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Date : 20250415


Dossier : IMM-10172-23

Référence : 2025 CF 694

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 15 avril 2025

En présence de madame la juge Whyte Nowak

ENTRE :

GRACE MABENA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Grace Mabena [la demanderesse] est entrée au Canada, en provenance de l’Afrique du Sud, au moyen d’un visa de résident temporaire en janvier 2020 et elle a épousé un résident permanent du Canada [l’époux] avec lequel elle entretenait une relation à long terme. Après avoir subi de la violence physique, émotionnelle et psychologique durant plus de trois ans, elle a quitté son époux et s’est réfugiée dans une maison d’hébergement pour femmes. Elle a converti sa demande de résidence permanente en une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] Dans une décision datée du 26 juillet 2023, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse. L’agent a accordé [traduction] « un certain poids » aux facteurs liés à l’établissement de la demanderesse au Canada et à la violence familiale dont elle avait été victime, mais il n’a accordé que [traduction] « peu » de poids aux difficultés auxquelles elle prétendait qu’elle serait exposée si elle était forcée de retourner en Afrique du Sud. Il a conclu que le désir de la demanderesse de vivre au Canada ne constituait pas une raison suffisante pour l’autoriser à rester au pays.

[3] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande, car je suis d’avis que la décision de l’agent, plus particulièrement son appréciation des facteurs liés à la violence familiale et aux difficultés, est déraisonnable. L’agent a pris acte du fait que la demanderesse avait été victime de violence familiale et que l’époux de celle-ci avait utilisé son engagement de parrainage pour la contrôler, mais il n’a pas tenu adéquatement compte de ces circonstances importantes dans son appréciation globale des considérations d’ordre humanitaire. Ce manquement de l’agent a pour effet pervers de permettre que le parrainage d’un époux prévu par le régime d’immigration soit utilisé comme une arme dans un système censé protéger les demandeurs d’asile contre les préjudices.

II. Faits

[5] La demanderesse et son époux se sont mariés le 31 janvier 2020. En mai 2020, l’époux a parrainé la demande de résidence permanente de la demanderesse. Tout au long du mariage, l’époux a menacé à plusieurs reprises de retirer son engagement de parrainage. En 2022, il l’a finalement retiré, mais il l’a rétabli quelques semaines plus tard.

[6] Le mariage de la demanderesse a été marqué par les mauvais traitements. Dans sa lettre envoyée à IRCC pour demander la conversion de la demande de parrainage conjugal en demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle a raconté en détail sept incidents de violence physique dont elle avait été victime durant la période allant d’avril 2020 à mai 2023. Les actes de violence avaient été commis par son mari ainsi que par les enfants de ce dernier issus d’une autre relation. En mai 2023, la demanderesse a quitté son époux et s’est installée dans une maison d’hébergement pour femmes.

[7] La demanderesse, qui est très instruite, a obtenu une maîtrise en administration des affaires à l’Université de Reading en octobre 2021. Elle a commencé à occuper un emploi rémunéré dès son arrivée au Canada et, au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle travaillait comme gestionnaire des relations avec les clients à l’échelle nationale au sein d’une société de marketing, laquelle a fourni une lettre à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[8] La demanderesse est séropositive depuis 2013 et elle craint, si elle est forcée de retourner en Afrique du Sud, de ne pas arriver à payer son médicament puisqu’elle a liquidé tous ses biens lorsqu’elle a quitté le pays et qu’elle n’y a aucune perspective d’emploi.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[9] La seule question à examiner est celle de savoir si la décision est raisonnable. La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans son cas. Elle soulève notamment les erreurs suivantes qui, selon elle, rendent la décision déraisonnable :

  1. L’agent n’a pas tenu adéquatement compte du facteur lié à la violence familiale.

  2. L’agent a commis une erreur dans l’analyse du facteur lié aux difficultés.

[10] Je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17, 23-25).

[11] Pour effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, une cour doit évaluer le caractère raisonnable de la décision en se fondant sur le dossier dont disposait le décideur et elle doit déterminer si le résultat de la décision de même que le raisonnement possèdent les caractéristiques associées à l’exercice d’un pouvoir public, c’est-à-dire s’ils sont transparents, intelligibles et justifiés (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85).

[12] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

IV. Analyse

A. L’agent n’a pas tenu adéquatement compte du facteur lié à la violence familiale.

[13] L’agent s’est intéressé aux mauvais traitements subis par la demanderesse dans la section [traduction] « Autres facteurs à prendre en considération » et il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Je prends acte du fait que la demanderesse a été victime de violence familiale et je compatis à sa situation. Je prends aussi acte du fait que son ex-époux a présenté une demande de parrainage conjugal en mai 2020 et que la présente demande est le résultat de la conversion de la demande de parrainage conjugal. Cela dit, la demanderesse n’a fourni que peu d’éléments de preuve démontrant les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait quitter le Canada du fait de sa séparation.

[14] Je suis d’avis que l’agent a commis une erreur en considérant que la violence familiale n’avait aucune incidence sur l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire à moins qu’elle ne soit liée aux difficultés associées au retour de la demanderesse en Afrique du Sud. En faisant un examen aussi limité de ce facteur, l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire et n’a pas tenu compte de la directive de la Cour consistant à effectuer une appréciation globale de l’affaire et à examiner les circonstances qui lui sont propres (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 25, 27, 32-33). Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est déraisonnable (Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 24).

[15] L’agent aurait dû effectuer un examen plus approfondi du facteur lié à la violence familiale, et ce, de deux manières.

[16] Premièrement, l’agent aurait dû examiner l’incidence de la situation de la demanderesse sur la solidité des autres éléments de sa demande. Notamment, l’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement de la demanderesse, estimant que les liens qu’elle avait avec le Canada n’étaient pas plus importants que ceux qu’elle avait avec l’Afrique du Sud. Cependant, l’agent ne s’est pas demandé si la situation de la demanderesse en tant que victime de violence familiale expliquait raisonnablement son degré d’établissement. Cela aurait été conforme à une appréciation globale de la situation de la demanderesse et à un examen sincère de la question de savoir si sa situation était de nature à inciter la société à la soulager de ses malheurs (Kanthasamy, au para 21).

[17] Une appréciation du degré d’établissement de la demanderesse qui aurait pris en compte sa situation de violence familiale aurait pu révéler qu’il était, en fait, assez extraordinaire qu’elle ait réussi à obtenir une maîtrise et à conserver un emploi rémunéré au Canada malgré les mauvais traitements endurés, sans compter la fausse couche subie durant la même période.

[18] Deuxièmement, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas pleinement compte de la perte de la capacité de la demanderesse d’obtenir le statut de résidente permanente au moyen d’une demande parrainée par son époux et en ne se demandant pas si cela équivalait à une difficulté démesurée (Jogia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 596 [Jogia] aux para 45, 50). Comme l’a reconnu le juge O’Keefe dans la décision Jogia :

Le fait de ne pas avoir tenu compte de la violence conjugale dont la demanderesse a été victime fait en sorte que la décision ne reconnaît pas le rôle que le processus d’immigration a joué dans la violence, bien que ce ne soit pas intentionnel, du fait que la demanderesse ne voulait pas se séparer par crainte d’être déportée. Bien que l’agent ne soit pas tenu de respecter les directives concernant la persécution fondée sur le sexe ou le guide de CIC, ces politiques laissent entendre que la preuve de violence conjugale, y compris le rapport psychologique, est plus importante et doit être mentionnée. La présente analyse doit être effectuée dans une vue d’ensemble qui comprend l’intérêt public qui se dégage du préambule, des objectifs et de l’article 25 de la Loi. L’intérêt public dont il faut tenir compte permet difficilement de conclure à l’absence d’erreur dans la décision de l’agent qui n’a pas traité des répercussions de la violence conjugale sur la demanderesse relativement à son statut d’immigrante [Jogia, au para 45].

[19] L’avocate du défendeur fait valoir que l’affaire Jogia est différente puisque l’agent, dans cette affaire, n’avait accordé aucun poids à la situation de violence familiale de la demanderesse alors qu’en l’espèce, l’agent a accordé [traduction] « un certain poids » à ce facteur. Le défendeur soutient que si elle réexaminait ce facteur, la Cour outrepasserait le rôle qui lui revient en contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[20] Je suis d’avis que la réserve exprimée par le juge O’Keefe dans la décision Jogia s’applique en l’espèce et que le fait que l’agent ait simplement mentionné la conversion de la demande de parrainage de l’époux de la demanderesse sans reconnaître le rôle que l’engagement de parrainage a joué dans la relation de violence laisse planer un doute sur le caractère raisonnable de l’appréciation des difficultés faite par l’agent en l’espèce.

[21] On ne saurait trop insister sur l’importance d’une analyse plus sensible et transparente; le défaut de procéder à une analyse approfondie dans de telles situations envoie aux victimes de violence familiale un message décourageant et inacceptable, à savoir qu’elles ont avantage à demeurer dans une situation de violence si elles souhaitent obtenir un statut.

B. L’agent a commis une erreur dans l’analyse du facteur lié aux difficultés.

[22] La demanderesse soutient que la décision ne montre pas que l’agent a examiné avec compassion la question de savoir si sa situation comportait des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées » en lien avec sa capacité à payer son médicament si elle était forcée de retourner en Afrique du Sud.

[23] L’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]

J’ai lu la lettre présentée par la demanderesse concernant sa séropositivité et le fait qu’elle s’inquiétait de ne pas pouvoir payer le médicament dont elle a besoin. Je prends acte du fait que la demanderesse est séropositive et qu’elle prend le médicament Atripla, mais peu d’éléments de preuve ont été présentés concernant la façon dont elle payait son médicament lorsqu’elle vivait en Afrique du Sud. Je note que, d’après une évaluation médicale antérieure, la demanderesse est séropositive et prend de l’Atripla depuis 2013. Je suis d’avis que la demanderesse n’a présenté aucune observation démontrant qu’elle n’était pas en mesure de payer son médicament lorsqu’elle vivait en Afrique du Sud, ni pourquoi elle ne serait pas en mesure de le payer si elle devait retourner dans ce pays. Il incombe à la demanderesse de fournir les éléments de preuve requis à l’appui de toute déclaration faite dans la demande.

[24] Le défendeur soutient que la décision est raisonnable, car la demanderesse n’a tout simplement pas fourni une preuve suffisante pour démontrer son incapacité à payer. Parallèlement, le défendeur reconnaît que l’agent a conclu que la demanderesse avait non seulement vendu tous ses biens en Afrique du Sud avant de venir au Canada, mais aussi qu’elle ferait face à une période de chômage d’une durée indéterminée. Bien que l’agent ait laissé entendre que ces difficultés seraient atténuées par le soutien de la famille, l’avocate du défendeur n’a pu trouver dans le dossier aucun élément de preuve à l’appui de cette importante circonstance atténuante sur laquelle l’agent a fondé sa décision. La décision de l’agent n’est pas justifiée au regard du dossier (Vavilov, au para 105).

V. Conclusion

[25] Le défaut de l’agent de tenir adéquatement compte de la situation de la demanderesse en tant que survivante de violence familiale et des difficultés auxquelles elle serait exposée en Afrique du Sud rend la décision déraisonnable. Par conséquent, la présente demande sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10172-23

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Allyson Whyte Nowak »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10172-23

INTITULÉ :

GRACE MABENA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 AVRIL 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WHYTE NOWAK

DATE DES MOTIFS :

LE 15 AVRIL 2025

COMPARUTIONS :

Daniel Etoh

POUR LA DEMANDERESSE

Andrea Mauti

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Daniel Etoh

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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