Date : 20250401
Dossier : IMM-794-23
Référence : 2025 CF 602
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 1 avril 2025
En présence de madame la juge Sadrehashemi
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ENTRE : |
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GULWANT KAUR MUSKANDEEP KAUR |
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demanderesses |
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et |
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Mme Kaur et sa fille mineure (les demanderesses) ont présenté une demande de résidence permanente dans le cadre du programme de parrainage des parents et des grands-parents (la demande de parrainage) en décembre 2021. Leur répondant était le fils de Mme Kaur, M. Malikpreet Singh, un résident permanent du Canada.
[2] À titre de répondant, M. Singh devait établir qu’il disposait d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur mineure, en plus des siens. Le 4 janvier 2023, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a conclu que M. Singh n’était pas admissible à être répondant dans le cadre du programme de parrainage des parents parce qu’il ne satisfaisait pas à l’exigence relative au revenu.
[3] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Elles soutiennent que l’agent a interprété de façon déraisonnable les dispositions relatives au calcul du revenu vital minimum pour les trois années précédant la demande de parrainage.
[4] L’agent a conclu que M. Singh devait montrer qu’il satisfaisait à l’exigence relative au revenu, c’est‑à‑dire qu’il disposait du revenu vital minimum majoré de 30 %, compte tenu de la taille de sa famille, calculée sur une base annuelle, pour chacune des trois années précédant la demande de parrainage. Toutefois, la taille de la famille de M. Singh a changé au cours de ces trois années : son père est décédé et une de ses sœurs a eu vingt-trois ans. Ainsi, au moment où M. Singh a déposé sa demande de parrainage (en décembre 2021), sa famille – pour l’application des dispositions relatives au parrainage – comptait trois personnes, alors que dans l’une des trois années précédentes, elle en comptait cinq (2018) et dans une autre année, elle en comptait quatre (2019).
[5] Les parties s’entendent pour dire que si, dans le calcul du revenu requis pour les trois années précédant la demande, l’agent avait utilisé la taille de la famille de M. Singh au moment de la demande (c’est ainsi que les demanderesses interprètent la disposition contestée), M. Singh aurait été admissible à titre de répondant pour sa mère et sa sœur mineure.
[6] Les demanderesses soutiennent que l’interprétation donnée par l’agent à la disposition législative en cause, soit la division 133(1)j)(i)(B) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], ne cadre pas avec le texte, le contexte et l’objet de la disposition, et qu’elle est donc déraisonnable. En particulier, les demanderesses affirment que le fait d’exiger qu’un répondant soit en mesure de subvenir aux besoins de personnes qui ne peuvent plus être parrainées au moment du dépôt de la demande est incompatible avec l’objectif du gouvernement de garantir que les répondants puissent subvenir aux besoins des personnes qu’ils parrainent.
[7] Le ministre soutient que les demanderesses ne peuvent pas invoquer cet argument fondé sur l’interprétation de la loi, car elles ne l’ont pas fait devant l’agent. Si elles sont autorisées à présenter cet argument dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le ministre soutient que l’interprétation de l’agent, qui est conforme aux lignes directrices qui s’appliquaient au moment de la décision, est raisonnable.
[8] Le décideur doit interpréter de manière raisonnable les dispositions législatives qu’il applique, qu’on lui demande de le faire ou non. Je crains fort que l’approche adoptée par l’agent ne cadre pas avec l’objectif du règlement en cause, ce qui amène la Cour à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 122). Compte tenu des conséquences graves, pour les demanderesses et leur répondant, de l’interprétation donnée par l’agent à la disposition législative en cause, l’agent aurait dû expliquer plus en détail comment son interprétation « refl[était] le mieux l’intention du législateur »
(Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] au para 76).
[9] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée au décideur afin de lui permettre d’expliquer comment son interprétation de la disposition législative contestée cadre avec le texte, le contexte et l’objet de celle-ci.
II. Disposition législative en cause
[10] En 2014, les exigences en matière de revenu pour être admissible à parrainer des parents et des grands-parents ont été modifiées. Deux grands changements ont été apportés à la division 133(1)j)(i)(B) du RIPR :
i. Les répondants doivent maintenant démontrer qu’ils disposent du revenu vital minimum (le RVM) majoré de 30 %, alors qu’avant 2014, seul le RVM était exigé;
ii. Les répondants doivent maintenant démontrer qu’ils satisfont à l’exigence relative au revenu (RVM majoré de 30 %) pour les trois années précédant la date de dépôt de la demande de parrainage, et non seulement pour la dernière année d’imposition.
[11] Le présent contrôle judiciaire porte sur le deuxième changement, soit celui de satisfaire à l’exigence relative au revenu pour trois années.
[12] La division 133(1)j)(i)(B) du RIPR, soit la disposition contestée qui établit l’exigence relative au revenu pour les répondants, est ainsi libellée :
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[13] Le terme « membre de la famille »
, pour l’application des dispositions relatives au parrainage, est défini au paragraphe 1(3) du RIPR :
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[14] Le terme « revenu vital minimum »
est ainsi défini à l’article 2 du RIPR :
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[15] Le 31 décembre 2013, IRCC a publié un bulletin opérationnel (Bulletin opérationnel 561 – le 31 décembre 2013) dans lequel il a indiqué que ces nouvelles dispositions visant le parrainage des parents et des grands-parents entreraient en vigueur le 1er janvier 2014. Aucune explication n’a été donnée quant à la façon de calculer la taille de la famille au regard de l’exigence relative au revenu.
[16] Au moment où les demanderesses ont déposé leur demande de parrainage en 2021, les lignes directrices applicables d’IRCC ne traitaient toujours pas de la façon de calculer la taille de la famille afin d’établir le revenu requis pour les trois années précédant la demande de parrainage. Au cours de l’année 2022, alors que la demande des demanderesses était en cours, IRCC a mis à jour ses lignes directrices intitulées « Demandes de la catégorie du regroupement familial : Évaluation du répondant »
afin d’y ajouter des directives à ce sujet pour les agents (les Lignes directrices). C’était la première fois depuis l’entrée en vigueur des nouvelles exigences, environ huit ans auparavant, qu’IRCC fournissait directement aux agents des instructions sur l’évaluation de la taille de la famille aux fins du calcul du revenu dans le cadre d’une demande de parrainage de parents ou de grands-parents.
[17] Les Lignes directrices expliquent aux agents que, lorsqu’ils calculent le RVM pour les trois années d’imposition précédentes, ils doivent utiliser la taille de la famille au cours d’une année donnée pour établir le RVM de cette année-là. Autrement dit, suivant les Lignes directrices, la taille de la famille n’est pas cristallisée au moment du dépôt de la demande (comme le soutiennent les demanderesses); elle peut varier d’une année à l’autre. Les Lignes directrices n’expliquent pas le raisonnement qui sous-tend cette interprétation. Elles indiquent seulement que l’approche est conforme au libellé du règlement. Elles donnent aussi différents scénarios qui illustrent la manière d’appliquer la règle dans les cas où la taille de la famille augmente ou diminue.
III. Historique des procédures
[18] Les demanderesses ont déposé leur demande de parrainage en décembre 2021. À l’époque, M. Singh, le répondant, considérait que sa famille aux fins du parrainage comprenait lui-même, sa mère et sa sœur mineure. M. Singh n’était pas marié et n’avait pas d’enfants. La mère de M. Singh était veuve et elle n’avait qu’une enfant à charge de moins de 22 ans pouvant être parrainée. Compte tenu de la taille de la famille, les demanderesses étaient d’avis que le revenu de leur répondant (RVM majoré de 30 %) à l’époque et pour les trois années précédant la demande était suffisant pour subvenir aux besoins d’une famille de trois personnes.
[19] Les demanderesses ne savaient pas que l’agent tiendrait compte du père de M. Singh, décédé en 2019, et de la sœur de M. Singh, qui avait plus de 22 ans et ne pouvait pas être parrainée, dans le calcul pour déterminer si leur répondant satisfaisait à l’exigence relative au revenu pour les trois années précédentes. Dans l’affidavit de M. Singh déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, celui-ci déclare qu’il est d’avis que la taille de la famille [traduction] « devrait être établie au moment du dépôt de la demande »
, et ne devrait pas être « gonflée pour inclure des personnes qui ne peuvent pas faire partie de la demande »
.
[20] Le 4 janvier 2023, l’agent a conclu que M. Singh ne satisfaisait pas à l’exigence relative au revenu et qu’il n’était donc pas admissible à titre de répondant pour sa mère et sa sœur. Selon l’agent, M. Singh disposait d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins d’une famille de trois personnes au moment de la demande de parrainage, mais il ne satisfaisait pas à l’exigence relative au RVM majoré de 30 % pour deux des trois années précédentes.
[21] Dans ses motifs, l’agent n’explique pas pourquoi il interprète le RIPR comme exigeant que la taille de la famille pour les trois années précédant le dépôt de la demande de parrainage soit calculée sur une base annuelle. On ne peut que supposer qu’il a suivi les instructions données dans les Lignes directrices. Comme je l’indique plus haut, les Lignes directrices n’expliquent pas le raisonnement qui sous-tend cette interprétation de l’exigence relative au revenu.
IV. Analyse
A. Rien n’empêche les demanderesses d’invoquer l’argument fondé sur l’interprétation de la loi dans le cadre du contrôle judiciaire
[22] Le ministre fait valoir que la Cour ne devrait pas examiner l’argument des demanderesses quant au caractère raisonnable de l’interprétation par l’agent de la disposition contestée, parce que les demanderesses ne l’ont pas présenté directement à l’agent. Le ministre affirme que, à la date où l’agent a rendu sa décision à l’égard de la demande de parrainage, IRCC avait publié des directives sur la façon d’évaluer le RVM et la taille de la famille, et qu’il incombait donc aux demanderesses et à leur répondant d’expliquer pourquoi ils demandaient à l’agent d’adopter une interprétation qui s’écartait des instructions données dans les Lignes directrices. Le ministre demande à la Cour de rejeter la demande de contrôle judiciaire pour ce motif, puisque l’argument fondé sur l’interprétation de la loi est la seule question en litige en l’espèce. Je ne suis pas convaincue.
[23] Le régime législatif applicable est probablement la contrainte juridique la plus importante pour le décideur administratif (Vavilov, au para 108). « La tâche du décideur administratif est d’interpréter la disposition contestée d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause »
(Vavilov, au para 121). Cette obligation existe même en l’absence d’observations de la part des parties.
[24] Le ministre s’appuie sur des décisions qui ne sont pas analogues à la présente affaire (Sigma Risk Management Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 88 au para 6; Kalonji c Canada (Procureur général), 2018 CAF 8 au para 7; et Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 735 au para 8). Dans ces décisions, le nouvel argument jugé inadmissible ne se rapportait pas au caractère raisonnable de l’interprétation donnée par le décideur à une loi qu’il appliquait. La présente affaire est plus analogue à l’arrêt Mason, dont le ministre n’a pas traité. Dans cet arrêt, la Cour suprême a examiné un argument fondé sur l’interprétation de la loi qui n’avait pas été présenté au décideur même si le ministre avait contesté cet argument pour les mêmes motifs qu’en l’espèce (Mason, au para 117). La Cour d’appel fédérale a fait de même dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Weldemariam, 2024 CAF 69, aux paragraphes 38 et 52 (voir aussi Zeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1586 au para 14).
[25] Je comprends la préoccupation du ministre du fait que le décideur initial n’a pas eu l’occasion de répondre directement à l’argument fondé sur l’interprétation de la loi qui a été présenté à la Cour. Il est toutefois possible de tenir compte de cette préoccupation dans le cadre du recours, sans priver de toute réparation les demanderesses, qui font valoir que l’agent a interprété de façon déraisonnable la principale contrainte juridique ayant une incidence sur sa décision.
B. L’interprétation de l’exigence relative au revenu
[26] Selon l’interprétation donnée à la division 133(1)j)(i)(B) du RIPR par l’agent, l’exigence relative au revenu doit être remplie pour chacune des trois années précédant la demande en fonction de la taille de la famille du répondant cette année-là. On comprend que l’agent ait appliqué cette interprétation, car elle suit les instructions données dans les Lignes directrices. Cependant, une politique administrative n’a pas valeur de loi et ne règle pas la question de savoir si l’interprétation de la disposition contestée respecte le principe moderne d’interprétation législative (Zeifmans LLP c Canada, 2022 CAF 160 au para 12; Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 60).
[27] Selon l’approche moderne d’interprétation des lois, bien établie en droit, « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
(Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 RCS 27 au para 21, citant Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983 à la p 87). Quelle que soit la forme que prend l’exercice d’interprétation, le décideur administratif doit interpréter la loi d’une manière qui est conforme à son texte, à son contexte et à son objet (Vavilov, au para 118).
[28] Les demanderesses soutiennent que le libellé introductif de la division 133(1)j)(i)(B) du RIPR indique que, pour déterminer si le « revenu total »
du répondant satisfait à l’exigence relative au RVM, il faut tenir compte de la taille de la famille du répondant [traduction] « à la date du dépôt de la demande »
. La disposition en cause est ainsi libellée :
L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant […] a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, majoré de 30 %, pour chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage […].
[29] Les demanderesses font valoir que le libellé de la division 133(1)j)(i)(B) du RIPR confirme que la taille de la famille se cristallise à la date de la demande. Selon elles, cette disposition comporte une exigence temporelle en fonction de laquelle les obligations du répondant sont évaluées. Le ministre soutient que les demanderesses proposent une interprétation large de la disposition, et que l’approche adoptée par l’agent est compatible avec le sens ordinaire des mots de la disposition, lorsque celle-ci est lue conjointement avec la définition de RVM énoncée dans le RPIR.
[30] Sans me prononcer de manière définitive sur le bien-fondé de l’une ou l’autre de ces interprétations, je suis convaincue que l’interprétation que proposent les demanderesses est plausible. Je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que la disposition est aussi claire qu’il le prétend. La disposition réglementaire en cause, même lorsqu’elle est lue conjointement avec la définition de RVM, n’énonce pas expressément que la taille de la famille doit être calculée sur une base annuelle pour les trois années précédant la demande.
[31] Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il ne m’est pas nécessaire de commenter davantage l’une ou l’autre des interprétations, car ce qui importe avant tout c’est la question de savoir si l’interprétation de l’agent cadre avec l’objet de la disposition. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada au paragraphe 30 de l’arrêt La Presse inc c Québec, 2023 CSC 22, citant R c Alex, 2017 CSC 37, au paragraphe 33, « [q]uoi qu’il en soit, dans la mesure où le libellé de la disposition est clair, une interprétation fondée uniquement sur le sens ordinaire des mots n’est pas déterminante et “ne peut être retenue si elle est contraire à l’objet et au contexte” »
.
[32] Quand la modification du Règlement était à l’étude, le gouvernement a présenté un résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) dans lequel il expliquait que les changements apportés à l’exigence relative au revenu visaient à « garantir que les répondants sont mieux en mesure de subvenir aux besoins de leurs PGP [parents ou grands-parents] et des personnes qui les accompagnent en veillant à ce que leur situation financière soit plus stable »
.
[33] En ce qui concerne la nouvelle exigence selon laquelle les répondants doivent établir un revenu suffisant sur une période de trois ans plutôt qu’un an, le REIR indique précisément que ce changement « garantirait des revenus d’emploi plus stables et ferait en sorte qu’il serait plus difficile de faire temporairement gonfler le revenu »
. Une plus grande stabilité financière est liée à la capacité de subvenir aux besoins des membres de la famille pouvant effectivement être parrainés pendant la durée de l’engagement de parrainage :
[…] l’évaluation du revenu pour une seule année ne constitue pas un indicateur suffisant de la capacité du répondant de subvenir aux besoins des PGP [parents ou grands-parents] parrainés pendant toute la durée de l’engagement de parrainage. Un répondant éventuel de PGP pourrait en effet connaître une année exceptionnelle qui ne témoignerait pas de sa situation financière réelle (il pourrait par exemple avoir travaillé pendant un plus grand nombre d’heures, au cours d’une année donnée, ce qui ferait gonfler temporairement ses revenus).
[34] Selon l’interprétation du ministre, le répondant doit montrer qu’il dispose d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de membres de sa famille qui ne peuvent plus être parrainés au moment du parrainage et envers qui le répondant n’a peut-être aucune obligation de soutien financier.
[35] S’agissant du cas des demanderesses, même si ni le père décédé ni la sœur trop âgée du répondant n’étaient admissibles à être parrainés au moment du dépôt de la demande, la demande a été rejetée parce que trois ans avant le dépôt de la demande de parrainage, M. Singh ne disposait pas d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de son père et de sa sœur. Bien qu’il ait démontré qu’il disposait, au cours des trois années précédentes, d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins des personnes admissibles au parrainage et à l’égard desquels il prenait un engagement de parrainage, la demande a été rejetée.
[36] Prenons, en revanche, le scénario présenté dans les Lignes directrices où la taille de la famille augmenterait. Suivant l’interprétation du ministre, le répondant serait admissible même s’il ne démontrait sa capacité à subvenir aux besoins des membres de sa famille et des membres de sa famille parrainés que pour une seule année. L’exemple fourni est le suivant :
Par exemple, le répondant a eu un nouveau-né et il s’est marié en 2018. Le répondant soumet une demande de parrainage d’un parent ou d’un grand-parent en 2019. Les exigences relatives au revenu doivent être respectées pour les années 2016, 2017 et 2018. L’époux et le nouveau-né du répondant doivent être pris en compte dans le calcul de la taille de la famille pour l’année 2018 uniquement.
[37] Même si le répondant doit disposer d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de ce groupe plus important de personnes pendant toute la durée de l’engagement de parrainage, il ne doit en faire la preuve que pour une seule année. Je ne vois pas très bien comment cette approche permettrait d’atteindre l’objectif consistant à garantir que les répondants disposent d’une stabilité financière suffisante pour subvenir aux besoins du groupe qu’ils parrainent et à l’égard duquel ils prennent un engagement. Pourtant, comme je le mentionne plus haut, suivant l’interprétation donnée par le ministre à la disposition contestée, M. Singh n’était pas admissible à être répondant, car il ne pouvait pas subvenir aux besoins d’un groupe purement théorique de personnes qui ne peuvent même pas être parrainées et, par conséquent, ne peuvent être visées par un engagement de parrainage.
Les Lignes directrices n’expliquent pas comment cette interprétation – à savoir le réajustement de la taille de la famille au cours des trois années précédentes – est conforme à l’objectif consistant à exiger des répondants qu’ils établissent sur une période plus longue que leur situation financière est stable et leur permet de subvenir aux besoins des personnes qu’ils peuvent parrainer dans le cadre du programme. Cet élément clé de l’analyse est manquant, ce qui compromet la décision et m’amène « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov, au para 122; Mason, au para 69).
Si l’agent avait tenu compte de l’objet de la disposition contestée, le résultat aurait peut-être été différent. Rien n’indique que l’agent, ou IRCC dans ses Lignes directrices, a envisagé l’interprétation prônée par les demanderesses et s’est demandé si elle cadrait avec le texte, le contexte et l’objet de la disposition. Compte tenu des graves conséquences de la décision de l’agent – la conclusion selon laquelle le répondant n’est pas admissible à parrainer sa famille – celui-ci devait expliquer plus en détail « pourquoi sa décision refl[était] le mieux l’intention du législateur » (Mason, aux para 69, 76; Vavilov, au para 134–135; Onex Corporation c Canada (Procureur général), 2024 CF 1247 [Onex] aux para 57, 92 et 105).
[38] Il n’appartient pas à notre Cour de fournir une interprétation complète de la disposition contestée. Comme la Cour suprême l’explique dans l’arrêt Vavilov, même s’il arrive que la cour conclue qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause, en règle générale, « les cours de justice devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif »
(Vavilov, au para 124; Onex, au para 121). Par conséquent, l’affaire sera renvoyée à IRCC afin qu’il puisse expliquer, en tenant compte des motifs fournis par notre Cour, comment son interprétation cadre avec le texte, le contexte et l’objet de la disposition législative en cause.
V. Question à certifier
[39] Le ministre a proposé la question suivante en vue de sa certification au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 :
[traduction]
Dans le cadre d’une demande de parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’admissibilité d’un répondant au titre du sous-alinéa 133(1)j)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) et de calculer sur une base annuelle le revenu vital minimum (RVM) au sens de l’article 2 du RIPR, l’agent doit-il tenir compte uniquement des personnes qui sont visées aux paragraphes a) à c) de la définition de RVM à la date de réception de la demande et exclure les personnes qui étaient visées par cette définition au cours d’une ou plusieurs des trois années d’imposition évaluées, mais qui ne le sont plus à la date de réception de la demande?
[40] Pour que la Cour certifie une question comme étant grave et de portée générale, celle-ci doit (i) être déterminante quant à l’issue de l’appel; (ii) transcender l’intérêt des parties au litige; et (iii) porter sur des enjeux ayant des conséquences importantes ou de portée générale (Tesfaye c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2024 CF 2040 au para 76).
[41] Les demanderesses s’opposent à la certification de la question au motif qu’elle ne porte pas sur des enjeux ayant des conséquences importantes ou de portée générale, car elle ne concerne qu’un petit groupe de personnes. Je suis plutôt de cet avis. Bien que les modifications soient entrées en vigueur il y a plus d’une décennie, cette question précise d’interprétation ne semble jamais avoir été soulevée. Quoi qu’il en soit, je ne me prononce pas en l’espèce sur l’interprétation qu’il convient de donner à la disposition contestée. Je renvoie plutôt l’affaire à IRCC afin qu’il procède à l’exercice d’interprétation législative. Dans ces circonstances, je refuse de certifier une question.
JUGEMENT dans le dossier IMM-794-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
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La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
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La décision du 4 janvier 2023 par laquelle le répondant a été jugé inadmissible est annulée;
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L’affaire est renvoyée à un autre agent d’IRCC pour qu’une nouvelle décision soit rendue en tenant compte des motifs de la Cour;
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Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM-794-23 |
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INTITULÉ : |
GULWANT KAUR ET MUSKANDEEP KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 15 avril 2024 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
La juge Sadrehashemi |
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DATE DES MOTIFS : |
Le 1 avril 2025 |
COMPARUTIONS :
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Naseem Mithoowani |
Pour les demanderesses |
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David Knapp |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Mithoowani Waldman Immigration Law Group Avocats Toronto (Ontario) |
Pour les demanderesses |
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Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |