Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20250414


Dossier : IMM-1246-21

Référence : 2025 CF 690

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 avril 2025

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AYA AHMED LOTFY ABDELWAHAB ELATTAR

MARIAM MOHAMED ABDELGHAFFAR FARID ABDELGHAFFAR

MALEEKA MOHAMED ABDELGHAFFAR FARID ABDELGHAFFAR

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 27 janvier 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle les demanderesses n’ont ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Les demanderesses soutiennent que la décision de la SAR est déraisonnable et inéquitable sur le plan de la procédure. Elles allèguent que la SAR a commis une erreur en rejetant leurs nouveaux éléments de preuve, en refusant de tenir une audience et en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité qui sont déraisonnables.

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas de cet avis. La demande de contrôle judiciaire en l’espèce sera rejetée.

II. Contexte

[4] Les demanderesses sont des citoyennes de l’Égypte. La demanderesse principale, Aya Ahmed Lotfy Abdelwahab Elattar, est la mère des deux des demanderesses mineures, Mariam Mohamed Abdelghaffar Farid Abdelghaffar et Maleeka Mohamed Abdelghaffar Farid Abdelghaffar.

[5] Les demanderesses allèguent que le cousin de la demanderesse principale, un agent de la sécurité nationale en Égypte, a accusé la demanderesse principale et son époux d’être des partisans des Frères musulmans après qu’elle eut refusé de l’épouser.

[6] De 2009 à 2018 environ, les demanderesses ont résidé avec l’époux de la demanderesse principale aux Émirats arabes unis. Elles se rendaient en Égypte chaque année et y restaient trois ou quatre semaines.

[7] Au cours de ces visites, la demanderesse principale et son époux ont été interrogés à l’aéroport par les autorités égyptiennes. Les demanderesses affirment que la police a procédé à une perquisition aux domiciles des parents de la demanderesse principale et de son époux.

[8] Les demanderesses déclarent avoir été accostées par le cousin de la demanderesse principale lors d’une visite en Égypte en 2018. La demanderesse principale a porté plainte à la police contre son cousin « pour [les] avoir harcelées, agressées et menacées de [leur] faire du mal, [elle] et [ses] filles ».

[9] Les demanderesses sont arrivées au Canada en 2018 et elles ont présenté une demande d’asile. L’époux de la demanderesse principale s’est rendu au Canada peu de temps après en passant par les États-Unis.

[10] Les demanderesses et l’époux de la demanderesse principale ont présenté une demande d’asile en tant que famille. Le 21 novembre 2019, la SPR a rejeté leur demande d’asile. La question déterminante était la crédibilité.

[11] Les demanderesses ont interjeté appel de la décision devant la SAR. En raison de l’entente sur les tiers pays sûrs, l’époux de la demanderesse principale ne pouvait pas être partie à l’appel. Par conséquent, seules les demandes d’asile de la demanderesse principale et des deux demanderesses mineures ont été examinées par la SAR.

[12] Au cours de la procédure d’appel, les demanderesses ont retenu les services d’un nouveau conseil qui a déposé un dossier supplémentaire assorti de nouveaux éléments de preuve que leur ancien conseil n’avait pas fournis à la SAR. Ces éléments de preuve comprenaient une nouvelle traduction de la plainte déposée par la demanderesse principale auprès de la police contre son cousin (la nouvelle traduction), un courriel et une lettre du père de l’époux de la demanderesse principale (la lettre du père), et un dossier de poursuite du ministère public accusant l’époux de la demanderesse principale de s’être joint aux Frères musulmans (le dossier de poursuite).

[13] Le 27 janvier 2021, la SAR a confirmé la décision de la SPR. La SAR a refusé d’admettre la lettre du père et le dossier de poursuite en concluant que ces éléments de preuve n’étaient pas crédibles et qu’ils auraient pu être présentés devant la SPR. Bien que la SAR ait admis la nouvelle traduction, elle a conclu que cet élément de preuve n’était pas visé par le paragraphe 110(6) de la LIPR et a donc refusé de tenir une audience. La SAR a convenu avec la SPR que les demanderesses n’avaient pas établi l’existence d’un risque advenant leur renvoi vers l’Égypte, remettant en doute leur crédibilité en ce qui a trait à leur prétendue appartenance aux Frères musulmans, leur détention par les autorités égyptiennes et l’incident impliquant le cousin de la demanderesse principale en 2018. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[14] Les deux questions en litige soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire consistent à savoir si la décision de la SAR est raisonnable et si elle a été rendue dans le respect de l’équité procédurale.

[15] Les parties affirment que la norme de contrôle applicable au fond de la décision rendue par l’agent est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 25, 86–87). Je suis du même avis.

[16] La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 37-56 (Chemin de fer Canadien Pacifique); Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Je suis d’avis que cette conclusion est conforme aux enseignements de l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada (aux para 16-17).

[17] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, en ce qui concerne tant le raisonnement que le résultat (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[18] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle souffre de lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs relevées dans une décision ni toutes les réserves qu’elle suscite qui justifient une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100).

[19] En revanche, la norme de la décision correcte est une norme de contrôle qui ne commande aucune déférence. La cour appelée à statuer sur des questions d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 (au para 21-28; voir aussi Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54).

IV. Analyse

[20] Les demanderesses soutiennent que la SAR a violé leurs droits procéduraux et a rendu une décision déraisonnable. Selon les demanderesses, la SAR a commis une erreur en n’admettant pas la lettre du père et le dossier de poursuite et a manqué à son devoir d’équité procédurale en ne tenant pas d’audience concernant la nouvelle traduction. Les demanderesses affirment en outre que les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité étaient déraisonnables et n’étaient pas étayées par la preuve.

[21] Selon le défendeur, la décision de la SAR est raisonnable et équitable sur le plan procédural. Le défendeur fait valoir que la SAR a raisonnablement refusé d’admettre la lettre du père et le dossier de poursuite et que la nouvelle traduction ne nécessitait pas la tenue d’une audience conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR. Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement remis en question la crédibilité des demanderesses, car la preuve présentée à l’appui de leurs allégations était incohérente et contradictoire.

[22] Je suis du même avis que le défendeur.

[23] La SAR n’a pas commis d’erreur en refusant d’admettre la lettre du père. Je suis d’accord avec le défendeur que les demanderesses auraient pu « normalement présent[er] » ce document « au moment du rejet » (LIPR, art. 110(4)). La lettre du père indique que le bureau du ministère public était à la recherche de l’époux de la demanderesse principale en juin 2020, car ce dernier était [traduction]« recherché puisqu’il faisait l’objet d’une poursuite ». Toutefois, dans la lettre, le père mentionne également qu’un incident portant sur le même « problème » s’était déjà produit en octobre 2019, que l’époux de la demanderesse principale savait que son père avait été « humilié » lors de cet incident et que « le problème dur[ait] depuis un certain temps ». Les demanderesses soutiennent qu’elles ont appris que l’époux de la demanderesse principale faisait l’objet d’une poursuite après que la SPR eut rendu sa décision. Cette prétention est appuyée par un affidavit de l’époux de la demanderesse principale dans lequel il déclare qu’après avoir rencontré son ancien conseil en décembre 2019, il [TRADUCTION] « a appris que [son] père avait été harcelé, ciblé et maltraité par la police égyptienne qui s’était enquise de [sa] localisation et de [ses] liens avec les Frères musulmans ». Il n’est pas clair si cette déclaration concerne l’incident d’octobre 2019 ou la poursuite en cours contre l’époux de la demanderesse principale. Par conséquent, la SAR a raisonnablement établi qu’« [i]l n’y a donc pas de preuve du moment où l’époux de [la demanderesse] principale a appris l’existence des allégations d’octobre 2019 » ou « pourquoi son père avait attendu plus d’un mois pour lui parler de la visite ». Aucune erreur susceptible de contrôle ne découle de la conclusion de la SAR selon laquelle les demanderesses auraient pu « normalement présent[er] » la lettre du père avant la date à laquelle la SPR a rendu sa décision en novembre 2019 (LIPR, art. 110(4)).

[24] Par conséquent, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SAR a raisonnablement refusé d’admettre le dossier de poursuite. La lettre du père indique que les demanderesses étaient au courant ou auraient raisonnablement pu être au courant de la procédure engagée contre l’époux de la demanderesse principale en octobre 2019. Les demanderesses allèguent qu’elles ont reçu le dossier de poursuite plusieurs mois plus tard, le 27 juin 2020, peu avant de soumettre leur dossier supplémentaire à la SAR. Comme l’a établi ma collègue la juge Rochester dans la décision Malik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1097, « la SAR peut raisonnablement considérer que la preuve est douteuse » lorsque « la chronologie des événements » équivaut à « une coïncidence extraordinaire et suspicieusement commode » (au para 26; voir aussi Morales c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 133 au para 18). Compte tenu de la chronologie des événements telle qu’elle a été présentée par les demanderesses, la SAR n’a pas commis d’erreur en refusant d’admettre le dossier de poursuite.

[25] La SAR n’a pas non plus commis d’erreur en refusant de tenir une audience relativement à la nouvelle traduction. Les demanderesses ont fourni ce document pour corriger une erreur dans la traduction originale présentée à la SPR, qui indiquait que la demanderesse principale s’était engagée à faire un suivi auprès de la police après avoir signalé l’incident impliquant son cousin. La nouvelle traduction indique que la demanderesse principale a simplement déclaré qu’elle [TRADUCTION] « prendra les mesures légales nécessaires pour que [son cousin] s’abstienne de [la] harceler, ainsi que [son] époux et [ses] filles ». Cependant, les motifs écrits de la SAR sont clairs : « [L]e défaut de [la demanderesse principale] de faire un suivi auprès de la police n’est pas particulièrement pertinent par rapport à la crédibilité de la question de savoir si elle a été menacée par son cousin […]. Contrairement à la SPR, [la SAR] n[’a] tir[é] aucune conclusion défavorable sur le fondement de ce seul fait ». Au lieu de cela, la SAR n’a pas cru la demanderesse principale parce qu’elle n’a pas mentionné à la police que son cousin avait tenté d’étrangler sa fille lors de l’incident survenu en 2018. Bien que le rapport de police « [ait] soulev[é] une question importante en ce qui concerne la crédibilité » des demanderesses, la nouvelle traduction n’a pas joué un rôle déterminant dans ces conclusions (LIPR, art. 110(6)a)). Par conséquent, le paragraphe 110(6) de la LIPR ne s’appliquait pas. Le refus de la SAR de tenir une audience ne constitue pas une violation des droits procéduraux des demanderesses.

[26] En outre, je conclus que les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité en ce qui concerne le fait que les demanderesses seraient membres des Frères musulmans sont raisonnables. Les demanderesses ont passé de longs séjours en Égypte chaque année de 2009 à 2018. Bien que la demanderesse principale ait déclaré avoir été interrogée à l’aéroport, elle a indiqué qu’elle avait été libérée à chaque fois. Les demanderesses ont présenté des éléments de preuve provenant de l’époux de la demanderesse principale selon lesquels des agents de l’aéroport avaient confisqué les documents de ce dernier en 2015 et l’avaient interrogé en 2016 et en 2017. Toutefois, ces incidents ne sont pas mentionnés dans le formulaire Fondement de la demande d’asile initial. Il n’y a pas non plus de mention d’une quelconque détention dans son formulaire Annexe A. L’époux de la demanderesse principale a déclaré à la SPR qu’il avait simplement mal interprété la question du formulaire Annexe A et qu’il ne comprenait pas que ce qui lui était arrivé à l’aéroport constituait une détention. La transcription de cet échange a été présentée à la SAR et a été reproduite textuellement dans la décision qu’elle a rendue. La SAR a également cité une partie du témoignage de la demanderesse principale concernant les perquisitions qui auraient été menées aux domiciles familiaux des demanderesses en Égypte. À la lumière de cette preuve, la SAR a fait remarquer à juste titre que, selon la preuve déposée par la demanderesse principale, ces fouilles concernaient le père de la demanderesse principale et non cette dernière. Compte tenu des incohérences dans la preuve des demanderesses, je juge que les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité sur ce point n’étaient ni opaques, ni incompréhensibles, ni injustifiées (Vavilov, au para 85).

[27] Les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité en ce qui concerne le risque que représente le cousin de la demanderesse principale ne comportent aucune erreur susceptible de contrôle. La demanderesse principale a omis de mentionner à la police que son cousin avait tenté d’étrangler sa fille lors de l’incident de 2018. Il s’agit d’une omission importante. La SAR n’a pas commis d’erreur en remettant en question la crédibilité des demanderesses sur ce fondement.

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire en l’espèce sera rejetée. La décision de la SAR est justifiée au regard du dossier et elle ne porte pas atteinte aux droits procéduraux des demanderesses (Vavilov, au para 126).


JUGEMENT dans le dossier IMM-1246-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire en l’espèce est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1246-21

 

INTITULÉ :

AYA AHMED LOTFY ABDELWAHAB ELATTAR, MARIAM MOHAMED ABDELGHAFFAR FARID ABDELGHAFFAR ET MALEEKA MOHAMED ABDELGHAFFAR FARID ABDELGHAFFAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 MARS 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 AVRIL 2025

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.