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Date : 20240607

Dossier : IMM-13521-22

Référence : 2024 CF 867

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2024

En présence de madame la juge Ngo

ENTRE :

ESMAEIL TALEBALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de permis de travail que le demandeur avait présentée à titre d’entrepreneur/travailleur autonome dans le cadre du Programme de mobilité internationale [le PMI] (Intérêts canadiens – Avantage important – Candidats au programme concernant les entrepreneurs et les travailleurs autonomes désirant exploiter une entreprise commerciale). L’agent a rendu sa décision en application de l’alinéa 205a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Le demandeur a démontré que la décision est déraisonnable, car elle ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Notamment, les motifs de l’agent ne tiennent pas compte des éléments de preuve contradictoires présentés à l’appui de la demande de permis de travail.

II. Contexte applicable

[3] Esmaeil Talebali [le demandeur] est un citoyen iranien âgé de 44 ans qui a été directeur général, membre du conseil d’administration et actionnaire d’une entreprise iranienne menant des activités dans l’industrie de la production et de la transformation de volaille. Le demandeur avait l’intention de venir au Canada muni d’un permis de travail pour exploiter une entreprise de production et de transformation de volaille à Cobourg, en Ontario.

[4] Le 16 avril 2022, le demandeur a présenté sa demande de permis de travail à laquelle il a joint un plan d’affaires.

[5] Dans une lettre datée du 18 novembre 2022, l’agent a rejeté la demande de permis de travail du demandeur pour les motifs suivants : [traduction] « Je ne suis pas convaincu que la preuve documentaire établisse que vous satisfaites aux exigences du code de dispense C11 – Avantage important - Entrepreneurs/travailleurs autonomes visés par l’alinéa 205a) du RIPR ».

[6] Comme l’a décrit le défendeur, les propriétaires d’entreprise canadiens doivent généralement obtenir une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] avant d’embaucher un travailleur étranger pour occuper un poste. Cependant, le PMI permet à un employeur canadien d’embaucher des travailleurs étrangers temporaires sans obtenir d’EIMT lorsque certaines conditions sont remplies. Lorsque des entrepreneurs ou des travailleurs autonomes étrangers souhaitent venir au Canada pour y créer une entreprise, ils sont des propriétaires éventuels d’une entreprise canadienne qui [traduction] « s’embauchent eux-mêmes » ou qui gèrent leur propre entreprise. Leur candidature est donc prise en considération dans le cadre du PMI.

[7] Les alinéas 200(1)b) et 205b) du RIPR s’appliquent au cas du demandeur et sont libellés ainsi :

200 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), et de l’article 87.3 de la Loi dans le cas de l’étranger qui fait la demande préalablement à son entrée au Canada, l’agent délivre un permis de travail à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments ci-après sont établis :

b) il quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable au titre de la section 2 de la partie 9;

205 Un permis de travail peut être délivré à l’étranger en vertu de l’article 200 si le travail pour lequel le permis est demandé satisfait à l’une ou l’autre des conditions suivantes :

a) il permet de créer ou de conserver des débouchés ou des avantages sociaux, culturels ou économiques pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents;

III. Norme de contrôle

[8] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Elles conviennent également que la norme de contrôle applicable au fond de la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable.

[9] La norme de la décision raisonnable « exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence » envers une décision qui est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [qui] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 85 et 99). Lorsqu’elle évalue le caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et se demander si la décision est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. Elle doit prendre en compte tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi lorsqu’elle évalue si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov, aux para 15, 95, 136).

[10] Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est « une approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs » (Vavilov, au para 13).

[11] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Pour que la cour de révision puisse infirmer une décision administrative, les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles. La cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

IV. Analyse

[12] Les deux parties ont convenu que, dans le contexte des décisions rendues par les agents des visas, il n’est pas nécessaire que les motifs soient exhaustifs pour que la décision soit raisonnable, compte tenu des énormes pressions que ces agents subissent pour produire un grand volume de décisions chaque jour. Il faut également faire preuve d’une grande déférence à leur égard, compte tenu du niveau d’expertise qu’ils apportent à ces questions (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 672 au para 10).

[13] Le demandeur reconnaît que les motifs n’ont pas besoin d’être excessivement détaillés ou longs, mais il affirme qu’il est impossible de comprendre le raisonnement de l’agent en lisant les notes qu’il a consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] ou de comprendre comment il en est arrivé à ses conclusions, vu les documents dont il disposait.

[14] Le défendeur soutient que la majeure partie du plan d’affaires du demandeur était trop générale et ne démontrait pas de véritable besoin ou avantage économique. Il soutient que, bien que les motifs de l’agent soient brefs, ils suffisent à démontrer que l’agent a examiné les exigences réglementaires relatives à la délivrance d’un permis de travail et que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de fournir des documents adéquats à l’appui de sa demande. Le défendeur affirme que, d’après les notes du SMGC, il est clair que l’agent a examiné l’ensemble du plan d’affaires et qu’il n’était pas tenu de dresser la liste de tous les documents présentés.

[15] En effet, les agents sont présumés avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui leur ont été soumis (Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 793 au para 10). Cependant, si des éléments de preuve contredisent le raisonnement du décideur, celui-ci doit expliquer pourquoi il a privilégié sa conclusion par rapport à la preuve (Oliinyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 756 au para 15; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) aux para 14‑17).

[16] Dans les notes du SMGC, l’agent tente d’expliquer pourquoi il n’était pas convaincu que la demande satisfaisait à l’exigence du programme selon laquelle il faut démontrer un avantage important. Il semble que l’agent n’était pas convaincu que le plan d’affaires (fondé sur des données financières) était raisonnable. L’agent a conclu que les salaires proposés étaient bas et que les prévisions étaient trop optimistes et hypothétiques dans le contexte canadien. Il a indiqué que l’industrie de la transformation de volaille dans laquelle le demandeur voulait se lancer était très concurrentielle en Ontario. L’agent n’était pas convaincu que l’emploi proposé permettrait de créer des débouchés ou des avantages économiques, sociaux ou culturels importants pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents. De même, au début des notes du SMGC, l’agent a précisé ceci : [traduction] « une grande partie des renseignements fournis dans le plan d’affaires sont généraux et semblent avoir été copiés à partir de sites Web de source ouverte ».

[17] Le demandeur conteste le commentaire de l’agent selon lequel le plan d’affaires était général et certains des renseignements présentés semblaient avoir été copiés à partir de sites Web de source ouverte, ce qui avait amené l’agent à tirer une conclusion défavorable à l’égard de son plan d’affaires.

[18] À l’audience, le demandeur a passé en revue les renseignements provenant de sources ouvertes qui se trouvaient dans le plan d’affaires et a expliqué à la Cour de quelle façon ils avaient été utilisés. Le demandeur soutient qu’il n’y a rien de répréhensible à utiliser des données accessibles au public provenant de Statistique Canada et d’Investissements Ontario, ainsi que des sites Web de l’industrie ontarienne et canadienne, entre autres, pour évaluer les tendances concurrentielles et effectuer une analyse du marché à l’appui de la viabilité commerciale de l’entreprise proposée. Il a également fourni des renseignements, comme des sites Web de fabricants, pour montrer le coût (et le justifier) de divers équipements qu’il voulait acquérir. Le demandeur ne comprend pas quelle partie de son plan d’affaires était trop générale ou était visée par la critique de l’agent concernant l’utilisation de renseignements provenant de sources ouvertes.

[19] L’agent a également affirmé que l’industrie de la transformation de volaille est très concurrentielle en Ontario. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas justifié cette conclusion, et que ses recherches sur le marché présentées dans le plan d’affaires montraient que le secteur à Cobourg et dans les environs était peu concurrentiel. Le plan d’affaires du demandeur contenait de l’information démontrant qu’il avait effectué des recherches sur ce marché, qu’il avait communiqué avec des membres de la population locale et qu’il avait consulté les sites Web de concurrents situés à proximité afin de cerner les lacunes dans les produits et services offerts. Le demandeur soutient qu’il a fourni des éléments de preuve pour étayer la viabilité commerciale de l’entreprise qu’il cherchait à établir. L’agent n’était pas tenu de fournir des motifs extrêmement détaillés, mais, comme il y avait des éléments de preuve contradictoires, ses motifs manquent de transparence et d’intelligibilité.

[20] Je suis d’accord avec le demandeur sur ces points. Bien que j’aie entendu les arguments du défendeur sur la nature générale du plan d’affaires, je ne peux pas y souscrire, compte tenu du dossier dont disposait l’agent. Je ne suis pas non plus en mesure de déterminer pourquoi les renseignements provenant de sources ouvertes posaient problème à l’agent ni pourquoi ce dernier a conclu que l’industrie était concurrentielle, alors que l’étude de marché démontrait qu’il y avait des lacunes que le demandeur voulait combler.

[21] Je ne comprends pas le raisonnement de l’agent relativement à ces points cruciaux qui forment le fondement du rejet de la demande de permis de travail. La décision n’est pas adaptée à la preuve contradictoire (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 15). Par conséquent, il n’y a pas suffisamment d’information pour conclure que la décision est intrinsèquement cohérente et qu’elle témoigne d’une analyse rationnelle.

V. Conclusion

[22] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être renvoyée pour nouvelle décision.

[23] Les parties ont confirmé qu’il n’y avait aucune question de portée générale à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-13521-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est renvoyée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-13521-22

INTITULÉ :

ESMAEIL TALEBALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 MARS 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUIN 2024

COMPARUTIONS :

Eiman Sadegh

POUR LE DEMANDEUR

Patricia Nobl

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canadian Future

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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