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Date : 20250428

Dossier : IMM-14864-23

Référence : 2025 CF 761

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2025

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

Valentin Antonio Guevara Robles

défendeur

et

IMMIGRATION AND REFUGEE LEGAL CLINIC et ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS

 

intervenantes

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) portant que le défendeur, Valentin Antonio Guevara-Robles, n’était pas visé par la clause d’exclusion prévue à l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés (la Convention). La SAR était saisie de la question de savoir si le défendeur était complice des crimes commis par l’armée et les escadrons de la mort du Salvador. Elle a conclu que le défendeur n’était pas complice des crimes de l’armée, car bien qu’il y eût contribué de manière significative et consciente, sa contribution n’était pas volontaire.

[2] Le ministre fait valoir que les conclusions de la SAR ne sont pas étayées par la preuve et que la SAR a mal appliqué le critère juridique du caractère volontaire. Deux parties, l’Immigration and Refugee Legal Clinic (l’IRLC) et l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés (l’ACAADR), se sont vu accorder le statut d’intervenantes dans la présente affaire. Elles ont présenté des observations portant sur les considérations relatives à l’âge dans le contexte de la complicité, en particulier en ce qui concerne la culpabilité morale moins élevée chez les mineurs.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire. La SAR a raisonnablement appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola] aux circonstances particulières de l’espèce. De plus, je refuse de certifier les questions proposées par le ministre.

I. Contexte

[4] Le défendeur, qui est âgé de 50 ans, est un citoyen du Salvador. Lorsqu’il était âgé de 6 ans, sa famille a déménagé en raison d’une guerre civile. À l’âge de 15 ans, il a commencé à travailler pour un homme appelé « William » sur le « Projet 2 », une discothèque mobile exploitée par l’armée salvadorienne pour obtenir des renseignements au sujet des guérilléros du Front Farabundo Martí pour la libération nationale (FMLN). Le défendeur et d’autres personnes se rendaient à divers endroits au Salvador, où ils installaient la discothèque pour [traduction] « surveiller les gens ». Le défendeur était rémunéré pour ce travail et il transmettait ses observations et ses renseignements à William, lequel travaillait pour l’armée salvadorienne.

[5] En 1991, alors qu’il était âgé de 17 ans, le défendeur a été capturé et détenu durant 15 jours par les guérilléros. Pendant sa captivité, il a été agressé physiquement; on lui a tiré dans la jambe, on lui a coupé un doigt, on lui a brûlé les pieds et on l’a frappé avec un bâton. On l’a aussi privé de nourriture et d’eau. Il pensait que les guérilléros l’avaient capturé en raison de renseignements qui avaient fuité au sujet du Projet 2. Après avoir été secouru, il a eu besoin de soins médicaux. En janvier 1992, avec l’aide de son oncle et la permission de sa mère, il a quitté le Salvador à destination des États-Unis.

[6] Après un séjour de plusieurs années aux États-Unis, marqué par une période d’emprisonnement, le défendeur est entré au Canada en 2022 et il a présenté une demande d’asile. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande. Le défendeur a fait appel devant la SAR; de nouveaux éléments de preuve ont été présentés par les deux parties et une audience a eu lieu.

II. Décision de la SAR

[7] Avant d’entrer au Canada, le défendeur a passé près de dix ans aux États-Unis. La SAR a examiné les événements survenus aux États-Unis et elle a déterminé que le défendeur ne courrait aucun risque au Salvador du fait de ces événements. Le ministre ne conteste pas cette conclusion.

[8] La SAR a examiné la demande d’asile du défendeur sur le fondement des événements survenus au Salvador dans les années 1980 et 1990. Elle a estimé que le témoignage du défendeur était crédible et qu’il suffisait à établir la participation de celui-ci au Projet 2. Elle a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de penser que l’armée et les escadrons de la mort du Salvador avaient commis des crimes de guerre, à savoir des meurtres, et qu’ils avaient participé à des meurtres ciblés. Cette conclusion était fondée sur la preuve du défendeur et sur des rapports contenant des récits crédibles de témoins, de gouvernements et d’entités internationales qui faisaient état de meurtres de civils par l’armée.

[9] La SAR a appliqué le critère à trois volets axé sur la contribution qui a été établi dans l’arrêt Ezokola pour évaluer la complicité du défendeur. Selon l’arrêt Ezokola, une personne peut être coupable d’un crime international si elle en est l’auteur direct ou si elle en est complice. Pour qu’une personne soit jugée complice du crime d’une organisation, sa contribution doit être 1) consciente; 2) significative; et 3) volontaire (Ezokola, au para 84). Une personne ne peut pas être exclue de la protection des réfugiés pour « complicité par association » (Ezokola, au para 3).

A. Contribution consciente

[10] La SAR a conclu que le défendeur savait qu’il contribuait aux crimes de guerre commis par l’armée, compte tenu de la taille et de la nature de l’organisation ainsi que de la durée de l’implication du défendeur. Même si la preuve n’était pas suffisante pour établir que le défendeur avait directement fourni des renseignements aux escadrons de la mort, la SAR a estimé qu’il existait « des raisons sérieuses de penser que l’information fournie à l’armée par le Projet 2 [était] utilisée par les escadrons de la mort ».

[11] La SAR a expliqué que la participation du défendeur au Projet 2, qui avait duré environ trois ans, était significative et elle a estimé que le défendeur avait été au fait des activités de l’armée durant au moins un an. Le jeune âge du défendeur n’enlève rien au fait qu’il savait ce qui se passait.

B. Contribution significative

[12] Après avoir déterminé que la contribution du défendeur était significative, la SAR a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de penser que les fonctions et activités du défendeur avaient favorisé la commission de crimes de guerre, à savoir des meurtres. Le témoignage du défendeur selon lequel une famille signalée par le Projet 2 avait été tuée a amené la SAR à conclure qu’il avait permis à l’armée d’obtenir des « renseignements essentiels ».

C. Contribution volontaire

[13] En ce qui concerne l’examen du caractère volontaire de la contribution, la SAR a conclu ce qui suit :

[81] Cependant, j’estime que la contribution de M. Robles n’était pas volontaire. Pour évaluer si la contribution de M. Robles était volontaire, il ne faut pas simplement établir s’il a agi sous la contrainte. La Cour suprême du Canada a statué qu’une contribution au crime n’est pas volontaire si la personne n’a pas « vraiment eu le choix d’y participer ». Cela invoque la défense fondée sur la contrainte, mais suppose aussi l’évaluation d’autres facteurs, comme le fait d’être contraint de se joindre à une organisation et d’y rester ainsi que les circonstances propres à une personne. La Cour fédérale a confirmé que l’évaluation du caractère volontaire va au-delà de la défense fondée sur la contrainte et exige une analyse factuelle du contexte en entier en tenant compte des circonstances propres à la personne. Récemment, la Cour fédérale a confirmé encore une fois que l’évaluation du caractère volontaire exige d’évaluer si la personne a « la capacité [...] de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles ». [Notes de bas de page omises.]

[14] La SAR a conclu que le défendeur n’avait pas eu d’autre choix, dans les faits, que de participer au Projet 2. Elle a estimé que la situation du demandeur, surtout son âge et son environnement, et non son engagement envers la cause de l’armée, avait fait en sorte qu’il avait participé au Projet 2. Elle a accordé un poids important à la façon dont il avait été recruté et à la possibilité qu’il avait de quitter son emploi. William a profité de l’âge du défendeur pour pouvoir accéder à des endroits où l’armée ne pouvait pas aller. La SAR a estimé que, compte tenu de la violence de la guerre et du traitement qui était réservé aux guérilléros présumés, le défendeur n’avait pas d’autre choix raisonnable que de continuer à travailler pour le Projet 2. En outre, il avait besoin de la permission de sa mère pour quitter le Salvador. La SAR a aussi estimé que la « capacité d’autogestion et de protection [du défendeur] n’était pas la même que celle d’un adulte ».

[15] La SAR a conclu que le défendeur n’était pas complice de crimes de guerre internationaux, car il n’avait pas contribué volontairement aux crimes de l’armée et des escadrons de la mort du Salvador.

D. Paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]

[16] Le paragraphe 108(4) de la LIPR autorise un demandeur à présenter une demande d’asile pour des raisons qui ont cessé d’exister s’il peut prouver qu’il a « des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré ».

[17] La SAR a estimé que les deux conditions qui lui permettaient de tenir compte de l’exception des raisons impérieuses, prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR, étaient respectées. Elle a déterminé, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur avait été victime de persécution dans le passé et qu’il aurait pu se voir reconnaître la qualité de réfugié lorsqu’il avait quitté le Salvador. La SAR a conclu que le défendeur avait été persécuté par les guérilléros en raison de ses opinions politiques, perçues ou réelles, étant donné son lien avec l’armée. En outre, le défendeur était exposé à une possibilité sérieuse de persécution de la part des guérilléros du FMLN partout au pays et il n’avait pas accès à une protection adéquate de l’État en raison de la guerre civile qui faisait rage.

[18] La SAR a estimé que la persécution dont le défendeur avait été victime lorsqu’il était enfant constituait une raison impérieuse de ne pas se réclamer de la protection du Salvador. Les actes de persécution subis par le défendeur étaient, selon la SAR, « horribles et atroces »; il a subi des actes de violence intenses et répétés pendant plus de deux semaines. La SAR a conclu que ces événements témoignaient d’un mépris total de la dignité et des droits fondamentaux du défendeur, et qu’ils lui avaient occasionné des séquelles à long terme. De l’avis de la SAR, le fait qu’il n’était qu’un enfant lorsqu’il a été persécuté a aggravé le niveau d’atrocité.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[19] Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le ministre soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle tiré des conclusions qui relevaient de la conjecture et qui n’étaient pas étayées par la preuve?

  2. La SAR a-t-elle raisonnablement appliqué le critère du caractère volontaire?

  3. L’affaire soulève-t-elle des questions à certifier?

[20] L’évaluation faite par la SAR de la complicité d’un individu est examinée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurt, 2022 CF 1347 au para 18; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17; Khudeish c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1124 aux para 64-67).

[21] Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci ». Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, aux para 99-100).

IV. Analyse

A. La SAR a-t-elle tiré des conclusions qui relevaient de la conjecture et qui n’étaient pas étayées par la preuve?

[22] Le ministre fait valoir que les conclusions de la SAR relèvent de la conjecture et qu’elles ne sont pas étayées par la preuve. En particulier, il soutient que les conclusions suivantes ne sont pas étayées par la preuve : i) le défendeur avait subi un lavage de cerveau, il était guidé par les adultes dans sa vie et il était incapable de prendre ses propres décisions; ii) il était forcé de travailler pour l’armée; iii) il avait été conditionné et n’avait d’autre choix que de fournir des renseignements à l’armée; et iv) il avait été préparé à sa participation et il n’était qu’un enfant lorsqu’il a travaillé sur le Projet 2.

[23] Les conclusions de la SAR sur ces questions sont les suivantes :

[83] Les circonstances, surtout son âge et son environnement, ont fait en sorte que M. Robles a participé au Projet 2. M. Robles avait 6 ans lorsque la guerre civile a éclaté au Salvador. À l’âge de 12 ans, il a commencé à travailler pour William dans un atelier de soudage. Trois ans plus tard, William lui a donné davantage de responsabilités dans le Projet 2, entre autres fournir de l’information sur des présumés guérilléros. M. Robles avait 15 ans. Il n’a pas demandé de fournir de l’information à l’armée. Il ne l’a pas fait parce qu’il était engagé dans la cause de l’armée. C’est plutôt une personne en position d’autorité qui lui a confié ces responsabilités, et ce, seulement après avoir bâti pendant trois ans un lien de confiance et l’avoir conditionné. J’estime aussi que William et l’armée ont profité de l’âge de M. Robles en l’assignant au Projet 2 parce que cela permettait à M. Robles d’accéder à des endroits où l’armée ne pouvait pas aller. Les adultes entourant M. Robles ont, en fait, fait des choix pour lui, pour l’atteinte de leurs objectifs. M. Robles n’avait en réalité pas d’autre choix que de participer au Projet 2.

[84] L’âge de M. Robles et son environnement ont aussi eu une incidence sur ses occasions de quitter le Projet 2 et son emploi pour William. Après avoir examiné les antécédents et les caractéristiques essentielles de M. Robles, je constate qu’il n’avait aucune autre option raisonnable que de continuer son travail pour le Projet 2. Il vivait dans un contexte de guerre civile violente. Environ 75 000 personnes ont été tuées dans cette période. M. Robles était conscient de cette violence et savait comment l’armée traitait les présumés guérilléros. Même après avoir été capturé et secouru, il a continué à compter sur son oncle et sa mère pour prendre des dispositions pour quitter le pays. Il avait besoin de la permission de sa mère pour quitter le pays et de son aide pour obtenir ses documents. Sa capacité d’autogestion et de protection n’était pas la même que celle d’un adulte. M. Robles n’avait pas d’autre choix en réalité que de continuer de travailler pour le Projet 2. [Notes de bas de page omises.]

[24] L’examen du caractère volontaire est contextuel et tient compte des moyens de défense pertinents, tels que la contrainte. Les facteurs liés au recrutement du demandeur et la possibilité de quitter l’organisation jouent directement sur le caractère volontaire de la contribution. Selon le paragraphe 99 de l’arrêt Ezokola, les décideurs peuvent tenir compte de la situation propre à un demandeur – notamment le lieu où il se trouvait, ses ressources financières et son réseau social – pour évaluer sa capacité à quitter une organisation.

[25] Je suis convaincue que les conclusions de la SAR concernant ces facteurs sont étayées par la preuve et par le témoignage du défendeur. La SAR a jugé crédible le témoignage du défendeur. Il était raisonnable pour elle de tirer des inférences de la preuve présentée par le défendeur, notamment concernant son éducation, la guerre civile, son âge et les responsabilités accrues qui lui avaient été confiées lorsqu’il travaillait pour William. À mon avis, les conclusions de la SAR sont raisonnablement justifiées par la preuve.

[26] Le ministre soutient que la SAR s’est déraisonnablement concentrée sur l’âge du défendeur pour évaluer le caractère volontaire de sa contribution. Il fait valoir que la jeunesse du défendeur ne signifie pas qu’il était à la merci des adultes et qu’il était incapable de prendre ses propres décisions. Le ministre s’appuie sur des affaires dans lesquelles des mineurs âgés de 14 à 17 ans ont été jugés capables de comprendre la nature de leur implication dans des organisations criminelles et dans lesquelles leur contribution a été jugée volontaire (voir : Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 55-56; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1187 aux para 67 et 69-70; Gil Luces c Canada (Sécurité Publique et Protection Civile), 2019 CF 1200 aux para 15 et 24-25; Pizarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623 aux para 42-43; Intisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1128 au para 10).

[27] Les intervenantes, soit l’IRLC et l’ACAADR, font valoir que l’âge devrait être un facteur primordial dans l’examen contextuel qui doit être fait lors de l’analyse du caractère volontaire des actes commis par des mineurs, en application du critère axé sur la contribution établi dans l’arrêt Ezokola. Leurs observations mettent en évidence les normes juridiques canadiennes qui reconnaissent la culpabilité morale et la capacité réduites des mineurs.

[28] Je suis convaincue que l’approche de la SAR était compatible avec la preuve dont elle disposait et avec les directives contenues dans l’arrêt Ezokola. La SAR a raisonnablement pris en compte l’âge du défendeur ainsi que d’autres circonstances énoncées dans l’arrêt Ezokola. Son raisonnement montre qu’elle ne s’est pas appuyée uniquement sur le facteur lié à l’âge pour évaluer le caractère volontaire de la participation du défendeur au Projet 2. De plus, la preuve dont disposait la SAR montrait que la « capacité d’autogestion et de protection [du défendeur] n’était pas la même que celle d’un adulte ». Elle a raisonnablement tenu compte de l’âge et de la maturité du défendeur pour conclure que les adultes dans la vie de ce dernier avaient fait des choix pour lui et qu’il n’avait en réalité d’autre choix que de participer au Projet 2. Il ressort d’une lecture holistique de la décision de la SAR que l’âge du défendeur a été un facteur important dans l’analyse, mais que ce n’est pas le seul facteur qu’elle a pris en compte.

[29] L’évaluation faite par la SAR du caractère volontaire de la contribution du défendeur et l’application des facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola à la situation propre au défendeur démontrent une analyse rationnelle qui est justifiée au regard de la preuve et du droit. Dans ses observations, le ministre demande essentiellement à la Cour d’apprécier et d’interpréter à nouveau la preuve présentée à la SAR, ce qui ne relève pas du rôle de la Cour en contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

B. La SAR a-t-elle raisonnablement appliqué le critère du caractère volontaire?

[30] Le ministre soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que les actes du défendeur n’étaient pas volontaires parce qu’il n’avait « pas d’autre choix en réalité ». De l’avis du ministre, la SAR a mal appliqué le critère du caractère volontaire et a élevé indûment le fait de n’avoir « pas d’autre choix en réalité » au rang de norme juridique. À l’appui de son argument, le ministre invoque le paragraphe 23 de l’arrêt R c Ryan, 2013 CSC 3 :

[...] Le caractère involontaire au sens moral constitue le principe sous‑jacent à la contrainte. L’arrêt R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687, par. 47, a reconnu ce principe comme un principe de justice fondamentale : « Un principe de justice fondamentale veut que seule la conduite volontaire — le comportement qui résulte du libre arbitre d’une personne qui a la maîtrise de son corps, en l’absence de toute contrainte extérieure — entraîne l’imputation de la responsabilité criminelle et la stigmatisation que cette dernière provoque. » [...]

[31] La SAR a déclaré ce qui suit au sujet du caractère volontaire :

[81] [...] Pour évaluer si la contribution de M. Robles était volontaire, il ne faut pas simplement établir s’il a agi sous la contrainte. La Cour suprême du Canada a statué qu’une contribution au crime n’est pas volontaire si la personne n’a pas « vraiment eu le choix d’y participer » [Ezokola, au para 86]. Cela invoque la défense fondée sur la contrainte, mais suppose aussi l’évaluation d’autres facteurs, comme le fait d’être contraint de se joindre à une organisation et d’y rester ainsi que les circonstances propres à une personne [Ezokola, aux para 86 et 100]. La Cour fédérale a confirmé que l’évaluation du caractère volontaire va au-delà de la défense fondée sur la contrainte et exige une analyse factuelle du contexte en entier en tenant compte des circonstances propres à la personne [Al Khayyat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 175 au para 56]. Récemment, la Cour fédérale a confirmé encore une fois que l’évaluation du caractère volontaire exige d’évaluer si la personne a « la capacité [...] de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles » [Seydi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1336 au para 26].

[32] À mon avis, une lecture contextuelle des motifs de la SAR révèle qu’elle n’a pas élevé au rang de norme juridique le fait de n’avoir « pas d’autre choix en réalité ». Elle a plutôt repris les mots de l’arrêt Ezokola, selon lequel la contribution involontaire englobe, sans s’y limiter, le moyen de défense de la contrainte. Selon le paragraphe 99 de l’arrêt Ezokola, la contribution d’un individu peut être involontaire si cet individu est « contraint de se joindre au groupe, de l’appuyer ou d’en demeurer membre », sans qu’il y ait pour autant contrainte. Autrement dit, les actes d’un individu peuvent être jugés involontaires même en l’absence de contrainte s’il est conclu, à la suite d’un examen contextuel fondé sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola, que les actes en question ne correspondent pas à l’actus reus et à la mens rea exigés pour qu’il y ait complicité.

[33] La SAR n’a pas limité son évaluation du caractère volontaire à la [traduction] « défense fondée sur l’absence de choix réaliste »; elle a déclaré explicitement que la défense fondée sur la contrainte exigeait une analyse factuelle du contexte en entier. Par conséquent, je ne puis souscrire aux observations du ministre selon lesquelles la SAR a en fait créé une nouvelle norme. La SAR a raisonnablement examiné et appliqué les six (6) facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola pour « [...] baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel » (Ezokola, au para 91). Je suis convaincue que les motifs de la SAR sur la question du caractère volontaire sont transparents, intelligibles et justifiés et que rien ne justifie que la Cour modifie les conclusions de la SAR.

C. L’affaire soulève-t-elle des questions à certifier?

[34] Le ministre demande que les questions suivantes soient certifiées :

  1. Le fait de n’avoir « pas d’autre choix en réalité » constitue-t-il une norme juridique valable et suffisante sur le fondement de laquelle le décideur peut conclure que la contribution d’une personne n’était pas volontaire au titre du critère établi dans l’arrêt Ezokola?

  2. Pour déterminer si la contribution était involontaire, le décideur doit-il se demander si les éléments des moyens de défense reconnus existants sont présents?

[35] Dans ses observations postérieures à l’audience, le ministre soutient que ces questions devraient être certifiées [traduction] « parce qu’elles traitent de l’importante question de l’interprétation et de l’application de l’un des trois volets du critère énoncé dans l’arrêt Ezokola pour établir la complicité dans la commission de crimes internationaux ».

[36] Le défendeur fait valoir qu’il n’y a pas lieu de certifier les questions.

[37] Les questions proposées doivent répondre aux critères de certification énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Obazughanmwen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CAF 151 :

[28] Il est bien établi dans la jurisprudence de notre Cour qu’une question ne peut être certifiée que si elle est sérieuse, qu’elle permet de trancher l’appel et qu’elle transcende les intérêts des parties. La question doit également avoir été soulevée et examinée devant la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire plutôt que des motifs du juge. Enfin, et en corollaire de l’exigence d’importance générale prévue à l’article 74 de la LIPR, elle ne peut pas avoir été réglée antérieurement par la jurisprudence : voir Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (QL), par. 4; Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, par. 36; Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, par. 36 et 39 (Lewis).

[38] La première question proposée par le ministre repose sur l’hypothèse selon laquelle la SAR s’est fondée sur le critère de n’avoir « pas d’autre choix en réalité » pour analyser le caractère volontaire. Comme je le mentionne plus haut, je ne souscris pas à cet argument. La SAR a appliqué le critère approprié énoncé dans l’arrêt Ezokola.

[39] Je ne suis pas convaincue que la deuxième question proposée découle des faits de la présente affaire. C’est-à-dire que la SAR n’a pas traité des [traduction] « moyens de défense reconnus existants » comme le ministre l’a formulé dans la question proposée.

[40] Les questions proposées par le ministre sont suffisamment bien traitées dans la jurisprudence et elles ne peuvent donc pas être considérées comme des questions qui ont des conséquences importantes ou qui sont de portée générale, ou elles ne découlent pas de l’affaire dont la SAR était saisie. Par conséquent, les questions ne seront pas certifiées.


 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER imm-14864-23

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Je refuse de certifier les questions proposées par le demandeur.

Blanc

« Ann Marie McDonald »

Blanc

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

 

IMM-14864-23

 

 

INTITULÉ :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c VALENTIN ANTONIO GUEVARA ROBLES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

 

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

 

Le 7 novembre 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

 

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

 

LE 28 AVRIL 2025

COMPARUTIONS :

Philippe Alma

 

POUR LE DEMANDEUR

Dean D. Pietrantonio

 

POUR LE DÉFENDEUR

Julianna Dalley

Xiloonen Hanson Pastran

POUR LES INTERVENANTES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Dean D. Pietrantonio

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

Immigration and Refugee Legal Clinic

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES INTERVENANTES

 

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