Date : 20240923
Dossier : IMM-8498-23
Référence : 2024 CF 1489
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2024
En présence de monsieur le juge Henry S. Brown
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ENTRE : |
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MD MILON TALUKDER |
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demandeur |
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et |
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
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défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de l’immigration [la SI] le 8 juin 2023 au titre de l’article 45 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SI a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pour le fait visé à l’alinéa 34(1)c) de cette même loi, car elle a conclu qu’il était membre du Parti nationaliste du Bangladesh [le PNB]. Elle avait des motifs raisonnables de croire que le PNB était une organisation qui se livrait, s’était livrée ou se livrerait au terrorisme, soit le fait visé à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.
[2] À mon humble avis, la décision faisant l’objet du contrôle est raisonnable. Par conséquent, la présente demande sera rejetée. Toutefois, la Cour considère qu’il est approprié dans la présente affaire de certifier une question de portée générale aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
II. Exposé des faits
[3] La SI a résumé les faits qui ont été admis par le demandeur et qui ne sont pas contestés :
● [Le demandeur] est né le 6 juillet 1987 et est citoyen du Bangladesh.
● Il n’est ni résident permanent du Canada ni citoyen canadien.
● Il avait des liens marginaux avec l’aile étudiante du [PNB] (Bangladesh Jatiobadi Chatra Dal) en 2004, quand il était lui-même étudiant à l’établissement Jajira Mohor Ali et vivait chez sa tante dans un village à proximité; ces liens n’étaient toutefois pas officiels ou permanents.
● Il a contribué à la campagne électorale de 2005 en encourageant les gens à voter.
● Il s’est fait attaquer, et il a abandonné l’école et est allé vivre avec ses parents à Dacca.
● Le 6 juillet 2009, il est devenu membre du [Bangladesh Jatiotabadi Jubodal] (l’aile jeunesse du [PNB]) dans [l’une de ses subdivisions], et il a été nommé au poste de trésorier, ce qui signifie qu’il était le secrétaire financier, et il a conservé ce poste jusqu’au 15 février 2012.
● Dans cette fonction, il recueillait les fonds, mais il n’assistait pas aux rassemblements de l’aile jeunesse du [PNB].
● Il a quitté son poste parce qu’il s’était fait des ennemis et qu’il avait fait l’objet d’un complot d’assassinat et de fausses accusations.
● Après sa démission, il n’a pas participé à d’autres types d’activités.
● Quand il appartenait ou était associé au [PNB], personne ne lui a jamais dit de commettre des actes de violence ou d’encourager d’autres personnes à le faire.
● Selon lui, il y a des appels aux hartals afin que les droits civils de la population soient entendus, et n’importe qui peut y participer.
● Selon lui, le [PNB] n’a pas d’aile militaire.
● Selon lui, le [PNB] ne fournit jamais d’armes à ses partisans.
[4] Cependant, comme il est indiqué ci-dessous, la SI n’a pas jugé le demandeur crédible et a rejeté l’affirmation de ce dernier selon laquelle il avait cessé d’être membre du PNB en 2012 :
[7] Le tribunal a jugé le témoignage de M. Talukder crédible en général, sauf une exception importante qu’il faut mentionner : le moment où il a cessé d’être membre du [PNB].
[Non souligné dans l’original.]
[5] Le défendeur n’a pas allégué que le demandeur était complice d’actes de violence perpétrés au cours de hartals auxquels avait appelé le PNB.
[6] Le demandeur allègue qu’il a été agressé physiquement par des partisans de la Ligue Awami à plusieurs occasions : 1) en 2005, il a été attaqué et poignardé alors qu’il rentrait chez lui; 2) en 2013, il a été attaqué chez lui et étranglé au moyen d’un foulard, puis s’est peu après enfui en Inde; 3) en 2015, après son retour au Bangladesh, il a de nouveau été attaqué et battu à son domicile; 4) en juillet 2016, il a été attaqué dans la rue, poignardé à plusieurs reprises, puis laissé au bord de la rue. Il a dû recevoir des soins à l’hôpital après chacun de ces incidents. La dernière fois, il a été hospitalisé pendant sept jours.
[7] Le demandeur affirme qu’il a également été pris pour cible par des membres de la Ligue Awami. D’après ses dires, ceux-ci ont intenté une poursuite frauduleuse contre lui en 2011, ont harcelé sa fratrie, ont déposé de fausses accusations contre lui, son père et plusieurs autres personnes après qu’il eut signalé l’agression de 2013 à la police, accusations qui ont été abandonnées en 2015, et ont déposé de fausses accusations contre lui en 2016 après qu’il eut tenté de rapporter l’attaque de 2016 à la police.
[8] Le demandeur affirme qu’il a cessé de participer aux activités du Bangladesh Jatiobadi Chatra Dal et du Bangladesh Jatiotabadi Jubodal après les incidents de 2005 et de 2011 par crainte pour sa propre sécurité et celle de sa famille. Il ajoute qu’il a cessé d’être membre du Bangladesh Jatiotabadi Jubodal en quittant son poste de secrétaire en 2012 et qu’il n’a participé à aucune activité politique après sa démission.
[9] Comme je l’indique ci-dessus, la SI, au vu du témoignage du demandeur et de la preuve documentaire, n’a pas cru l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait cessé d’être membre du PNB en quittant son poste de secrétaire en 2012.
[10] Le demandeur dit n’avoir ni participé ni assisté à des manifestations ou à des hartals alors qu’il était associé au PNB et qu’il en était membre. Il affirme qu’à aucun moment il ne lui a été demandé de commettre des actes de violence ou d’inciter d’autres personnes à en commettre. Il ajoute qu’il n’approuve aucune forme de violence et qu’il n’en approuvait aucune non plus à l’époque.
[11] Le demandeur dit avoir fui à destination de l’Inde en décembre 2018. Il est arrivé à Montréal le 25 janvier 2020, muni d’un faux passeport qu’il avait obtenu en Inde. Il a ensuite présenté une demande d’asile et déclaré aux autorités frontalières que le passeport qu’il avait utilisé pour venir au Canada était un faux. Il a été arrêté par les autorités d’immigration, puis détenu jusqu’au 11 mars 2020.
[12] Le 6 mars 2020, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a établi un rapport au titre de l’article 44(1) de la LIPR à l’égard du demandeur. Il a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)f), b) et c) de la LIPR parce qu’il était membre du PNB. En résumé, l’agent de l’ASFC avait des motifs raisonnables de croire que le PNB répondait aux critères permettant de conclure qu’il s’est livré au terrorisme. L’affaire a été déférée à la SI pour enquête, et la SI a procédé à l’enquête le 13 juin 2022.
[13] Le traitement de la demande d’asile du demandeur a été suspendu le temps qu’une décision sur la question de l’interdiction de territoire soit rendue. Étant donné la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur était membre du PNB, l’existence de motifs raisonnables de croire que le PNB se livrait, s’était livré ou se livrerait à des actes de terrorisme, et le rejet de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur ne peut poursuivre sa demande d’asile. Toutefois, il pourrait disposer de plusieurs autres recours, dont celui de demander au ministre une dispense au titre de l’article 42.1 de la LIPR, comme je l’explique ci-après.
III. Décision faisant l’objet du présent contrôle
[14] La SI a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pour le fait visé à l’alinéa 34(1)c) de cette même loi. Elle a conclu que le demandeur avait été membre du PNB et que le PNB « avait [eu] l’intention spécifique requise de se livrer au terrorisme »
lorsqu’il avait lancé des appels aux hartals dans le cadre desquels deux attentats meurtriers au cocktail Molotov avaient été commis en 2013 et en 2015.
A. Conclusions sur la crédibilité
[15] La SI a jugé le témoignage du demandeur « crédible en général »
, mais, comme je le mentionne plus haut, elle n’a pas cru l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait cessé d’être membre du PNB en février 2012. Cette conclusion défavorable en matière de crédibilité, que le demandeur ne conteste pas, repose sur des divergences entre le témoignage du demandeur et la preuve : 1) son formulaire d’admissibilité Annexe A indique qu’il a été un [traduction] « membre inactif »
de décembre 2012 à décembre 2018, et 2) sa lettre de démission du 15 février 2012 indique seulement qu’il a démissionné de son poste de secrétaire financier du Bangladesh Jatiotabadi Jubodal, et non qu’il cesse d’en être membre.
[16] La SI a conclu ce qui suit :
[9] Le tribunal rejette les explications de M. Talukder. Le tribunal admet, comme le mentionne la lettre et comme l’a déclaré M. Talukder, que celui-ci avait des difficultés personnelles et familiales qui l’ont amené à prendre la décision de quitter son poste; cependant, le tribunal se fie aux dates indiquées dans ses formulaires d’admissibilité, conformément à la jurisprudence établissant que le premier récit des faits est plus fiable que les versions subséquentes (Ishaku c. Canada1). Le tribunal conclut que l’incohérence est une tentative non convaincante et non crédible de M. Talukder de minimiser son profil lié au [PNB].
[10] Le tribunal remarque que la conseil de M. Talukder n’a pas présenté d’arguments explicites pour réfuter l’incohérence. Elle a simplement répété les dates que M. Talukder avait écrites dans son formulaire Annexe A. M. Talukder a aussi produit un affidavit sous serment dix jours avant l’audience pour attester qu’il s’était retiré du [PNB] en 2012 (sans préciser la date ni le mois), lequel se trouve à la pièce C-1 à la p. 2, mais la conseil n’y a pas fait référence. Elle s’est limitée à la question de savoir si le [PNB] est une organisation qui se livre au terrorisme. De plus, la conseil n’a pas formulé d’arguments sur la question de savoir si les facteurs temporels pouvaient s’appliquer dans l’évaluation de la période où M. Talukder était membre.
[Non souligné dans l’original.]
[17] À cet égard, la SI a conclu (au paragraphe 50 de ses motifs) que « la durée de l’appartenance de M. Talukder, même à titre de membre inactif, englobe les années 2012 à 2015, sur lesquelles porte la majeure partie de l’analyse dans la présente décision »
, soit la période dans laquelle les hartals étaient particulièrement violents.
B. Preuve documentaire
[18] La SI a jugé que les éléments de preuve documentaire objective se rapportant à la situation dans le pays présentés par le ministre défendeur étaient crédibles et dignes de foi. Elle a fait observer qu’ils « proviennent de sources respectées telles qu’
Amnesty
International, Human Rights Watch, International Crisis Group et les Nations Unies et [qu’]elles s’appuient sur des recherches solides »
. Elle a reproduit plusieurs passages particulièrement pertinents, puis elle en a donné le résumé suivant :
● Le Bangladesh est une démocratie formelle, mais il a souffert de l’héritage de l’autoritarisme.
● Deux partis politiques, [la Ligue Awami] et le [PNB], dominent la sphère politique depuis des décennies et sont souvent plongés dans une âpre rivalité.
● Les deux partis sont des partis politiques légitimement constitués.
● Le [PNB] a été au pouvoir au Bangladesh de 1991 à 1996 et de 2001 à 2006.
● La structure du [PNB] est chapeautée par le comité permanent au sommet, puis il y a les comités exécutifs qui sont élus par les comités de district, et les principaux postes de direction sont le chef du parti, le premier vice-président et le secrétaire général.
● La perpétuation des hartals est une caractéristique majeure de la culture politique du pays.
● Le gouvernement intérimaire a été imposé en janvier 2007 en réaction au fait que les principaux partis politiques avaient provoqué, encouragé ou commis directement des actes de violence par l’intermédiaire de groupes d’étudiants affiliés; les dirigeants n’ont pas désarmé ces groupes et n’ont pas condamné leur violence, mais l’ont plutôt cautionnée tacitement et se sont associés à des bandes criminelles pour attaquer leurs opposants.
● Le [PNB], rempli d’amertume en raison de ce qu’il considérait comme une victoire illégitime de [la Ligue Awami] aux élections de 2008, amertume qui a été exacerbée par l’abolition du système de gouvernement intérimaire en 2011, s’est engagé dans des campagnes en vue du rétablissement de ce système avant les élections de 2014.
● La période précédant les élections a incité la dirigeante du [PNB], Khaleda Zia, à lancer un appel à des hartals, à des barrages et à des boycottages dans tout le pays, ce qui a entraîné de violents affrontements entre le [PNB] et les manifestants de l’opposition, notamment le Jamaat-e-Islami, les forces progouvernementales et les forces de sécurité.
● Le boycottage des élections de janvier 2014, qui a permis à [la Ligue Awami] de remporter une victoire écrasante, a amené la dirigeante du [PNB] à lancer un appel à d’autres hartals dans le but d’organiser de nouvelles élections.
● La violence qui a débuté en 2012 et s’est poursuivie jusqu’en 2015 a atteint une ampleur sans précédent.
● La stratégie de planification et de préparation élaborée par le comité directeur de gestion du [PNB] était un élément essentiel des hartals, dont l’exécution comprenait l’utilisation de cocktails Molotov, de grenades et d’armes légères qui ont causé des blessures et des décès dans la population générale, dans le contexte des mesures coercitives prises à l’encontre du public pour l’empêcher de briser les grèves et les barrages.
● Le gouvernement de [la ligue Awami] et ses forces de sécurité ont agi de manière agressive pour tenter de mettre fin aux hartals.
● La dirigeante du [PNB] a reproché à [la Ligue Awami] et à ses agents d’État de ne pas réussir à contenir la violence.
● La dirigeante du [PNB] a dénoncé la violence commise contre la minorité hindoue et les citoyens ordinaires, mais n’a pas reconnu le rôle joué par son parti ou par d’autres membres de la coalition.
● Les violences causées par les hartals durant la période des élections de janvier 2014 ont donné lieu à de nouveaux appels aux hartals lancés par la dirigeante du [PNB] un an plus tard, ainsi qu’à la même réaction agressive du gouvernement de [la Ligue Awami] et de ses forces de sécurité, ce qui a entraîné de nouvelles violences et violations des droits de la personne.
C. Appartenance au PNB
[19] Concernant l’appartenance du demandeur au PNB, la SI a affirmé ce qui suit :
[49] Le ministre ne prétend pas que M. Talukder s’est personnellement livré à des actes qui seraient considérés comme des actes de terrorisme, mais plutôt qu’il serait membre d’une organisation, à savoir le [PNB], qui est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. La conseil de M. Talukder a admis que son client était membre du [PNB]. La conseil de M. Talukder a admis que son client était membre du [PNB].
[50] Pour ce qui est de l’appartenance de M. Talukder au [PNB], le tribunal a jugé que son témoignage était généralement crédible, à l’exception de sa tentative non convaincante de démontrer que le fait d’avoir quitté le poste de trésorier de sa subdivision de l’aile jeunesse du [PNB] revenait à s’être dissocié du parti. Étant donné que la conseil de M. Talukder n’a pas présenté le moindre argument concernant les considérations temporelles dans le contexte de l’appartenance de son client, le tribunal estime qu’il n’est pas nécessaire d’analyser cet aspect, sauf pour affirmer que la durée de l’appartenance de M. Talukder, même à titre de membre inactif, englobe les années 2012 à 2015, sur lesquelles porte la majeure partie de l’analyse dans la présente décision.
[51] Bien que le travail de M. Talukder ait été principalement lié à l’aile étudiante, la preuve montre clairement qu’il s’agit d’une organisation associée et affiliée au [PNB] et qu’elle relève de sa structure (pièce C-47, p. 435-436.).
[52] Le tribunal estime donc qu’il existe suffisamment d’éléments crédibles et dignes de foi pour établir l’appartenance de M. Talukder au [PNB].
[Non souligné dans l’original.]
D. Intention du PNB de se livrer au terrorisme
[20] Conformément à l’un des divers courants jurisprudentiels divergents de la Cour fédérale, la SI a conclu que le PNB, en tant qu’organisation, avait eu « l’intention spécifique »
de se livrer au terrorisme. Pour parvenir à cette conclusion, qui est fondée sur la preuve documentaire objective se rapportant à la situation dans le pays décrite ci-dessus, elle a appliqué la norme des « motifs raisonnables de croire »
conformément à l’article 33 de la LIPR.
[21] Une grande partie de l’analyse de la SI est consacrée à la définition de « terrorisme »
. La SI a 1) adopté la définition de « terrorisme »
énoncée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 98 de l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh], 2) adopté le seuil plus élevé d’intention criminelle (l’intention spécifique tirée de l’arrêt R c Tatton, 2015 CSC 33 [Tatton], tel que l’a appliqué le juge Little dans la décision Opu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 650 [Opu]), et 3) suivi l’analyse proposée par le juge Grammond dans la décision MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 [MN].
[22] Par ailleurs, elle a fait observer qu’il existe des approches divergentes au sein de la Cour. Peut-être sans surprise, l’avocate a fait observer qu’il existe également des approches divergentes semblables au sein de la SI.
[23] Suivant l’approche relative à l’intention spécifique tirée de l’arrêt Tatton et appliquée dans la décision Opu, et utilisant le cadre d’analyse de « l’âme dirigeante »
décrit par le juge Grammond au paragraphe 12 de la décision MN, la SI a tranché la question de savoir si le PNB avait eu l’intention spécifique de se livrer au terrorisme en appliquant un critère comportant quatre volets : 1) les circonstances dans lesquelles les actes de violence causant la mort ou des blessures graves ont été commis; 2) la structure interne de l’organisation; 3) le degré de contrôle que la direction de l’organisation exerce sur ses membres; 4) la connaissance qu’avait la direction de l’organisation des actes de violence, et la dénonciation ou l’approbation publiques de ces actes. La SI a conclu que ces quatre facteurs militaient en faveur de la conclusion selon laquelle le PNB avait eu l’intention spécifique requise de se livrer au terrorisme.
[24] Plus précisément, la SI a conclu 1) qu’il y avait « des motifs raisonnables de croire que les multiples appels à des hartals par la présidente Khaleda Zia au cours de deux périodes distinctes ont causé des violences répétées, conformément au plan et à la mise en œuvre prévus par la direction et exécutés par les membres et les partisans »
, 2) que la structure interne du PNB était hautement organisée et hiérarchisée, 3) que cette structure permettait à la direction de déléguer les pouvoirs et d’exercer un « contrôle […] sur ses membres qui exécutaient le programme et menaient à bien les objectifs du parti »
et 4) que « les dirigeants du [PNB] savaient que la stratégie entraînerait de la violence »
.
IV. Questions en litige
[25] Le demandeur soulève les questions suivantes :
-
1.La SI a-t-elle commis une erreur dans son interprétation de l’
« intention spécifique »
en concluant que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme au sens des alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la LIPR? -
2.La SI a-t-elle commis une erreur dans son interprétation de l’intention spécifique relativement aux alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la LIPR à la lumière des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne?
-
3.La SI a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte des graves conséquences de sa décision pour le demandeur?
[26] Selon le défendeur, les questions en litige sont les suivantes :
-
1.la norme de contrôle;
-
2.le contexte législatif;
-
3.les arrêts Mason et Weldemariam;
-
4.l’approche de la SI concernant la jurisprudence relative au PNB;
-
5.le caractère raisonnable de l’analyse de l’intention.
V. Norme de contrôle applicable et détermination de l’intention spécifique
A. Norme de contrôle applicable
[27] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada, a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :
[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).
[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).
[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).
[Non souligné dans l’original.]
[28] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a précisé qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. »
Elle a ajouté que la cour de révision doit trancher l’affaire sur le fondement du dossier dont elle dispose :
[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.
[Non souligné dans l’original.]
[29] De plus, l’arrêt Vavilov indique très clairement que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles »
. La Cour suprême du Canada a donné les instructions suivantes :
[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.
[Non souligné dans l’original.]
[30] En ce qui concerne le caractère raisonnable en cas d’absence d’unanimité au sein d’un tribunal (comme en l’espèce), le défendeur renvoie aux paragraphes 72 et 112 de l’arrêt Vavilov :
[72] Nous ne sommes pas convaincus que la Cour devrait reconnaître l’existence d’une catégorie distincte de questions de droit qui appellent la norme de la décision correcte dans le cas où ces questions sèment constamment la discorde au sein d’un organisme administratif. Dans l’arrêt Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, notre Cour a conclu que « l’absence d’unanimité [parmi les membres d’un tribunal administratif] est […] le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle accordées aux membres de ces mêmes tribunaux » : p. 800; voir aussi Ellis‑Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221, par. 28. Cela dit, nous convenons que le scénario hypothétique que proposent les amici curiae — où les règles de droit dépendent de l’identité du décideur et mènent à une incohérence du droit — va à l’encontre de la primauté du droit. Nous tenons cependant à préciser que le cadre d’application plus rigoureux de la norme de la décision raisonnable énoncé ci‑dessous, qui tient compte de la valeur que représente la cohérence et du risque d’arbitraire, permet, de concert avec les processus administratifs internes qui favorisent l’uniformité et avec le contrôle que peut exercer le législateur (voir Domtar, p. 801), de se prémunir face aux menaces à la primauté du droit. En outre, il est difficile de cerner à quel moment une divergence interne sur une question de droit deviendrait grave, persistante et impossible à régler au point de créer une « incohérence du droit » et de commander l’intervention d’une cour de justice. Compte tenu de ces difficultés sur le plan pratique, des précédents de notre Cour et de la nature hypothétique du problème, nous nous abstenons de reconnaître l’existence d’une telle catégorie dans le présent pourvoi.
[…]
[112] Tout précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables. La décision d’un organisme administratif peut être déraisonnable en raison de l’omission d’expliquer ou de justifier une dérogation à un précédent contraignant dans lequel a été interprétée la même disposition. Si, par exemple, une cour de justice a examiné une disposition législative dans un jugement pertinent, il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète ou applique celle‑ci sans égard à ce précédent. Le décideur devrait être en mesure d’indiquer pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation, par exemple en expliquant pourquoi l’interprétation de la cour de justice ne fonctionne pas dans le contexte administratif : M. Biddulph, « Rethinking the Ramifications of Reasonableness Review: Stare Decisis and Reasonableness Review on Questions of Law » (2018), 56 Alta. L.R. 119, p. 146. Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles il est tout simplement déraisonnable que le décideur administratif n’applique ou n’interprète pas une disposition législative en conformité avec un précédent contraignant. Par exemple, dans les cas où une cour de justice compétente en matière d’immigration est appelée à décider si un acte constitue une infraction criminelle en droit canadien (voir, p. ex., la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 35 à 37), il serait à l’évidence déraisonnable que le tribunal retienne une interprétation d’une disposition pénale qui soit incompatible avec l’interprétation que lui ont donnée les cours criminelles canadiennes.
[Non souligné dans l’original.]
B. Définir l’intention spécifique en droit criminel
[31] À mon humble avis, il est bien établi que l’intention spécifique d’une partie peut être déterminée d’après une inférence fondée sur le principe selon lequel une personne veut les conséquences naturelles et probables de ses actes. Il s’agit d’une règle de preuve et d’une question de bon sens. Le juge Cory de la Cour suprême du Canada a confirmé cette approche de l’intention spécifique au nom de la Cour unanime dans l’arrêt R c Seymour, [1996] 2 RCS 252 [Seymour]. Il convient de noter que cet arrêt portait sur l’intention spécifique : il était question d’un meurtre au second degré. La Cour suprême s’est exprimée en ces termes au paragraphe 19 :
[19] Lorsque l’on donne au jury des directives sur une infraction exigeant la preuve de l’existence d’une intention spécifique, il sera toujours nécessaire d’expliquer que, pour déterminer l’état d’esprit de l’accusé au moment de l’infraction, les jurés peuvent déduire que les personnes saines et sobres veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes. Le bon sens veut que les personnes soient habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes. Par conséquent, si une personne agit d’une façon qui est susceptible de produire un certain résultat, il sera généralement raisonnable de déduire que celle-ci a prévu les conséquences probables de son acte. En d’autres termes, si une personne a agi de manière à produire certaines conséquences, on peut en déduire que cette personne a voulu ces conséquences.
[Non souligné dans l’original.]
[32] La Cour suprême du Canada a de nouveau examiné l’élément moral de l’intention spécifique dans l’arrêt Tatton rendu en 2015. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu qu’un incendie criminel est une infraction d’intention générale. Aux paragraphes 27 et 39 de ses motifs, exposés par le juge Moldaver, elle a répété que, compte tenu du principe logique suivant lequel une personne veut les conséquences naturelles de ses actes, le juge des faits peut normalement déduire l’intention de la perpétration de l’acte :
[27] [Dans l’arrêt R c Daviault, 1994 CanLII 61 (CSC), [1994] 3 SCR 63, le] juge Sopinka a précisé que les infractions d’intention générale comportent « l’intention minimale d’accomplir l’acte qui constitue l’actus reus » : Daviault, p. 123. Comme ces crimes supposent un processus de pensée et de raisonnement minimal, il est peu probable que même l’accusé se trouvant dans un état d’intoxication avancé sans automatisme soit dépourvu du degré minimal d’acuité mentale nécessaire pour commettre les crimes en question (ibid.). À son avis, à lui seul, ce facteur offrait de solides considérations d’ordre public justifiant d’empêcher l’accusé d’invoquer la défense d’intoxication (ibid.). Si l’on tient compte du principe logique suivant lequel une personne est présumée vouloir les conséquences naturelles de ses actes, on peut normalement déduire l’intention de la perpétration de l’acte. […]
[…]
[39] Pour résumer, les infractions d’intention spécifique comportent un élément moral plus élevé. Cet élément peut prendre la forme d’une intention cachée, ou requérir la connaissance effective de certains faits ou de certaines conséquences, où cette connaissance est le fruit de processus de pensée et de raisonnement plus complexes. À titre subsidiaire, il peut supposer l’intention de faire survenir certaines conséquences, si la formation de cette intention implique des processus de pensée et de raisonnement plus complexes. Quant à elles, les infractions d’intention générale exigent une acuité mentale minimale.
[Non souligné dans l’original.]
VI. Dispositions pertinentes
[33] Selon l’article 45 de la LIPR, la SI, après avoir procédé à une enquête, rend l’une de quatre décisions prévues, dont celle de prendre une mesure d’expulsion contre l’étranger interdit de territoire (alinéa 45d)), comme en l’espèce.
[34] La SI s’est appuyée sur plusieurs dispositions de la LIPR, surtout l’article 33, les alinéas 34(1)c) et 34(1)f) ainsi que l’article 173. L’article 33 porte sur l’interprétation des faits qui emportent interdiction de territoire, alors que les alinéas 34(1)c) et f) prévoient les motifs invoqués en l’espèce :
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[35] Quant à l’article 173, il énonce les règles de présentation de la preuve applicables dans toute affaire dont la SI est saisie :
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VII. Observations des parties
[36] Le demandeur soutient que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de ce qu’il décrit comme l’interprétation dominante de l’exigence de l’« intention spécifique »
relativement aux alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la LIPR à la lumière de certaines décisions de la Cour fédérale et des obligations internationales en matière de droits de la personne. Je dois faire remarquer que l’interprétation dite [traduction] « dominante »
de la Cour fédérale n’est que l’un de ses divers courants jurisprudentiels divergents. Le demandeur soutient également que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte des conséquences graves pour lui.
[37] Le défendeur soutient que la décision contestée est fondée sur les faits, qu’elle est conforme à un courant jurisprudentiel contemporain de la Cour fédérale (quoiqu’il en existe d’autres divergents) et qu’elle est raisonnable au vu du dossier et du droit applicable. Pour les motifs que j’expose ci-après, je suis d’accord avec le défendeur.
A. Participation du demandeur aux activités du PNB
[38] Le demandeur admet qu’il est un ancien membre du PNB, mais il soutient qu’il a cessé d’être membre du Bangladesh Jatiotabadi Jubodal en février 2012. La SI ne l’a pas cru et a conclu qu’il était demeuré membre du PNB après 2012, notamment entre 2012 et 2015. Autrement dit, la SI a conclu que le demandeur était membre du PNB à l’époque où les hartals étaient particulièrement violents. Le demandeur ne demande pas à la Cour d’infirmer cette conclusion et, en toute déférence, rien ne permet de modifier l’appréciation que la SI a faite de la preuve à cet égard ou le poids qu’elle y a accordé.
[39] Le défendeur fait observer que le terme « membre »
n’est pas défini dans la LIPR et qu’il doit recevoir une interprétation large. Sur ce point, il renvoie aux paragraphes 26 à 32 de l’arrêt Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85. En toute déférence, j’accepte cette conclusion de la Cour d’appel fédérale qui est souvent appliquée.
B. Norme de preuve
[40] Selon l’article 33 de la LIPR, la norme de preuve applicable à l’interdiction de territoire est celle des « motifs raisonnables de croire »
. Comme l’a constaté la SI, cette norme a été précisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 :
114 […] La CAF a déjà statué, à juste titre selon nous, que cette norme exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), p. 445; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.), par. 60. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Sabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1615 (1re inst.).
[41] Comme l’indique l’article 173 de la LIPR, reproduit plus haut, lorsque le législateur a créé la SI, il a décidé qu’elle ne serait pas liée par les règles de présentation de la preuve.
C. Applicabilité de concepts du droit criminel au droit administratif
[42] Comme l’a récemment conclu la Cour aux paragraphes 64 et 65 de la décision Makarov c Canada (Affaires étrangères), 2024 CF 1234, le contrôle judiciaire diffère, sur le plan doctrinal, d’un procès civil ou criminel devant un tribunal de droit commun, et il ne doit pas être transformé en un tel procès :
[64] De plus, selon la loi, le contrôle judiciaire diffère, sur le plan doctrinal, d’un procès civil ou criminel devant un tribunal de droit commun, et il ne doit pas être transformé en un tel procès. Par exemple, au paragraphe 43 de la décision Chshukina c Canada (Procureur général), 2016 CF 662, mon collègue le juge Roy a conclu ce qui suit : « [43] Comme il a été souvent dit, l’instance administrative ne doit pas être transformée en un procès, civil ou criminel, devant les tribunaux de droit commun. » Ceci inclut la conclusion de la Cour d’appel fédérale figurant au paragraphe 5 de l’arrêt Turcotte c Canada (Commission de l’assurance-emploi) rendu à Montréal le 26 février 1999 (no de dossier A-186-98), selon laquelle la Cour ne doit pas importer, en droit administratif, des principes de droit criminel :
[5] Comme le juge Marceau l’a dit dans l’arrêt The Attorney General of Canada and Cou Lai1, nous ne sommes pas dans un contexte criminel, mais plutôt dans un contexte administratif. Il ne nous apparaît pas désirable d’importer dans ce dernier les principes applicables dans l’autre.
[65] Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Lai rendu à Vancouver le 25 juin 1998 (no de dossier A-525-97) :
[4] […] En tout état de cause, nous nous trouvons, non pas dans un contexte de droit pénal, mais dans un contexte de droit administratif. Les sanctions prévues par la Loi doivent être considérées, non pas comme une punition, mais comme une dissuasion nécessaire pour protéger le régime tout entier dont l’application appropriée repose sur la véracité des déclarations des bénéficiaires. Et les pratiques de la Commission, comme celle en cause en l’espèce, sont établies comme moyen de déterminer les lignes directrices qui assureraient une certaine cohérence, plutôt comme des restrictions du pouvoir discrétionnaire. La position adoptée par le juge-arbitre, si elle est confirmée, limiterait le pouvoir discrétionnaire d’infliger des pénalités conféré à la Commission par l’article 33 de la Loi. Cela ferait échec à la volonté du législateur.
[Non souligné dans l’original.]
[43] La distinction entre le droit criminel et le droit de l’immigration est également confirmée dans la décision citée ci-dessous, à laquelle le demandeur a renvoyé.
[44] Dans la décision AK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236 [AK], le juge Mosley a affirmé ce qui suit :
[38] Je me range à l’argument du demandeur quand il plaide qu’un tribunal administratif qui se fonde sur la définition d’« activité terroriste » telle qu’elle figure au Code criminel doit se montrer attentif au contexte dans lequel elle sera appliquée. Le décideur doit démontrer hors de tout doute raisonnable l’existence d’au moins une action ou omission, comme il est formulé dans la disposition, ainsi que l’élément psychologique requis.
[45] Dans la décision Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 [Rana], le juge Norris a affirmé ce qui suit :
[43] La décision du législateur de ne donner aucune définition au terme « terrorisme » dans la législation en matière d’immigration – d’abord en 1992, puis en 2001, et qui persiste toujours – place un lourd fardeau sur les décideurs en cette matière. Définir le concept de « terrorisme » est une « tâche notoirement difficile »; le législateur n’apporte toutefois aucune aide directe. Parallèlement, il a laissé aux décideurs l’importante responsabilité d’établir si un individu est interdit de territoire pour s’être livré au terrorisme ou pour appartenance à une organisation qui se livre au terrorisme. On peut alors comprendre pourquoi un décideur devant s’acquitter d’une tâche aussi difficile se tourne vers les ressources à sa disposition pour s’orienter. Le Code criminel est, depuis 2001, l’une de ces ressources. Il devrait toutefois être évident que, tandis que la définition d’« activité terroriste » donnée dans le Code criminel englobe ce que la Cour suprême du Canada a ultérieurement défini dans Suresh [au paragraphe 98] comme « ce que l’on entend essentiellement par “terrorisme” à l’échelle internationale », elle élargit aussi les limites de ce concept bien au‑delà des éléments essentiels qui y sont identifiés. C’est ce qui m’amène aux motifs pour lesquels la prudence s’impose lorsque l’on se penche sur le concept d’« activité terroriste » en droit criminel dans un contexte d’immigration.
[46] Dans la décision MN, le juge Grammond a affirmé ce qui suit :
[10] Les deux parties en l’espèce conviennent qu’il incombait au ministre de prouver l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves. Cela concorde en effet avec ce qui a été énoncé dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, ainsi qu’avec l’interprétation de l’article 83.01 du Code criminel dans l’arrêt R c Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 RCS 555, au paragraphe 25 (« l’action ou l’omission [doit] s’accompagne[r] [de] l’intention de causer l’une [des] conséquences [mentionnées] »).
[47] Dans la décision Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912 [Islam 2019], le juge Roy a affirmé ce qui suit :
[11] Le demandeur soutient que pour satisfaire aux exigences de la Loi, il faut démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre, s’est livré ou se livrera au terrorisme. Il est nécessaire d’établir que le PNB, peut‑être par l’intermédiaire de ses dirigeants, avait l’intention de blesser ou de tuer des gens en déclenchant des actes de désobéissance civile, comme des manifestations, des grèves ou des hartals généraux. L’élément d’intention est requis, et ce, que l’on s’appuie sur la définition d’« activité terroriste » figurant à l’article 83.01 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46, ou sur la définition de « terrorisme » énoncée dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS. 3 [Suresh]. En effet, sans cet élément d’intention, on ne peut dire qu’une organisation se livre au terrorisme. La simple coïncidence entre des actes de violence et les hartals n’est pas suffisante. De plus, le PNB ne peut être considéré comme un « groupe terroriste » au sens de l’article 83.01, car conformément à cette disposition, un « groupe terroriste » désigne une entité dont « l’un des objets ou l’une des activités est de se livrer à des activités terroristes ou de les faciliter ». Le PNB est un parti politique légitime et reconnu.
[…]
[14] […] La première question à trancher est celle de la définition du « terrorisme » pour l’application de la Loi, puisque ce terme n’est pas défini dans la législation. Ayant reconnu l’orientation donnée par la Cour dans des affaires comme Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 182, Kamal c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480 et Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922, la SI conclut que deux définitions de droit doivent être prises en considération, soit celle figurant à l’article 83.01 du Code criminel et celle figurant dans l’arrêt Suresh. En fait, la SI a cité le passage suivant de la décision de la Cour dans l’affaire Ali qui porte sur les définitions de deux termes : « les limites de chacun se chevauchent au point que toute distinction entre les deux, à mon humble avis, n’a aucune signification importante. Je les considère comme interchangeables. » (au par. 42).
[48] Dans la décision Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404, le juge Grammond a affirmé ce qui suit :
[14] Il y a cependant unanimité quant au point de départ de l’analyse. Peu importe que l’accent soit mis sur l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 [Suresh], ou sur l’article 83.01 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, une personne ou une organisation ne se livre au terrorisme, au sens de l’article 34 de la Loi, que si elle a l’intention spécifique de causer la mort ou des lésions corporelles graves : Saleheen, au paragraphe 41; Rana, aux paragraphes 65 et 66; M.N., au paragraphe 10; Islam 2019; Islam 2021, aux paragraphes 17 à 21; Miah, au paragraphe 34. La mens rea est un concept élémentaire de droit pénal. L’intention spécifique en constitue le degré le plus élevé et se distingue nettement des autres formes de mens rea : R c Tatton, 2015 CSC 33, aux paragraphes 30 à 39, [2015] 2 SCR 574; Islam 2019, au paragraphe 24; Rana, au paragraphe 65. Or, « lorsque la loi habilitante prévoit l’application d’une norme bien connue en droit et dans la jurisprudence, une décision raisonnable sera généralement conforme à l’acception consacrée de cette norme » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 111 [Vavilov]. À cet égard, personne ne soutient que la négligence, l’insouciance ou même l’ignorance volontaire puissent constituer un degré suffisant de faute pour étayer une accusation de terrorisme : R c Khawaja, 2012 CSC 69, aux paragraphes 45 à 47 et 57, [2012] 3 RCS 555; Vavilov, au paragraphe 112 in fine.
[49] Dans la décision Babu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 510, le juge Pentney a affirmé ce qui suit :
[13] Nul ne conteste les aspects suivants du cadre juridique qui régit l’interprétation de cette disposition :
A. La norme des « motifs raisonnables de croire » requiert davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que celle de la prépondérance des probabilités. « La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi […] » (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 SCC 40 au para 114, citant Sabour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1615 (1re inst).
B. Le concept d’appartenance à une organisation doit être interprété de façon large et il n’exige pas de signes formels de l’appartenance ou de la participation à des actes de terrorisme (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 27, 29; Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 aux para 22-27).
C. En ce qui concerne l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, le sens du terme « terrorisme » est énoncé au paragraphe 98 de l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh] :
À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur […] que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la [LIPR] inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale.
D. Il ne s’agit pas, en soi, d’une erreur susceptible de contrôle pour la SI que de renvoyer aussi à la définition d’« activité terroriste » énoncée à l’article 83.01 du Code criminel, LRC 1985, c c-46 [le Code criminel], à condition que le décideur soit conscient des distinctions importantes à faire entre le contexte criminel et celui de l’immigration, ainsi que des différences entre la définition qui s’applique à la conduite criminelle et celle qui régit l’interdiction de territoire en matière d’immigration (Rana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1080 [Rana] aux para 43-50).
E. Il doit y avoir une preuve de l’intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves pour conclure qu’il y a eu acte de terrorisme, que le décideur applique la définition de l’arrêt Suresh ou celle du Code criminel. « Le fait de savoir que [de tels actes] sont probables ou de faire preuve d’une insouciance ou d’un aveuglement volontaire à l’égard des conséquences d’une conduite, même violente » ne suffit pas (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 311 [Chowdhury 2022] au para 12; voir aussi Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38 [Miah] aux para 34-35 et Rana, au para 66).
D. Définition de « terrorisme »
[50] Comme l’indiquent les décisions citées ci-dessus, le terme « terrorisme »
n’est pas défini dans la LIPR. Il existe des « interprétations divergentes »
, comme le dit la SI, tant à la Cour fédérale qu’à la SI. Cette dernière a affirmé que ces interprétations divergentes « montrent qu’il n’y a pas d’approche jurisprudentielle unanime quant à l’interprétation du terme “terrorisme” au sens de la Loi »
.
[51] La SI a ajouté, raisonnablement à mon avis, qu’« [i]l incombe au tribunal de tirer sa propre conclusion en se fondant sur l’ensemble particulier des faits et sur la preuve qui lui est présentée, tout en gardant à l’esprit l’objet de la Loi, qui est de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne »
.
[52] La définition de « terrorisme »
qu’a donnée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh a été appliquée par la Cour à de nombreuses occasions, dont, le plus récemment, au paragraphe 9 de la décision Anam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2024 CF 968 [la juge Ngo], au paragraphe 11 de la décision Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 967 [la juge Ngo], au paragraphe 8 de la décision Hossain c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 477 [la juge Aylen], et dans la décision Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1695 [Rahman, la juge Rochester, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale].
[53] Dans la décision Rahman, la juge Rochester a analysé la définition de « terrorisme »
figurant dans l’arrêt Suresh et a tiré la conclusion suivante :
[16] Les parties conviennent que la SAI a cité la définition adéquate de terrorisme, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Suresh, afin d’évaluer si le PNB s’était livré au terrorisme. Dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême a défini le terrorisme comme suit :
98 À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Le législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Nous estimons que c’est le cas.
[…]
[19] […] Pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme, il faut aller au-delà de la simple connaissance de la probabilité que l’appel à un hartal donne lieu à de la violence ou d’un aveuglement volontaire envers les décès et les blessures graves qui pourraient être causés; une intention spécifique doit être imputée au PNB (Saleheen, au para 41; Miah, aux para 34-35). On peut conclure à l’intention spécifique lorsqu’une conséquence résultera certainement ou presque certainement d’un acte ou d’une omission, comme se livrer « à des actes ou à des omissions tout en étant presque certain que la violence se produirait » (Saleheen, aux para 42 et 44).
[Non souligné dans l’original.]
E. Critère de l’intention spécifique
[54] Les parties semblent s’accorder pour dire (au moins en l’espèce) qu’une conclusion au titre des alinéas 34(1)f) et 34(1)c) exige qu’il soit établi que le PNB avait l’intention spécifique de se livrer au terrorisme. Par contre, elles ne s’accordent pas sur ce que signifie l’« intention spécifique »
ou sur l’approche que la SI peut ou doit adopter pour décider si l’intention spécifique est établie.
[55] À mon humble avis, le meilleur point de départ pour aborder l’application de la notion d’intention spécifique, bien connue en droit pénal, mais aussi en droit général de la preuve, se trouve au paragraphe 19 de l’arrêt Seymour de la Cour suprême du Canada, qui porte précisément sur cette notion :
[19] Lorsque l’on donne au jury des directives sur une infraction exigeant la preuve de l’existence d’une intention spécifique, il sera toujours nécessaire d’expliquer que, pour déterminer l’état d’esprit de l’accusé au moment de l’infraction, les jurés peuvent déduire que les personnes saines et sobres veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes. Le bon sens veut que les personnes soient habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes. Par conséquent, si une personne agit d’une façon qui est susceptible de produire un certain résultat, il sera généralement raisonnable de déduire que celle-ci a prévu les conséquences probables de son acte. En d’autres termes, si une personne a agi de manière à produire certaines conséquences, on peut en déduire que cette personne a voulu ces conséquences.
[Non souligné dans l’original.]
[56] La Cour suprême du Canada a confirmé cette approche de la détermination de l’intention spécifique en 2015 dans l’arrêt Tatton. La notion d’intention spécifique telle qu’elle a été exposée dans les arrêts Tatton et Seymour a été appliquée par le juge Little dans la décision Opu, ce qui est important parce que la SI a adopté le raisonnement du juge Little et l’a appliqué aux paragraphes 70 à 74 de sa décision :
[70] Pour mieux comprendre la question de l’intention, le juge Little a renvoyé à l’arrêt R. c. Tatton de la Cour suprême. Au paragraphe 42 de la décision, il a déclaré ceci :
[42] Dans les instances criminelles qui ont lieu au Canada, une infraction criminelle exige que l’on fasse la preuve d’un élément moral. Dans l’arrêt Tatton, la Cour suprême a confirmé que la plupart des infractions sont d’intention générale : elles obligent à prouver l’existence d’un élément moral qui est « simple » et qui ne requiert qu’une « faible acuité mentale ». D’autres infractions exigent une preuve d’un élément moral plus élevé, qui implique un processus de pensée et de raisonnement plus complexe – être motivé par une intention cachée ou avoir l’intention de faire survenir certaines conséquences, ou avoir la connaissance effective de certaines circonstances ou conséquences : R c Tatton, 2015 CSC 33, [2015] 2 RCS 574, aux para 35-38, 41 et 48. Dans l’arrêt Tatton, la Cour suprême a écrit :
[39] Pour résumer, les infractions d’intention spécifique comportent un élément moral plus élevé. Cet élément peut prendre la forme d’une intention cachée, ou requérir la connaissance effective de certains faits ou de certaines conséquences, où cette connaissance est le fruit de processus de pensée et de raisonnement plus complexes. À titre subsidiaire, il peut supposer l’intention de faire survenir certaines conséquences, si la formation de cette intention implique des processus de pensée et de raisonnement plus complexes. Quant à elles, les infractions d’intention générale exigent une acuité mentale minimale.
[71] La Cour a fait remarquer la distinction établie dans l’arrêt Tatton entre l’infraction d’intention générale et l’infraction d’intention spécifique, à savoir que la seconde exigeait un élément moral plus élevé supposant un processus de raisonnement plus nuancé et plus complexe, comme une intention cachée ou la connaissance de certaines circonstances ou conséquences, par opposition à la première, dont la portée était beaucoup plus limitée et qui n’exigeait pas ce seuil plus élevé. En intégrant cette distinction dans l’analyse faite par la SAI, le juge Little a formulé le raisonnement suivant :
[56] Deuxièmement, les conclusions de la SAI concordaient avec les exigences de fond énoncées dans l’arrêt Tatton. Elle a conclu que la violence perpétrée par des partisans du [PNB] était un élément intentionnel de la planification et de l’exécution des appels aux hartals et aux blocus, notamment au moyen de bombes et de grenades, ce qui avait causé des lésions corporelles graves ou des décès parmi les membres du grand public. Ses conclusions factuelles, concernant plus particulièrement la planification, la mise en œuvre et l’exécution des hartals, et les appels continus aux hartals après que des personnes avaient déjà été tuées ou grièvement blessées, montrent que la SAI a pris en considération et conclu que le [PNB] s’était livré intentionnellement à des actes comportant un élément moral plus élevé : comme il a été décrit dans l’arrêt Tatton, une intention ou une connaissance reposant sur un processus de pensée et de raisonnement plus complexe.
[57] Troisièmement, la SAI a tiré expressément d’importantes conclusions liées aux appels aux hartals et aux blocus qui, comme notre Cour l’a conclu dans des décisions antérieures, étaient raisonnables pour étayer l’existence d’une intention spécifique. La SAI a décrété, quant à la période précédant les élections de 2014, que :
a) les appels aux hartals dans le contexte politique bangladais contemporain étaient devenus synonymes d’un appel à la violence, une violence destinée à intimider le public pour qu’il respecte les hartals et à réaliser les objectifs politiques du [PNB];
b) la violence liée aux hartals avait lieu régulièrement et causait des décès et des blessures graves parmi ceux qui y participaient;
c) l’appel aux hartals était également synonyme de morts ou de blessures graves probables parmi la population civile et il faisait partie du chaos que le [PNB] essayait de créer.
[72] Le tribunal conclut que les faits de l’affaire Opu, à savoir les deux rapports cruciaux sur lesquels se fondent des conclusions de fait essentielles, ainsi que l’analyse du juge Little intégrant le cadre de l’arrêt Tatton, sont tous des éléments qui sont également pertinents et applicables dans l’analyse de la présente affaire.
[73] L’intention spécifique reposant sur un élément plus élevé est démontrée à la pièce C-6, citée dans la présente décision, qui décrit la planification, la préparation et l’exécution calculées des hartals, des grèves et des barrages routiers dans le contexte de la violence sans précédent qui régnait dans la période allant de 2013 à 2015. Le tribunal estime également que les mêmes éléments de preuve documentaire démontrent que, dans le cadre de la planification et de l’exécution des hartals, la violence la plus extrême se manifestait dans les mesures forçant le respect des hartals, c’est-à-dire dans les actes d’intimidation préalables commis par les groupes d’étudiants et dans les tactiques inhérentes visant à obliger les gens à se conformer aux hartals pendant leur exécution, telles que les attentats au cocktail Molotov contre des autobus remplis de citoyens ordinaires qui « défiaient » les opérations en utilisant le transport en commun pour leurs activités quotidiennes. L’intention cachée du [PNB], qui émane de la direction et donne lieu à des affrontements dans la rue et à des actes sanglants et meurtriers commis par les exécutants envers la population, est de maintenir les hartals et les barrages pour faire avancer le programme politique de la coalition dirigée par le [PNB], qui consiste à forcer le gouvernement de [la Ligue Awami] à faire des concessions.
[74] Le tribunal conclut donc que, compte tenu des précisions de l’arrêt Tatton que le juge Little a intégrées et appliquées dans la décision Opu, le seuil plus élevé d’intention criminelle qui est requis pour satisfaire au critère d’intention spécifique est atteint dans la présente affaire.
[Non souligné dans l’original.]
[57] Le demandeur soutient que les conclusions de la SI et l’application des indications du juge Little sur l’« intention spécifique »
exposées ci-dessus sont déraisonnables parce qu’elles ne tiennent pas compte de ce qu’il décrit comme [traduction] « l’interprétation dominante »
que fait la Cour de l’exigence de l’« intention spécifique »
relativement aux alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la LIPR. Il fait référence à l’une de plusieurs approches divergentes.
[58] Contrairement à ce que le juge Little a conclu dans la décision Opu, le demandeur fait valoir que l’intention spécifique exige davantage que la connaissance de la part des dirigeants du PNB de la probabilité qu’un appel à un hartal entraîne des décès ou des blessures graves. À cet égard, il dit s’appuyer sur la décision Musa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1172 [Musa, le juge Lafrenière] et Badsha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1634 [Badsha, le juge Ahmed].
[59] Le demandeur soutient que, comme la SI assimile l’intention spécifique requise à la [traduction] « connaissance des conséquences probables du recours aux hartals »
, sa décision ne favorise pas au sein de la Cour [traduction] « l’établissement d’un consensus »
selon lequel « [l]e critère à rencontrer n’est pas celui de l’ignorance volontaire ou la connaissance, mais plutôt celui de l’intention »
(Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 au para 21).
[60] Le défendeur soutient que l’argument du demandeur ne tient compte ni du dossier de la présente affaire ni du raisonnement de la SI. Selon lui, la SI a agi raisonnablement parce qu’elle était guidée par un courant jurisprudentiel pertinent et contraignant exposé par le juge Little dans la décision Opu.
[61] En toute déférence, je ne souscris pas aux observations du demandeur. À mon humble avis, la SI a exposé des motifs, cités ci-dessus, dans lesquels elle démontre amplement, en détail et avec soin qu’elle a agi raisonnablement et conformément à ses attributions en s’appuyant sur le raisonnement et l’approche du juge Little dans la décision Opu, et en les appliquant aux faits de la présente affaire. Je ne vois pas comment ni pourquoi on pourrait juger qu’un décideur fédéral a agi de manière déraisonnable lorsqu’il a suivi une décision de la Cour fédérale, comme en l’espèce.
[62] Je comprends qu’il existe des approches divergentes à cet égard, et ce, tant à la Cour fédérale qu’à la SI, mais, à mon humble avis, le raisonnement du juge Little concorde à la fois avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et avec d’autres décisions de la Cour fédérale concernant l’intention spécifique, en particulier la décision Rahman de la juge Rochester. À mon humble avis, il établit un équilibre dans la jurisprudence, en particulier lorsqu’il est appliqué conjointement avec le critère à quatre volets permettant de déterminer l’intention spécifique adopté par le juge Grammond dans la décision MN. Encore là en toute déférence, je me permets d’ajouter que cette approche est celle qui devrait être privilégiée.
[63] Je ne peux pas non plus accepter l’argument principal du demandeur selon lequel, si je comprends bien, la SI a agi déraisonnablement parce qu’elle n’a pas renvoyé à des [traduction] « éléments de preuve précis »
établissant que la direction du PNB [traduction] « avait ordonné »
que des meurtres et d’autres actes violents soient commis dans le cadre des hartals (c’est-à-dire que les hartals soient menés de la manière dont la direction du PNB était certaine qu’ils seraient menés, car le PNB les avait menés de cette manière dans le passé).
[64] À cet égard, l’avocate du demandeur a soutenu oralement [traduction] « [qu’]une façon d’établir l’intention spécifique […] conformément aux arrêts Mason et Weldemariam pour un décideur […] consiste à renvoyer à […] des éléments de preuve précis démontrant que le PNB a ordonné à ses membres […] de ne pas simplement recourir à la violence […] mais d’y recourir dans l’intention de causer la mort et de graves blessures […] Oui, [ce serait difficile à trouver] mais la Cour a affirmé qu’il faut néanmoins renvoyer à quelque chose. Il faut toujours des éléments de preuve. »
Sur ce point, elle a renvoyé à la décision Hossein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 91.
[65] À mon avis, la SI, après avoir effectué une analyse détaillée et minutieuse telle que l’a suggéré le juge Grammond dans la décision MN et en interprétant la notion d’intention spécifique à la lumière de la décision Opu du juge Little, a raisonnablement établi un lien entre la direction du PNB et l’ordre précis de commettre des meurtres et des actes de violence.
[66] L’ensemble de l’analyse de la SI, exposée aux paragraphes 75 à 98 des motifs de la SI, justifie d’y accorder une attention particulière.
[67] Pour ce qui est de l’intention spécifique, je fais en particulier référence à l’analyse des plus raisonnables au regard de l’arrêt Vavilov que la SI a exposée aux paragraphes 90 et suivants de ses motifs :
[90] Compte tenu de la planification, de la mise en œuvre et de l’exécution décrites [dans Beyond Hartals : Towards Democratic Dialogue in Bangladesh (« Au-delà des hartals : vers un dialogue démocratique au Bangladesh ») (Programme des Nations Unies pour le développement (le PNUD), mars 2005) [Beyond Hartals]], y compris des mécanismes inhérents pour assurer le respect des hartals et de l’intention cachée, qui forment l’intention définie dans l’arrêt Tatton et appliquée par le juge Little dans la décision Opu, le tribunal conclut que les dirigeants du [PNB] savaient que la stratégie entraînerait de la violence. En outre, le fait que la présidente Zia a renouvelé les appels aux hartals une seconde fois au premier anniversaire du boycottage de l’élection de 2014 renforce encore un peu plus le fait que la direction était au courant, à la lumière de ce qui s’était passé auparavant.
[91] Concernant la question de savoir à quel point les dirigeants du [PNB] ont dénoncé ou approuvé la violence, le même raisonnement s’applique dans une certaine mesure. Il est mentionné [dans Bangladesh political violence death toll rises to 31 (« Le nombre de décès liés à la violence politique au Bangladesh grimpe à 31) (BBC Worldwide, 23 janvier 2015)], à la page 342, que la présidente Zia a dénoncé la violence, mais qu’elle l’a reprochée au gouvernement de [la Ligue Awami] et à ses agents, alors que, selon les termes de Human Rights Watch, il y ait eu des allégations crédibles selon lesquelles des membres de son propre parti étaient impliqués dans les attentats ([Democracy in the Crossfire. Opposition Violence and Government Abuses in the 2014 Pre-and Post-Election Period in Bangladesh (« Démocratie sous les tirs croisés : violence de l’opposition et abus du gouvernement avant et après les élections de 2014 au Bangladesh ») (Human Rights Watch, 2014)], p. 208 [Democracy in the Crossfire]; [Bangladesh: End Cycle of Crime. Petrol Bomb Attacks and Security Force Abuses Filling Hospitals (« Mettre fin au cycle mortel de la criminalité. Attentats au cocktail Molotov et hôpitaux remplis de victimes des forces de sécurité ») (Human Rights Watch, 6 février 2015)], p. 351 [End Cycle of Crime]).
[92] Voilà qui s’inscrit précisément dans l’analyse de l’intention spécifique avec une intention cachée : après avoir observé et reconnu la violence qui avait éclaté dans la période précédant le boycottage des élections, y compris l’attentat mortel au cocktail Molotov qui a eu lieu le 25 novembre 2013, décrit dans ses moindres détails [dans Democracy in the Crossfire], la présidente Zia a de nouveau appelé à un hartal le jour de l’anniversaire de la défaite électorale, lequel a eu des conséquences aussi violentes, dont un autre attentat mortel au cocktail Molotov qui a eu lieu le 6 février 2015, décrit [dans End Cycle of Crime].
[93] Le tribunal reconnaît que, dans la décision Foisal, le juge Grammond fait référence à la suggestion du juge Roy dans la décision Islam d’examiner les discours, les plans ou les codes pour vérifier s’ils contiennent des déclarations explicites concernant l’intention de causer des blessures graves ou la mort.
[94] Bien que le tribunal admette qu’il n’y a aucun exemple manifeste dans la preuve, cet élément n’était pas déterminant dans l’analyse du juge Little dans la décision Opu, à l’issue de laquelle il a confirmé la décision de la SAI selon laquelle l’intéressé était visé à l’alinéa 34(1)f) relativement à des actes prévus à l’alinéa 34(1)c).
[95] En outre, le tribunal mentionne à nouveau que, [dans Bangladesh. Les élections représentent à la fois un risque et une chance pour les droits humains (Amnesty International, 23 décembre 2008), à la page 125], Amnesty International affirme, en faisant référence à la période de la fin de 2006 qui a conduit à la déclaration de l’état d’urgence : « Aucun d’entre eux n’a condamné les violences commises par ses membres. Au contraire, les dirigeants des partis ont cautionné tacitement ces méthodes violentes, et se sont parfois associés à des bandes criminelles pour lancer des attaques contre leurs opposants. »
[96] Le tribunal conclut que les mesures d’exécution inhérentes, qui ont été décrites [dans Beyond Hartals] et invoquées par la SAI dans l’affaire Opu, et qui sont étroitement liées à l’intention cachée introduite par l’arrêt Tatton, établissent un lien qui est représentatif des facteurs proposés par le juge Roy et qui, selon le tribunal, s’applique également dans la présente affaire.
[97] Le tribunal estime que le facteur qui précède penche en faveur d’une conclusion selon laquelle le [PNB] avait l’intention requise.
[98] Le tribunal conclut donc que le [PNB], en tant qu’organisation, avait l’intention spécifique requise de se livrer au terrorisme.
[Les numéros des pièces sont remplacés par les titres des documents.]
[68] À mon humble avis, la SI a agi raisonnablement en citant et en suivant la démarche proposée par le juge Little dans la décision Opu, et le juge Grammond dans la décision MN.
[69] En toute déférence, il n’y a certainement rien qui permette d’affirmer que l’intention spécifique ne peut être établie que par des éléments de preuve qui démontrent que des directives écrites ou orales précises, comme des discours ou des ordres, ont été données par les dirigeants d’une organisation. À mon humble avis, si tel était le cas, le seuil serait excessivement élevé : il permettrait presque aux dirigeants d’une organisation d’ordonner, avec l’intention spécifique de le faire et en toute impunité, que des actes de violence extrême, dont des meurtres, soient commis, et d’inciter d’autres personnes à se livrer à des actes de terrorisme. Par ailleurs, à cet égard, une approche universelle n’est pas appropriée. Le soin doit être laissé à la SI d’évaluer raisonnablement les éléments de preuve contraignants, et, en toute déférence, elle l’a fait dans la présente affaire.
F. Non-refoulement
[70] Le demandeur soutient également que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle contrevient à l’obligation de non-refoulement prévue dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention sur les réfugiés]. Il s’appuie sur les arrêts Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Weldemariam, 2024 CAF 69 [Weldemariam], qui imposent une interprétation étroite de la notion d’« intention spécifique »
relativement aux alinéas 34(1)a), 34(1)e) et 34(1)c) de la LIPR. Comme je l’explique ci-après, ni l’un ni l’autre ne porte sur l’alinéa 34(1)f), qui est la disposition applicable dans la présente affaire.
[71] Je n’accepte pas cet argument. À mon humble avis, le sens de l’arrêt Mason n’est pas que la Convention sur les réfugiés restreint la capacité du législateur à établir des critères d’admissibilité nationaux concernant les non-citoyens qui cherchent à entrer ou à demeurer au Canada. En toute déférence, ce serait une rupture radicale par rapport aux principes fondamentaux du droit de l’immigration.
[72] La Convention sur les réfugiés peut imposer des limites relatives aux personnes pouvant être renvoyées du Canada, mais elle ne détermine pas qui peut être déclaré interdit de territoire. Quoi qu’il en soit, il est bien établi que le risque de refoulement doit être apprécié non pas au moment d’examiner si une personne est interdite de territoire, mais au moment de son renvoi, entre lesquels il peut s’écouler plusieurs années : B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 au para 75; Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 au para 67.
[73] Je conviens également que le Canada a de nombreuses et importantes obligations internationales en matière de lutte contre le terrorisme, dont celles prévues dans la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (12 décembre 1999, RTNU 2178 à la p 197), la Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif (15 décembre 1997, RTNU 2149 à la p 256), la Convention internationale contre la prise d’otages (17 décembre 1979, RTNU 1316 à la p 205), la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité [sur les menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes de terrorisme] (CSNU, 56e session, Doc NU S/RES/1373 (2001) CS Res 1373); la résolution 2322 (2016) du Conseil de sécurité [sur les menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes de terrorisme] (CSNU, 2016, S/RES/2322), la résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité [sur le traitement du problème croissant des combattants terroristes étrangers] (CSNU, 69e session, Doc NU S/RES/2178 (2014) CS Res 2178), qui constituent une partie essentielle du contexte interprétatif de la LIPR (LIPR, art 3(1)i) et 3(2)h)).
[74] En outre, je suis d’accord pour dire que le Canada a un « intérêt [critique et] légitime […] à combattre le terrorisme, à empêcher que notre pays devienne un refuge pour les terroristes et à protéger la sécurité publique »
, comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada au paragraphe 58 de l’arrêt Suresh (voir également Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 778 (CSC); Zrig c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), 2003 CAF 178 (CanLII) au para 174, [2003] 3 CF 761).
[75] À juste titre, le défendeur s’appuie en outre sur le caractère obligatoire du préambule de la Déclaration sur les mesures visant à éliminer le terrorisme international des Nations Unies (AGNU, 49e session, Doc NU A/RES/49/60 (1994) AG Res 49/60), qui exige que le Canada prenne des mesures appropriées, avant d’accorder l’asile, pour s’assurer que le demandeur d’asile n’a pas eu d’activités terroristes :
5. Les États doivent également remplir les obligations que leur imposent la Charte des Nations Unies et d’autres dispositions du droit international dans la lutte contre le terrorisme et sont instamment priés de prendre des mesures efficaces et résolues, conformément aux dispositions applicables du droit international et aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, pour éliminer rapidement et définitivement le terrorisme international, et en particulier :
a) De s’abstenir d’organiser, de fomenter, de faciliter, de financer, d’encourager ou de tolérer des activités terroristes et de prendre les mesures pratiques voulues pour que leur territoire ne serve pas à des installations ou à des camps d’entraînement de terroristes, ni à la préparation ou à l’organisation d’actes terroristes à l’encontre d’autres États ou de leurs ressortissants;
[…]
f) De prendre les mesures voulues, avant d’accorder l’asile, pour s’assurer que le demandeur d’asile n’a pas eu d’activités terroristes et, après avoir accordé l’asile, pour s’assurer que le statut de réfugié n’est pas mis à profit pour contrevenir aux dispositions de l’alinéa a) ci-dessus […]
[Non souligné dans l’original.]
G. Conséquences pour le demandeur
[76] Enfin, le demandeur soutient que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte des conséquences graves d’une interdiction de territoire pour lui. Il s’appuie à nouveau sur les arrêts Mason et Weldemariam pour faire valoir qu’une conclusion d’interdiction du territoire conduit à son renvoi vers un pays où il risque d’être persécuté, et qu’il n’est pas suffisamment protégé contre un refoulement par les [traduction] « soupapes de sécurité »
ou les processus à sa disposition après une telle conclusion.
[77] En toute déférence, je ne suis pas convaincu. Ces observations sont à la fois dénuées de fondement et conjecturales. Contrairement à ce que soutient le demandeur, il a la possibilité de demander à la Cour un contrôle judiciaire de la décision de la SI sur l’interdiction de territoire, ce dont il se prévaut. Il pourra également interjeter appel du présent jugement à la Cour d’appel fédérale (car une question d’importance générale est certifiée) et interjeter appel du jugement de la Cour d’appel fédérale à la Cour suprême du Canada (sur autorisation).
[78] En outre, le demandeur dispose également du droit de demander au ministre une dispense en vertu du paragraphe 42.1(1) de la LIPR. Notamment, si sa demande est rejetée, il pourra présenter une demande de contrôle judiciaire et demander à la Cour de surseoir à toute tentative de le renvoyer jusqu’à ce que ses contestations judiciaires soient réglées. Le demandeur affirme qu’il faut trop de temps pour obtenir une décision sur une demande fondée sur l’article 42.1, mais, en toute déférence, cet argument n’est pas pertinent. On m’informe qu’à cet égard, les pouvoirs du ministre ne sont pas délégués. Il me semble qu’il appartient au ministre ou au législateur de se prononcer.
[79] De plus, le demandeur pourra presque certainement obtenir un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] avant d’être contraint de quitter le Canada. Si l’ERAR est défavorable, il pourra solliciter l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour et, dans l’intervalle, au besoin, il pourra demander le report de son renvoi ou un sursis à la Cour. D’autres recours pourraient s’offrir à lui, et son avocate expérimentée en matière d’immigration pourra le conseiller.
[80] Par ailleurs, si le demandeur obtient le statut de résident permanent ou la citoyenneté canadienne, le risque d’un refoulement sera probablement tout à fait écarté, sauf en cas de fraude ou de fausses déclarations liées à sa demande.
[81] Le demandeur soutient que le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov exige que la SI fournisse des motifs qui [traduction] « refl[ètent] [l]es enjeux »
et qui démontrent qu’elle a tenu compte des conséquences de sa décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit (Vavilov, au para 133). Nul ne le conteste. Le demandeur fait valoir que la décision contestée n’indique aucunement que la SI a tenu compte des conséquences de sa décision pour lui. Il soutient qu’elle l’informe seulement de son droit à un contrôle judiciaire.
[82] À cet égard, je fais remarquer que les arrêts Mason et Weldemariam sont tous deux postérieurs à la décision contestée, rendue en juin 2023.
[83] Toutefois, là encore en toute déférence, cet argument ne me convainc pas parce qu’en plus de ce qui précède, comme le fait valoir le défendeur, l’alinéa 34(1)c) de la LIPR porte sur le terrorisme, ce qui est spécifique et différent sur le plan conceptuel de l’objet des alinéas de l’article 34(1) en cause dans les affaires Mason et Weldemariam, à savoir, respectivement, les alinéas 34(1)e) et 34(1)a). Le premier (34(1)e)) vise le fait d’être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada, et le deuxième (34(1)a)) vise le fait d’être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada. Je ne suis pas convaincu qu’il soit justifié de les amalgamer.
VIII. Conclusion
[84] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande sera rejetée.
[85] Toutefois, une question grave de portée générale sera certifiée au titre à l’article 74d) de la LIPR.
IX. Question certifiée
[86] Le demandeur a proposé la question suivante aux fins de certification au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR :
Quel élément moral permet de conclure à l’existence d’une
« intention spécifique »relativement aux alinéas 34(1)f) et 34(1)c) de la LIPR?
[87] Le défendeur s’oppose à la certification d’une question d’importance générale en s’appuyant sur les motifs exposés par ma collègue la juge Phuong Ngo dans la décision Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 967 :
[traduction]
[40] Des questions proposées aux fins de certification ont été examinées mais rejetées par la Cour pour divers motifs dans d’autres affaires portant sur l’appartenance au PNB (Foisal, au para 25; Alam, aux para 38-46; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 311 au para 36). De plus, les questions que les demandeurs cherchent à faire certifier ont une portée trop large, et les décisions sur des questions de ce type dépendent grandement des faits. Elles ne satisfont pas au critère de certification. Par conséquent, je refuse de les certifier.
[88] Toutefois, en toute déférence, la présente affaire est différente. La question centrale en l’espèce est la demande du demandeur visant à ce que la Cour adopte et applique une approche et un critère juridique différents de ceux appliqués par la SI.
[89] Les deux parties conviennent, et moi de même, comme la SI auparavant, que tant la Cour que la SI appliquent plusieurs approches et critères juridiques divergents en ce qui concerne l’intention spécifique relativement au lien critique entre les appels aux hartals de la direction du PNB et les actes de violence meurtriers commis par la suite contre les autorités bangladaises et la population civile. Cette divergence est injustifiée et contraire aux premiers principes du droit, selon lesquels les affaires semblables doivent être traitées de façons semblables. À mon humble avis, cette divergence mérite d’être examinée par un tribunal d’une instance supérieure, en l’occurrence la Cour d’appel fédérale.
[90] De plus, selon les avocats des deux parties, les points de divergence au sein de la Cour fédérale sont reproduits dans les décisions de la SI.
[91] En toute déférence, il n’est plus justifié de refuser de certifier une question de portée générale au motif que toutes les affaires sont uniques et qu’elles doivent être appréciées par la SI au cas par cas. Je me suis appuyé (à l’instar d’autres juges) sur cet argument pour refuser de certifier une question d’importance générale dans des affaires comme celle-ci. Aucune n’a été certifiée à ce jour.
[92] Cependant, le demandeur a déposé auprès de la Cour fédérale une preuve documentaire qui établit que les dossiers de ces affaires concernant le PNB sont identiques ou presque identiques à celui de la présente affaire. En particulier, les dossiers des affaires suivantes sont pratiquement identiques à celui de la présente affaire :
● Rahman c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2024 CF 491 [Rahman] (IMM-7074-22)
● Badsha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1634 [Badsha] (IMM-7804-21)
● Musa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1172 [Musa] (IMM-6019-21)
● Babu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 510 [Babu] (IMM-3426-20)
● Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 [Foisal] (IMM-3349-20)
● Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 [Islam 2021] (IMM-701-19)
● Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912 [Islam 2019] (IMM-5497-18)
● MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 [MN] (IMM-4992-18)
[93] La Cour remercie l’avocate pour ces renseignements. Il me semble que les décisions de la SI dans ces affaires s’appuient sur des preuves objectives relatives à la situation dans le pays pratiquement identiques. De ce fait, les dossiers de ces affaires ne diffèrent que par les preuves écrites et orales des demandeurs qui 1) nient appartenir à l’organisation (un moyen de défense retenu, mais non pertinent en l’espèce) ou 2) nient leur complicité ou en minimisent l’importance, ou encore nient qu’ils appartenaient à l’organisation dans la période en cause (ce qui est également peu ou pas pertinent d’un point de vue juridique dans ces affaires, bien que la question de l’équité soit parfois examinée).
[94] Il est insatisfaisant que l’appréciation de l’admissibilité au Canada de personnes originaires du Bangladesh puisse varier sensiblement selon l’agent ou le juge saisi du dossier. La Cour accepte l’information de l’avocate selon laquelle beaucoup de membres ou d’ex-membres du PNB se trouvant dans une situation semblable cherchent à venir au Canada. La Cour fait observer que le PNB a une longue histoire qui se poursuit et qu’il a été au pouvoir. Il ne fait aucun doute qu’il compte de nombreux membres. Cette situation insatisfaisante concerne également les personnes originaires du Bangladesh qui demandent l’asile ou qui viennent au Canada en tant que résidents temporaires ou permanents. À mon avis, cette situation mine la confiance et le respect envers le système d’immigration.
[95] À mon humble avis, compte tenu de l’existence d’approches et de critères juridiques divergents non résolus tant à la Cour fédérale qu’à la SI, il s’agit d’un cas approprié où la Cour peut et doit dûment certifier une question de portée générale aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
[96] Après l’audience, le défendeur a demandé l’autorisation de proposer des questions aux fins de certification une fois qu’il aurait pris connaissance des motifs de la Cour. Je rejette cette demande parce qu’elle va à l’encontre de la jurisprudence de longue date de la Cour d’appel fédérale : voir Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145 (le juge Pelletier) :
[29] Qui plus est, une question grave de portée générale découle des questions en litige dans l’affaire et non des motifs du juge. Le juge, qui a instruit la cause et qui a eu l’avantage d’entendre les meilleurs arguments présentés par les avocats des deux parties, devrait être en mesure de dire si les faits de l’affaire soulèvent ou non une telle question, sans avoir à soumettre une ébauche de ses motifs aux avocats. Une telle façon de procéder ouvre la porte, comme c’est le cas en l’espèce, à une longue liste de questions qui peuvent ou non satisfaire au critère prévu par la loi. Dans le cas qui nous occupe, aucune des questions proposées ne répond à ce critère.
[Non souligné dans l’original.]
[97] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, la Cour certifiera la question de portée générale suivante :
Lorsque l’« intention spécifique » d’une organisation est requise pour étayer des conclusions au titre des alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la LIPR selon lesquelles l’organisation se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme, l’approche juridique et analytique appliquée par la Section de l’immigration dans la présente affaire est-elle raisonnable et, sinon, la proposition de rechange du demandeur doit-elle être retenue?
JUGEMENT dans le dossier IMM-8498-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La présente demande est rejetée.
-
Aucuns dépens ne sont adjugés.
-
La question suivante est certifiée :
Lorsque l’« intention spécifique »
d’une organisation est requise pour étayer des conclusions au titre des alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la LIPR selon lesquelles l’organisation se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme, l’approche juridique et analytique appliquée par la Section de l’immigration dans la présente affaire est-elle raisonnable et, sinon, la proposition de rechange du demandeur doit-elle être retenue?
« Henry S. Brown »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
DOSSIER : |
IMM-8498-23 |
|
INTITULÉ : |
MD MILON TALUKDER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 9 SEPTEMBRE 2024 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE BROWN |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 23 SEPTEMBRE 2024 |
COMPARUTIONS :
|
Warda Shazadi Meighen Ada Roberts |
POUR LE DEMANDEUR |
|
Christopher Ezrin |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
|
Landings LLP Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
|
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |