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Date : 20250102


Dossier : IMM-10038-23

Référence : 2025 CF 13

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 janvier 2025

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Bibi Yasmin ALI

Saajid Mujaahid Ibn Muhammad SHAFFIE

Zaynab Ziyarah Bint Muhammad SHAFFIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Bibi Yasmin Ali, la demanderesse principale, et ses deux enfants, les codemandeurs, sont des citoyens du Guyana. Mme Ali avait obtenu le statut de résident permanent au Canada en septembre 2002 grâce au parrainage de son mari de l’époque, mais elle a renoncé à ce statut en août 2019. Pendant la majeure partie de cette période, Mme Ali a résidé au Guyana avec son second époux. Ils ont eu deux enfants : Zaynab (née en juin 2005) et Saajid (né en mars 2007). En février 2018, l’époux de Mme Ali a été attaqué sans raison dans la rue par un toxicomane. Il est mort des suites de ses blessures.

[2] En décembre 2021, les demandeurs sont entrés au Canada à titre de visiteurs. Ils ont habité chez les parents de Mme Ali, qui sont citoyens canadiens. Le frère aîné et la sœur cadette de Mme Ali ont également la citoyenneté canadienne. Ils ont tous deux une famille de qui les demandeurs sont très proches.

[3] En mai 2022, les demandeurs ont présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire visée au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Cette demande s’appuyait sur leur établissement au Canada, la réunification des familles, les conditions défavorables au Guyana, les besoins de Mme Ali en matière de santé et l’intérêt supérieur des enfants. L’agent d’immigration a rejeté la demande dans une décision datée du 25 juillet 2023.

[4] Les demandeurs sollicitent devant notre Cour le contrôle judiciaire de cette décision suivant le paragraphe 72(1) de la LIPR. Ils prétendent que la décision est déraisonnable à plusieurs égards, mais, selon moi, un seul aspect de la décision mérite d’être examiné : l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent. Je suis d’avis, comme l’affirment les demandeurs, que l’analyse de l’agent sur cette question est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire en l’espèce sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[5] Les parties reconnaissent, et je suis d’accord, que la décision de l’agent devrait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10).

[6] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni de modifier ses conclusions de fait, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Cette contrainte imposée à la cour de révision est particulièrement importante lorsqu’il s’agit d’examiner une décision rendue au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Ce genre de décision est de nature hautement discrétionnaire et, par conséquent, la pondération des facteurs pertinents par le décideur doit faire l’objet d’une très grande retenue de la part de la cour de révision (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 15). Pour infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’« elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[7] Comme je le mentionne plus haut, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que l’évaluation faite par l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants de Mme Ali (qui étaient tous deux mineurs lorsque la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été présentée) n’est pas raisonnable.

[8] Le paragraphe 25(1) de la LIPR exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision prise en application de cette disposition. En outre, il est indéniable que l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important et que le décideur doit « lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75). Cependant, « [c]ela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants » (ibid.).

[9] L’application du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant « dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au para 35). Elle doit donc « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). La protection des enfants par l’application de ce principe signifie qu’il s’agit « de décider de ce qui […] dans les circonstances, paraît plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au para 36). Étant donné qu’il s’agit d’un examen hautement factuel et individualisé, il incombe à la partie qui sollicite une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire de produire des éléments de preuve démontrant que l’intérêt supérieur de l’enfant est favorable à l’octroi de cette dispense (Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 22; Lovera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 786 au para 38).

[10] En l’espèce, les demandeurs ont fourni des déclarations personnelles détaillées et des lettres de soutien des membres de leur famille au Canada qui traitaient des intérêts des enfants, notamment leurs liens familiaux au Canada, leurs besoins et aspirations en matière d’éducation, les difficultés qu’ils avaient vécues au Guyana (en particulier depuis la mort de leur père) de même que la vie heureuse et sûre qu’ils menaient désormais au Canada.

[11] L’agent a formulé la remarque suivante juste avant d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants : [traduction] « Je reconnais que je dois toujours être réceptif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants lorsque j’examine les demandes fondées sur le paragraphe 25(1) de la Loi. S’il est vrai que les facteurs touchant les enfants doivent être pris en considération, l’intérêt supérieur d’un enfant n’est qu’un des nombreux facteurs importants dont un agent doit tenir compte lorsqu’il prend une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ou une décision liée à la politique publique qui affecte directement un enfant. » L’agent ajoute qu’il accorderait [traduction] « un certain poids » à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[12] Les demandeurs soutiennent que l’agent, en affirmant que l’intérêt supérieur des enfants n’était [traduction] « qu’un des nombreux facteurs importants dont un agent doit tenir compte » et en n’y accordant ensuite qu’un « certain poids », a commis une erreur susceptible de contrôle, car il n’a pas donné une grande importance à l’intérêt supérieur des enfants, contrairement à ce qu’exige la jurisprudence. Comme le soulignent les demandeurs, dans la décision De Oliviera Borges c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 193 au paragraphe 6, des mots très semblables ont contribué à l’annulation de la décision qui faisait l’objet du contrôle au motif qu’elle était déraisonnable. Le défendeur reconnaît que les termes choisis par l’agent en l’espèce sont potentiellement problématiques, mais il fait valoir qu’ils ne compromettent pas nécessairement le caractère raisonnable de l’évaluation, tant que l’agent a correctement identifié les intérêts en jeu, qu’il leur a accordé de l’importance dans son évaluation globale et qu’il a expliqué pourquoi ils ne l’emportent pas sur d’autres facteurs (Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821 au para 16; Panton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 514 au para 49). Je ne suis toutefois pas convaincu que la décision puisse être maintenue sur ce fondement.

[13] Bien que les demandeurs aient fourni des déclarations personnelles détaillées et des lettres de soutien de membres de la famille décrivant les liens familiaux des enfants au Canada ainsi que l’importance de ces liens, l’agent a simplement mentionné ce qui suit dans sa décision : [traduction] « Compte tenu de la preuve présentée, je suis convaincu que, malgré les liens familiaux des enfants au Canada, leurs liens avec le Guyana sont beaucoup plus forts à l’heure actuelle. » La décision ne permet pas de savoir clairement pourquoi l’agent a jugé que c’était le cas. La conclusion selon laquelle les enfants ont des liens familiaux [traduction] « beaucoup plus forts » avec le Guyana qu’avec le Canada est contraire à la preuve dont disposait l’agent. De fait, conclure que, à l’heure actuelle, les enfants ont des liens familiaux quelconques avec le Guyana semble être totalement hypothétique. Par ailleurs, les liens des enfants avec des membres de leur famille au Canada étaient étayés par une preuve substantielle, mais l’agent l’a simplement écartée sans effectuer d’analyse. L’affirmation conclusive de l’agent ne donne aucune indication quant à la manière dont ce dernier a apprécié cette preuve pour ensuite tirer une conclusion contraire au poids qu’elle avait. En outre, l’agent ne s’est aucunement penché sur les déclarations des enfants, pour qui le retour au Guyana n’est désormais associé qu’à la mort violente de leur père et aux difficultés financières, éducatives et émotionnelles qu’ils ont vécues là-bas et qu’ils vivraient à nouveau s’ils devaient y retourner. En conclusion, même s’il est mentionné dans la décision que l’agent a accordé une [traduction] « attention considérable » à l’intérêt supérieur des enfants, les motifs dans leur ensemble laissent à penser le contraire. À l’instar des demandeurs, j’estime que l’agent n’a été ni réceptif, ni attentif, ni sensible à l’intérêt supérieur de ces enfants compte tenu de leur vécu et de leur situation particulière.

[14] De plus, lorsqu’il a évalué l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a affirmé qu’il semblait y avoir peu de raisons qui empêcheraient les enfants de résider temporairement avec leur famille au Canada tout en poursuivant leurs études ici. Il semble ne pas avoir pris en considération la preuve relative aux difficultés financières des demandeurs au Guyana. En effet, selon les éléments de preuve dont disposait l’agent, les moyens financiers des demandeurs seraient largement insuffisants pour permettre aux enfants d’étudier au Canada en tant qu’étudiants étrangers; pourtant, l’agent n’a pas traité cette question dans sa décision. En outre, la question que l’agent devait trancher était celle de savoir si les demandeurs devaient être autorisés à demander le statut de résident permanent à partir du Canada maintenant, et non pas si les enfants pouvaient se prévaloir d’un permis d’études à l’avenir. Il est bien établi que, même en supposant que ce soit une option, la possibilité de demander un statut temporaire au Canada n’est pas une raison valable pour rejeter une demande de statut permanent : voir Farooq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1391 au para 16, et la jurisprudence qui y est mentionnée.

[15] Pour ces motifs, j’ai conclu que l’évaluation de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants est déraisonnable. Compte tenu de l’importance de ce facteur, cette conclusion suffit pour que la décision soit annulée et que l’affaire soit réexaminée par un autre décideur.

[16] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74 d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10038-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par l’agent d’immigration le 25 juillet 2023 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10038-23

 

INTITULÉ :

BIBI YASMIN ALI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JUILLET 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JANVIER 2025

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Charles Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WAZANALAW

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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