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Date : 20240206


Dossier : IMM-5823-22

Référence : 2024 CF 191

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Calgary (Alberta), le 6 février 2024

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

MAYUR PANKAJ PATEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision datée du 19 mai 2022 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a accueilli l’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] et a déclaré Mayur Pankaj Patel [le demandeur] interdit de territoire pour fausses déclarations en application du paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] [la décision].

[2] Le demandeur est un citoyen indien âgé de 25 ans. Le 1er septembre 2018, il a présenté une demande de visa de résident temporaire [VRT] à titre de visiteur et a indiqué que le tourisme était le but de sa visite. Le demandeur est entré au Canada le 13 novembre 2018. Après son arrivée au pays, il est venu en aide à sa sœur en veillant sur la belle-mère de celle-ci, qui se remettait d’un accident vasculaire cérébral (AVC).

[3] En mars ou avril 2019 ou vers cette période, le demandeur s’est présenté à une entrevue d’emploi chez Adamas International Inc. [Adamas], à la fin de laquelle on lui a dit qu’il était [traduction] « un bon candidat ». Le 8 avril 2019, il a présenté une demande de prorogation de son visa de visiteur et a déclaré que le but initial de sa venue au Canada était de visiter de la famille. La demande de prorogation a été accueillie le 17 mai 2019 et son visa devait expirer le 17 août 2019. Entre-temps, Adamas a présenté une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] le 3 avril 2019. Une EIMT positive a été délivrée le 3 juin 2019 et, le 10 juin 2019, Adamas a envoyé une offre d’emploi au demandeur.

[4] Un délégué du ministre a établi un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR, dans lequel il a allégué que le demandeur avait fait de fausses déclarations dans sa demande de prorogation, car sa véritable intention était de travailler. La Section de l’immigration [la SI] a conclu que le demandeur n’était pas interdit de territoire pour fausses déclarations.

[5] L’appel interjeté par le ministre devant la SAI s’est fait par écrit seulement et aucun témoignage de vive voix n’a été entendu en appel. La SAI a constaté que, dans sa demande initiale de VRT, le demandeur avait indiqué que le tourisme était le but de sa visite, mais a conclu qu’il était venu au Canada pour s’occuper de la belle-mère de sa sœur. La SAI a également conclu que, dans sa demande de prorogation de visa d’avril 2019, le demandeur avait inscrit que le but de sa visite était de visiter de la famille, mais qu’il était à la recherche d’un emploi à ce moment-là. En se fondant sur ces deux conclusions, la SAI a jugé que le demandeur avait fait une fausse déclaration concernant le but de son voyage au Canada et que cette fausse déclaration aurait pu entraîner une erreur dans l’application de LIPR.

[6] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs énoncés ci‑après, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[7] Dans ses observations écrites, le demandeur soulève plusieurs questions pour contester les conclusions de la SAI selon lesquelles il a fait une fausse déclaration quant au but de sa visite dans sa demande initiale, puis dans sa demande de prorogation. À l’audience, le demandeur a reformulé les questions ainsi :

  1. La SAI a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à l’analyse de l’obligation de franchise exigée par la Cour d’appel fédérale [CAF] dans l’arrêt Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 169 [Sidhu]?

  2. La SAI a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de la décision et des motifs de la SI?

  3. La SAI a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de l’exception relative aux fausses déclarations faites de bonne foi?

[8] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[9] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence : Vavilov, aux para 12-13. La cour de révision doit examiner si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur était saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.

III. Analyse

[10] L’alinéa 40(1)a) de la LIPR établit le droit applicable aux fausses déclarations [voir l’annexe A].

[11] Le critère qui se dégage de l’alinéa 40(1)a) comporte deux volets. Premièrement, il doit y avoir eu, directement ou indirectement, une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent ou une réticence sur ce fait. Deuxièmement, la fausse déclaration doit entraîner ou risquer d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR : Kumar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1512 [Kumar] au para 9; Chung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 896 au para 12; Gautam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 550 au para 19.

[12] Une fausse déclaration est importante si elle a une incidence sur le processus amorcé : Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428 [Oloumi] au para 25. Une fausse déclaration n’a pas à être décisive ou déterminante : Younes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1024 au para 32; Song c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 72 au para 27; Oloumi, au para 36. En outre, lorsqu’il est question de réticence sur des renseignements, il faut examiner le « contexte » afin de déterminer si, dans un cas particulier, la réticence est suffisante pour rendre la personne interdite de territoire : Sidhu, au para 71.

[13] La jurisprudence a établi une exception restreinte fondée sur une erreur commise de bonne foi ou un malentendu : Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 262 au para 15; Akintunde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 977 au para 40; Pal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 502 au para 24; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1441 au para 18. Cette exception ne s’applique que lorsque les trois conditions suivantes sont remplies : (i) le demandeur croyait honnêtement qu’il ne faisait pas une fausse déclaration sur un fait important; (ii) cette croyance était raisonnable; (iii) la connaissance de la fausse déclaration échappait à sa volonté : Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 54 au para 2.

[14] J’applique ces principes juridiques à mon examen de la décision.

A. La SAI a-t-elle omis d’analyser l’obligation de franchise?

[15] L’obligation de franchise est énoncée à l’article 16 de la LIPR et renvoie au fardeau qui incombe au demandeur de fournir des renseignements complets, fidèles et véridiques en tout point lorsqu’il présente une demande d’entrée au Canada. La Cour d’appel fédérale (la CAF) a déclaré ceci au paragraphe 71 de l’arrêt Sidhu :

Dans le contexte de l’alinéa 40(1)a) de la Loi, l’exigence de franchise est invoquée pour évaluer l’aspect « réticence » de la disposition. Il s’agit d’une reconnaissance du fait que, dans certaines circonstances, un résident permanent ou un étranger pourrait avoir une obligation de divulgation de renseignements afin d’échapper à une conclusion qu’il a fait preuve de réticence sur des faits importants quant à un objet pertinent, entraînant ou risquant d’entraîner une erreur dans l’application de la Loi. Il faut examiner le contexte afin de déterminer si, dans un cas particulier, la réticence sur des renseignements est suffisante pour rendre un résident permanent ou un étranger interdit de territoire pour présentation erronée (Bodine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 848, au paragraphe 42; Baro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1299, [2007] A.C.F. no 1667 (QL), aux paragraphes 15 et 17).

[16] Dans l’arrêt Sidhu, la CAF a énoncé les trois conclusions suivantes, que la juge McVeigh a résumées ainsi au paragraphe 46 de la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mattu, 2020 CF 890 [Mattu] :

  • 1)l’exigence de franchise est un principe prépondérant de la Loi;

  • 2)le tribunal doit donner des motifs quant aux raisons pour lesquelles l’obligation de franchise ne s’applique pas dans un cas particulier;

  • 3)les raisons pour lesquelles l’appelant dans ce cas n’a pas estimé que l’information non divulguée était pertinente auraient dû être précisées.

[17] Le demandeur fait valoir que, selon le troisième point de l’arrêt Sidhu, la CAF a souligné l’importance d’évaluer le contexte pour déterminer si la réticence sur des renseignements est suffisante pour rendre une personne interdite de territoire.

[18] Le demandeur soutient que des erreurs semblables ont été commises par le même commissaire de la SAI, dans des circonstances semblables à celles de l’affaire Kumar. Il fait valoir que, comme en l’espèce, les questions en litige dans l’affaire Kumar étaient centrées sur l’évaluation, par la SAI, de fausses déclarations, et que la Cour a accueilli la demande et mentionné que le même commissaire de la SAI n’avait pas procédé à une analyse de l’obligation de franchise et n’avait pas examiné le contexte avant de déclarer l’étranger interdit de territoire : Kumar, aux para 19-20.

[19] Dans ses observations écrites, le demandeur affirme également qu’il existe une limite à l’obligation de franchise. Il n’a pas fait valoir cet argument à l’audience et, de toute façon, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que ni la Cour fédérale dans la décision Mattu ni la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sidhu n’a conclu qu’il y avait une limite à l’obligation de franchise. Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que l’obligation de franchise est un principe prépondérant de la LIPR qui sous-tend l’alinéa 40(1)a) : Sidhu, au para 17.

[20] Cependant, je ne suis pas d’accord avec le défendeur, qui invoque le paragraphe 23 de la décision Avram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 168 [Avram], pour dire qu’aucune obligation de franchise n’était requise. Je remarque qu’au paragraphe 18 de la décision Avram, le juge Roy a conclu que l’agent dans cette affaire n’avait pas agi de façon déraisonnable en concluant que l’omission de la demanderesse de répondre correctement à la question n’était pas par mégarde ou inadvertance, parce qu’« [i]l n’y a aucune forme d’ambiguïté dans la question posée, ou dans le reste du questionnaire ». Contrairement à la situation dans l’affaire Avram, en l’espèce, l’ambiguïté dans la demande de VRT et les formulaires de prorogation était une question en litige devant la SI et la SAI.

[21] Dans l’affaire qui nous occupe, la SI a jugé que le témoignage du demandeur était crédible et a tiré les conclusions suivantes :

  • Les raisons pour lesquelles le demandeur a présenté sa demande de séjour au Canada étaient les mêmes que celles pour lesquelles il est venu au Canada à l’origine, à savoir pour effectuer une visite familiale;

  • Le demandeur n’était pas venu dans l’intention de rester à long terme et il n’était pas prévu qu’il trouve du travail;

  • Au moment où il a présenté une demande de prorogation de sa fiche du visiteur, le demandeur avait l’intention de rester au Canada dans le cadre d’une visite familiale;

  • Il est permis au demandeur d’avoir l’intention de travailler au Canada un jour.

[22] La SI s’est penchée sur la question de savoir si le demandeur avait l’obligation de communiquer l’offre d’emploi ou la demande d’EIMT au moment où il a présenté une demande de prorogation de sa fiche du visiteur, et s’il avait ainsi fait de fausses déclarations. La commissaire de la SI a effectué une analyse détaillée et approfondie de l’obligation de franchise en se fondant sur l’arrêt Sidhu et la décision Mattu avant de conclure que les étapes étaient trop éloignées d’un véritable changement de situation pour être importantes dans le cadre de la demande de prorogation.

[23] En revanche, le commissaire de la SAI a mentionné une seule fois l’obligation de franchise, lorsqu’il a souligné ce qui suit :

[16] La conseil [du demandeur] soutient qu’il y a une limite à l’obligation de franchise et cite l’affaire Mattu comme faisant autorité en la matière. Elle souligne que [le demandeur] a choisi « visite à la famille » dans sa demande de prorogation de VRT signée le 8 avril 2019. Cependant, la préoccupation soulevée par le ministre concerne la première demande de VRT présentée en septembre 2018 où [le demandeur] pouvait indiquer l’objet de sa visite sous l’option « Autre ».

[24] Le commissaire de la SAI a ensuite conclu que l’affaire Mattu se distinguait de l’appel dont il était saisi parce qu’elle portait sur l’omission de déclarer un mariage simulé. Il n’a pas expliqué pourquoi, dans le contexte de l’affaire qui nous occupe, l’obligation de franchise et le contexte justifieraient ou non une conclusion d’interdiction de territoire, en ce qui concerne la demande de visa initiale du demandeur ou sa demande de prorogation.

[25] Le commissaire de la SAI semble aussi avoir confondu la question de l’obligation de franchise avec l’exception relative aux « fausses déclarations faites de bonne foi » lorsqu’il a rejeté l’argument du demandeur concernant l’obligation de franchise et conclu que l’objet de sa visite au Canada était très différent de celui déclaré dans sa première demande, et que ce fait « n’entr[ait] pas dans la catégorie des fausses déclarations faites de bonne foi ». À la lecture de l’analyse de la SAI, je ne suis pas en mesure de discerner si le commissaire a tenu compte de l’obligation de franchise avant de la rejeter, ou s’il a conclu que l’exception relative aux « fausses déclarations faites de bonne foi » ne s’appliquait pas lorsqu’il a jugé que le demandeur était interdit de territoire pour fausses déclarations.

[26] Le fait que la SAI n’a pas procédé à une analyse de l’obligation de franchise et qu’elle a confondu des notions juridiques différentes pourrait bien s’expliquer par la manière étrange dont le commissaire a formulé les questions en litige dont il était saisi. Après avoir énoncé les faits qui n’étaient pas contestés, le commissaire de la SAI a résumé les « questions » qu’il devait trancher ainsi :

  • i)[Le demandeur] avait-il un autre objectif que celui qu’il a donné aux autorités de l’immigration quand il a présenté une première demande pour venir au Canada le 1er septembre 2018?

  • ii)[Le demandeur] était-il obligé de dire aux autorités de l’immigration qu’il avait fait une demande d’emploi et avait reçu une réponse positive, si ce n’est une offre officielle, même si l’EIMT n’était pas encore prête quand il a demandé une prolongation de son visa de visiteur?

  • iii)L’omission par [le demandeur] dans sa demande de ses études les plus récentes et les renseignements incomplets et inexacts en ce qui concerne ses antécédents professionnels constituent-ils une fausse déclaration au titre de la [LIPR]?

[27] Le commissaire de la SAI a présenté les énoncés qui précèdent comme étant des « questions », alors qu’ils ressemblent davantage à des conclusions, même si je dois ajouter que la SAI n’a finalement pas conclu que le demandeur avait fait de fausses déclarations concernant ses antécédents professionnels. Le commissaire a ensuite déclaré ceci :

[9] À mon sens, l’alinéa 40(1)a) peut se séparer en éléments constitutifs comme suit :

i) Dans le présent appel, la dissimulation de faits;

ii) Est-ce que les faits quant à l’objet pertinent sont importants?

iii) Si la réponse à ce qui précède est affirmative, est-ce que la dissimulation aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la [LIPR]?

[28] Nulle part dans sa formulation des questions ou des éléments constitutifs, le commissaire de la SAI n’a mentionné la nécessité de tenir compte du contexte lors de l’analyse de l’obligation de franchise ou, d’ailleurs, de l’exception relative aux fausses déclarations faites de bonne foi, même s’il s’agissait également d’une question soulevée par le demandeur.

[29] Dans la décision Kumar, la juge Fuhrer a également critiqué la façon dont le commissaire a formulé ces questions, et elle a mentionné que ce cadre « ne tient pas compte de la question de savoir si, compte tenu du contexte de l’affaire, la réticence à déclarer des renseignements est suffisante pour conclure à une interdiction de territoire en application de l’article 40 » : Kumar, au para 14. Citant l’arrêt Sidhu de la CAF, la juge Fuhrer a poursuivi ainsi au paragraphe 14 : « il s’agit d’un exercice de pondération que le décideur doit entreprendre dans chaque affaire, compte tenu des répercussions graves d’une telle conclusion ».

[30] Comme ce qu’il a été conclu dans la décision Kumar, j’estime que les motifs du commissaire de la SAI ne reflétaient pas l’exercice de pondération qui était nécessaire et que les motifs représentaient plutôt une application formaliste du cadre. La SAI n’a pas procédé à une analyse de l’obligation de franchise et n’a pas tenu compte du contexte. De plus, ses motifs, qui semblent confondre deux notions juridiques différentes, ne satisfont pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité.

B. La SAI a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de la décision et des motifs de la SI?

[31] Le demandeur soutient que la SAI devait tenir compte de l’analyse de la SI, examiner l’erreur de droit et fournir une explication, mais qu’elle a plutôt infirmé les conclusions de fait et l’analyse juridique de la SI sans fournir d’explication. Il fait valoir que cela rend la décision déraisonnable.

[32] Le demandeur avance également que la Cour a récemment conclu dans d’autres décisions que si la SAI ne tient pas d’audience, l’appel ne peut être considéré comme un véritable appel de novo, renvoyant à une citation de la juge St-Louis, au paragraphe 26 de la décision Verbanov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2019 CF 324 [Verbanov]. Il soutient que la SAI aurait dû au moins expliquer pourquoi elle ne faisait pas siens les motifs de la SI. Le défendeur, invoquant la même décision, soutient que la SAI ne doit aucune déférence à la SI et qu’elle n’est pas liée par les conclusions tirées par celle-ci.

[33] Les deux parties semblent s’appuyer sur le résumé que la juge St-Louis a fait de la jurisprudence dans la décision Verbanov, au paragraphe 26 :

[26] L’examen d’un appel interjeté à la SAI est une audience de novo au sens large, et n’est pas limité au dossier dont disposait la Section de l’immigration (Yiu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 480, au paragraphe 16 (Yiu); Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086, au paragraphe 10 (Castellon Viera)). La SAI peut annuler la décision de la Section de l’immigration et y substituer une décision qui, selon elle, aurait dû être rendue (paragraphe 67(2) de la Loi concernant l’immigration). La SAI ne doit aucune déférence à la Section de l’immigration, et n’est pas liée par les conclusions tirées par la Section de l’immigration (Musabyimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 50, au paragraphe 24; Yiu, au paragraphe 16; Castellon Viera, au paragraphe 12). La SAI n’est pas tenue de décider si la Section de l’immigration a conclu à juste titre ou de façon raisonnable qu’une personne est interdite de territoire, mais elle doit plutôt déterminer si la personne est effectivement interdite de territoire (Castellon Viera, au paragraphe 11). Néanmoins, la SAI doit examiner les conclusions tirées par la Section de l’immigration, lorsque le demandeur n’a pas témoigné à la SAI (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1224, au paragraphe 27).

[Non souligné dans l’original]

[34] D’autres décisions récentes confirment également la position du demandeur selon laquelle les appels de la SAI ne sont pas de véritables appels de novo, mais plutôt une audience de novo « au sens large ». Voici ce qu’a expliqué la juge Strickland dans la décision Singh Bains c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 892 [Bains] :

[28] La Cour d’appel fédérale a également précisé en quoi consiste un véritable processus de novo : « lorsqu’il y a réexamen de l’affaire de novo, le décideur repart à zéro, c’est-à-dire que la juridiction d’appel ne reçoit pas le dossier de l’instance inférieure et ne prend en compte aucun aspect de la décision initiale » (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 au para 79).

[29] Selon le paragraphe 6(1) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, DORS/2002-230 [les Règles de la SAI], qui était en vigueur lorsque la SAI a rendu la décision attaquée (la version actuelle des Règles de la SAI contient des dispositions similaires : Règles de la Section d’appel de l’immigration, 2022, DORS/2022-277, art 20(2)), la SI devait, pour l’appel de la mesure de renvoi devant la SAI, doit préparer un dossier comportant : a) une table des matières; b) la mesure de renvoi; c) une transcription des débats tenus à l’enquête; d) tout document accepté en preuve à l’enquête; e) les motifs écrits, le cas échéant, de la décision de la SI justifiant la mesure de renvoi.

[30] Il ressort clairement de la jurisprudence et du paragraphe 6(1) des Règles de la SAI que les appels interjetés devant la SAI au titre de l’article 67 de la LIPR ne sont pas de véritables appels de novo. Autrement dit, il s’agit d’appels de novo seulement « au sens large ». La SAI peut rendre sa propre décision et, pour ce faire, elle ne se contente pas d’examiner les motifs de la SI et le dossier dont cette dernière disposait. En appel devant la SAI, les parties peuvent présenter des éléments de preuve et les témoins peuvent témoigner et être contre-interrogés, comme lorsque la SAI a instruit l’affaire dont je suis maintenant saisie.

[Non souligné dans l’original]

[35] Dans l’affaire Bains, contrairement à l’espèce, la SAI a tenu une audience au cours de laquelle des témoins ont été entendus. Néanmoins, la juge Strickland a conclu que lorsqu’elle instruit l’appel, la SAI « doit tenir compte de la preuve dont disposait la SI ainsi que de tout nouvel élément de preuve présenté par les parties » et qu’« [e]n se fondant sur l’ensemble de cette preuve et sur les motifs de la SI, la SAI doit déterminer si le ministre s’est acquitté de son fardeau » : Bains, au para 33. Je fais observer au passage que dans l’affaire Bains, la SI avait conclu que le demandeur avait fait de fausses déclarations et que la SAI avait confirmé les conclusions de la SI. Toutefois, à mon sens, le commentaire de la juge Strickland concernant l’examen par la SAI de l’ensemble de la preuve et des motifs de la SI ne se limite pas aux seuls cas où la SAI confirme une décision de la SI.

[36] La nature d’une audience de novo devant la SAI a également été examinée par la Cour dans la décision Petinglay c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2019 CF 1371, où le juge Pentney s’est penché sur une question semblable à celle soulevée par le demandeur en l’espèce. Mme Petinglay avait soutenu que la SAI était tenue, à tout le moins, d’expliquer pourquoi elle était arrivée à une conclusion opposée à celle de la SI, puisqu’il ne s’agissait pas d’une véritable audience de novo. Elle avait fait valoir que, bien qu’elle ait été formulée à l’égard de la Section d’appel des réfugiés [la SAR], il convenait d’appliquer la conclusion tirée par la CAF au paragraphe 79 de l’arrêt Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 [Huruglica], et avait cité la décision Rozas Del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 [Rozas del Solar]. Le défendeur, pour sa part, avait concédé qu’un appel devant la SAI est une audience de novo au sens large, mais avait fait valoir que la SAI ne doit aucune déférence à la SI, citant les paragraphes 10 et 11 de la décision Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086 [Castellon Viera].

[37] Bien que le juge Pentney n’ait finalement tiré aucune conclusion sur cette question puisqu’il avait jugé que la SAI avait commis une erreur dans son examen des faits entourant les allégations de fausses déclarations, il a fait remarquer ce qui suit aux paragraphes 52 et 53 :

[52] Je ferai simplement observer que la décision dans l’affaire Castellon Viera a été rendue avant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Huruglica et l’analyse plus récente dans Rozas del Solar. Au paragraphe 57 de son arrêt dans Huruglica, la Cour d’appel fédérale fait remarquer la similitude du libellé des pouvoirs d’intervention de la SAI et de la SAR (énoncés aux alinéas 67(1)a) et 111(2)a) de la LIPR), mais elle ne s’étend pas sur ce point. Depuis, la décision Castellon Viera a été suivie et appliquée, bien qu’il ait également été constaté que la SAI devrait tenir compte des conclusions de la SI lorsque le demandeur ne témoigne pas devant elle.

[53] Il n’est pas clair si un argument fondé sur Huruglica a été avancé dans l’une ou l’autre des décisions plus récentes qui ont appliqué Castellon Viera, et il existe des similitudes et des différences évidentes dans le libellé des dispositions qui régissent les appels interjetés devant la SAR et la SAI. Il vaudrait mieux que la question de savoir si Huruglica ou Rozas del Solar peuvent modifier ou affiner l’analyse de la relation entre la SAI et la SI, ou de quelle façon, soit tranchée dans une affaire où elle sera pleinement débattue et où elle sera nécessaire pour le règlement du litige.

[38] À l’instar du juge Pentney, je refuse de répondre à la question de savoir comment l’arrêt Huruglica pourrait modifier l’analyse de la relation entre la SAI et la SI, puisque cette question n’est ni nécessaire au règlement de l’affaire dont je suis saisie, ni pleinement débattue par les parties, à mon humble avis. Je formule cependant quelques remarques incidentes ci-après, dans le but d’aider la SAI à réexaminer l’affaire.

C. Remarques incidentes

[39] Le demandeur soulève plusieurs autres questions concernant le caractère raisonnable de la décision. Je n’ai pas besoin d’examiner ces arguments, car j’estime que le défaut du commissaire de la SAI de procéder à une analyse de l’obligation de franchise est déterminant. Toutefois, ma décision de ne pas examiner ces autres questions ne signifie pas que je souscris au reste des conclusions du commissaire de la SAI.

[40] Même si je ne rends aucune décision sur la relation entre la SAI et la SI, j’aimerais formuler deux observations concernant le contexte de la présente affaire.

[41] Tout d’abord, comme je le mentionne plus haut, la commissaire de la SI avait procédé à un examen approfondi des principes juridiques applicables ainsi qu’à une analyse complète, mais ceux-ci ont en grande partie été omis dans la décision contestée. Qu’il soit vrai ou faux que la jurisprudence confirme, comme le demandeur le préconise, que la SAI devrait expliquer pourquoi elle n’a pas fait sien les motifs de la SI, l’arrêt Vavilov exige que toutes les décisions soient justifiées, transparentes et intelligibles : Vavilov, au para 99. On peut soutenir que, face à une décision de la SI accompagnée de motifs détaillés à l’appui des conclusions de droit et de fait, la SAI aurait dû au moins expliquer pourquoi elle était arrivée à une conclusion complètement opposée à celle de la SI. Une telle explication n’aurait pas voulu dire que la SAI cédait sa compétence à la SI ou qu’elle faisait preuve de retenue à l’égard de la décision de cette dernière. Elle aurait plutôt reflété le fait que « la prise de décisions motivées constitue la pierre angulaire de la légitimité des institutions » : Vavilov, au para 74.

[42] Enfin, dans la présente affaire, la SI a conclu que le demandeur était crédible sur tous les points, sauf un, à savoir qu’il était invraisemblable que le demandeur ne sache pas qu’Adamas lui avait offert un emploi. La SI a tiré ses conclusions en matière de crédibilité en se fondant sur tous les éléments de preuve, y compris les témoignages du demandeur et de son témoin. Bien qu’elle n’ait pas eu l’avantage d’entendre des témoignages, la SAI semble avoir infirmé certaines des conclusions favorables de la SI en matière de crédibilité, car elle a conclu que le demandeur avait répondu de façon « suspecte et évasive au sujet des circonstances de l’entrevue d’embauche et de l’offre d’emploi », ce qui allait au-delà de la seule conclusion défavorable quant à la crédibilité que la SI avait tirée concernant l’offre d’emploi.

[43] Dans l’arrêt Huruglica, la CAF a confirmé que, dans le contexte des audiences relatives au statut de réfugié, l’appréciation de la preuve orale est un domaine dans lequel la Section de la protection des réfugiés [la SPR] peut jouir d’un avantage important par rapport à la SAR : Huruglica, aux para 69-70. La CAF a également examiné les divers scénarios dans lesquels la SAR peut rejeter ou modifier les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, puis a conclu que la SAR devrait avoir la possibilité de développer sa propre jurisprudence à ce sujet : Huruglica, aux para 70-74.

[44] Depuis l’arrêt Huruglica, la jurisprudence en matière de droit des réfugiés a certainement évolué pour répondre à cette question, et la Cour exige que la SAR donne un avis lorsqu’elle tire de nouvelles conclusions en matière de crédibilité. Il vaut également la peine de répéter le commentaire de la juge St-Louis selon lequel « la SAI doit examiner les conclusions tirées par la Section de l’immigration, lorsque le demandeur n’a pas témoigné à la SAI » : Verbanov, au para 26. Le moment est peut-être également venu pour la SAI de développer sa jurisprudence concernant la nature de ses appels de novo en général, et la nature de son évaluation des conclusions de la SI en matière de crédibilité en particulier, lorsqu’elle se fonde uniquement sur le dossier dont elle dispose sans pouvoir bénéficier d’une nouvelle audience.

IV. Conclusion

[45] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[46] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5823-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal de la SAI différemment constitué.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, (LC 2001, c 27)

Immigration and Refugee Protection Act, (SC 2001, c 27)

Fausses déclarations

Misrepresentation

40(1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

40 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

[…]

[…]

Perte de status et renvoi

Loss of Status and Removal

Constat de l’interdiction de territoire

Report on Inadmissibility

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44(1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44(1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5823-22

 

INTITULÉ :

MAYUR PANKAJ PATEL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 janvier 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 février 2024

 

COMPARUTIONS :

Neerja Saini

 

Pour le demandeur

 

Nadine Silverman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Neerja Saini

Ravi Jain

Jain Immigration Law

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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