre‑interrogatoire, il a reconnu qu’il n’avait pas mentionné la mise en garde suivante qui figure à la première page de ce document :


 

[traduction]

Au moment de choisir un traitement médical pour le glaucome, il importe de comprendre, d’une part, les objectifs visés par le traitement et, d’autre part, le mode d’action, les effets secondaires et les contre‑indications de chaque médicament.

Il est bon de rappeler que les agents de conservation contenus dans les gouttes ophtalmiques topiques peuvent provoquer comme effet indésirable l’inflammation de la conjonctive et des effets cytotoxiques sur la surface oculaire. Il est donc important d’envisager l’utilisation de préparations ou de systèmes d’administration sans agent de conservation.

[235] Il est troublant que le Dr Morgan n’ait aucunement mentionné cette mise en garde dans ses rapports ni lors de son témoignage jusqu’à ce qu’elle soit portée à son attention en contre‑interrogatoire. Un exposé équilibré et objectif aurait dû en faire mention.

[236] Dans le même ordre d’idées, le Dr Morgan a indiqué dans son rapport qu’il avait été question d’abandonner le BAK après 2005, et ce, en raison de la pression exercée par certaines sociétés pharmaceutiques. Il n’y a fait mention d’aucune discussion semblable qui aurait eu lieu avant 2005. Lors de son contre‑interrogatoire, le Dr Morgan a reconnu que, compte tenu du guide de l’EGS ainsi que des articles de Pisella et de Baudouin, la question de l’abandon du BAK avait été soulevée avant 2005. Il s’est ainsi exprimé :

[traduction]

Oui, le fait qu’il en ait été question après 2005 n’exclut pas la possibilité que la question ait également été étudiée avant 2005. On m’a simplement demandé s’il en avait été question après 2005… Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas eu de discussion à ce sujet avant 2005; j’ai simplement dit qu’il en avait été question après 2005. Comme la question ne portait pas sur cette période, je n’en ai pas parlé.

[237] Le Dr Morgan savait, grâce aux directives que lui avaient données les avocats, que la date pertinente pour le brevet en cause était le 16 mars 2005 et il savait que l’état de la technique avant cette date serait important. Il savait qu’il existait deux différences importantes entre la formulation de l’ancien LUMIGAN et celle du nouveau LUMIGAN RC : la réduction de la quantité de bimatoprost et l’augmentation de la quantité de BAK. Il savait que, dans son rapport, le Dr Noecker affirmait qu’en 2005, la tendance était à l’abandon du BAK. Néanmoins, le Dr Morgan n’a fait mention d’aucune discussion au sujet de l’abandon du BAK avant 2005, même s’il a reconnu qu’il en avait été question à cette époque.

[238] Enfin, si son rapport d’expert ne fait état d’aucune des préoccupations quant aux effets nocifs du BAK soulevées dans l’état de la technique, le Dr Morgan a toutefois reconnu en contre‑interrogatoire que l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait considéré que les préoccupations relatives à l’innocuité et à la toxicité faisaient partie de l’état de la technique.

[239] Pour ces motifs, je conclus que le témoignage du Dr Morgan sur l’état de la technique concernant le BAK est loin d’être convaincant.

[240] Je suis d’avis que le témoignage du Dr Noecker est plus crédible sur ce point. Pour étayer son point de vue, le Dr Noecker a renvoyé à de nombreuses antériorités montrant qu’en 2005, l’utilisation du BAK dans les gouttes ophtalmiques suscitait des préoccupations, en particulier dans le cas d’affections chroniques ou de la prise de plusieurs médicaments contenant du BAK. Cependant, le Dr Noecker a également reconnu qu’en 2005, il avait prescrit des médicaments contre le glaucome contenant du BAK, parce qu’il devait [traduction] « choisir le moindre mal » et que ces formulations étaient le moyen le plus efficace de traiter l’affection et de prévenir la cécité.

[241] En résumé, sur ce point, je constate un écart important entre l’état de la technique en mars 2005 et l’idée originale qui consiste en une augmentation notable de la quantité de BAK dans la préparation. Les paragraphes ci‑dessous résument les principales conclusions ressorties de l’état de la technique se rapportant à l’invention.

  • Le BAK est cytotoxique et il provoque une irritation importante de la cornée et de la conjonctive de même que l’érosion de l’épithélium (Easty et Sparrow, Oxford Textbook on Ophthalmology [1999], vol 1, à la p 59).

  • Le BAK est [traduction] « un des additifs des médicaments ophtalmiques les plus perturbateurs qui soient pour le film lipidique et les membranes de l’épithélium cornéen » (Sean C Sweetman, éd., Martindale : The Complete Drug Reference, 33rd Edition [2002],à la p 1133).

  • Bien que la plupart des effets secondaires associés au BAK soient réversibles, certains effets peuvent être irréversibles (Peter A. Netland et Robert C. Allen, Glaucoma Medical Therapy,à la p 10).

  • Les effets du BAK sur la cornée humaine ont été confirmés par des études à grande échelle chez l’humain, et non seulement par des expériences menées sur des yeux de lapins ou d’autres animaux :

  • oPisella;

  • oCécile Beden et coll. « Étude comparative de la survenue d’effets indésirables suite à l’administration de collyres anti-allergiques sans ou avec conservateur », Thérapie, vol 59, no 2, mars‑avril 2004, aux p 259‑264.

  • Les préoccupations suscitées par l’utilisation du BAK étaient spécialement fortes dans les cas où plusieurs médicaments contenant du BAK comme agent de conservation étaient pris sur une période prolongée ou destinés à des patients présentant une atteinte de la surface de l’œil (Noecker et coll., « Corneal and Conjunctival Changes Caused by Commonly Used Glaucoma Medications » (2004). Cornea 23(5), aux p 490‑496.

  • [TRADUCTION] « L’utilisation de faibles concentrations (0,01 % et moins) de BAK semble acceptable du point de vue microbiologique et toxicologique. » (Peter Edman, Biopharmaceutics of Ocular Drug Delivery (1993). CRC Press, aux p 46‑47; voir l’ouvrage d’Easty et Sparrow, op. cit., à la p 10).

  • [TRADUCTION] « L’utilisation d’agents de conservation dans les gouttes ophtalmiques devrait généralement être évitée, et il est souhaitable que ces préparations soient conditionnées dans des récipients à dose unique. » (Martindale, op. cit., à la p 1133).

[242] En outre, en 2005, plusieurs médicaments ophtalmiques couramment prescrits étaient préparés sans agent de conservation dans des récipients à usage unique, notamment TIMOPTIC (timolol) et ACULAR (kétorolac trométhamine). Un autre médicament ophtalmique a été reformulé avec un agent de conservation différent (Purite) qui était moins irritant que le BAK : ALPHAGAN (brimonidine). Il n’existe aucun exemple de l’état de la technique où la concentration de BAK a été augmentée dans un médicament ophtalmique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension intraoculaire.

[243] Tous ces développements semblent indiquer l’abandon du BAK, ou du moins l’utilisation de la moins grande quantité possible. Rien dans la littérature n’appuie l’idée d’augmenter la concentration de BAK au-delà de la quantité nécessaire pour prévenir l’infection.

[244] Cela dit, j’aimerais souligner que les éléments de preuve avancés montrent aussi qu’en 2005, les ophtalmologistes cliniques étaient prêts à accepter la présence de BAK comme un « mal nécessaire » dans les médicaments prescrits pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension intraoculaire. Dans la plupart des autres médicaments contre le glaucome, le BAK était présent à des concentrations de 100 à 150 ppm; sa concentration était plus faible dans l’ancien produit LUMIGAN, à 50 ppm. La concentration de BAK était plus élevée dans le latanoprost, à 200 ppm, mais en 2005, l’état de la technique avait montré que cette concentration élevée était en partie nécessaire pour incorporer le latanoprost dans la solution et éviter la turbidité blanche. Comme une partie du BAK formait un complexe avec le latanoprost dans la solution, il n’atteignait pas en totalité la surface de l’œil.

[245] À la lumière de tout ce qui précède, j’estime que l’augmentation de la quantité de BAK dans la préparation allait à l’encontre des enseignements qu’on pouvait tirer de l’état de la technique à l’époque pertinente. Par conséquent, j’examinerai maintenant le dernier élément de l’idée originale, à savoir l’utilisation du BAK comme promoteur de pénétration de sorte que la quantité réduite de bimatoprost dans la préparation ait un effet hypotenseur sur la PIO égal ou supérieur à celui de l’ancien produit LUMIGAN.

(3) Diminution égale ou supérieure de la PIO

[246] Le troisième élément de l’idée originale est que la nouvelle préparation offre une diminution égale ou supérieure de la PIO. Comme on s’attendait à ce que la réduction de la quantité de bimatoprost dans la nouvelle préparation diminue l’effet hypotenseur sur la PIO, cela soulève la question à savoir si l’état de la technique avait montré que l’augmentation de la concentration de BAK compenserait l’effet de la réduction de la quantité de bimatoprost. Il faut donc évaluer les données probantes sur l’efficacité du BAK comme promoteur de pénétration, car il s’agit du mécanisme par lequel une quantité réduite de bimatoprost pourrait produire une diminution égale ou supérieure de la PIO. Autrement dit, si le BAK favorisait le passage du bimatoprost à travers la cornée, une quantité réduite du médicament fonctionnerait aussi bien (ou mieux) que l’ancien produit LUMIGAN, car une proportion plus grande de celui‑ci atteindrait l’humeur aqueuse.

[247] L’argument de Juno à cette étape du critère repose sur deux piliers. D’abord, Juno a souligné l’abondance de la littérature sur l’état de la technique qui montre que le BAK est connu depuis longtemps comme un promoteur de pénétration. Ensuite, Juno affirme qu’en 2005, la personne versée dans l’art savait que d’autres médicaments semblables contre le glaucome contenant du BAK étaient efficaces, ce qui voulait dire que le BAK ne nuisait pas à la capacité des médicaments de traverser les barrières de l’épithélium cornéen et d’acheminer les principes actifs dans l’humeur aqueuse.

[248] Le Dr Morgan et M. Alany se sont tous deux appuyés sur la littérature abondante s’intéressant au BAK comme promoteur de pénétration. Par exemple, le Dr Morgan a cité un ouvrage de référence en ophtalmologie (Kaufman et Alm, Adler’s Physiology of the Eye, 10th Edition, 2003) pour étayer son avis selon lequel l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait su que le BAK avait été utilisé pour accroître la perméabilité de la cornée. Le Dr Morgan a indiqué que l’ophtalmologiste versé dans l’art s’en serait remis au formulateur pour ce qui est de la quantité de BAK à inclure dans la préparation.

[249] Le rapport de M. Alany contient une analyse approfondie de l’état de la technique sur cette question. M. Alany y énonce que les promoteurs de pénétration influent sur la diffusion d’un médicament à travers les tissus cornéens, qui sont typiquement l’étape qui détermine le degré d’absorption des médicaments ophtalmiques. L’utilisation de promoteurs de la pénétration est une stratégie qui augmente la biodisponibilité oculaire du médicament. M. Alany décrit le BAK comme un [traduction] « tensioactif cationique » qui était couramment utilisé comme un agent de conservation antimicrobien dans les gouttes ophtalmiques. Il cite le Handbook of Pharmaceutical Excipients – un ouvrage bien connu auquel se fient tous les formulateurs – selon lequel le BAK agit aussi comme un antiseptique, un désinfectant, un agent solubilisant et un agent mouillant.

[250] Selon M. Alany, en 2005, le formulateur versé dans l’art aurait su que le BAK avait des propriétés générales favorisant la pénétration. Dans les années 1940, il a été publié que le BAK augmentait la perméabilité de la cornée au carbachol, décrit par M. Alany comme [traduction] « un médicament hypotenseur de longue date utilisé pour traiter le glaucome, ainsi que pour prolonger la durée de conservation des solutions ophtalmiques ». Les propriétés de BAK favorisant la pénétration sont expliquées par M. Alany dans le passage suivant de son rapport d’expert :

[traduction]

Cet effet est dû au fait que le BAK est un tensioactif cationique. Un tensioactif cationique est une substance comportant deux parties (une tête hydrophile et une queue lipophile) qui porte des charges positives et qui peut être absorbée efficacement sur des matériaux ayant des charges négatives par de fortes charges électrostatiques ou par des interactions charge-charge. Ce même effet tensioactif rend les membranes des cellules superficielles diffuses et perméables, ce qui améliore le transport paracellulaire des médicaments.

[251] M. Alany a cité à l’appui de son avis, selon lequel le BAK était connu pour favoriser la pénétration, plusieurs sources faisant partie de l’état de la technique. Par exemple, dans Biopharmaceutics of Ocular Drug Delivery (1993), Edman parle longuement du BAK et déclare notamment :

[traduction]

Le BAK, par exemple, est un excellent bactéricide qui induit aussi une augmentation de la perméation du médicament à travers la cornée, et compte tenu de l’absence de pénétration de ce composé au-delà de l’épithélium cornéen, le BAK présente un potentiel de toxicité considérablement réduit pour les structures internes de l’œil.

[252] De même, l’ouvrage Ophthalmic Drug Delivery Systems (2003) de Mitra contient un résumé des promoteurs de pénétration oculaire qui montre qu’en 2003, le BAK était connu pour avoir amélioré la pénétration d’un large éventail de composés ophtalmiques, à savoir : le carbachol, le timolol, le bétaxolol et la PGF2α. Selon M. Alany, des tests réguliers seraient nécessaires pour déterminer la mesure dans laquelle le BAK augmenterait la perméabilité de la cornée à un composé précis ou la quantité de BAK requise pour arriver au résultat visé.

[253] M. Alany renvoie également à Adler’s Physiology of the Eye, selon lequel :

[traduction]

L’agent de conservation le plus couramment utilisé est le BAK. L’action antibactérienne du BAK se produit grâce à la propriété détergente du composé, qui agit en dégradant les parois cellulaires des bactéries. Ces caractéristiques d’un agent de conservation exposent aussi l’épithélium cornéen et l’endothélium à des dommages lorsqu’ils sont exposés à ces agents [...] L’application sur la cornée d’une goutte contenant du BAK à 0,01 % cause une augmentation immédiate et mesurable de la perméabilité de la cornée à la fluorescéine [...]

[254] Un autre ouvrage largement utilisé, Duane’s Clinical Ophthalmology (2004), mentionne des recherches qui ont montré que le BAK dégrade les jonctions serrées des cellules épithéliales et facilite ainsi la pénétration des composés. M. Alany a cité Havener’s Ocular Pharmacology (1994), qui indique que le BAK est un des détergents cationiques les plus couramment utilisés pour la conservation des gouttes ophtalmiques et l’augmentation de la pénétration cornéenne des médicaments. L’auteur ajoute :

[traduction]

Depuis l’introduction du carbachol dans [le BAK] en 1942, il est reconnu que ces « agents mouillants » augmentent la pénétration cornéenne des médicaments. Cette action était considérée comme un effet souhaitable qui améliorait les traitements et qui devrait donc être recherchée. La raison de la pénétration accrue doit être l’atteinte des cellules épithéliales. Heureusement, ces cellules se régénèrent si rapidement qu’elles sont entièrement renouvelées en 3 jours, si bien que les atteintes sont relativement sans importance ou sont à tout le moins transitoires.

[255] Selon M. Alany, la principale conclusion que le formulateur versé dans l’art tirerait de ces ouvrages est que le BAK augmente la perméabilité cornéenne et qu’il [traduction] « devrait favoriser le passage d’un grand nombre de médicaments, puisque son mécanisme d’action ne semble pas dépendre des propriétés chimiques ou physiques du médicament en soi ».

[256] M. Alany renforce son avis sur le BAK comme promoteur de pénétration en renvoyant à d’autres sources, notamment les articles de Burstein et Higaki, qui décrivent tous deux des expériences montrant que le BAK augmente la perméabilité cornéenne (ces articles sont examinés ci‑dessous). Il renvoie aussi à d’autres publications ainsi qu’à la présence du BAK dans les produits ophtalmiques offerts sur le marché.

[257] Les experts d’Allergan ne partagent pas l’avis de leurs homologues et présentent un point de vue plus nuancé de l’état de la technique concernant le BAK comme promoteur de pénétration. Selon eux, il serait plus juste d’affirmer que le BAK était connu pour favoriser le passage de certaines molécules, mais non celles qui sont semblables au bimatoprost.

[258] Le point de départ du Dr Noecker et de M. Berkland est que le bimatoprost est un médicament lipophile. En raison de cette propriété, il traverserait la cornée plus facilement si l’épithélium lipophile était intact. Toute atteinte de l’intégrité de l’épithélium cornéen devrait réduire la perméabilité de la cornée au bimatoprost. Comme l’a dit le Dr Noecker : [TRADUCTION] « Puisqu’il est reconnu que le BAK endommage l’épithélium cornéen, il serait contre‑intuitif de penser que l’augmentation de la quantité de BAK favoriserait le passage du bimatoprost. » À ce sujet, le Dr Noecker cite l’examen pharmacologique de Lumigan, qu’il décrit comme la seule source de données disponible concernant l’incidence du BAK sur l’effet hypotenseur du bimatoprost sur la PIO. Ce point est examiné ci‑dessous.

[259] Le témoignage de M. Berkland à ce sujet, à l’instar de celui de M. Alany, expliquait en détail le point de vue d’un formulateur. L’avis de M. Berkland sur le sujet est essentiellement le même que celui du Dr Noecker : l’état de la technique enseignait seulement à la personne versée dans l’art que le BAK agirait comme un promoteur de pénétration pour certaines molécules; il indiquait aussi que le BAK inhiberait l’efficacité d’un médicament lipophile comme le bimatoprost.

[260] Mis à part ces déclarations générales, le témoignage de M. Berkland consistait essentiellement en une revue systématique des publications citées par M. Alany; comme il s’agit d’un témoignage capital à ce sujet, je vais l’examiner plus en détail. Après avoir résumé les commentaires de M. Berkland au sujet du rapport de M. Alany, j’examinerai plus en profondeur trois pièces d’art antérieur capitales. Je passerai ensuite à mon analyse et tirerai mes conclusions sur ce point.

[261] M. Berkland fait remarquer que M. Alany cite Edman à l’appui de son avis selon lequel [traduction] « il était bien connu que le BAK favorise la pénétration cornéenne en plus d’agir comme un agent de conservation ». Il ne souscrit pas à cet énoncé, car d’après lui, l’ouvrage d’Edman ne saurait étayer une proposition aussi générale. Edman identifie plutôt certaines molécules dont le pouvoir de pénétration a été accru par le BAK tout en nommant d’autres molécules sur lesquelles le BAK n’a pas eu cet effet.

[262] M. Alany a cité l’explication d’Edman, selon laquelle l’effet tensioactif du BAK [traduction] « rend les membranes des cellules superficielles diffuses et perméables et améliore le transport paracellulaire des médicaments ». Toutefois, M. Berkland souligne que [traduction] « la voie paracellulaire est hydrophile et favorisera le passage des molécules hydrophiles, et non des molécules lipophiles comme le bimatoprost ».

[263] Edman examine aussi l’effet du BAK sur la perméabilité à la fluorescéine, qui est fortement lipophile. Selon M. Berkland, le formulateur versé dans l’art aurait conclu que la fluorescéine est un agent de diagnostic (c.‑à‑d. un colorant), et non un médicament contre le glaucome, et que sa structure est très différente de celle du bimatoprost. La fluorescéine est aussi une molécule chargée qui la fait agir comme un médicament hydrophile, à la différence du bimatoprost, qui est neutre.

[264] Edman cite un article de K. Green intitulé « The Role of Surfactants as Bactericides in Topical Drug Delivery » (1992), publié dans Journal of Scientific and Technical Pharmacy, 2(1), à la p 36. Toutefois, M. Berkland fait remarquer que les résultats de Green expliquent que l’action du BAK favorisant la pénétration dépend de l’hydrophilie de la molécule. M. Berkland est d’avis que Green invite à se détourner du BAK pour augmenter la pénétration cornéenne par les médicaments lipophiles comme le bimatoprost.

[265] En ce qui concerne le recours à l’ouvrage de Mitra par M. Alany, M. Berkland affirme que le formulateur versé dans l’art comprendrait que l’ouvrage explique que le BAK peut accroître la pénétration en partie en faisant ouvrir les jonctions serrées entre les cellules, ce qui favorise le transport paracellulaire. Cependant, cette voie est hydrophile : elle n’augmenterait pas le pouvoir de pénétration d’un médicament lipophile comme le bimatoprost. M. Berkland souligne aussi que Mitra explique que le promoteur de pénétration le mieux connu pour améliorer le transport paracellulaire est l’EDTA, mais qu’il n’est pas un promoteur de pénétration pour le bimatoprost. Enfin, M. Berkland fait remarquer que Mitra semble uniquement mentionner les médicaments dont le pouvoir de pénétration a été accru par le BAK, y compris, par exemple, la PGF2α. Comme il ne tient pas compte des résultats opposés obtenus pour l’ester isopropylique de la PGF2α, le portrait qu’il brosse est incomplet.

[266] M. Berkland souligne que M. Alany s’appuie sur l’ouvrage, Adler’s Physiology of the Eye : Clinical Application, dans lequel on explique que 100 ppm de BAK augmentaient la perméabilité au médicament fluorescéine. Il fait remarquer que M. Alany ne mentionne pas l’explication fournie par les auteurs :

[traduction]

Avec ses jonctions serrées, l’épithélium cornéen agit comme une barrière initiale contre la pénétration, limitant l’absorption de substances ionisées hydrophiles et favorisant le passage de composés hydrophobes liposolubles.

[267] D’après M. Berkland, Adler’s appuie le point de vue selon lequel l’ouverture des jonctions les plus hydrophiles entre les cellules avec du BAK n’augmenterait pas la pénétration du bimatoprost dans l’œil. M. Berkland précise que Duane’s Clinical Ophthalmology, une autre source citée par M. Alany, confirme ce point de vue et ne laisse pas entendre que le BAK pourrait favoriser le passage d’une molécule lipophile comme le bimatoprost.

[268] Comme mentionné ci‑dessus, les témoignages des experts ont plus particulièrement porté sur trois pièces d’art antérieur, lesquelles seront examinées plus en détail en raison de leur importance pour l’analyse de cette partie du critère.

[269] La première antériorité qui mérite d’être examinée en détail est l’article de K. Higaki et ses collaborateurs, intitulé « Estimation and enhancement of in vitro corneal transport of S‑1033, a novel antiglaucoma medication » (1996), publié dans International Journal of Pharmaceutics, vol 132, à la p 165 [Higaki].

[270] Dans cet article, les auteurs énoncent les possibilités thérapeutiques des composés de prostaglandine F2α (PGF2a), mais aussi leurs effets indésirables. Ils ont entrepris d’estimer la perméabilité de la cornée à un dérivé de prostaglandine appelé S‑1033, proposé comme un médicament contre le glaucome dérivé de la prostaglandine, semblable au bimatoprost. Les auteurs se sont également penchés sur la relation entre la perméabilité cornéenne et la lipophilie, de même que sur l’effet du BAK sur cette relation pour les dérivés de prostaglandine.

[271] L’étude a révélé que l’ajout de BAK augmente considérablement la perméabilité au S‑1033. Toutefois, l’ajout de BAK à l’ester méthylique du S‑1033 n’améliore pas son pouvoir de pénétration. Les auteurs ont déclaré ce qui suit : [traduction] « L’ajout [de BAK] augmenterait l’absorption cornéenne du S‑1033 en modifiant l’intégrité de l’épithélium cornéen et/ou en élargissant les espaces intercellulaires entre les couches des cellules épithéliales superficielles » (renvois omis). Les auteurs arrivent ensuite à la conclusion suivante :

[traduction]

Bien que [le BAK] puisse améliorer le passage d’une variété de composés hydrophiles à travers la cornée, on a signalé que le transport transcornéen du promédicament lipophile de la PGF2α avait réduit la présence [du BAK] (renvois omis).

[272] M. Berkland commence en soulignant les principales différences entre les deux molécules à l’étude dans les travaux d’Higaki; il affirme que le S‑1033 est plus hydrophile, tandis que l’ester méthylique du S‑1033 est plus lipophile, comme le bimatoprost. Il fait remarquer que les résultats d’Higaki montrent que l’ajout de BAK a augmenté la pénétration du S‑1033 dans la cornée, mais réduit la pénétration de l’ester méthylique du S‑1033. M. Berkland est donc d’avis que le commentaire de M. Alany, selon lequel Higaki a montré que le pouvoir de pénétration du S‑1033 avait été accru par le BAK est [traduction] « plutôt trompeur ». Il souligne que M. Alany [traduction] « a complètement négligé le fait que ces mêmes auteurs ont aussi étudié l’effet sur le pouvoir de pénétration de l’ester méthylique du S‑1033 ». Ce point est important, selon M. Berkland, puisque l’ester méthylique du S‑1033 s’apparente davantage au bimatoprost, si bien que les données présentées par Higaki à son sujet sont extrêmement pertinentes pour la personne versée dans l’art qui doit de déterminer si le BAK peut agir comme promoteur de pénétration pour le bimatoprost.

[273] M. Alany répond en soulignant que l’extrait d’Higaki cité ci‑dessus renvoie à la publication de Camber et Edman et que ses critiques de l’analyse que M. Berkland a faite de cet article, qui sont examinées ci-dessous, s’appliquent également aux conclusions à tirer d’Higaki.

[274] La deuxième antériorité est un article d’O. Camber et P.Edman, intitulé « Factors influencing the corneal permeability of prostaglandin F2a and its isopropyl ester in vitro » (1987), publié dans International Journal of Pharmaceutics, vol 37, à la p 27 [Camber et Edman].

[275] Cet article décrit des expériences menées sur des facteurs liés à l’absorption cornéenne de la PGF2α et de l’ester isopropylique de la PGF2α. Dans certaines de ces expériences, du BAK a été ajouté à une concentration de 0,01 % [traduction] « pour reproduire une solution de gouttes ophtalmiques pharmaceutiques ».

[276] Les auteurs ont constaté que le BAK augmentait la pénétration cornéenne de la PGF2α, mais produisait l’effet contraire sur l’ester isopropylique de la PGF2α. Les résultats présentés dans l’étude étaient sans équivoque : la solution contenant 0,01 % de BAK a augmenté de 10 fois la perméabilité de la cornée à la PGF2α et diminué de 50 % le passage de l’ester isopropylique de la PGF2α. Camber et Edman ont conclu ce qui suit :

[traduction]

D’après cette étude, il est clair que l’épithélium cornéen fonctionne comme une barrière pour les médicaments hydrophiles et comme un site d’activation des promédicaments comme les esters de la PGF2α. Il est aussi évident que les agents comme [le BAK] peuvent être contre-indiqués si le composé médicamenteux dépend d’un épithélium intact pour être converti en un médicament pharmacologiquement actif.

[277] Selon M. Berkland, le principal point à retenir de cet article est que la pénétration de l’ester isopropylique de la PGF2α – qui est une molécule lipophile comme le bimatoprost – est inhibée par l’ajout de BAK. M. Berkland fait remarquer que l’ester isopropylique de la PGF2α est lipophile; son logP de 3,40 est plutôt semblable à celui du bimatoprost, qui est de 3,2. Camber et Edman ont aussi montré que la perméabilité à la PGF2α augmentait à la suite de l’ajout de BAK. Toutefois, la PGF2α est une molécule plus hydrophile.

[278] Selon M. Berkland, le formulateur versé dans l’art accorderait une importance particulière aux résultats de Camber et Edman, spécialement au fait que le BAK a un effet négatif sur le pouvoir de pénétration de l’ester isopropylique de la PGF2α, en raison de la similitude entre cette molécule et le bimatoprost.

[279] Dans sa réponse, M. Alany affirme qu’il n’est pas possible de tirer une conclusion aussi générale de l’article de Camber et Edman. Il fait valoir que les auteurs ont étudié l’absorption cornéenne et la perméabilité de la cornée à la PGF2α (forme d’origine naturelle pharmacologiquement active de la prostaglandine) et à son ester isopropylique, qui est un promédicament de la PGF2α. M. Alany explique qu’un promédicament est un composé pharmacologiquement inactif (ou peu actif) administré dans l’organisme qui est destiné à être converti en un médicament actif par un processus physiologique ou chimique. Il ajoute que Camber et Edman ont notamment étudié l’effet du BAK sur l’hydrolyse enzymatique du promédicament.

[280] M. Alany en conclut que Camber et Edman ont montré que l’épithélium cornéen fonctionne comme une barrière pour les médicaments hydrophiles et comme un site d’activation des promédicaments comme les esters méthyliques de la PGF2α. Il affirme que la proposition selon laquelle le BAK peut être contre‑indiqué concerne [traduction] « des préparations dont le médicament est un promédicament de type ester (ce qui n’est pas le cas du bimatoprost); les promédicaments de type ester dépendent d’un épithélium intact pour être convertis par hydrolyse enzymatique en médicaments pharmacologiquement actifs pour faciliter leur passage à travers la cornée ».

[281] M. Alany souligne aussi que ces mêmes auteurs ont montré, dans un autre article publié en 1987, que la présence de BAK à 0,01 % augmentait la perméabilité cornéenne et l’absorption d’un médicament lipophile de l’ordre de 4 fois.

[282] À la lumière de tous ces éléments, M. Alany est d’avis que le formulateur versé dans l’art [traduction] « traiterait [l’article de Camber et Edman] avec prudence et hésiterait à conclure qu’il s’applique au bimatoprost ». Il fait aussi valoir que XALATAN et TRAVATAN contiennent tous deux des esters isopropyliques de la PGF2α, ainsi que 200 ppm et 150 ppm de BAK, respectivement. Chacun des principes actifs de ces produits est un promédicament qui devrait être hydrolysé par l’enzyme qui a été étudiée par Camber et Edman. Le fait que ces médicaments ont été approuvés pour le commerce et qu’ils sont largement utilisés rassurerait le formulateur versé dans l’art, étant donné que 150 ou 200 ppm de BAK n’ont pas empêché une quantité suffisante du principe actif de traverser la cornée. M. Alany est d’avis que l’article de Camber et Edman ne s’écarte pas de l’idée selon laquelle le BAK pourrait être utile pour accroître la perméabilité cornéenne au bimatoprost.

[283] M. Alany affirme que son commentaire ci‑dessus s’applique également à l’article d’Higaki. Il estime que les lacunes qu’il a relevées dans l’article de Camber et Edman minent la conclusion d’Higaki, parce que les auteurs de ce dernier article s’appuient sur les conclusions de Camber et Edman pour étayer leur proposition au sujet de l’incidence du BAK sur le pouvoir de pénétration des composés lipophiles.

[284] Allergan a déposé un rapport en réplique préparé par M. Berkland, dans lequel ce dernier remet en question l’analyse de Camber et Edman faite par M. Alany. Plus spécifiquement, M. Berkland est en désaccord avec M. Alany sur deux points : la question de l’hydrolyse et la question du promédicament.

[285] Sur le plan de l’hydrolyse, M. Alany a affirmé que Camber et Edman [traduction] « relèvent principalement un problème potentiel lié au BAK dans le contexte précis où l’hydrolyse enzymatique de l’ester isopropylique (en l’occurrence, un promédicament) traversant un épithélium intact est nécessaire ». M. Berkland affirme que, si M. Alany est d’avis que l’hydrolyse ralentit la pénétration du bimatoprost dans la cornée, il est dans l’erreur puisque l’hydrolyse se produit dans la cornée uniquement après l’absorption, et non sur la surface externe de l’œil. Cela étant, M. Berkland est d’avis que Camber et Edman montrent que la vitesse d’absorption dépend de la lipophilie de la substance. Ce facteur est le principal élément qui détermine si le médicament pénètre dans l’œil ou non, et à quelle vitesse. D’après M. Berkland, une des raisons pour lesquelles un promédicament pourrait être souhaitable dans le présent cas est qu’un promédicament permet d’accroître la lipophilie du médicament et sa pénétration dans la cornée. Le principal point que la personne versée dans l’art retiendrait de Camber et Edman est que la pénétration de l’ester isopropylique de la PGF2α – un médicament lipophile semblable au bimatoprost – dans la cornée était réduite à la suite de l’ajout de BAK.

[286] En ce qui concerne la question du promédicament, M. Berkland convient avec M. Alany que le bimatoprost n’est pas un [traduction] « promédicament d’ester » – il ne présente aucune liaison ester dans sa structure (il présente plutôt une liaison amide). Il ne partage pas l’avis de M. Alany quant à la signification de cette proposition, car la littérature de l’époque enseigne que le bimatoprost est un promédicament et la personne versée dans l’art se serait attendue à ce qu’il se comporte de manière semblable à un ester isopropylique de la PGF2α. M. Berkland fait remarquer que la molécule du bimatoprost est comparable à celle de l’ester isopropylique de la PGF2α et que les deux sont des composés neutres. Compte tenu de ces similitudes, la personne versée dans l’art s’attendrait à ce que les conclusions de Camber et Edman au sujet de l’effet négatif du BAK sur la perméabilité à l’ester isopropylique de la PGF2α s’appliquent également au bimatoprost. Par conséquent, selon M. Berkland, la personne versée dans l’art conclurait que le BAK serait également contre‑indiqué en présence du bimatoprost, car il avait aussi été décrit comme un promédicament qui est hydrolysé dans la cornée.

[287] Enfin, M. Berkland affirme que la critique formulée par M. Alany à l’égard d’Higaki présente aussi des failles, car les auteurs de l’article ont donné à Camber et Edman la même interprétation que celle donnée par M. Alany dans son témoignage, à savoir que le BAK peut réduire ou inhiber la pénétration d’un médicament lipophile. Il fait aussi remarquer qu’Higaki attribue la réduction de la perméabilité à l’ester méthylique du S‑1033 à la lipophilie supérieure de cette substance comparativement au S‑1033 (qui est une prostaglandine plus hydrophile). Cette conclusion s’appliquerait également à la perméabilité attendue du bimatoprost.

[288] La troisième pièce d’art antérieur est appelée « l’examen pharmacologique de Lumigan ». Dans le cadre de la présentation de drogue nouvelle déposée auprès de la FDA concernant l’ancien produit LUMIGAN, Allergan avait soumis des données cliniques provenant de plusieurs études s’intéressant à la préparation de ce produit. Le document d’examen pharmacologique de Lumigan au dossier contient des versions caviardées des études, ainsi que des commentaires du ou des évaluateurs de la FDA qui ont examiné le document dans le cadre du processus d’approbation.

[289] L’examen pharmacologique comprend des rapports sur les résultats d’un certain nombre d’études cliniques différentes. Allergan a indiqué que ces données étaient les seules dont disposerait la personne versée dans l’art pour déterminer si le pouvoir de pénétration du bimatoprost était accru ou réduit par l’ajout de BAK.

[290] Une partie des données de l’examen pharmacologique proviennent de l’étude 001, qui comparait l’effet hypotenseur sur la PIO et l’innocuité de différentes concentrations de bimatoprost (0,003 %, 0,01 % et 0,03 %). La FDA a examiné les données de l’étude 001 et conclu que l’effet maximal du bimatoprost avait été constaté à la concentration de 0,03 %.

[291] L’examen pharmacologique décrit aussi les résultats de l’étude 004, une étude clinique comparant l’effet hypotenseur de différentes préparations sur la PIO, dont le bimatoprost à 0,03 % en association avec 50 ppm de BAK et une préparation à 0,03 % sans agent de conservation. Ces données mesurent la variation moyenne de la PIO par rapport à la valeur de référence (établie au début de l’étude) à chaque point dans le temps. Pour les besoins de la présente analyse, les résultats clés sont présentés dans le tableau ci dessous :

 

Jour 14

Heure 0

Jour 29

Heure 0

Jour 29

Heure 4

Jour 29

Heure 8

Jour 29

Heure 12

0,03 % sans AC

‑9,4

‑8,86

‑7,36

‑6,81

‑7,31

0,03 % avec AC

‑8,89

‑7,95

‑7,53

‑6,45

‑5,92

[292] Tout juste sous le graphique et le tableau présentant les résultats de l’étude 004, l’évaluateur de la FDA fait le commentaire suivant : [TRADUCTION] « Il n’y a pas de distinction claire sur le plan de la PIO entre les groupes de traitement actif jusqu’à l’heure 12 du jour 29, lorsque l’effet hypotenseur de la PIO le plus marqué est observé dans le groupe traité par la concentration de 0,03 % sans AC (agent de conservation). » Ces résultats et ce commentaire ont constitué le point central des témoignages des experts.

[293] Selon M. Noecker, d’après les données de l’étude 001, l’ophtalmologiste versé dans l’art s’attendrait à un effet hypotenseur de la PIO plus faible si la concentration de bimatoprost était réduite. Il a aussi bien pris en compte le dernier point de données de l’étude 004 qui est mentionné dans le commentaire de l’évaluateur. M. Noecker était d’avis que, à la lumière de ces données, l’ophtalmologiste versé dans l’art comprendrait que l’augmentation de la quantité de BAK inhiberait la pénétration du bimatoprost dans l’œil au lieu de la favoriser.

[294] Selon M. Berkland, le formulateur versé dans l’art tirerait une conclusion cohérente d’Higaki, de Camber et Edman, et de l’examen pharmacologique de Lumigan, à savoir que le BAK n’agit pas comme un promoteur de pénétration pour le bimatoprost et qu’il est en fait susceptible de réduire la pénétration du bimatoprost dans l’œil. M. Berkland fait remarquer que l’examen pharmacologique contient les seules données propres au bimatoprost et à l’effet du BAK sur sa pénétration dans l’œil. D’après lui, les données montrent que l’ajout de BAK est corrélé avec un effet hypotenseur sur la PIO plus faible que celui d’une préparation sans agent de conservation. Pour ce point, M. Berkland s’est concentré sur les résultats du jour 14 ainsi que sur d’autres résultats obtenus à des moments différents, hormis le dernier. D’après lui, ces données montrent que l’ajout du BAK n’a pas d’incidence sur l’effet hypotenseur du bimatoprost sur la PIO, car les résultats des préparations à 0,03 % avec et sans agent de conservation sont essentiellement identiques. Il souligne que les résultats divergent au dernier point dans le temps et que le commentaire de l’évaluateur indique que l’effet hypotenseur sur la PIO est en fait supérieur en l’absence de BAK.

[295] Ni le DMorgan ni M. Alany n’ont parlé de l’examen pharmacologique de Lumigan dans leurs rapports principaux. Juno a obtenu l’autorisation de déposer des rapports d’expert en réponse, et les deux experts ont présenté leur avis sur ce document ainsi que le point de vue de leurs homologues sur le sujet.

[296] Le Dr Morgan était d’avis que l’examen pharmacologique n’était pas suffisant pour conclure que le BAK inhibait la pénétration du bimatoprost d’après un seul point dans le temps, le jour 29. Il a plutôt affirmé qu’il aurait été raisonnable de conclure que la quantité de BAK utilisée dans cette étude clinique était insuffisante pour accroître l’effet du bimatoprost à la dose de 0,03 %. Il s’appuie sur les autres données figurant dans le tableau pour réfuter l’idée selon laquelle le BAK inhibe le passage du bimatoprost.

[297] Le Dr Morgan a utilisé l’analogie suivante pour résumer son point de vue : si un stagiaire était venu lui présenter ces résultats à la suite d’une expérience, il l’aurait renvoyé mener d’autres expériences pour déterminer si le point de données unique est un indicateur valide de ce qui s’est passé.

[298] D’après le Dr Morgan, la principale conclusion à tirer des données de l’étude 004 est que d’autres recherches sont nécessaires pour déterminer si une tendance linéaire peut être établie au‑delà du point de données unique. Il a aussi indiqué que les données démographiques de l’étude avaient révélé un déséquilibre entre les âges dans les groupes à l’étude : 76 % des sujets étaient âgés de plus de 65 ans dans le groupe « avec agent de conservation », contre seulement 43 % des sujets du groupe « sans agent de conservation ». Selon le Dr Morgan, cette observation appuie aussi la nécessité de mener d’autres recherches avant de tirer des conclusions définitives.

[299] Pour sa part, M. Alany était sensiblement du même avis que le Dr Morgan, c’est‑à‑dire que les données n’ont fait ressortir aucune distinction claire sur le plan de la diminution de la PIO entre les préparations avec agent de conservation et celles sans agent de conservation et que le formulateur versé dans l’art aurait souhaité voir des données additionnelles avant de tirer une quelconque conclusion concernant l’inhibition par le BAK du passage du bimatoprost. Il a renvoyé à un autre commentaire fait par un évaluateur de la FDA au sujet de l’étude 004 : [TRADUCTION] « Cette étude est limitée par sa courte durée et par son nombre limité de patients. » M. Alany affirme que le formulateur versé dans l’art [traduction] « n’aurait pas tout simplement cessé l’utilisation du BAK après avoir pris connaissance des données limitées de cette étude, compte tenu des avantages connus de l’utilisation du BAK dans les préparations ophtalmiques, comme décrit dans mon premier rapport ». Il fait valoir que le formulateur versé dans l’art aurait plutôt envisagé d’augmenter la quantité de BAK pour en comprendre les avantages.

[300] Dans sa réponse, M. Berkland a nié avoir tiré quelque [traduction] « conclusion générale » que ce soit des données de l’examen pharmacologique. Il a affirmé que ce dernier était compatible avec les publications d’Higaki et de Camber et Edman et que ses résultats présentaient un intérêt spécial, car il s’agissait du seul document de l’art antérieur à évaluer spécifiquement le passage du bimatoprost avec et sans BAK. M. Berkland a de nouveau affirmé que les données de l’examen pharmacologique correspondaient aux résultats présentés dans d’autres documents de l’art antérieur et qu’elles ne donnaient pas l’impulsion d’augmenter la quantité de BAK, et certainement pas de l’augmenter quatre fois. M. Berkland est d’avis que l’examen pharmacologique enseignait de ne pas augmenter la quantité de BAK dans la préparation, car celle de 50 ppm s’était révélée efficace comme agent de conservation de l’ancien produit LUMIGAN.

[301] Ceci termine l’examen de la preuve. J’examinerai maintenant cet élément du critère.

[302] À la lumière des éléments de preuve dont je dispose et des observations des parties sur ce point, je conclus que l’état de la technique enseignait que le BAK n’était pas censé être un promoteur de pénétration pour le bimatoprost. Il y a une différence entre l’état de la technique et l’idée originale en ce qui concerne l’utilisation d’une quantité accrue de BAK comme promoteur de pénétration pour maintenir l’effet hypotenseur sur la PIO à un niveau égal ou supérieur à celui atteint par une préparation contenant une quantité moindre de bimatoprost.

[303] D’abord, même si on savait que le BAK pouvait faciliter le passage de certaines molécules, je ne suis pas persuadé que l’état de la technique à l’époque montrait qu’il pouvait le faire pour tous les types de substances. Je retiens le témoignage de M. Berkland selon lequel le BAK peut faciliter le passage de substances hydrophiles en perturbant l’épithélium et en ouvrant les voies hydrophiles entre les jonctions serrées. Ce témoignage rejoint ce qu’ont déclaré tous les experts sur la manière dont les substances hydrophiles traversent la cornée – par transport paracellulaire dans les voies aqueuses entre les cellules.

[304] Sur ce point, je conclus que les experts de Juno ont surestimé les enseignements de l’état de la technique. Le fait que le BAK puisse agir comme un promoteur de pénétration pour certaines molécules n’est pas remis en question; par contre, la question clé est de savoir si la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que l’ajout de BAK facilite le passage du bimatoprost.

[305] À la lumière de mon examen, je conclus que la recherche sur l’état de la technique montre que le BAK réduisait, ou à tout le moins ne favorisait pas, le passage de substances lipophiles. Cette conclusion correspond aux résultats présentés dans Higaki, dans Camber et Edman et dans l’examen pharmacologique de Lumigan. Je retiens le témoignage de M. Berkland sur ce point.

[306] J’accepte la description que M. Berkland a faite des principaux enseignements de l’article d’Higaki. Bien qu’Higaki ait observé que l’ajout de BAK augmentait le transport cornéen du S‑1033 (une substance relativement hydrophile), le BAK n’avait pas le même effet sur l’ester méthylique du S‑1033. M. Berkland a ajouté un élément de contexte important en faisant remarquer que l’ester méthylique du S‑1033 est une substance plus lipophile (comparativement à son composé d’origine) et qu’il présente un logP plutôt semblable à celui du bimatoprost. Higaki cite Camber et Edman à l’appui de la proposition voulant que, [traduction] « [b]ien que [le BAK] puisse améliorer le passage d’une variété de composés hydrophiles à travers la cornée, on a signalé que le transport transcornéen du promédicament lipophile de la PGF2α avait réduit la présence [du BAK] [...] ». Cet extrait rejoint l’avis de M. Berkland et son interprétation des enseignements de Camber et Edman.

[307] En ce qui concerne l’examen pharmacologique de Lumigan, une grande attention a été accordée au commentaire de l’évaluateur au sujet du dernier point de données dans le graphique illustrant les résultats de l’étude 004. J’accepte les réserves exprimées par le Dr Morgan et M. Alany concernant le poids à attribuer à ce point de données unique. Cela dit, j’estime que les autres données présentées appuient la conclusion selon laquelle l’ajout de BAK n’avait pas favorisé le passage du bimatoprost. Les données indiquent plutôt que l’ajout de 50 ppm de BAK dans une préparation contenant du bimatoprost à 0,03 % n’a aucun effet réel en comparaison avec une préparation sans agent de conservation. Ces données ne sont pas compatibles avec l’idée que l’augmentation de la quantité de BAK favoriserait le passage du bimatoprost et que, par conséquent, elle compenserait l’inhibition de l’effet hypotenseur sur la PIO qui est associée à une réduction considérable de la concentration de bimatoprost. Bien que j’accepte qu’une plus grande quantité de données aurait été nécessaire pour aboutir à une conclusion définitive, le point essentiel dans la présente affaire est que les données de l’examen pharmacologique de Lumigan n’enseignaient pas que l’ajout de BAK favoriserait vraisemblablement la pénétration du bimatoprost dans la cornée.

[308] Par ailleurs, tous les experts s’accordaient pour dire que l’épithélium cornéen est lipophile et par le fait même particulièrement perméable aux molécules relativement lipophiles. Il n’est pas contesté que le bimatoprost est relativement lipophile, compte tenu de son logP de 3,2. Les données montrent que la pénétration cornéenne des substances comparables étudiées par Higaki (ester méthylique du S‑1033) et par Camber et Edman (ester isopropylique de la PGF2α) était réduite à la suite de l’ajout de BAK. Cette conclusion est compatible avec les résultats présentés dans l’examen pharmacologique de Lumigan. J’estime qu’elle aussi compatible avec les attentes qu’aurait la personne versée de l’art, qui prédirait que la perturbation de l’épithélium cornéen lipophile gênerait le passage d’une substance lipophile dans la cornée.

[309] Enfin, je ne suis pas persuadé par l’avis exprimé par M. Alany au sujet des enseignements de Camber et Edman sur les questions liées au promédicament et à l’hydrolyse. Les deux formulateurs experts ont indiqué que la question de savoir si le bimatoprost est un promédicament avait été un sujet controversé dans la recherche; aucun d’eux ne s’est exprimé sur la question, hormis pour dire qu’elle était controversée. En 2005, certaines publications indiquaient que le bimatoprost est un promédicament. Ensuite, la pertinence de savoir si l’hydrolyse commence au moment du contact avec l’œil (comme l’affirme M. Alany) ou seulement lors de l’absorption dans la cornée (avis de M. Berkland) n’a pas été expliquée dans le témoignage de M. Alany.

[310] En ce qui concerne la présence sur le marché en 2005 d’autres médicaments contre le glaucome contenant des esters isopropyliques de la PGF2α et du BAK, j’accepte que cela aurait soulevé des questions dans l’esprit de la personne versée dans l’art, mais je ne suis pas persuadé que l’existence de ces produits en soi soit suffisante pour montrer qu’il n’existe aucune différence entre l’état de la technique et l’idée originale.

[311] J’ai déjà accepté le témoignage de M. Berkland selon lequel au moins une partie du BAK présent dans XALATAN forme un complexe avec l’ingrédient pharmaceutique actif, ce qui l’empêche de perturber l’épithélium cornéen. Ce fait répond au moins en partie à la question de savoir pourquoi ce médicament réussit à pénétrer dans la cornée. En outre, le fait que l’ancien produit LUMIGAN (à 50 ppm) et TRAVATAN (à 150 ppm) sont tous les deux des médicaments efficaces contre le glaucome pourrait avoir ouvert des pistes de recherche fructueuses, mais ne montrait pas à la personne versée dans l’art que l’ajout de BAK dans une préparation dont la concentration de bimatoprost a été réduite des deux tiers devrait favoriser la pénétration cornéenne.

[312] Aucune recherche ne porte à croire que l’inclusion de concentrations élevées de BAK dans ces autres médicaments visait à augmenter la perméabilité cornéenne, non plus qu’aucune recherche n’appuie l’hypothèse selon laquelle il s’agirait de l’effet que le BAK a réellement eu. En l’absence de cette preuve, je ne suis pas persuadé que les concentrations élevées de BAK dans ces autres produits auraient montré à la personne versée dans l’art que l’augmentation de la concentration de bimatoprost favorisait la pénétration.

[313] Il est important de bien situer le contexte dans lequel le présent débat s’inscrit. La question à ce stade de l’analyse est de savoir s’il y a une différence entre l’état de la technique et l’idée originale. Un volet essentiel consiste à déterminer si l’on pouvait s’attendre à ce que l’augmentation du BAK dans la préparation compense la réduction du bimatoprost et produise un effet hypotenseur égal ou supérieur sur la PIO. Ce volet est essentiel parce que la diminution de la PIO est le seul traitement connu contre le glaucome et l’hypertension intraoculaire.

[314] Camber et Edman (tout comme Higaki) ont montré que l’augmentation du BAK ne favorisait ni ne gênait la pénétration cornéenne des molécules lipophiles semblables au bimatoprost. M. Alany n’a jamais dit si ou comment le fait que le bimatoprost puisse être un promédicament, ou que l’hydrolyse puisse se produire au contact avec l’œil, pourrait expliquer ces résultats. Je conclus que ce débat n’est pas pertinent pour les besoins de la présente étape de l’analyse de cette question.

[315] Enfin, je ne suis pas persuadé par l’argument de Juno selon lequel, en 2005, la présence sur le marché d’analogues de la PGF2α contenant du BAK aurait amené la personne versée dans l’art à augmenter la quantité de BAK. Au mieux, cela aurait donné une piste de recherche. Cela n’avait aucune incidence sur le poids de l’état de la technique, qui enseignait de délaisser le BAK en raison de ses effets cytotoxiques sur l’épithélium cornéen, ni sur le poids de la preuve selon laquelle le BAK ne favorisait pas le passage des molécules lipophiles.

[316] Pour tous ces motifs, je conclus qu’il y avait un écart notable entre l’état de la technique et l’idée originale sous‑tendant les revendications 16 et 19 du brevet 691.

(4) Conclusion sur la troisième étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi

[317] Il convient de revenir aux principes fondamentaux : la question à l’étude est celle de savoir si le brevet d’Allergan est invalide du fait que l’invention était évidente à la date de sa revendication. L’analyse qui précède avait pour but d’évaluer l’idée originale sous‑tendant les revendications au regard de l’état de la technique à l’époque pertinente.

[318] Cette analyse précède la quatrième étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi, qui impose à la Cour de se demander si les différences recensées lors de la troisième étape auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art ou si elles dénotent quelque inventivité. En d’autres termes, une idée originale pour laquelle l’état de la technique a déjà posé toutes les bases est susceptible d’être jugée évidente. En revanche, un écart important entre l’état de la technique de l’époque et l’idée originale peut indiquer que l’invention n’est pas évidente. Je dois donc examiner les différences, s’il en est, entre l’idée originale et l’état de la technique.

[319] Je suis d’avis qu’il existe des différences importantes entre l’état de la technique et l’idée originale. Je fais mienne la description de ces différences donnée par Allergan :

[traduction]

D’abord, l’art antérieur n’enseignait pas que la réduction de la concentration de bimatoprost de 0,03 % à 0,01 % était susceptible d’être sans effet sur l’efficacité. L’art antérieur enseignait plutôt que l’efficacité d’une concentration de 0,01 % de bimatoprost serait inférieure. Ensuite, l’art antérieur enseignait de réduire ou d’éliminer le BAK en raison de problèmes de toxicité. À l’opposé, l’invention prévoit l’augmentation de la quantité de BAK au‑dessus du niveau des 50 ppm qui étaient suffisants pour la conservation de l’ancienne préparation. Enfin, si l’art antérieur enseignait que le BAK pouvait favoriser le passage de certains médicaments, il enseignait aussi que le BAK n’améliorerait pas le pouvoir de pénétration d’un composé lipophile comme le bimatoprost. La seule antériorité concernant la mise à l’essai de bimatoprost avec et sans BAK indiquait que le BAK n’améliorait pas le pouvoir de pénétration.

[320] Gardant cela à l’esprit, je passe à la quatrième et dernière étape du critère de l’arrêt Sanofi.

E. La quatrième étape : l’essai allant de soi

[321] La quatrième étape du critère de l’arrêt Sanofi est formulée en ces termes :

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[322] La Cour suprême a fait remarquer que si un brevet relève d’un domaine « d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’“essai allant de soi” pourrait être indiqué » (Sanofi, au para 68). Selon une jurisprudence bien établie, les brevets pharmaceutiques font partie d’un domaine où les progrès sont généralement le résultat de l’expérimentation; ainsi, le critère de l’« essai allant de soi » est souvent appliqué dans des affaires comme celle qui nous occupe.

[323] Dans l’arrêt Shire, le juge Rennie a apporté les importantes précisions qui suivent au sujet de cette étape (par souci de commodité, tous les renvois ont été omis). En premier lieu, « [l]’évidence doit être évaluée d’une manière objective et téléologique, à la lumière du problème que le brevet cherche à résoudre ».

[324] En deuxième lieu :

Pour qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », il doit exister des éléments de preuve établissant, selon la prépondérance des probabilités, « qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention ». Pour cette raison, l’analyse de l’évidence doit découler de la définition de l’« invention » décrite par l’idée originale de la revendication. […] Le critère de l’essai allant de soi n’a pas pour effet d’étendre la portée de l’analyse de l’évidence, d’une analyse de chaque revendication à une analyse portant sur l’invention globale.

[325] En dernier lieu, le juge Rennie s’est penché sur les facteurs non exhaustifs énumérés dans l’arrêt Sanofi qui doivent être pris en considération afin d’évaluer s’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention :

  1. Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

  2. Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

  3. L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[326] Un quatrième facteur a été défini dans l’arrêt Sanofi (aux para 70, 71), puis confirmé dans des jugements ultérieurs, à savoir les mesures concrètes ayant mené à l’invention : voir, par exemple, Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2023 CAF 68 au para 28. À cet égard, le juge Rennie s’est ainsi exprimé :

[107] Outre ces facteurs, il existe aussi des facteurs contextuels à prendre en compte, selon les faits propres à l’affaire. Il s’agit notamment de l’historique de l’invention, de la mesure dans laquelle l’invention a pu être réalisée « rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais » et de démarches « vaines » préalables à la réalisation de l’invention […] Bien qu’ils ne soient pas nécessairement déterminants en soi […], il faut examiner tout facteur qui est soulevé, en plus de ceux énumérés dans l’arrêt Sanofi, avant de tirer une conclusion quant à l’évidence.

[327] Une dernière remarque : si chacun de ces facteurs doit être examiné, il n’est toutefois pas nécessaire que tous soient respectés (Shire, au para 106, citant Hospira, aux para 89, 90).

[328] Juno a prétendu que l’invention définie dans les revendications nos 16 et 19 allait de soi, tandis qu’Allergan a rejeté cette prétention. Je résumerai les témoignages des experts et de M. Chang, puis j’exposerai les arguments avancés par les parties, avant de procéder à mon analyse de cet élément du critère.

(1) Les témoignages

[329] Le témoignage du Dr Noecker sur ce point s’appuie sur la volonté de maintenir l’effet hypotenseur sur la PIO. Il s’agit selon lui du principal objectif de toute préparation d’un médicament contre le glaucome. Le Dr Noecker en conclut qu’en raison des problèmes d’hyperémie associés à l’ancien produit LUMIGAN, l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait demandé à un formulateur de proposer de nouvelles préparations qui réduiraient l’incidence de l’hyperémie tout en maintenant la concentration de bimatoprost, qui était nécessaire pour assurer l’efficacité du médicament.

[330] À la lumière des données sur l’état de la technique exposées ci‑dessus, le Dr Noecker a affirmé que l’invention décrite dans les revendications était contre‑intuitive à tous les points de vue. Selon lui, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que la réduction de la quantité de bimatoprost rende le produit moins efficace pour diminuer la PIO. L’état de la technique enseignait de ne pas augmenter la quantité de BAK en raison de ses effets négatifs sur l’épithélium cornéen, et l’on ne s’attendait pas à ce qu’une augmentation du BAK favorise le passage du bimatoprost. Pour toutes ces raisons, le Dr Noecker était d’avis que l’invention décrite dans les revendications 16 et 19 n’allait pas de soi, et qu’il n’était pas évident que si elle était mise à l’essai, elle fonctionnerait.

[331] Le Dr Noecker a affirmé que les données de Laibovitz montraient qu’une préparation contenant 0,01 % de bimatoprost était inférieure à l’ancien produit LUMIGAN et qu’elle n’avait pas un effet hypotenseur sur la PIO comparable à celui des meilleurs produits de comparaison vendus sur le marché à l’époque. Sur ce point, il a ajouté que le timolol n’était plus considéré comme le [traduction] « produit par excellence » parmi les médicaments disponibles pour traiter le glaucome et l’hypertension intraoculaire et que le renvoi qu’y faisait Laibovitz n’était pas particulièrement pertinent du point de vue clinique.

[332] Selon le Dr Noecker, il était important qu’il n’y ait aucun cas de reformulation de médicaments contre le glaucome et l’hypertension intraoculaire visant à réduire la quantité de principe actif et à augmenter la quantité de BAK. Ce qui est plutôt arrivé, c’est que ces médicaments ont été préparés dans des formes sans agent de conservation ou que la quantité d’ingrédient pharmaceutique actif (IPA) a été réduite et la quantité de BAK, maintenue, réduite ou remplacée. Sur ce point, le Dr Noecker renvoie à BETOPTIC (IPA réduit de 50 %, BAK maintenu à 100 ppm); ACULAR (IPA réduit de 0,5 % à 0,4 %, BAK réduit de 100 ppm à 60 ppm); et ALPHAGAN (IPA réduit de 0,02 % à 0,015 %, BAK remplacé par Purite).

[333] Le témoignage de M. Berkland suivait largement celui du Dr Noecker. D’après M. Berkland, l’invention décrite dans les revendications n’était pas évidente ni n’allait de soi. M. Berkland a aussi fait remarquer qu’en plus des documents sur l’état de la technique analysés ci‑dessus, l’évolution du marché n’appuyait ni n’encourageait l’idée de réduire le bimatoprost et d’augmenter le BAK. Il s’est aussi penché sur les mesures concrètes prises par l’équipe d’Allergan ayant mis au point la nouvelle préparation, ce que j’examinerai plus loin.

[334] M. Chin‑Ming Chang, un des inventeurs nommés dans le brevet 691, a aussi témoigné pour Allergan. Je suis d’avis que M. Chang possède les compétences du formulateur versé dans l’art qui a été précédemment défini. Il était formulateur en chef de l’équipe d’Allergan chargée de l’amélioration de 2003 jusqu’à l’achèvement du projet.

[335] M. Chang a témoigné au sujet du travail de l’équipe ayant mis au point la préparation de LUMIGAN RC 0,01 % décrite dans la revendication 16 du brevet 691. La première réunion de l’équipe chargée de l’amélioration de Lumigan (l’équipe Lumigan) a eu lieu le 1er février 2022. À cette époque, le problème d’hyperémie associé à l’ancien produit LUMIGAN était connu. Le compte rendu de la réunion révèle que l’équipe Lumigan a discuté d’un certain nombre de préparations susceptibles d’atténuer le problème d’hyperémie, dont plusieurs dans lesquelles le BAK serait remplacé par Purite. Il révèle aussi que l’augmentation du BAK n’est pas une des options dont il était question à l’époque.

[336] De même, plusieurs préparations ont été mises au point et évaluées tout au long de 2002. M. Chang a fourni un document daté du 25 juin 2002 ayant été rédigé par son prédécesseur au titre de formulateur en chef pour le projet. Ce document énumère un certain nombre de préparations conçues pour réduire l’hyperémie tout en maintenant l’efficacité du produit. Selon M. Chang, le maintien de l’effet hypotenseur de l’ancien LUMIGAN sur la PIO était une nécessité absolue pour Allergan, puisque l’entreprise avait déjà mis en marché un produit efficace (l’ancien produit LUMIGAN), dont M. Chang a affirmé qu’il était [traduction] « superbement efficace ».

[337] Le document traitant des préparations explique les raisons pour lesquelles différentes options ont été mises à l’essai :

  • À base de cyclodextrine – visait à créer une barrière entre le bimatoprost et les tissus et, par conséquent, à réduire l’hyperémie qui lui est attribuable.

  • Gouttes lubrifiantes Refresh – produit existant d’Allergan contenant l’agent de conservation Purite. Connu pour être très doux, il pourrait être utilisé comme véhicule pour acheminer le bimatoprost et réduire le risque d’irritation.

  • Forte teneur en calcium, tampon de borate – des recherches indiquent que le calcium pourrait avoir un effet vasoconstricteur, et on souhaitait que le rétrécissement des vaisseaux sanguins réduise l’hyperémie associée au bimatoprost.

  • Émulsion d’huile de ricin – semblable à l’option de la cyclodextrine, cette option réduirait le contact entre le bimatoprost et l’œil en transformant le produit en émulsion en gouttes.

  • Gomme gellane - hydrogel susceptible de réduire la concentration de bimatoprost en retardant la libération du bimatoprost dans les tissus.

[338] Dans toutes ces méthodes de préparation, la concentration de bimatoprost a été maintenue à 0,03 %.

[339] Aucune de ces méthodes ne s’est révélée fructueuse. M. Chang a témoigné que, tout au long de 2002, l’équipe Lumigan avait essayé quatorze méthodes de préparation, mais qu’aucune d’elles n’avait permis d’atteindre les objectifs du projet. L’équipe Lumigan a aussi essayé de conditionner l’ancien produit LUMIGAN dans des flacons qui administreraient une microgoutte (de 5, 10, 15 ou 20 microlitres), en contraste avec le produit commercialisé, qui administre des gouttes d’environ 30 microlitres. Cette méthode n’a pas permis de réduire l’hyperémie; elle a plutôt réduit l’effet hypotenseur du médicament sur la PIO.

[340] Les travaux sur les préparations se sont poursuivis tout au long de 2003; une attention spéciale a été prêtée à la reformulation du bimatoprost avec Purite au lieu du BAK. Ces efforts ne se sont pas avérés fructueux, car le bimatoprost se dégradait en présence de Purite; ces préparations n’étaient pas suffisamment stables pour faire l’objet d’une approbation réglementaire ou d’un usage commercial. L’équipe Lumigan a décidé de mettre fin à ses tentatives de remplacer le BAK par Purite.

[341] En mars 2004, l’équipe Lumigan a mis au point plusieurs préparations contenant du bimatoprost à 0,03 % et un promoteur de pénétration connu : le TPGS (une forme de vitamine E). Elle souhaitait évaluer dans quelle mesure le TPGS augmentait le pouvoir de pénétration du bimatoprost. Cinq préparations contenant du bimatoprost à 0,03 % et différentes concentrations de TPGS ont été mises au point; aucune d’elles ne contenait du BAK. Une autre préparation contenant du bimatoprost à 0,03 % et 200 ppm de BAK a aussi été mise au point. Ces préparations ont été comparées à l’ancien produit LUMIGAN, qui servait de produit de référence. Les résultats de cette étude ont révélé que le TPGS avait réduit l’absorption. M. Chang a affirmé que cette observation était surprenante, étant donné que le TPGS est un promoteur de pénétration connu. Aucune autre mesure n’a été prise pour évaluer le bimatoprost avec le TPGS.

[342] En août 2004, l’équipe Lumigan s’est tournée vers un autre promoteur de pénétration : l’EDTA. Une étude in vitro a été menée afin de déterminer si l’EDTA et le BAK étaient efficaces pour augmenter la pénétration du bimatoprost dans l’œil. Quatorze préparations ont été mises au point et mises à l’essai. Chacune d’elles contenait du bimatoprost à 0,015 %, ainsi que 50 ppm, 125 ppm ou 200 ppm de BAK et de l’EDTA à 0 %, 0,015 % ou 0,03 %. Les résultats de l’étude ont révélé que l’EDTA n’augmentait pas de façon notable le passage du bimatoprost. Inversement, le passage du bimatoprost était favorisé par de fortes quantités de BAK. M. Chang a affirmé que [traduction] « les résultats de cette étude m’ont surpris, et je crois qu’ils ont aussi surpris mes collègues ».

[343] M. Chang a aussi décrit les travaux réalisés le 31 août 2004 ou vers cette date pour préparer le composé décrit à la revendication 16 du brevet 691, de même que les essais menés par Allergan avant de demander l’approbation réglementaire de la nouvelle préparation.

[344] Juno a contesté certains aspects du témoignage de M. Chang, comme je l’expliquerai plus loin.

[345] Les experts de Juno étaient d’avis que l’invention décrite dans les revendications 16 et 19 résultait d’« un essai allant de soi ». Le Dr Morgan a affirmé que le problème d’hyperémie associé à l’ancien produit LUMIGAN est ce qui justifiait les démarches pour accroître l’observance par les patients en réduisant l’incidence de l’hyperémie. D’après lui, l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait accueilli favorablement toute réduction des effets secondaires qui ne nuirait pas à l’efficacité du produit. Il s’est dit d’avis que la personne versée dans l’art aurait eu connaissance des travaux de Laibovitz et qu’à la lumière des données de cette étude, elle se serait attendue à ce qu’une préparation contenant du bimatoprost à 0,01 % soit efficace pour diminuer la PIO de 20 %. Le Dr Morgan estime que ce résultat est utile sur le plan clinique.

[346] Cela étant, le Dr Morgan conclut qu’aucune inventivité n’était nécessaire pour arriver à une préparation contenant du bimatoprost à 0,01 %, comme celle décrite à la revendication 16. En outre, l’ophtalmologiste versé dans l’art se serait attendu à ce que l’utilisation d’une quantité réduite de bimatoprost ait un effet à la baisse sur l’incidence de l’hyperémie, compte tenu des résultats publiés par Laibovitz, et il aurait souhaité le confirmer par une étude additionnelle. Le Dr Morgan a indiqué que, comme l’objectif pratique d’une telle étude aurait été d’obtenir un traitement utile sur le plan clinique, l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait souhaité utiliser une préparation avec agent de conservation. Comme le BAK était l’agent de conservation le plus couramment utilisé et qu’il avait été approuvé à plusieurs concentrations, l’ophtalmologiste versé dans l’art n’aurait pas remis en question la recommandation d’un formulateur d’utiliser une concentration de BAK présente dans des produits commerciaux approuvés. Le choix de la concentration de BAK aurait été laissé à la discrétion du formulateur.

[347] Le Dr Morgan s’est dit d’avis que, par conséquent, aucune inventivité n’était nécessaire pour arriver à une préparation contenant 0,01 % de bimatoprost et 0,02 % (200 ppm) de BAK. Il a aussi affirmé qu’il n’y avait rien d’original à utiliser d’autres excipients dans la préparation décrite à la revendication 16 ou à chercher à établir un pH de 7,3, car ces méthodes étaient toutes couramment acceptées pour les médicaments existants contre le glaucome.

[348] Le Dr Morgan était d’avis que l’élaboration d’une préparation contenant moins de bimatoprost et plus de BAK allait de soi, compte tenu de l’efficacité connue du bimatoprost à 0,01 % et de l’utilisation du BAK comme agent de conservation et promoteur de la perméabilité cornéenne. Selon lui, toutes ces idées étaient évidentes, tout comme il allait de soi qu’il fallait s’attendre à ce que la réduction de la quantité de bimatoprost ait pour effet de réduire l’incidence de l’hyperémie.

[349] Bien que l’ophtalmologiste versé dans l’art n’aurait pas su à l’avance si une préparation contenant une quantité réduite de bimatoprost avait la même efficacité que l’ancien produit LUMIGAN, il aurait pu le confirmer en menant des essais comme ceux qui ont été réalisés facilement avec l’équipe compétente. Le Dr Morgan était d’avis que ce type d’essais était courant. Enfin, il a affirmé que la personne versée dans l’art serait fortement motivée à trouver une préparation différente qui assurerait une diminution de la PIO efficace sur le plan clinique tout en réduisant l’incidence de l’hyperémie dans le but d’accroître l’observance par les patients. L’ophtalmologiste versé dans l’art aurait accepté les risques associés à l’utilisation d’une quantité accrue de BAK dans cette préparation, compte tenu de l’état de la technique en 2005 et du fait qu’il s’agissait de l’agent de conservation le plus courant dans les autres médicaments contre le glaucome.

[350] Le témoignage de M. Alany était très semblable à celui du Dr Morgan, à la différence qu’il reflétait le point de vue du formulateur versé dans l’art. Selon M. Alany, il y avait un nombre limité de solutions prévisibles pouvant être envisagées pour arriver à une préparation susceptible d’être un médicament efficace contre le glaucome qui réduirait l’incidence de l’hyperémie. M. Alany a indiqué que la réduction de la dose du principe actif serait le premier choix [traduction] « pour s’attaquer de front à l’hyperémie ». De même, l’augmentation de la quantité de BAK était un choix naturel pour accroître la perméabilité cornéenne au bimatoprost et la biodisponibilité du bimatoprost. M. Alany a convenu avec le Dr Morgan que le choix des autres excipients allait de soi, tout comme le maintien du pH à 7,3.

[351] M. Alany était d’avis que, si l’idée originale supposait une efficacité comparable, celle‑ci pourrait facilement être confirmée par des essais courants et par des ajustements à la préparation.

[352] L’art antérieur donnait l’impulsion de mettre au point une préparation efficace pour le traitement du glaucome qui améliorerait l’observance par les patients, selon M. Alany. Compte tenu de l’efficacité de l’ancien produit LUMIGAN pour diminuer la PIO, l’équipe versée dans l’art aurait été motivée à améliorer la préparation contenant du bimatoprost plutôt qu’à chercher un nouveau candidat‑médicament pour le remplacer. Tout risque associé à l’utilisation du BAK aurait été annulé par le respect de la plage des concentrations connues et approuvées présentes dans des produits comparables sur le marché à l’époque.

[353] À la lumière de tous ces éléments, M. Alany estime que le 16 mars 2005, les différences constituaient des étapes évidentes. Il est aussi d’avis que les mesures concrètes prises par Allergan montrent que les travaux à effectuer étaient relativement courants. Il a fait remarquer qu’en novembre 2002, Allergan avait étudié cinq concentrations différentes de bimatoprost. Selon un rapport sur les résultats de cette étude, daté de janvier 2003 : [TRADUCTION] « Les résultats de cette étude dose‑réponse pourraient s’avérer utiles pour la mise à l’essai de nouvelles préparations contenant du bimatoprost. Si la biodisponibilité du bimatoprost peut être améliorée avec une préparation différente, il pourrait être possible d’utiliser une concentration différente et d’obtenir une efficacité semblable tout en réduisant l’hyperémie. » Selon M. Alany, les dossiers d’Allergan montrent que les travaux menés en 2002 et 2003 visaient principalement à mettre au point une nouvelle préparation contenant du bimatoprost, et non à corriger le problème de la préparation existante; ce n’est que lorsque les travaux ont échoué qu’Allergan s’est intéressée aux promoteurs de pénétration et à des quantités différentes de BAK. Après ce changement, Allergan est rapidement arrivée à la solution décrite dans les revendications 16 et 19 du brevet 691.

(2) Observations des parties

[354] Juno soutient que le problème que l’inventeur souhaitait résoudre était l’hyperémie excessive associée à l’ancien produit LUMIGAN. Le problème était bien connu, et tant le Dr Noecker que le Dr Morgan ont confirmé que la faible observance par les patients – attribuable à l’hyperémie – était le principal inconvénient qui limitait l’efficacité de l’ancien produit LUMIGAN. C’est, selon Juno, ce qui a motivé l’équipe versée dans l’art à chercher une préparation différente.

[355] Quant aux différences, Juno fait valoir que la préparation décrite à la revendication 16 ne contient aucun ingrédient nouveau par rapport à l’ancien produit LUMIGAN. La seule différence est la concentration réduite de bimatoprost et la quantité accrue de BAK. Juno cite Laibovitz comme une preuve de l’efficacité des concentrations réduites de bimatoprost, faisant valoir que les résultats de Laibovitz montrent que la réduction de la concentration de bimatoprost des deux tiers (de 0,03 % à 0,01 %) diminuerait seulement du tiers l’effet hypotenseur du produit sur la PIO (de 29,6 % à 20,7 %). Juno affirme aussi que, malgré cette réduction, la nouvelle préparation avait diminué davantage la PIO que le timolol, qui était le produit de comparaison [traduction] « par excellence » de la FDA à l’époque.

[356] Juno fait valoir que le formulateur versé dans l’art aurait naturellement envisagé l’utilisation d’un promoteur de pénétration pour compenser l’effet de la réduction de la quantité de bimatoprost, car cela fait partie des connaissances générales courantes. Juno soutient que, comme le BAK était déjà présent dans la préparation originale, et qu’il était connu pour agir comme un promoteur de pénétration, l’augmentation de la quantité de BAK était une étape naturelle. Sur ce point, Juno renvoie à la preuve qui, en 2005, montrait que le bimatoprost est absorbé à travers la sclérotique, citant Woodward et coll., The Pharmacology of Bimatoprost, (2001) Survey of Ophthalmology, volume 45, supplément 4. Cela laissait entendre qu’une absorption accrue par la cornée augmenterait l’effet hypotenseur sur la PIO; un promoteur de pénétration constituait donc une stratégie logique à explorer.

[357] En ce qui concerne les préoccupations suscitées par l’augmentation de la quantité de BAK, Juno renvoie à l’état de la technique, à savoir : la présence sur le marché de médicaments efficaces contre le glaucome contenant des quantités de BAK plus élevées que l’ancien produit LUMIGAN (y compris XALATAN, à 200 ppm); l’absence de directives réglementaires ordonnant d’éliminer ou de réduire le BAK; et la littérature, comme l’article d’Abelson, qui indiquait que le maintien de l’utilisation du BAK était acceptable sur le plan clinique.

[358] Juno soutient qu’Allergan n’aurait pas dû s’appuyer sur Higaki et sur Camber et Edman, car ces études portaient sur des molécules précises et ne définissaient aucune catégorie de médicaments pour laquelle le BAK pourrait ne pas être un promoteur de pénétration efficace. Selon Juno, l’état de la technique, considéré globalement en 2005, [traduction] « envoyait comme message général que le BAK augmentait la pénétration cornéenne pour un large éventail de médicaments avec un effet dépendant de la concentration [...] ». Cette attente n’avait qu’à être confirmée par la mise à l’essai de quantités accrues de BAK avec le bimatoprost.

[359] Juno fait remarquer que l’analyse relative à « l’essai allant de soi » se concentre sur ce qui est nécessaire pour arriver à l’invention alléguée dans le brevet. Si le fait qu’« il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention » est une exigence obligatoire du critère, il reste que la question de savoir s’il était [traduction] « plus ou moins évident que l’essai serait fructueux » est simplement un facteur dont il faut tenir compte.

[360] Juno estime que, dans la présente affaire, la raison pour laquelle il fallait réduire l’hyperémie était évidente. De plus, l’idée générale consistant à reformuler un médicament contre le glaucome, de manière à réduire la quantité de principe actif dans le but d’améliorer l’observance par les patients tout en maintenant l’effet hypotenseur sur la PIO, n’était pas nouvelle. Il s’agit simplement d’une application particulière du principe général auquel tous les experts ont souscrit, à savoir que la meilleure pratique était d’utiliser la plus faible quantité possible de principe actif (et d’excipients) pour produire l’effet visé.

[361] Juno soutient que le témoignage du Dr Noecker sur ce point se concentrait sur la solution plutôt que sur le problème à régler. Bien que ce dernier ait admis que le problème associé à l’ancien produit LUMIGAN était la forte incidence d’hyperémie, il a aussi affirmé qu’il n’y avait aucune raison de réduire la quantité de bimatoprost, et ce, même s’il reconnaissait que la cause du problème était le bimatoprost.

[362] En outre, Juno soutient qu’il était plus ou moins évident que l’essai serait fructueux. Le bimatoprost causait l’hyperémie; il était donc logique d’en réduire la quantité. L’ajout de BAK augmenterait la pénétration du bimatoprost dans l’œil, ce qui donnerait un produit efficace. Juno renvoie au témoignage de M. Alany, selon lequel un degré d’efforts relativement minime était nécessaire pour élaborer et réaliser les expériences requises afin de pouvoir déterminer si l’augmentation de la quantité de BAK augmentait le passage du bimatoprost. Le Dr Morgan a aussi affirmé que la confirmation de l’efficacité de la nouvelle préparation impliquait uniquement de reproduire les expériences de Laibovitz.

[363] Quant aux mesures concrètes prises par Allergan, Juno fait remarquer que le témoignage de l’inventeur était incomplet et qu’il y manquait des détails clés. M. Chang ne faisait pas partie de l’équipe Lumigan depuis le tout début; il ne pouvait donc pas parler en connaissance de cause des travaux initiaux du groupe. Il ne connaissait pas non plus plusieurs études et documents indiquant que, déjà en avril 2002, Allergan examinait l’efficacité de différentes concentrations de bimatoprost et que les résultats de l’étude dose‑réponse initiale avaient été publiés en octobre 2002.

[364] Juno fait aussi remarquer que M. Chang ne connaissait pas non plus les préparations exactes qui avaient été utilisées dans certaines de ces études et qu’il avait reconnu qu’il avait en fait eu tort de présumer que les préparations différaient les unes des autres uniquement sur le plan de la quantité de bimatoprost ou de BAK (certaines préparations contenaient aussi un tensioactif et un agent solubilisant appelé poloxamère 407). De plus, Juno soutient que M. Chang a omis de reconnaître qu’en mars 2004, Allergan avait étudié l’effet du BAK comme promoteur de pénétration et que les résultats avaient montré que le BAK servait à augmenter la perméabilité au bimatoprost.

[365] Juno conteste la déclaration de M. Chang selon laquelle il avait été [traduction] « surpris » des résultats indiquant que le TPGS et l’EDTA n’avaient pas favorisé le passage du bimatoprost, contrairement au BAK. Juno fait remarquer qu’aucun des documents d’Allergan ne contient de déclarations semblables et que l’équipe Lumigan examinait l’effet du BAK comme promoteur de pénétration en mars 2004.

[366] À la lumière de tous ces éléments, Juno affirme avoir démontré que l’invention résultait d’un essai allant de soi.

[367] Allergan rejette cette interprétation. Elle affirme qu’à cette étape de l’analyse, la question de droit qui se pose est de savoir si, pour les inventeurs, il existait un motif précis de rechercher la solution au problème général de l’hyperémie. Allergan fait valoir qu’il n’était pas évident que l’essai serait fructueux et que le nombre de solutions n’était pas limité. Elle renvoie à la déclaration selon laquelle l’équipe Lumigan s’attendait à ce que la solution de l’inventeur ne fonctionne pas.

[368] Allergan attire l’attention sur la nature et l’étendue des modifications que présente l’invention par rapport à la préparation de l’ancien produit LUMIGAN : la quantité de bimatoprost est réduite des deux tiers, et la quantité de BAK est augmentée de quatre fois. L’état de la technique à l’époque indiquait que la réduction du bimatoprost nuirait à l’efficacité et que le BAK n’agissait pas comme un promoteur de pénétration pour une molécule lipophile comme le bimatoprost. Les données sur les analogues les plus semblables au bimatoprost, à savoir les esters isopropyliques de la PGF2α et l’ester méthylique du S‑1033, ont montré que la perméabilité à ces deux substances était réduite par l’ajout de BAK. De plus, la seule étude à s’être directement intéressée à la question – l’examen pharmacologique de Lumigan – a révélé qu’aucune amélioration du pouvoir de pénétration du bimatoprost n’avait été constatée à la suite de l’ajout de BAK. Allergan soutient qu’à la lumière de ces éléments, il n’allait pas de soi que le BAK serait efficace comme promoteur de pénétration.

[369] Allergan soutient aussi que, de par leur nature et leur ampleur, les efforts déployés par l’équipe Lumigan étaient considérables. Allergan souligne que, bien que le Dr Morgan ait indiqué qu’il était nécessaire de reproduire l’étude de Laibovitz pour confirmer l’efficacité de la nouvelle préparation, il a également critiqué la méthode utilisée pour réaliser l’étude et proposé des améliorations pour que les résultats obtenus soient plus fiables. De plus, bien que les experts de Juno aient recommandé de reproduire l’essai divulgué dans l’examen pharmacologique de Lumigan, ils ont aussi affirmé que cet essai devrait être mené sur une période plus longue, sur un nombre accru de sujets et selon une méthode plus rigoureuse. Allergan affirme que le Dr Noecker est le seul expert qui avait l’expérience et les compétences requises, compte tenu de sa participation à des essais cliniques de cette nature et de son témoignage non contesté selon lequel ces essais cliniques n’étaient pas courants.

[370] En outre, Allergan fait remarquer que, dans son témoignage, M. Chang a affirmé que les inventeurs avaient eu besoin de 2,5 ans pour arriver à la préparation décrite à la revendication 16 et qu’ils avaient passé les deux premières années à évaluer plus de 14 préparations différentes sans obtenir de résultats utiles sur le plan clinique. Allergan a dépensé plus de || |||||||||||||||| sur ce projet avant la date de dépôt du brevet canadien. Elle affirme que la somme dépensée et les mesures concrètes prises par les inventeurs montrent qu’il n’était pas évident que la nouvelle préparation fonctionnerait.

(3) Analyse

[371] Les parties conviennent que la présente affaire appelle une analyse de l’« essai allant de soi », et je reconnais que le brevet en cause relève d’un domaine où les progrès sont généralement le résultat d’expériences. D’entrée de jeu, cependant, il importe de rappeler que les facteurs relatifs à l’essai allant de soi sont simplement des facteurs à prendre en considération dans l’analyse globale; ils ne sauraient remplacer ou éclipser la question globale que la Cour doit trancher à cette étape du critère (Hospira, au para 90). Le critère applicable est le suivant :

Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[372] Je ne suis pas convaincu par l’argument de Juno selon lequel il allait plus ou moins de soi de tenter de suivre les étapes nécessaires pour arriver à l’invention. Combler l’écart entre l’état de la technique et l’invention requérait une certaine inventivité.

[373] J’ai déjà conclu qu’à la lumière de l’état de la technique, la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que la réduction de la quantité de bimatoprost diminue l’effet hypotenseur de la préparation sur la PIO, ce qui concorde également avec les témoignages des formulateurs experts. Il ressort des témoignages qu’en règle générale, la diminution de la quantité d’ingrédient pharmaceutique actif devrait diminuer l’efficacité du médicament, à moins que d’autres mesures ne soient prises pour contrebalancer cet effet.

[374] Le Dr Morgan a déclaré que Laibovitz avait montré qu’une concentration de 0,01 % de bimatoprost permettait de diminuer de 20 % la PIO et qu’il s’agissait d’un résultat acceptable sur le plan clinique. Je n’ai aucune raison de douter qu’un médicament offrant une diminution de 20 % de la PIO soit utile sur le plan clinique pour un ophtalmologiste traitant le glaucome ou l’hypertension oculaire. Toutefois, à mon avis, cela n’établit pas que la réduction du bimatoprost dans la préparation était une mesure évidente à prendre pour la simple raison qu’une diminution de 20 % de la PIO représente un résultat moins efficace que celui du produit d’Allergan existant sur le marché et des autres produits concurrents. Les inventeurs travaillaient à arriver à une efficacité comparable (ou supérieure) à celle de l’ancien produit LUMIGAN pour diminuer la PIO tout en réduisant l’incidence de l’hyperémie.

[375] Quant à l’augmentation de la quantité de BAK, j’ai déjà conclu que l’état de la technique à l’époque pertinente enseignait de ne pas augmenter la quantité de BAK. Il n’était pas nécessaire d’augmenter la quantité de BAK pour améliorer la conservation de la préparation; la concentration de 50 ppm dans l’ancien produit LUMIGAN avait accompli cette fonction et elle était approuvée par les organes de réglementation compétents. Dans la mesure où le résultat visé était d’accroître la pénétration du médicament dans la cornée, d’autres promoteurs de pénétration éprouvés auraient pu être mis à l’essai (p. ex. TPGS, EDTA); l’état de la technique n’appuyait pas l’idée selon laquelle le BAK agirait vraisemblablement comme un promoteur de pénétration pour une molécule lipophile comme le bimatoprost.

[376] Dans la présente affaire, il convient également de prendre en compte les mesures concrètes prises par l’équipe Lumigan qui a mis au point l’invention. Les documents sur Lumigan montrent clairement que, dès le départ, l’équipe travaillait à mettre au point un médicament qui [traduction] « provoque moins d’hyperémie, ou améliore la pénétration (concentration réduite) ou une autre qualité, de sorte qu’il constitue une préparation supérieure ». Il est clair que l’hyperémie associée à l’ancien produit LUMIGAN était un problème majeur; plusieurs documents montrent l’intérêt d’Allergan à résoudre le problème. Les documents confirment aussi que l’autre but principal d’Allergan était de maintenir l’effet hypotenseur de son produit sur la PIO, car il était considéré comme un élément essentiel de différenciation par rapport aux produits concurrents.

[377] La preuve révèle que l’équipe Lumigan a dépensé plus de |||||||||||||| sur une période de deux ans et demi, durant laquelle elle a mis à l’essai plusieurs méthodes différentes au moyen de quatorze préparations différentes. Une grande partie de ces efforts correspondaient aux stratégies possibles proposées par les formulateurs experts pour améliorer l’efficacité des médicaments ophtalmiques (p. ex. utilisation d’onguents ou de gels, augmentation de la vitesse de pénétration du médicament).

[378] Toutefois, aucune des démarches de l’équipe pendant cette période n’a abouti à une solution acceptable sur le plan clinique. Ce n’est que lorsque l’équipe s’est tournée vers l’effet possible des promoteurs de pénétration connus qu’elle a réalisé des progrès. M. Chang a témoigné que les résultats de ces expériences étaient surprenants, car les promoteurs de pénétration n’avaient pas augmenté la quantité de bimatoprost ayant atteint la cornée. Par contre, la préparation contenant 200 ppm de BAK a entraîné une perméabilité nettement supérieure, si bien qu’elle a constitué le point de départ vers la nouvelle préparation qui est décrite à la revendication 16 du brevet 691.

[379] Tous ces éléments de preuve montrent que la démarche suivie pour réaliser l’invention n’était ni courante ni simple, eu égard à sa nature et à son ampleur. Cette invention n’a pas été réalisée « rapidement, facilement, directement [ni] à relativement peu de frais » (Shire, au para 107, citant Sanofi, aux para 70, 71 et Apotex Inc c Pfizer Canada Inc, 2019 CAF 16 aux para 46‑48).

[380] En résumé, voici mes conclusions à cet égard :

  • Compte tenu des différences recensées à la troisième étape, au regard de l’art antérieur et abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, les étapes nécessaires pour « combler l’écart » n’auraient pas été évidentes pour la personne versée dans l’art. Elles dénotent une certaine inventivité;

  • La présente affaire appelle l’application du critère de l’« essai allant de soi » comme facteur pertinent à prendre en considération;

  • S’agissant des facteurs examinés à cette étape, lesquels sont tirés du paragraphe 69 de l’arrêt Sanofi, je tire les conclusions suivantes :

  • oIl n’était pas plus ou moins évident que l’essai serait fructueux. Il existait de nombreuses solutions possibles au problème à résoudre qui étaient connues de la personne versée dans l’art;

  • oDe par leur nature et leur ampleur, les efforts requis pour réaliser l’invention ont été considérables. L’invention n’est pas le fruit d’essais courants;

  • oL’art antérieur fournissait un motif de rechercher la solution visée par le brevet;

  • oLes mesures concrètes prises par Allergan montrent que l’invention n’a pas été réalisée « rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais ».

[381] Partant, je conclus que l’invention n’allait pas de soi.

[382] En bref, je ne suis pas convaincu que le brevet 691 est invalide pour cause d’évidence. Pour les motifs exposés plus haut, je me suis prononcé en faveur de la position d’Allergan à chaque étape du critère énoncé dans l’arrêt Sanofi.

VIII. Le caractère suffisant de la divulgation

[383] Après avoir conclu que le brevet 691 n’est pas invalide pour cause d’évidence, je passe à la deuxième question : le brevet 691 est‑il invalide pour cause de divulgation insuffisante?

[384] Le mémoire descriptif du brevet doit fournir suffisamment de renseignements pour permettre à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention (Loi sur les brevets, art 27(3); Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60 [Teva] au para 51, citant Pioneer Hi‑Bred Ltd c Canada (Commissaire des brevets),1989 CanLII 64 (CSC), [1989] 1 RCS 1623 aux pp 1637, 1638; voir également Teva, aux para 55, 70, 71).

[385] La principale question est celle de savoir si, une fois la période de monopole terminée, la personne versée dans l’art pourra, [traduction] « en n’ayant que le mémoire descriptif, utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur, à l’époque de la demande » (Consolboard, à la p 519, citant Minerals Separation North America Corporation v Noranda Mines Ltd, [1947] Ex CR 306 à la p 316).

[386] Juno a soutenu que, même si les arguments invoqués au soutien de son allégation d’évidence n’étaient pas retenus, le brevet 691 devrait être jugé invalide pour cause de divulgation insuffisante. Elle a formulé trois arguments à cet égard dans ses observations écrites, puis en a avancé un quatrième lors de l’audience. Voici ces arguments :

  • L’innocuité : le brevet ne fournit aucun renseignement permettant à la personne versée dans l’art de tirer des conclusions pertinentes relativement à l’innocuité de l’administration de l’invention chez l’humain;

  • L’efficacité : le brevet ne décrit pas d’une façon complète l’avantage que présentent des formulations contenant 0,01 % de bimatoprost de sorte à permettre à la personne versée dans l’art de comprendre ce qui les démarque de l’ancien LUMIGAN;

  • La perméabilité : le brevet n’indique pas de façon exacte que la concentration de 200 ppm de BAK a été utilisée afin d’augmenter la perméabilité oculaire au bimatoprost à 0,01 %;

  • Les données tirées d’études chez le lapin : Juno a soutenu que, puisqu’Allergan avait déclaré que les données tirées d’études chez le lapin ne permettaient pas une extrapolation directe des effets observés à l’humain, la divulgation des données sur la perméabilité était insuffisante.

[387] Ces arguments ne peuvent être retenus pour les motifs qui suivent.

[388] Tout d’abord, chacun des experts a convenu que les composants énumérés dans la revendication no 16 étaient bien connus, et que le BAK et les autres excipients étaient couramment utilisés dans les préparations ophtalmiques. Les formulateurs experts ont décrit comment ils préparaient des gouttes ophtalmiques à partir d’éléments semblables à ceux énumérés dans la revendication no 16. Les ophtalmologistes experts ont tous deux déclaré qu’ils prescrivaient régulièrement l’utilisation de gouttes ophtalmiques à leurs patients atteints de glaucome ou d’hypertension intraoculaire, comme le prévoit la revendication no 19. Rien dans la preuve ne porte à croire que le formulateur versé dans l’art éprouverait quelque difficulté à préparer un médicament ophtalmique en utilisant les composants et les quantités précisés dans l’allégation no 16, ni que l’ophtalmologiste versé dans l’art aurait de la difficulté à administrer cette formulation à des patients pour traiter leur glaucome ou leur hypertension intraoculaire.

[389] Les experts ont reconnu que les résultats des exemples décrits dans le brevet 691 faisaient la preuve de la pénétration intraoculaire supérieure obtenue avec une concentration de 0,03 % ou 0,015 % de bimatoprost et 200 ppm de BAK, comparativement à l’ancien produit LUMIGAN. Les résultats montraient qu’une préparation contenant une concentration nettement réduite de bimatoprost et une quantité nettement accrue de BAK par rapport à l’ancien produit LUMIGAN avait produit une pénétration comparable ou supérieure dans l’humeur aqueuse, ce qui est nécessaire pour diminuer la PIO. J’ai déjà conclu que la pénétration dans l’humeur aqueuse peut servir de substitut à la diminution de la PIO, et les résultats présentés dans les exemples amèneraient la personne versée dans l’art à s’attendre à une diminution égale ou supérieure de la PIO, selon la quantité de bimatoprost atteignant l’humeur aqueuse.

[390] À la lumière de tout ce qui précède, je conclus que le brevet 691, considéré dans son ensemble, divulgue suffisamment de renseignements pour permettre au formulateur versé dans l’art de préparer la formulation décrite dans la revendication no 16 et à l’ophtalmologiste versé dans l’art de l’administrer à des patients atteints de glaucome ou d’hypertension intraoculaire. C’est tout ce que le droit demande.

[391] En ce qui concerne l’argument relatif à l’innocuité, Juno avait raison de dire que le brevet 691 était muet quant au profil d’innocuité du nouveau produit. Comme le brevet ne revendique rien à cet égard, l’absence de divulgation à ce sujet n’est pas pertinente. Comme l’a fait remarquer la Cour au paragraphe 352 de la décision Novo Nordisk Canada Inc c Cobalt Pharmaceuticals Inc, 2010 CF 746 : « Il est bien établi dans la jurisprudence que la norme exigée pour l’obtention d’un brevet n’équivaut pas à la norme prescrite pour obtenir l’autorisation réglementaire […] »

[392] Rien n’indique que les composants énumérés dans la revendication no 16 sont toxiques pour l’humain au point de susciter des préoccupations quant à l’innocuité générale de la formulation; par conséquent, c’est en vain que Juno a invoqué le paragraphe 4 la décision Eli Lilly Canada Inc c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 178. S’agissant de la toxicité du BAK à titre de point à examiner, j’ai déjà reconnu que le BAK avait des propriétés cytotoxiques et qu’il causait des lésions à la couche épithéliale de la cornée. Cependant, je constate également qu’il a été utilisé dans d’autres médicaments à des concentrations de 150 ppm et de 200 ppm, et que rien n’indique qu’une concentration de 200 ppm de BAK est susceptible d’être toxique pour l’humain.

[393] En ce qui concerne l’efficacité, je suis d’avis que le mémoire descriptif du brevet 691, en particulier les données présentées dans les exemples, suffit pour conclure que la formulation décrite dans la revendication no 16 permettrait une diminution de la PIO comparable ou supérieure à celle offerte par l’ancien LUMIGAN, et c’est tout ce qui est requis. S’il ne fait aucun doute que la motivation sous‑jacente à la mise au point d’une version améliorée du produit LUMIGAN était de réduire l’incidence de l’hyperémie, le brevet 691 ne contient toutefois aucune revendication à cet égard et, par conséquent, l’absence de divulgation de données sur une telle réduction n’est pas pertinente.

[394] De plus, il n’est pas nécessaire que le brevet précise la nature du problème à résoudre ni qu’il fournisse la justification scientifique expliquant pourquoi l’invention revendiquée fonctionne (Valeant Canada, au para 115, citant Eurocopter, au para 150).

[395] Deux raisons expliquent pourquoi l’allégation d’insuffisance avancée par Juno, selon laquelle le brevet n’indique pas que la concentration de 200 ppm de BAK agit comme promoteur de pénétration, ne saurait être retenue. En premier lieu, il ressort clairement du mémoire descriptif du brevet 691 que la préparation de bimatoprost contenant 200 ppm de BAK possède la meilleure capacité de pénétration dans l’humeur aqueuse. Les données montrent bien ce rapport. En second lieu, un brevet n’a pas à préciser le fonctionnement de l’invention pourvu qu’il explique comment l’exploiter (Janssen CF 2021, au para 212, citant Consolboard, aux pp 525‑527).

[396] S’agissant des études chez le lapin, j’ai déjà examiné la preuve relative à cette question. Il est vrai qu’on ne peut pas s’attendre à ce que les données tirées d’études chez le lapin montrent les résultats précis qui seront obtenus chez l’humain, mais ces données sont normalement reconnues comme fondement permettant de prédire les résultats cliniques, et elles suffisent pour dire à la personne versée dans l’art ce à quoi elle peut s’attendre de l’utilisation d’une préparation ophtalmique contenant moins de bimatoprost et 200 ppm de BAK pour le traitement du glaucome et de l’hypertension intraoculaire. C’est tout ce que le droit demande.

[397] Compte tenu de l’analyse qui précède, je rejette l’allégation formulée par Juno selon laquelle le brevet 691 est invalide pour cause de divulgation insuffisante.

IX. Conclusion

[398] Pour ces motifs, l’action des demanderesses sera accueillie. Le brevet 691 n’est pas invalide pour cause d’évidence ni de divulgation insuffisante.

[399] La Cour rendra une ordonnance accordant aux demanderesses les réparations sollicitées.

[400] Les présents motifs sont confidentiels. Les parties disposeront de sept (7) jours pour présenter des observations sur les portions des présents motifs (s’il en est) qui devraient demeurer confidentielles. Une version publique des motifs sera par la suite publiée.

[401] Les demanderesses ont droit à leurs dépens. Comme les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur le montant des dépens, une directive sera donnée afin de les informer de la procédure à suivre pour le dépôt de leurs observations sur les dépens.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑1994‑21

LA COUR STATUE :

  1. Les allégations de la défenderesse selon lesquelles les revendications nos 16 et 19 du brevet canadien no 2585691 (le brevet 691) sont invalides pour cause d’évidence et de divulgation insuffisante sont rejetées. La revendication no 16 est valide, et la revendication no 19 est valide dans la mesure où elle renvoie à l’administration de la préparation décrite dans la revendication no 16 pour traiter le glaucome ou l’hypertension intraoculaire chez l’humain;

  2. La Cour déclare que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente de la solution ophtalmique de bimatoprost à 0,01 % p/v de Juno Pharmaceuticals Corp. (le produit de Juno) conformément à la présentation abrégée de drogue nouvelle (la PADN) déposée par Juno en vue d’obtenir un avis de conformité, et/ou au supplément à la PADN déposé à cette fin, contreferait directement ou indirectement au moins l’une des revendications nos 16 et 19 du brevet 691;

  3. La question des dépens de l’action, y compris ceux de la requête sur laquelle il a été statué en l’espèce, est différée et fera l’objet d’une ordonnance distincte.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Edith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1994‑21

 

INTITULÉ :

ALLERGAN INC ET ABBVIE CORPORATION c JUNO PHARMACEUTICALS CORP

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 11 AU 27 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Steve Mason

Steven Tanner

Laura MacDonald

POUR LES DEMANDERESSES

ALLERGAN INC. ET ABBVIE CORPORATION

 

 

Douglas Deeth

Steffi Tran

Nick Wong

POUR LA DÉFENDERESSE

JUNO PHARMACEUTICALS CORP.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MCCARTHY TÉTRAULT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

ALLERGAN INC. ET ABBVIE CORPORATION

DEETH WILLIAMS WALL LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

JUNO PHARMACEUTICALS CORP.

 

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