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Date : 20250424

Dossier : T-1313-24

Référence : 2025 CF 730

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2025

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE:

SAMANTHA PELLETIER

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’assurance-emploi [la Commission] datée du 2 mai 2024, par laquelle elle refuse la demande de défalcation de trop-payé de l’assurance-emploi de Mme Pelletier, présentée en vertu de l’article 56 du Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332 [le Règlement].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La Commission a manqué à son obligation de justifier sa décision et de répondre aux principaux arguments de Mme Pelletier, ce qui rend la décision déraisonnable.

I. Contexte

[3] Les étudiants à temps plein sont généralement inadmissibles à l’assurance-emploi puisqu’ils sont présumés être indisponibles pour travailler durant leurs études, contrairement au critère d’admissibilité prévu à l’alinéa 18(1)(a) de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23 [la Loi]. L’article 25 de la Loi crée toutefois une exception à cette inadmissibilité lorsqu’un prestataire est dirigé vers un programme de formation par une autorité désignée. Dans ce cas, le prestataire est présumé être disponible à travailler durant ses études et est donc admissible à l’assurance-emploi. Le programme Connexion Nouveau-Brunswick – Assurance-emploi [Connexion NB-AE] est une autorité désignée par le ministre de l’Emploi et du Développement social pour diriger un prestataire vers un programme de formation.

[4] Le 2 octobre 2020, Mme Pelletier a déposé une demande de prestations régulières d’assurance-emploi, dans laquelle elle a déclaré avoir entamé une maîtrise à temps plein le 8 septembre 2020. Madame Pelletier a simultanément déposé une demande auprès de Connexion NB-AE. La demande a été approuvée par la Commission, et Mme Pelletier a reçu des prestations d’assurance-emploi du 2 octobre 2020 au 4 septembre 2021.

[5] En réalité, cependant, Connexion NB-AE n’a jamais reçu la demande de Mme Pelletier, parce qu’un agent de Connexion NB-AE lui aurait fourni une adresse courriel erronée. Ce même agent l’aurait informée qu’elle devait déposer sa demande d’assurance-emploi et sa demande à Connexion NB-AE simultanément, que le versement des prestations d’assurance-emploi confirmerait son admissibilité et qu’elle n’avait pas de suivi à faire auprès de Connexion NB-AE. Mme Pelletier explique que lorsqu’elle a commencé à recevoir les prestations, elle a présumé que sa demande à Connexion NB-AE avait été reçue et acceptée.

[6] Le 14 octobre 2021, la Commission a avisé Mme Pelletier qu’elle entamait un processus de vérification de son admissibilité aux prestations versées. C’est à ce moment que Mme Pelletier a appris que Connexion NB-AE n’avait jamais reçu sa demande. Le 16 novembre 2021, Connexion NB-AE a confirmé à Mme Pelletier qu’elle aurait été « admissible à une autorisation » si elle avait fait parvenir sa demande à la bonne adresse courriel.

[7] Le 17 novembre 2021, la Commission a déterminé que puisque Mme Pelletier n’avait pas reçu une approbation de Connexion NB-AE lorsqu’elle a déposé sa demande d’assurance‑emploi, elle n’y était pas admissible et avait un trop-payé de 21 539,89 $. La Commission a ensuite maintenu sa décision en révision.

[8] Madame Pelletier a fait appel devant la Division générale du Tribunal de la sécurité sociale [la Division générale]. Dans un premier temps, la Division générale a accueilli l’appel le 29 juillet 2022. La Commission a ensuite porté la décision en appel, et la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale [la Division d’appel] a accueilli cet appel le 30 décembre 2022.

[9] Le dossier a donc été renvoyé devant la Division générale, qui a rejeté l’appel de Mme Pelletier le 8 juin 2023. La Division générale a estimé que le libellé de l’article 25 de la Loi suggère que la demande à Connexion NB-AE aurait dû précéder la demande d’assurance-emploi, et que même une reconnaissance rétrospective d’admissibilité à Connexion NB-AE ne suffirait pas à corriger le défaut de la demande d’assurance-emploi. Madame Pelletier a ensuite voulu porter son dossier devant la Division d’appel, qui a rejeté sa demande de permission d’appeler le 30 août 2023. Madame Pelletier a déposé une demande de contrôle judiciaire, dont elle s’est ensuite désistée.

[10] Madame Pelletier a déposé une demande de défalcation à la Commission, qui a été refusée le 2 mai 2024. La Commission a estimé que Mme Pelletier avait commis une erreur puisqu’elle avait indiqué avoir été approuvée par une autorité désignée pour suivre son cours de formation lors du dépôt de sa demande, ce qui était faux. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

[11] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision rendue par la Commission était déraisonnable. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a expliqué vouloir développer et renforcer « une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 2, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]. Un des aspects fondamentaux de cette culture est l’exigence pour un décideur administratif de tenir compte des arguments centraux soulevés par les parties : Vavilov aux paragraphes 127 et 128. Or, à la lecture des motifs de la décision, je ne peux discerner une prise en considération des principaux arguments avancés par Mme Pelletier dans sa demande de défalcation. L’absence de justification suffisante rend donc la décision déraisonnable.

[12] Les prestations d’assurance-emploi versées sans droit à des prestataires sont des créances qui appartiennent à l’État. L’article 56 du Règlement crée cependant une exception à cette règle générale. Il permet à la Commission de défalquer un trop-payé si certaines conditions sont remplies, lesquelles varient selon le moment où le prestataire a été avisé du trop-payé. Aux fins du présent dossier, il suffit de spécifier qu’une de ces conditions est que le trop-payé ne soit pas imputable à une erreur du prestataire.

[13] Cette Cour a interprété l’article 56 comme conditionnant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de défalquer aux critères qui y sont énoncés : Bernatchez c Canada (Procureur général), 2013 CF 111 au paragraphe 30; Maheshwari c Canada (Procureur général), 2022 CF 253 au paragraphe 27 [Maheshwari]. Autrement dit, si un prestataire de l’assurance-emploi ne répond pas aux critères prévus à l’article 56 du Règlement, la Commission ne peut même pas envisager d’exercer ses pouvoirs discrétionnaires pour octroyer une demande de défalcation.

[14] Le défendeur réitère essentiellement le raisonnement de la Commission. Puisque le trop‑payé serait dû à une erreur de Mme Pelletier – qui a envoyé sa demande Connexion NB-AE au mauvais courriel et qui aurait faussement déclaré être admissible à Connexion NB-AE dans sa demande d’assurance-emploi – la Commission ne pouvait même pas envisager d’exercer sa discrétion en faveur de Mme Pelletier.

[15] Cependant, cela ne répond pas aux prétentions de Mme Pelletier, qui reproche avec raison à la Commission d’avoir ignoré ses arguments.

[16] Dans sa demande de défalcation, Mme Pelletier a expliqué que la Division générale et la Division d’appel avaient reconnu la particularité de son dossier. À l’appui, Mme Pelletier cite ce passage de la décision de la Division générale du 21 juin 2023 :

[72] Cependant, comme je l’ai expliqué lors de l’audience, même si le Tribunal n’est pas compétent non plus pour accorder une demande de défalcation d’un trop-payé, l’appelante peut demander à la Commission d’annuler le trop-payé de prestations. Pour ce faire, elle doit présenter ses motifs directement à la Commission puisqu’elle seule peut rendre une décision portant sur l’annulation d’un trop-payé. Il est également possible de conclure une entente de paiement avec la Commission.

[17] Madame Pelletier réfère également à ce passage de la décision de la Division d’appel du 30 août 2023 :

[23] La permission d’en appeler est refusée. L’appel n’ira pas de l’avant. Néanmoins, compte tenu des faits particuliers au dossier, j'inviterais la Commission à examiner comment elle pourrait aider la prestataire.

[18] On peut aussi relever ce passage de la décision de la Division générale de juillet 2022 :

[74] J’estime que la Commission n’était pas en présence de déclarations fausses ou trompeuses relativement à la demande de prestations de l’appelante. Je suis d’avis que la Commission n’en fait pas la démonstration.

[75] Le critère selon lequel des prestations ont été versées à la suite d’une déclaration fausse ou trompeuse ne s’applique pas dans le cas de l’appelante. J’estime que cette dernière a tout le temps fait preuve d’honnêteté concernant sa formation et sa disponibilité à travailler, que ce soit lors de la présentation de sa demande de prestations ou en remplissant ses déclarations du prestataire.

[19] S’appuyant sur AF c la Commission de l’assurance-emploi du Canada, 2022 TSS 687, Mme Pelletier a expliqué que la situation échappait à son contrôle, que les mesures d’assouplissement mises en place durant la pandémie avaient retardé la détection de l’erreur, et que l’erreur n’était pas la sienne mais plutôt celle d’un tiers, en l’occurrence Connexion NB-AE.

[20] Dans ses motifs, la Commission se contente de noter qu’elle refuse la demande de défalcation puisque Mme Pelletier aurait commis une erreur. Son raisonnement tient en une ligne : « En effet, vous avez indiqué lors du dépôt de votre demande de prestations que vous aviez été approuvée par une autorité désignée pour suivre votre cours de formation alors que ce n’était pas le cas. » Ces motifs ne sont pas à la hauteur de la « discipline de motiver une décision » qui doit caractériser le processus décisionnel administratif : Vavilov au paragraphe 80.

[21] Je ne peux conclure que la Commission a tenu compte des arguments que Mme Pelletier lui a présentés. Il n’y a notamment aucune mention des passages susmentionnés des décisions du Tribunal de la sécurité sociale, ou encore de son argument selon lequel un tiers—Connexion NB-AE—aurait commis l’erreur, qui ne pourrait donc être imputée à Mme Pelletier aux fins de l’article 56 du Règlement. Je suis évidemment conscient que la Commission n’est pas liée par les commentaires du Tribunal de la sécurité sociale, mais elle devait néanmoins les considérer sérieusement et, le cas échéant, expliquer pourquoi elle s’en écartait.

[22] Le défendeur s’appuie sur les affaires Mangat c Canada (Procureur général), 2012 CF 1409, et Maheshwari pour affirmer que l’erreur en l’espèce est imputable à Mme Pelletier. Dans ces affaires, cependant, il était évident que les demandeurs ne pouvaient ignorer le caractère trompeur des déclarations faites à la Commission. En l’espèce, au contraire, le défendeur a concédé à l’audience que Mme Pelletier avait été de bonne foi tout au long du processus.

[23] Quoique ce qui précède suffise pour rendre la décision de la Commission déraisonnable, j’ajoute que les allégations de Mme Pelletier concernant l’erreur de Connexion NB-AE sont appuyées par le dossier. Le formulaire de demande de Connexion NB-AE précise par exemple que : « Une demande du programme Connexion NB-AE peut seulement être soumise si vous avez une demande d’AE active ou si vous avez fait une demande de prestation d’AE auprès de Service Canada. » Madame Pelletier a donc soulevé des arguments sérieux qui ont été ignorés par la Commission.

[24] Madame Pelletier affirme également que ses droits linguistiques ont été bafoués, puisque son avocate a dû dialoguer en anglais avec une employée unilingue de Service Canada. Madame Pelletier dispose peut-être de recours selon la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl), mais notre Cour ne saurait intervenir avant que le processus prévu par cette loi ait été suivi. Je n’exprime aucune opinion à ce sujet. Dans certains cas, une violation des droits linguistiques peut donner lieu à une violation de l’équité procédurale. En l’espèce, je ne dispose d’aucune preuve que l’avocate de Mme Pelletier ait été incapable de faire valoir ses arguments lors de la conversation avec l’employée unilingue.

[25] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens contre le défendeur. L’affaire est donc retournée devant la Commission pour un nouvel examen.


JUGEMENT au dossier T-1313-24

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par la Commission de l’assurance-emploi à l’égard de la demanderesse le 2 mai 2024 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’assurance-emploi pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  4. Procureur général du Canada est condamné à payer les dépens.

 

« Sébastien Grammond »

 

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER:

T-1313-24

INTITULÉ:

SAMANTHA PELLETIER c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

FREDERICTON (NOUVEAU-BRUNSWICK)

 

DATE DE L’AUDIENCE:

14 AVRIL 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS:

24 AVRIL 2024

 

COMPARUTIONS:

Samantha Pelletier

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Érélégna Bernard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Procureur général du Canada

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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