Dossier : IMM‑10136‑24
Référence : 2025 CF 641
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 avril 2025
En présence de madame la juge en chef adjointe St‑Louis
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ENTRE : |
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JOMES ROSEMBERT |
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demandeur |
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et |
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET |
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défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Monsieur Jomes Rosembert, le demandeur, est un citoyen d’Haïti. Il avait également le statut de résident permanent du Canada, mais en 2013, la Section de l’immigration a jugé qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], et a pris une mesure d’expulsion contre lui. M. Rosembert a été déclaré coupable de 22 infractions criminelles, dont le vol, la possession d’une arme et la possession de stupéfiants.
[2] En août 2023, M. Rosembert a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Sa demande initiale a été rejetée, mais son dossier a été rouvert par la suite et il a déposé des observations à jour. M. Rosembert a ensuite fait valoir que sa demande d’asile devrait être acceptée pour les raisons suivantes : (1) il est exposé à un risque au sens de l’article 96 de la Loi, du fait de son appartenance à un groupe social en tant que personne atteinte d’une maladie mentale, en tant que rapatrié ayant un casier judiciaire et en raison de ses opinions politiques présumées; (2) il est exposé à un risque au sens de l’article 97 de la Loi, en raison de son profil de rapatrié ayant un casier judiciaire et une maladie mentale; (3) l’État ne pourrait ou ne voudrait pas assurer sa protection; et (4) il n’y aurait pas de possibilité de refuge intérieur.
[3] Le 23 mai 2024, un agent principal [l’agent] a rejeté la demande d’ERAR de M. Rosembert [la décision contestée]. L’agent a confirmé que la situation de M. Rosembert est visée par l’alinéa 112(3)b) et le sous‑alinéa 113e)(i) de la Loi, et que sa demande d’ERAR a été examinée au regard des articles 96 et 97 de la Loi. Dès le début de son analyse, l’agent a énoncé les critères applicables, précisant que M. Rosembert devait démontrer qu’il y avait « plus qu’une simple possibilité »
(« more than a mere possibility ») de persécution en Haïti, au sens de l’article 96 de la Loi, et que, selon la prépondérance des probabilités, il serait exposé au risque d’être soumis à la torture, aux traitements ou peines cruels et inusités, ou à une menace à sa vie, aux termes de l’article 97 de la Loi.
[4] Dans le cadre de son examen des allégations fondées sur l’article 96, l’agent a conclu à deux reprises que la situation de M. Rosembert ne démontrait pas qu’il était exposé à « plus qu’un simple risque de persécution ».
[5] M. Rosembert demande le contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR. Il fait notamment valoir que la décision contestée devrait être annulée, parce que, entre autres, l’agent a mal appliqué le critère dans l’appréciation des risques de persécution auxquels il est exposé au sens de l’article 96 de la Loi. Plus précisément, il affirme que, à la lecture de trois passages figurant aux pages 5 et 7 de la décision contestée, il est évident que l’agent lui a imposé l’obligation de démontrer l’existence d’un niveau de persécution en Haïti qui était [TRADUCTION] « plus qu’une simple »
persécution ou un [TRADUCTION] « niveau plus élevé »
de persécution.
[6] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] répond que l’agent n’a pas imposé un seuil plus élevé au titre de l’article 96 de la Loi. Sans répondre précisément à l’argument soulevé, le ministre affirme essentiellement que, lorsque le critère juridique de la « possibilité sérieuse »
ou de la « possibilité raisonnable »
a été appliqué, l’on ne peut reprocher au décideur d’avoir tiré ses conclusions de fait selon la prépondérance des probabilités. Le ministre ajoute que les observations de M. Rosembert ne constituent rien de plus qu’une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
(renvoyant à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 100 [Vavilov]), ce qui n’est pas permis dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et que l’interprétation de la décision contestée dans son ensemble montre que l’agent a appliqué le bon critère et a été attentif aux observations de M. Rosembert.
[7] Comme il est expliqué en détail ci‑après, je suis convaincue que M. Rosembert a démontré que la décision contestée est déraisonnable, selon la norme de contrôle applicable (Vavilov). En réalité, et compte tenu de la formulation utilisée, je ne peux pas déterminer si, dans son appréciation, l’agent a appliqué ou non le bon critère juridique énoncé à l’article 96. Cette conclusion est suffisante pour justifier l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
II. Analyse
[8] Dans l’arrêt Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CA) [Adjei], la Cour d’appel fédérale a confirmé le critère juridique applicable dans le contexte d’une demande d’asile fondée sur l’article 96 de la Loi. Elle a renvoyé à la décision Seifu c Commission d’appel de l’immigration (A‑277‑82), rendue en 1983 et non publiée, et a adopté la même formulation. Elle a ainsi fait observer que, pour appuyer une conclusion selon laquelle un demandeur est un réfugié au sens de la Convention, la preuve doit indiquer que le demandeur craint avec raison d’être persécuté pour les raisons énoncées à l’article 96. Elle a ensuite précisé, entre autres, que cela signifie qu’il doit exister davantage qu’une possibilité minime, et que l’on peut également parler de possibilité « raisonnable »
ou même de « possibilité sérieuse »
, par opposition à une simple possibilité. Dans la version française, on parle d’une « possibilité raisonnable »
, ou de « davantage qu’une possibilité minime »
par opposition à une « simple possibilité »
.
[9] La Cour a depuis lors admis que, dans le cadre d’un examen fondé sur l’article 96, le fait central qui doit être prouvé est l’existence de « plus qu’une simple possibilité [que le demandeur] soit persécuté »
(Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 34, renvoyant à Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593 au para 120; voir aussi Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4 au para 8).
[10] En l’espèce, comme je le mentionne plus haut, l’agent a bel et bien souligné, au tout début de son analyse, que le critère juridique applicable est celui voulant qu’il y ait « plus qu’une simple possibilité de persécution »
. Toutefois, l’agent a par la suite examiné les allégations en renvoyant à deux reprises au critère « plus qu’un simple risque de persécution »
(«
simple risk of persecution »),
plutôt qu’au critère d’une possibilité de persécution, et a jugé que ce critère n’était pas respecté. Toutefois, je ne peux pas comprendre ce que cela signifie sans procéder à ma propre analyse de la demande et de la preuve et sans avoir à étayer les motifs de l’agent. Selon moi, la formulation utilisée jette un doute sur le critère que l’agent a effectivement appliqué dans son analyse. À mon avis, en faisant mention d’un simple risque de persécution, l’on semble qualifier le niveau de persécution comme étant insuffisant plutôt que d’examiner la question de savoir s’il existe plus qu’une simple possibilité de persécution, comme l’a requis la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Adjei.
[11] Comme je l’ai fait observer à l’audience, la jurisprudence fait peu état de cette formulation précise. Je m’intéresse au fait que, dans la décision Herman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1077, au paragraphe 19, cette formulation précise a été jugée suffisante pour que le demandeur satisfasse au critère de l’article 96 de la Loi, alors que, en l’espèce, l’agent a eu recours à cette formulation pour conclure que le demandeur ne satisfaisait pas au critère.
[12] En bref, je ne peux pas établir de lien entre le critère juridique énoncé par l’agent et le critère juridique qu’il a effectivement appliqué dans son analyse. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas de fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni de deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou d’émettre des hypothèses sur ce que l’agent a pu penser (Vavilov, au para 97, renvoyant à Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11).
[13] Par conséquent, la décision contestée est irrémédiablement viciée et est déraisonnable. Cette conclusion suffit pour trancher l’affaire, et il n’y a pas lieu pour moi de me prononcer sur les autres arguments soulevés.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑10136‑24
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
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La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
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La décision contestée est annulée.
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L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.
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Aucune question n’est certifiée.
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Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Martine St‑Louis »
Juge en chef adjointe
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM‑10136‑24 |
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INTITULÉ : |
JOMES ROSEMBERT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
OTTAWA (ONTARIO) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 2 AVRIL 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE EN CHEF ADJOINTE ST‑LOUIS |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 8 AVRIL 2025 |
COMPARUTIONS :
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Laila Demirdache |
POUR LE DEMANDEUR |
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Valeriya Sharypkina |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Services juridiques communautaires d’Ottawa Ottawa (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
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Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |