Date : 20250415
Dossier : T-1437-21
Référence : 2025 CF 695
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 avril 2025
En présence de monsieur le juge Pentney
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ENTRE : |
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BRIAN BUSBY et BRUCE BUCHARDT |
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Demandeurs |
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et |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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Défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les demandeurs, Brian Busby et Bruce Buchardt, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du commissaire à l’intégrité du secteur public (le CISP ou le commissaire) de ne pas enquêter sur leurs divulgations selon lesquelles des membres de la haute direction de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) auraient fait un usage abusif des fonds alloués aux déplacements et auraient créé un environnement de travail toxique.
[2] Les demandeurs allèguent que la décision du CISP de ne pas enquêter sur leurs divulgations est déraisonnable à deux égards : le commissaire a mal interprété le paragraphe 24(1) de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 [la Loi] et n’a pas fourni de motifs clairs et cohérents à l’appui de sa décision. Le défendeur soutient que cette décision était raisonnable.
[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le commissaire a raisonnablement interprété sa loi habilitante et que les motifs expliquent le fondement de sa décision à la lumière des éléments de preuve recueillis et le cadre juridique qui s’applique. Voilà tout ce que commande une décision raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
I. Aperçu
[4] Les demandeurs sont des employés de l’ARC. En janvier 2020, ils ont tous les deux divulgué au CISP des actes répréhensibles qu’auraient commis des cadres de la Division des services de l’autorité compétente (la DSAC) de la Direction du secteur international et des grandes entreprises (la DSIGE) de l’ARC. Les divulgations comportaient également des allégations d’inconduite de la part de certains autres cadres supérieurs de l’ARC. En mars 2020 et au début du mois d’avril de la même année, les demandeurs ont présenté d’autres observations qui visaient à mettre à jour et à préciser leurs allégations antérieures.
[5] Le 7 avril 2020, le CISP a envoyé des lettres aux demandeurs dans lesquelles il leur demandait de lui fournir un résumé des prétendus actes répréhensibles ainsi que quelques exemples pour chacun d’entre eux, puisque le nombre de documents qu’ils avaient déposés n’était pas nécessaire à l’étape de l’examen initial du processus. Les demandeurs ont respecté la demande et ont donc déposé la version définitive du formulaire de divulgation le 27 avril 2020.
[6] Dans leurs divulgations, les demandeurs alléguaient que Donna O’Connor (directrice, DSAC), Alexandra Maclean (directrice générale, DSIGE) et Ted Gallivan (sous-commissaire), tous de la Direction générale des programmes d’observation de l’ARC, avaient commis les actes répréhensibles visés aux alinéas 8a), b), c), d), e) et f) de la Loi. Ils auraient notamment :
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créé un environnement de travail toxique;
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renvoyé des employés de la DSAC;
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contrevenu à plusieurs lois, politiques et règlements gouvernementaux;
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fait un usage abusif des fonds publics;
compromit la sécurité des employés en contrevenant aux protocoles de la COVID-19.
[7] Le 21 juillet 2020, le CISP a avisé les demandeurs qu’il allait enquêter sur l’allégation selon laquelle Mme O’Connor avait fait un usage abusif des fonds alloués aux déplacements et que la haute direction, y compris M. Gallivan, avait participé à l’approbation de ces dépenses ainsi que sur l’allégation selon laquelle Mme O’Connor avait créé un environnement de travail toxique au sein de la DSAC. Le CISP a affirmé que l’enquête était justifiée au titre des alinéas 8b), c) et e) de la Loi.
[8] Le 19 août 2021, l’enquêteur du CISP a présenté un rapport d’enquête dans lequel il recommandait au CISP de refuser, en vertu de l’alinéa 24(1)f) de la Loi, de poursuivre l’enquête sur les allégations mentionnées plus haut. Dans son rapport d’enquête, l’enquêteur a résumé les allégations visées par l’enquête et a exposé en détail les renseignements reçus de l’ARC, notamment concernant les mesures prises pour traiter les plaintes internes qui avaient été déposées et qui avaient fait l’objet d’une enquête menée par la Division des affaires internes et du contrôle de la fraude (la DAICF) de l’ARC.
[9] En ce qui concerne l’allégation d’usage abusif des fonds publics alloués aux déplacements, l’enquêteur a fait remarquer que le mécanisme appliqué par le CISP n’avait pas pour but de remplacer ou de dédoubler les autres mécanismes existants et que l’allégation avait déjà fait l’objet d’une enquête par la DAICF. Par conséquent, l’enquêteur a recommandé au CISP de refuser de poursuivre l’enquête sur l’allégation d’usage abusif des fonds publics.
[10] Quant à l’allégation d’environnement de travail toxique, l’enquêteur a indiqué que des plaintes internes semblables avaient été déposées auprès de l’ARC et avaient été attribuées à un fonctionnaire de la DAICF. L’enquêteur a examiné les mesures prises par ce dernier pour traiter cette allégation, notamment un rapport commandé à un tiers, Psychologues Consultants Y2 (PCY2). Finalement, l’enquêteur a conclu que l’allégation [traduction] « avait déjà fait ou continuait de faire l’objet [d’autres] mécanismes »
. Comme les actes répréhensibles avaient déjà été portés à l’attention de la direction, l’enquêteur a expliqué que [traduction] « la poursuite de l’enquête ne permettrait pas de réaliser son objet, tel qu’il est défini dans la Loi »
, et a recommandé au commissaire de refuser de poursuivre l’enquête.
[11] Le commissaire a suivi cette recommandation et a envoyé la même lettre à chacun des demandeurs à cet effet (la lettre de décision). En ce qui concerne l’allégation d’usage abusif des fonds alloués aux déplacements, le commissaire a expliqué dans sa lettre que la DAICF l’avait déjà traitée et qu’après une analyse préliminaire, elle avait décidé de ne pas enquêter sur celle-ci. Le commissaire a fait remarquer qu’en vertu de l’alinéa 24(1)f) de la Loi, le CISP peut refuser de poursuivre une enquête s’il estime que cela est opportun pour tout autre motif justifié. Le commissaire a indiqué qu’en l’espèce, le « motif justifié »
constituait le fait que l’objet de l’allégation avait déjà été instruit.
[12] Quant à l’allégation d’environnement de travail toxique, le commissaire a affirmé que cette affaire avait fait ou faisait l’objet de mécanismes, dont une enquête menée par la DAICF et une évaluation du milieu de travail. Le commissaire a indiqué que l’ARC s’occupait donc de traiter cette allégation et a fait référence au paragraphe 26(1) de la Loi, lequel prévoit que les enquêtes menées sur une divulgation ont pour objet de porter l’existence d’actes répréhensibles à l’attention des administrateurs généraux et de leur recommander des mesures correctives. Le commissaire a fait remarquer que l’allégation de milieu de travail toxique avait déjà été soulevée auprès de la haute direction de l’ARC et que, par conséquent, la poursuite de l’enquête ne permettrait pas de réaliser son objet, tel qu’il est défini dans la Loi. Le commissaire a conclu qu’il allait refuser, en vertu de l’alinéa 24(1)f) de la Loi, de poursuivre l’enquête sur cette allégation puisque l’ARC continuait de la traiter.
[13] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de ces décisions.
II. Questions en litige et norme de contrôle
[14] En l’espèce, la question en litige est celle de savoir si la décision de refuser de poursuivre l’enquête sur les allégations est raisonnable. Cette question est évaluée conformément au cadre régissant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et confirmé dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason]. Cette norme s’applique au contrôle judiciaire des décisions du commissaire de ne pas enquêter : Burlacu c Canada (Procureur général), 2022 CAF 10 aux para 16-17 [Burlacu].
[15] En résumé, selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit examiner les motifs fournis par le décideur administratif afin de déterminer si la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérent et rationnelle et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, au para 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer que « la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable »
(Vavilov, au para 100). À moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne modifie pas les conclusions de fait du décideur et s’abstient d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).
[16] Je fais remarquer qu’en l’espèce, le défendeur s’est également opposé à une partie de l’un des affidavits déposés par les demandeurs. Cependant, comme ces derniers ont concédé ce point au moment de leur plaidoirie, je n’en ai pas tenu compte.
III. Analyse
A. Le cadre juridique
[17] L’objet recherché par la Loi est « de dénoncer et punir les actes répréhensibles dans le secteur public dans le but ultime d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des fonctionnaires fédéraux »
(Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 29 [Agnaou no 2] au para 60). Comme le souligne la Cour au paragraphe 80 de la décision Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’intégrité du secteur public), 2016 CF 886 [PG c CISP] :
[80] Le préambule affirme que l’administration publique fédérale est « une institution nationale essentielle au fonctionnement de la démocratie parlementaire canadienne ». Il affirme également que « la confiance dans les institutions publiques ne peut que profiter de la création de mécanismes efficaces de divulgation des actes répréhensibles ». Afin de protéger ces valeurs, l’accès public aux conclusions d’actes répréhensibles, que ce soit à la suite d’une procédure interne ou d’une enquête du commissaire, est obligatoire.
[18] La procédure visant à donner suite aux divulgations d’actes répréhensibles est l’un des éléments principaux du régime prévu par la Loi. L’article 8 énonce les types d’actes répréhensibles visés par la Loi :
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[19] La Loi exige que l’administrateur général d’un ministère et d’un organisme établisse des mécanismes internes pour s’occuper des divulgations que peut faire le fonctionnaire (art 10) et prévoit que celui-ci peut faire une divulgation en communiquant à son supérieur hiérarchique ou à l’agent supérieur « tout renseignement qui, selon lui, peut démontrer qu’un acte répréhensible a été commis ou est sur le point de l’être, ou qu’il lui a été demandé de commettre un tel acte »
(art 12). Il peut également faire une divulgation en communiquant au CISP ces renseignements (art 13).
[20] La Loi prévoit plusieurs motifs pour lesquels le CISP peut refuser de donner suite à une divulgation ou de commencer une enquête. Les dispositions suivantes sont pertinentes en l’espèce:
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[21] La Loi établit le cadre législatif pour analyser les principales questions soulevées par les demandeurs.
B. Interprétation de l’alinéa 24(1)f) de la Loi
(1) Thèses des parties
[22] Les demandeurs soutiennent que la conclusion du commissaire selon laquelle il existait un « motif justifié »
de refuser de poursuivre l’enquête est fondée sur une interprétation déraisonnable de l’alinéa 24(1)f) de la Loi. Ils font valoir que l’approche du commissaire rend redondant l’alinéa 24(1)a) et mine l’objet de la Loi. Leur thèse repose sur le fait que, dans sa décision, le CISP a essentiellement conclu que les enquêtes et les processus internes qui avaient eu lieu ou étaient en cours constituaient un motif justifié de refuser de poursuivre l’enquête.
[23] À cet égard, les demandeurs font valoir que la conclusion du commissaire selon laquelle il avait un « motif justifié »
de refuser de poursuivre l’enquête sur les divulgations est déraisonnable puisqu’elle est fondée sur une interprétation erronée de l’alinéa 24(1)f) de la Loi. Ils soutiennent que le commissaire devait interpréter l’article dans son ensemble et que, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 24(1)f), il aurait dû tenir compte du libellé précis du paragraphe 24(1)a) de la Loi, qui porte sur les cas où le commissaire décide de ne pas mener d’enquête parce que l’objet de la divulgation « a été instruit comme il se doit dans le cadre de la procédure prévue par toute autre loi fédérale ou pourrait l’être avantageusement selon celle-ci »
(non-souligné dans l’original). Ce libellé reflète l’intention précise du législateur de limiter la portée du pouvoir discrétionnaire du commissaire l’habilitant à refuser de donner suite à une divulgation au motif que son objet a déjà été instruit dans le cadre d’une autre procédure.
[24] Les demandeurs font valoir que le commissaire était tenu d’évaluer le caractère adéquat et approprié de l’enquête et des processus internes de l’ARC avant de conclure qu’il existait un « motif justifié »
de refuser de poursuivre l’enquête sur leurs divulgations. Ils font référence à l’historique législatif de la disposition pour étayer leur thèse. Lorsque le projet de loi qui est devenu la Loi a été déposé à la Chambre des communes, l’alinéa 24(1)a) conférait au commissaire un pouvoir discrétionnaire extrêmement large l’habilitant à refuser de donner suite à une divulgation dans les cas où « le dénonciateur n’a[vait] pas épuisé les recours qui lui [étaient] normalement ouverts »
. À la suite d’un débat concernant cette disposition qui s’est déroulé lors d’une séance du comité de la Chambre des communes responsable d’étudier le projet de loi, le libellé de la version finalement adoptée avait été resserré en vue de restreindre la portée du pouvoir discrétionnaire du commissaire l’habilitant à refuser de statuer sur une plainte. Selon la version définitive, le commissaire peut refuser de statuer sur une plainte s’il estime que la divulgation « pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon la procédure prévue par une autre loi fédérale »
. Les demandeurs font remarquer qu’en 2006, la Loi a été modifiée à nouveau pour prendre sa forme actuelle.
[25] Selon les demandeurs, l’historique législatif montre clairement que, malgré sa préoccupation quant au dédoublement des efforts dans le traitement des divulgations d’actes répréhensibles, le législateur a reconnu que les recours ouverts aux divulgateurs ne pouvaient dépendre de l’épuisement des processus internes. Une telle exigence minerait les objets de la Loi en privant les fonctionnaires de la possibilité d’obtenir la tenue d’une enquête indépendante sur leurs divulgations d’actes répréhensibles.
[26] Les demandeurs font essentiellement valoir que le commissaire devait interpréter le paragraphe 24(1) dans son ensemble. Ils affirment que, dans les cas où il invoque le « motif justifié »
selon lequel l’objet des divulgations a déjà été instruit au moyen des processus internes, le commissaire, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 24(1)f), doit tenir compte du libellé restrictif de l’alinéa 24(1)a). Les demandeurs soutiennent que cette approche est étayée par les principes d’interprétation législative et la jurisprudence concernant ces dispositions.
[27] Les demandeurs soutiennent que le commissaire, dans son interprétation de l’alinéa 24(1)f), a fait abstraction des normes énoncées à l’alinéa 24(1)a) et, ce faisant, a contrevenu au principe fondamental d’interprétation législative selon lequel le législateur ne parle pas pour ne rien dire. Selon ce principe, les décideurs ne doivent pas adopter une interprétation qui rend certains mots redondants ou dénués de sens ou qui est incompatible avec l’économie d’une loi (Colombie-Britannique c Philip Morris International, Inc., 2018 CSC 36 au para 29).
[28] Les demandeurs affirment que la jurisprudence étaye leur approche. La possibilité de chevauchement entre l’alinéa 24(1)f), qui constitue une forme de « clause omnibus »
, et les autres motifs énoncés aux autres alinéas du paragraphe 24(1) a été reconnue dans la décision Gupta c Canada (Procureur général), 2016 CF 1416 au para 44, conf par 2017 CAF 211. Au paragraphe 106 de la décision Detorakis c Canada (Procureur général), 2010 CF 39, le juge Russell a conclu que le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 24(1) semble viser à permettre au commissaire de décider « si l’affaire pourrait avantageusement être instruite sous le régime d’une autre loi »
. Cette conclusion confirme la nature qualitative de l’évaluation que le CISP est tenu d’effectuer. Les demandeurs font valoir que le commissaire n’a pas réalisé une telle analyse en l’espèce et que, par conséquent, sa décision est déraisonnable.
[29] De plus, les demandeurs soutiennent que l’interprétation donnée par le commissaire à l’alinéa 24(1)f) mine l’objet de la Loi, qui est de dénoncer et de punir les actes répréhensibles dans le but d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des fonctionnaires fédéraux : Agnaou no 2, au para 60. Compte tenu de cet objet, selon les demandeurs, il est inconcevable que le commissaire puisse invoquer l’alinéa 24(1)f) pour refuser de poursuivre une enquête sans déterminer si l’autre procédure a permis d’instruire l’objet de la divulgation comme il se doit. Le commissaire s’est fondé sur la trop grande latitude qu’il a accordée à l’ARC dans l’application de ses mécanismes internes pour refuser de poursuivre une enquête externe et indépendante. Il a ainsi permis à l’ARC de devenir juge de ses propres actes répréhensibles, ce que les demandeurs considèrent comme déraisonnable.
[30] Le défendeur soutient que, selon l’esprit de la Loi, il est évident que les enquêtes sur les actes répréhensibles menées par le CISP ne visent pas à supplanter les autres recours dont peuvent se prévaloir les fonctionnaires. Il fait également remarquer que le législateur a conféré au commissaire un pouvoir discrétionnaire très large l’habilitant à décider de ne pas donner suite à une divulgation ou de refuser de poursuivre une enquête. En l’espèce, le commissaire a conclu que les mesures déjà prises ou en cours au sein de l’ARC constituaient un motif « justifié »
de refuser de poursuivre l’enquête. En tirant cette conclusion, le commissaire a implicitement rendu un jugement de valeur sur la question de savoir si les processus de l’ARC constituaient une réponse adéquate à l’objet de la divulgation.
[31] Selon le défendeur, les exigences de l’alinéa 24(1)a) ne peuvent être transposées à l’alinéa 24(1)f). Le « motif justifié »
prévu à l’alinéa 24(1)f) n’est pas défini dans la Loi, et cette disposition a été interprétée comme une clause omnibus qui peut, dans une certaine mesure, chevaucher les motifs énoncés aux autres alinéas du paragraphe 24(1). Le défendeur souligne que l’alinéa 24(1)f) n’indique pas qu’il doit y avoir « un autre »
motif justifié, ce qui donne à penser que, même s’il peut y avoir un certain degré de chevauchement, les motifs énoncés aux alinéas doivent être considérés comme des motifs justifiant à eux seuls le refus de commencer une enquête sur une divulgation. Le défendeur fait également remarquer que l’alinéa 24(1)a) ne s’applique pas en l’espèce, puisque les processus internes de l’ARC ne sont pas prévus par une autre loi fédérale. Ainsi, le commissaire ne pouvait pas s’appuyer sur cette disposition et n’a pas commis d’erreur en invoquant l’alinéa 24(1)f).
[32] Le défendeur fait valoir que le commissaire a évalué les processus entrepris par l’ARC pour traiter l’objet des divulgations et a décidé qu’ils constituaient un motif justifié de refuser de poursuivre l’enquête. Il s’agit d’une décision raisonnable au vu du dossier, y compris des éléments de preuve recueillis par l’enquêteur sur les mesures prises par l’ARC.
(2) Analyse
[33] Je ne peux retenir l’argument des demandeurs selon lequel l’interprétation donnée par le commissaire à l’alinéa 24(1)f) est déraisonnable. Il est important de souligner d’emblée qu’en contrôle judiciaire, le rôle de la cour de révision ne consiste pas à se livrer à sa propre interprétation; la cour n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur (Vavilov, au para 83). Elle est plutôt appelée à déterminer si l’interprétation du commissaire est raisonnable.
[34] L’arrêt Mason propose des directives utiles quant à la démarche qu’il convient d’adopter pour le contrôle judiciaire d’une décision administrative portant sur l’interprétation d’une loi. Deux éléments de cet arrêt sont particulièrement pertinents en l’espèce. Premièrement, le caractère raisonnable d’une interprétation dépendra, dans une certaine mesure, de la nature du pouvoir discrétionnaire prévu par la loi. Tel qu’il est mentionné au paragraphe 67 de l’arrêt Mason, « [l’] emploi de termes plus précis et plus restrictifs impose de plus grandes contraintes au décideur, tandis que le recours à “des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs” lui accorde une plus grande souplesse ([Vavilov] par. 110) »
.
[35] Deuxièmement, lorsque le décideur administratif procède à l’interprétation d’une loi, il n’est pas tenu d’utiliser les mêmes techniques que les juges. Cette idée est formulée ainsi dans l’arrêt Mason:
[69] Bien que le décideur administratif ne soit pas tenu « dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi » (par. 119), sa décision doit être conforme au « principe moderne » d’interprétation législative, laquelle est axée sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition législative. Il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels (par. 120). […] Et même si le décideur n’a pas examiné expressément le sens d’une disposition pertinente, la cour de révision peut être en mesure de discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier et se prononcer sur le caractère raisonnable de cette interprétation (par. 123) [renvoyant à Vavilov].
[36] L’application de ces directives à l’espèce n’est pas favorable à la thèse des demandeurs pour deux raisons principales. Premièrement, la jurisprudence confirme que la portée du pouvoir discrétionnaire du commissaire l’habilitant à refuser de donner suite à une divulgation ou de poursuivre une enquête est extrêmement vaste. Au paragraphe 129 de la décision PG c CISP, la Cour affirme, en faisant référence à l’alinéa 24(1)f), qu’en « ajoutant cette disposition “de portée générale”, le législateur a conféré au commissaire une immense latitude »
.
[37] Dans l’arrêt Burlacu, la Cour d’appel fédérale résume et confirme la jurisprudence concernant la portée du pouvoir discrétionnaire dont dispose le commissaire en vertu du paragraphe 24(1) :
[47] Comme notre Cour l’a reconnu dans Gupta c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 211, 2017 CarswellNat 5703 (WL Can) (Gupta), le Commissaire s’est vu conférer, en vertu du paragraphe 24(1) de la Loi, le droit de refuser de commencer une enquête sur une divulgation « pour certaines raisons prévues dans la disposition et (conformément à l’alinéa 24(1)f)) pour tout motif qu’il considère comme un “motif justifié” » (Gupta, par. 8) (non souligné dans l’original).
[48] Dans Agnaou, notre Cour a souligné la « discrétion très large dont jouit le Commissaire aux termes de l’article 24 de la Loi pour décider d’enquêter ou pas suite à une divulgation » (Agnaou, au para. 70; voir également Gupta, au para. 9). En faisant cette observation, la Cour a rejeté le point de vue voulant que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire soit limité par l’obligation de prouver que le refus d’enquêter, comme en l’espèce, régie par la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, soit limitée aux cas « les plus clairs » (Agnaou, aux paras. 67 à 69).
[49] Comme l’a fait remarquer le juge Gleeson, jusqu’à présent, l’alinéa 24(1)f) de la Loi a été interprété comme reconnaissant « la possibilité de chevauchement entre les motifs pour lesquels le commissaire pourrait refuser de donner suite à une divulgation énoncée aux alinéas 24(1)a) à e) et ceux prévus à l’alinéa 24(1)f) » (décision de la Cour fédérale, au para. 43). C’est probablement pourquoi l’alinéa 24(1)f) a été jusqu’ici mentionné dans la jurisprudence, comme étant une forme de « clause omnibus » (décision de la Cour fédérale, au para. 40, renvoyant à la décision Gupta c. Canada (Procureur général), 2016 CF 1416, 2016 CarswellNat 11517 (WL Can), au para. 44).
[38] J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer qu’au paragraphe 50 de l’arrêt Burlacu, la Cour d’appel fédérale rejette l’argument selon lequel « l’alinéa 24(1)f) ne peut être interprété comme étant une clause omnibus englobant tout, car cela permettrait au commissaire de contourner les alinéas 24(1)a) à e) »
. Elle conclut que la jurisprudence reconnaît à juste titre la possibilité de chevauchement entre les motifs pour lesquels le commissaire pourrait refuser de donner suite à une divulgation énoncés aux alinéas 24(1)a) à e) et celui prévu à l’alinéa 24(1)f). Le passage suivant est particulièrement pertinent en l’espèce :
[53] Cette thèse semble être tout à fait conforme à ce qui a été décrit dans les débats parlementaires, lorsque l’alinéa 24(1)f) a fait l’objet d’une discussion, en tant que « pouvoir discrétionnaire général » conféré au Commissaire afin qu’il ne donne pas suite à une divulgation si cela est opportun, peu importe l’ [traduction] « orientation » fournie dans les dispositions précédentes du paragraphe 24(1) (Chambre des communes, Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires, Témoignages – (38-1) – no 50 (28 juin 2005), à la page 1215 (M. Ralph Heintzman)).
[54] De toute façon, le Commissaire peut difficilement être blâmé pour avoir invoqué l’alinéa 24(1)f) de la Loi de manière qui a été, jusqu’à présent, permise par la jurisprudence de la Cour fédérale. Comme l’a souligné la Cour suprême dans Vavilov, « tout précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables », en mettant l’accent sur le fait qu’il serait déraisonnable que le décideur interprète et applique une disposition législative sans tenir compte d’un précédent contraignant (Vavilov, au para. 112).
[39] Compte tenu de la jurisprudence, je ne peux accepter l’argument des demandeurs selon lequel l’interprétation donnée par le commissaire à l’alinéa 24(1)f) rendrait l’alinéa 24(1)a) dénué de sens. Comme l’a fait remarquer le défendeur, l’alinéa 24(1)a) vise les cas où l’objet de la divulgation a été instruit ou pourrait l’être dans le cadre de la procédure prévue par toute autre loi fédérale. Ce n’est pas le cas en l’espèce, et rien ne justifie d’ajouter par interprétation à l’alinéa 24(1)f) les termes expressément restrictifs que le législateur a choisi d’utiliser à l’alinéa 24(1)a).
[40] Deuxièmement, je rejette l’argument des demandeurs au motif que, bien qu’il soit certes possible d’interpréter autrement la portée de l’alinéa 24(1)f), cette possibilité à elle seule ne suffit pas pour rendre l’approche du commissaire déraisonnable. Après avoir examiné attentivement le processus suivi par le commissaire, j’estime que ce dernier n’a pas simplement accepté l’affirmation de l’ARC selon laquelle elle avait examiné les allégations constituant l’objet des divulgations visées en l’espèce. Il ressort plutôt du rapport d’enquête que le commissaire a réalisé une certaine analyse qualitative de la nature et de la portée des processus internes de l’ARC, laquelle l’a amené à conclure que ces processus constituaient un motif « justifié »
de refuser de poursuivre l’enquête sur les divulgations des demandeurs. Bien qu’il n’en soit pas expressément question dans le rapport d’enquête ni dans la décision du commissaire, un examen du dossier confirme que le commissaire a procédé à une évaluation allant au-delà d’un examen superficiel des mesures prises par l’ARC.
[41] Par exemple, en ce qui concerne la divulgation dans laquelle les demandeurs alléguaient un usage abusif des fonds alloués aux déplacements, le rapport d’enquête contient un tableau détaillé comparant les allégations formulées à cet égard par les demandeurs et le processus de la DAICF. Selon les renseignements obtenus de l’ARC, la DAICF a déterminé qu’elle ne pouvait pas remettre en question les décisions de gestion concernant quels employés auraient dû participer aux réunions tenues à l’étranger. Il ressort également du rapport que [traduction] « les déplacements à l’étranger des employés de l’ARC doivent faire l’objet d’un processus d’examen interne rigoureux, auquel aurait participé la haute direction de l’ARC »
. Quant à l’allégation selon laquelle Mme O’Connor avait modifié inutilement ses déplacements à l’étranger afin d’en prolonger la durée à des fins personnelles, le rapport d’enquête renvoie à la réponse de la DAICF selon laquelle l’enquête menée sur les courriels et les demandes de remboursement de frais de déplacement de Mme O’Connor n’a révélé aucune preuve démontrant que les déplacements avaient été inutilement modifiés ou qu’ils n’étaient pas nécessaires.
[42] Le rapport d’enquête traite de façon détaillée de la divulgation sur l’environnement de travail toxique. L’enquêteur a fait remarquer que l’ARC avait fourni la preuve de plusieurs plaintes déposées à l’interne concernant la conduite de Mme O’Connor et l’environnement de travail. Certaines d’entre elles faisaient toujours l’objet d’une enquête, tandis que l’une d’entre elles avait mené à des conclusions défavorables à Mme O’Connor et avait entraîné la tenue d’une audience disciplinaire et l’imposition de mesures disciplinaires. Dans le rapport d’enquête, il est également question de l’évaluation du milieu de travail réalisée par l’ARC, qui a conclu à un milieu de travail négatif au sein de la DSAC et a soulevé [traduction] « des préoccupations concernant le favoritisme, le harcèlement, l’intimidation, les processus de dotation injustes, le défaut de la haute direction de prendre des mesures pour remédier à l’environnement de travail toxique et les conséquences découlant de l’environnement de travail négatif (p. ex. le taux élevé de roulement du personnel) »
. Selon le rapport d’enquête, le rapport définitif sur l’évaluation du milieu de travail avait été envoyé au commissaire de l’ARC, et l’ARC mettait en œuvre un plan d’action visant à donner suite aux principales conclusions et recommandations. Ainsi, l’enquêteur a recommandé au commissaire de refuser, en vertu de l’alinéa 24(1)f), de poursuivre l’enquête sur cette allégation.
[43] Dans sa lettre de décision, le commissaire a résumé les conclusions du rapport d’enquête à l’égard de ces divulgations et a exposé sa décision de refuser de poursuivre l’enquête sur celles-ci. En tirant cette conclusion, le commissaire a implicitement conclu que les processus de l’ARC étaient suffisamment rigoureux pour constituer un motif « justifié »
lui permettant de refuser de poursuivre l’enquête sur l’objet des divulgations.
[44] À la lumière de la jurisprudence concernant la portée de l’alinéa 24(1)f), et compte tenu de l’examen détaillé et qualitatif de la nature, de la portée et, le cas échéant, des résultats des processus internes mis en œuvre par l’ARC en vue de statuer sur les plaintes dont les motifs invoqués étaient en grande partie les mêmes que ceux soulevés dans les divulgations des demandeurs, rien ne me permet de remettre en question l’interprétation donnée par le commissaire à l’alinéa 24(1)f). Je ne suis pas convaincu que le commissaire, en agissant comme il l’a fait, a donné à l’alinéa 24(1)f) une portée trop large et contraire à l’objet de la Loi. Je ne suis pas non plus convaincu que l’approche adoptée par le commissaire rende inutile l’alinéa 24(1)a). Ces deux dispositions jouent un rôle semblable, quoique légèrement différent, en tant que mécanismes de filtrage. L’interprétation donnée par le commissaire à l’alinéa 24(1)f) n’annule pas ou ne rend pas inopérante l’autre disposition. Il va de soi que la présente décision ne doit pas être interprétée de manière à reconnaître une portée trop large à l’une ou l’autre des dispositions.
[45] Par conséquent, si, dans une affaire ultérieure, le commissaire refusait de poursuivre une enquête en vertu de l’alinéa 24(1)f) sans effectuer d’examen de la nature et de la portée du processus d’enquête interne, sa décision pourrait être jugée déraisonnable. De même, s’il décidait de ne pas donner suite à une divulgation en vertu de l’alinéa 24(1)a) sans expliquer le fondement de sa conclusion selon laquelle l’objet de la plainte avait été instruit « comme il se doit »
dans le cadre de l’autre procédure prévue par la loi ou « pourrait l’être avantageusement selon celle-ci »
, sa décision pourrait bien être jugée déraisonnable. Aucune de ces situations hypothétiques ne se présente en l’espèce.
[46] Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincu que l’interprétation donnée par le commissaire à l’alinéa 24(1)f) est déraisonnable.
C. La décision du commissaire est-elle raisonnable sur le fond?
(1) Thèses des parties
[47] Les demandeurs soutiennent que la décision du commissaire est déraisonnable puisqu’elle n’est pas intelligible et que la conclusion n’est pas justifiée. Leur argument repose sur trois points : le commissaire n’a pas analysé le caractère approprié des mécanismes de la DAICF; l’analyse du commissaire n’est pas satisfaisante puisqu’elle est fondée sur de simples affirmations formulées par l’ARC portant que les plaintes ont été traitées; et le commissaire n’a pas dûment tenu compte de l’importance de dénoncer les allégations d’actes répréhensibles, contrairement à ce qu’exige la jurisprudence.
[48] Comme j’analyse déjà plus haut l’argument des demandeurs selon lequel le commissaire n’a pas évalué le caractère approprié du processus de la DAICF, je ne répéterai pas cette analyse. Les demandeurs ont soulevé un autre point à ce sujet, lequel fait référence au fait que la DAICF, lors de son enquête sur les demandes frauduleuses de remboursement de frais de déplacement, ne s’est pas penchée sur cinq des exemples énoncés dans leurs divulgations. Selon eux, cela démontre que le processus du commissaire était inadéquat, puisque ce dernier n’a pas tenu compte de l’entièreté de leurs divulgations. Les demandeurs soutiennent également que le processus du commissaire n’était pas satisfaisant puisque ce dernier a seulement examiné le résumé de leurs divulgations et non les documents originaux. Par conséquent, selon les demandeurs, le commissaire a, de façon déraisonnable, mis fin à l’enquête et n’a pas tenu compte de l’ensemble de leurs allégations d’actes répréhensibles.
[49] Ensuite, les demandeurs soutiennent que le commissaire a accepté les simples affirmations formulées par l’ARC portant que l’allégation de milieu de travail toxique avait été traitée. Ce faisant, le commissaire est passé à côté de points essentiels puisqu’il n’a pas évalué que les répercussions des conclusions graves tirées à l’encontre de Mme O’Connor ne semblaient pas affecter son avancement professionnel et a fait abstraction du fait que l’évaluation du milieu de travail a seulement été effectuée après que les demandeurs ont fait leurs divulgations.
[50] Finalement, les demandeurs font valoir qu’en décidant de mettre fin à l’enquête sur l’allégation de milieu de travail toxique puisque le rapport sur l’évaluation du milieu de travail avait été fourni au commissaire de l’ARC, le commissaire n’a pas accordé l’importance nécessaire à la divulgation publique d’actes répréhensibles, contrairement à ce qu’exige la jurisprudence. Les demandeurs soulignent qu’au paragraphe 116 de la décision PG c CISP, la Cour a rejeté l’argument de la Gendarmerie royale du Canada selon lequel un rapport privé peut supplanter le travail du commissaire. Le simple fait de porter l’acte répréhensible à l’attention du commissaire de l’ARC n’était pas suffisant, et l’exposition publique est obligatoire lorsqu’un acte répréhensible est découvert. Les demandeurs soutiennent que le commissaire n’a pas expliqué de quelle manière l’élément d’intérêt public avait été pris en considération en l’espèce.
[51] Le défendeur soutient que les motifs du commissaire doivent être examinés à la lumière du dossier et du contexte administratif dans lequel il exerce sa fonction. Vu sous cet angle, la décision révèle que le commissaire a dûment tenu compte de l’existence, de la progression et des résultats des processus internes de l’ARC, y compris du point de vue de l’intérêt public.
[52] Le défendeur rejette l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’enquête du commissaire était inadéquate puisque ce dernier ne s’était pas penché sur chaque exemple d’acte répréhensible censé avoir été commis. En vertu de la Loi, le commissaire est tenu d’examiner l’objet de la divulgation. Le rapport d’enquête et la lettre de décision indiquent que tant l’allégation d’usage abusif des fonds alloués aux déplacements que l’allégation de milieu de travail toxique avaient été traitées. Le commissaire n’est pas tenu d’enquêter sur chaque exemple d’acte répréhensible censé avoir été commis figurant dans la divulgation, pour autant que le processus démontre que l’« objet »
de l’allégation a été examiné. Le défendeur affirme que, selon le dossier en l’espèce, le commissaire a examiné l’objet des deux aspects de la divulgation.
[53] En réponse à l’affirmation des demandeurs selon laquelle le commissaire avait, de façon déraisonnable, mis fin à son enquête en se fondant uniquement sur le résumé de leurs divulgations, le défendeur soutient qu’il s’agit en fait d’un argument d’équité procédurale déguisé. Le défendeur fait remarquer que, selon la jurisprudence, l’équité procédurale à laquelle ont droit les personnes qui font une divulgation au titre de la Loi est très faible et que l’argument des demandeurs à cet égard ne peut être retenu.
[54] En outre, le défendeur soutient que les motifs fournis par le commissaire suffisent pour permettre aux demandeurs et à la Cour de comprendre sa décision. Le commissaire énonce d’une manière claire et cohérente le fondement de sa conclusion selon laquelle il n’était pas nécessaire de poursuivre l’enquête et qu’il n’était pas tenu de traiter chacun des arguments avancés par les demandeurs dans sa décision. Compte tenu du cadre juridique et du contexte administratif dans lesquels s’inscrit le travail du commissaire, la décision est raisonnable.
(2) Analyse
[55] D’emblée, il est important de se rappeler qu’à moins de circonstances exceptionnelles (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), le rôle de la cour de révision n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve ou de remettre en question les choix du décideur quant aux éléments du dossier à inclure dans les motifs de sa décision. Comme la Cour suprême l’a affirmé au paragraphe 85 de l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
. La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard d’une telle décision.
[56] Je suis convaincu qu’en l’espèce, le commissaire a tenu compte des éléments de preuve, a examiné les divulgations des demandeurs et a expliqué son raisonnement de manière suffisamment détaillée.
[57] Les demandeurs se plaignent que la décision du commissaire de mettre fin à son enquête était uniquement fondée sur le résumé de leurs divulgations plutôt que sur les centaines de pages de documents qu’ils avaient initialement présentées. Ils affirment également que le commissaire a commis une erreur en jugeant suffisante l’enquête de la DAICF sur les demandes de remboursement de frais de déplacement malgré le fait que la DAICF ne s’était pas penchée sur cinq des exemples précis énoncés dans leur divulgation. Les demandeurs affirment que cela démontre que le commissaire a mis prématurément fin à son enquête.
[58] Je ne suis pas du même avis. Le commissaire était en droit de décider la quantité de renseignements dont il avait besoin à l’étape initiale du processus d’enquête sur les divulgations, et les demandeurs ont déposé les résumés de leurs divulgations comme on leur avait demandé. Ensuite, le commissaire était tenu d’examiner l’objet de leurs allégations et de déterminer si elles correspondaient à l’un ou l’autre des « actes répréhensibles »
énoncés à l’article 8 de la Loi et s’il convenait de mener une enquête approfondie, compte tenu des critères prévus au paragraphe 24(1) de la Loi. Le rapport d’enquête et la lettre de décision rendaient compte de tous les aspects importants des divulgations des demandeurs.
[59] Je reconnais que, dans son processus, la DAICF ne s’était pas penchée sur tous les exemples de prétendu usage abusif des fonds alloués aux déplacements figurant dans la divulgation des demandeurs. Toutefois, le commissaire n’a pas pour autant agi de manière déraisonnable en concluant que l’objet de leurs allégations avait été instruit. Le processus de la DAICF décrit dans le rapport d’enquête comprenait un examen du processus de justification et d’approbation des demandes de remboursement de frais de déplacement à l’étranger. Les demandeurs n’ont pas allégué que les cinq déplacements supplémentaires énoncés dans leur divulgation avaient, en quelque sorte, fait l’objet d’un traitement différent par l’ARC, et une telle inférence ne repose sur aucun fondement. Le commissaire a agi raisonnablement en examinant la nature et la portée de l’enquête menée par la DAICF sur les demandes de remboursement de frais de déplacement, et je ne vois aucune raison de modifier cet aspect de la décision. Mon rôle ne consiste pas à apprécier à nouveau la preuve.
[60] Quant aux arguments des demandeurs concernant le fait que le commissaire aurait mal examiné la façon dont l’ARC a traité l’allégation d’environnement de travail toxique, j’estime que les demandeurs me demandent essentiellement d’apprécier à nouveau la preuve et de tirer ma propre conclusion. Il est manifeste que l’ARC avait entrepris plusieurs enquêtes internes relativement à la situation en milieu de travail. Le rapport d’enquête fait état des résultats de l’une de ces enquêtes et détaille les mesures disciplinaires qui ont fait suite aux conclusions négatives. Le rapport traite également du processus d’évaluation du milieu de travail, des conclusions et de la réponse de l’ARC. Même si les demandeurs peuvent se questionner quant au caractère approprié ou à l’incidence ultime de la réponse de l’ARC, il n’était pas déraisonnable pour le commissaire de conclure que des mesures suffisantes avaient été prises ou étaient en cours, de sorte que l’intérêt public ne commandait pas que le CISP mène une enquête approfondie. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire que le législateur a conféré au commissaire, et en l’espèce, je conclus que les motifs pour lesquels le commissaire a décidé de mettre fin à l’enquête sont clairement expliqués au vu du dossier. Voilà tout ce qu’exige la norme de la décision raisonnable.
[61] Finalement, je ne suis pas d’accord pour dire que le commissaire a perdu de vue l’intérêt public lorsqu’il s’agit de la divulgation d’actes répréhensibles. Il est vrai que la jurisprudence a souligné que les processus privés ne peuvent supplanter l’enquête du commissaire et que porter les allégations à l’attention de l’administrateur général d’un ministère ou d’un organisme n’est qu’un aspect de l’intention d’une enquête du CISP : PG c CISP, aux para 105, 116. Toutefois, cela ne signifie pas que chaque allégation d’acte répréhensible doit aboutir à une enquête approfondie menée par le CISP et à un rapport public complet de ce dernier. La Loi appuie manifestement le point de vue selon lequel le commissaire est tenu de prendre en compte plusieurs facteurs pour décider s’il convient de poursuivre une enquête.
[62] Le premier indice dans la Loi se trouve dans la définition d’« actes répréhensibles »
à l’article 8. Les mentions de « cas graves de mauvaise gestion »
, d’actions ou d’omissions qui causent « un risque grave et précis »
pour la vie, la santé ou la sécurité, et de « contravention grave d’un code de conduite »
démontrent que le commissaire ne doit que se pencher sur les types d’actes répréhensibles les plus graves. Cette approche est étayée par le pouvoir discrétionnaire habilitant le commissaire à refuser de poursuivre une enquête pour les motifs énoncés au paragraphe 24(1). Je ne répèterai pas l’analyse des motifs du paragraphe 24(1) que je fais plus haut. La jurisprudence est conforme à cette interprétation du cadre législatif, puisqu’elle reconnaît que le commissaire dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire l’habilitant à mettre fin à une enquête.
[63] Compte tenu de tout ce qui précède, il est manifeste que le commissaire doit tenir compte de l’intérêt public plus large lorsqu’il s’agit de la divulgation de graves cas d’actes répréhensibles. Les enquêtes privées ou les processus internes ne peuvent faire automatiquement obstacle à une enquête du CISP. La Loi et la jurisprudence reconnaissent l’importance de divulguer les actes répréhensibles comme moyen d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des fonctionnaires publiques. Le commissaire, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, soupèse l’importance de la divulgation publique, examine la nature du prétendu acte répréhensible et évalue les processus internes ayant permis de traiter l’allégation d’inconduite. Il n’existe pas de formule que peut appliquer le commissaire lors de son évaluation; chaque cas dépend des faits et des circonstances qui lui sont propres.
[64] En l’espèce, j’estime que le commissaire a dûment tenu compte de l’éventail de facteurs qu’il était tenu d’évaluer, y compris la nature et la portée des processus de l’ARC, la nature des prétendus actes répréhensibles et les mesures prises par l’ARC en réponse aux conclusions d’actes répréhensibles. Après avoir soupesé ces facteurs, le commissaire a décidé qu’il existait un « motif justifié »
de mettre fin à l’enquête. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable au vu du dossier. Les motifs de la décision du commissaire sont clairement énoncés dans sa lettre de décision, qui est elle-même étayée par le rapport d’enquête détaillé et complet.
[65] Après avoir examiné la décision à la lumière du dossier et compte tenu du contexte juridique et administratif, je juge que la décision du commissaire est justifiée, transparente et intelligible. Voilà ce que commande une décision raisonnable selon le cadre défini dans l’arrêt Vavilov, et je conclus que la décision du commissaire en l’espèce satisfait à cette norme.
IV. Conclusion
[66] Compte tenu de l’analyse qui précède, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[67] Les parties ont proposé conjointement que la partie qui obtient gain de cause reçoive des dépens de 4 000 $. Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré et compte tenu des facteurs énoncés à l’article 400 des Règles des Cours fédérales, je juge qu’il s’agit d’une somme convenable. Les demandeurs verseront au défendeur des dépens de 4 000 $, tout compris.
[68] Finalement, je tiens à remercier les avocats des deux parties pour l’excellence de leurs observations écrites et orales. La présente affaire n’est pas claire ni facile à trancher, et la qualité de leurs observations a grandement facilité le travail de la Cour.
JUGEMENT dans le dossier T-1437-21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
-
Les demandeurs versent au défendeur des dépens de 4 000 $, tout compris.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sophie Reid-Triantafyllos, jurilinguiste principale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
DoSSIER : |
T-1437-21 |
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INTITULÉ : |
BRIAN BUSBY et BRUCE BUCHARDT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Ottawa (ontario) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 30 aVRIL 2024 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE pentney |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 15 AVRIL 2025 |
COMPARUTIONS :
|
Michael Fisher |
POUR LEs DEMANDEURs |
|
Helen Gray Taylor Andreas |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
|
RavenLaw Ottawa (Ontario) |
POUR LEs DEMANDEURs |
|
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |