Date : 20250429
Dossier : IMM-5516-24
Référence : 2025 CF 773
Ottawa (Ontario), le 29 avril 2025
En présence de l'honorable madame la juge Ngo
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ENTRE : |
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EDWIN ARLEY RODRIGUEZ GONZALEZ FELIPE RODRIGUEZ BALVUENA DANIEL RODRIGUEZ BALVUENA SANTIAGO RODRIGUEZ BALVUENA |
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Partie demanderesse |
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et |
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MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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Partie défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Contexte
[1] Les demandeurs, Edwin Arley Rodriguez Gonzalez [demandeur principal], et ses enfants Felipe Rodriguez Balvuena, Daniel Rodriguez Balvuena et Santiago Rodriguez Balvuena [collectivement les « demandeurs »
], sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] qui a rejeté leur demande d’asile [Décision]. Dans sa Décision, la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] en concluant que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personne à protéger puisqu’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI].
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les demandeurs ont démontré que la Décision était déraisonnable.
II. Faits
[3] Les demandeurs sont des citoyens colombiens qui craignent les membres de la Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia [FARC]. Le demandeur principal est le père de trois enfants, soit les autres demandeurs. Avec sa conjointe [Conjointe], la famille a demandé l’asile suivant des incidents en Colombie.
[4] La famille de la Conjointe était propriétaire d’un bar en Colombie. En 2011, les FARC ont commencé à les menacer ce qui a culminé en juin 2012 avec l’assassinat du frère de la Conjointe lorsqu’il se trouvait sur les lieux du commerce. De 2013 à 2015, les demandeurs ont déménagé dans différentes villes de la Colombie où les membres de la FARC ont réussi à les retrouver et ont continué à les menacer. En 2019, les FARC ont recommencé à menacer la Conjointe et d’autres membres de sa famille. Elle a également été battue et menacée de mort par les FARC. À la suite de ces menaces, la famille est arrivée au Canada et a demandé l’asile.
[5] Le 16 novembre 2023, la SPR a rejeté leur demande d’asile au motif que tous les membres de la famille possèdent une PRI en Colombie. Elle a conclu que les agents de persécution n’ont pas la motivation pour retrouver les demandeurs dans les PRI.
[6] Le 29 février 2024, la SAR a trouvé que les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Cependant, la SAR a conclu que la Conjointe, qui était une partie demanderesse devant la SPR, avait la qualité de personne à protéger. La SAR a conclu que la SPR avait erré dans son analyse de la demande de la Conjointe. Celle-ci a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle était personnellement ciblée par les FARC et qu’elle serait exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités sur tout le territoire colombien. Sa demande d’asile a été accueillie. La conclusion de la SAR accordant la demande de la Conjointe n’est pas contestée en contrôle judiciaire.
[7] Quant aux demandeurs, la SAR a jugé que les éléments de preuve présentés par ces derniers n’ont pas établi des persécutions en raison d’opinions politiques réelles ou imputées dans leur demande d’asile. De plus, la SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient été directement menacés, contrairement à la Conjointe, ni que les agents de préjudice seraient motivés ou intéressés envers eux sans la présence de la Conjointe. Ainsi, la SAR a conclu que les FARC ne seraient pas motivés ni intéressés par les demandeurs et qu’ils possèdent une PRI en Colombie. La Décision visant les demandeurs fait l’objet du présent contrôle judiciaire.
III. Question en litige
[8] La question en litige est de savoir si la Décision est déraisonnable.
[9] La Cour doit réviser le bien-fondé de la Décision en appliquant la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17, 25 [Vavilov]). Je suis d’accord avec les parties que la norme de la décision raisonnable s’applique aux motifs de la Décision.
[10] En contrôle judiciaire, la Cour doit faire l’analyse et déterminer si une décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). Une décision raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision faisant l'objet du contrôle (Vavilov au para 90). Une décision pourrait se qualifier de déraisonnable, si le décideur administratif a mal interprété la preuve au dossier (Vavilov aux para 125-126). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).
IV. Analyse
[11] Les demandeurs ont allégué plusieurs erreurs de la part de la SAR. Cependant, je trancherai uniquement les erreurs déterminantes dans ces motifs.
[12] Les demandeurs soutiennent que la SAR a erré dans son analyse de la preuve en ignorant de nombreux documents qui contredisaient les conclusions d’absence de preuve directe de persécution des demandeurs. Plus particulièrement, dans le cas des enfants, les demandeurs soutiennent que la plainte déposée par la Conjointe le 24 février 2014 [Plainte] démontre que les FARC les ont aussi visés. Les enfants étaient des mineurs lorsque les menaces ont commencé. Les demandeurs allèguent qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que les enfants soient menacés de la même manière que leur mère alors qu’ils habitaient avec elle et qu’elle recevait des menaces visant tous les membres de sa famille. Ensuite, dans le cas du demandeur principal, les demandeurs allèguent que la SAR a erré dans son analyse de la Plainte déposée par la Conjointe. Cette dernière fait état de la menace qui le vise directement en sa qualité de « militaire »
.
[13] Je retiens les arguments du défendeur qu’il est bien établi que chaque membre d’une famille doit établir séparément son droit à obtenir le statut de réfugié ou de personne à protéger. Les demandes d’asile doivent être évaluées individuellement et selon leur bien-fondé au regard des définitions présentées aux articles 96 et 97 de la LIPR. Il incombe à chacun des demandeurs d’étayer leur demande d’asile, notamment de démontrer qu’il ne serait pas raisonnable pour eux de chercher refuge dans la ville proposée comme PRI (Vartia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1426 aux para 21-22). Le fait que la demande d’asile de la Conjointe soit acceptée n’exige pas en soi que la demande d’asile des demandeurs soit acceptée.
[14] Je suis d’accord avec les arguments des demandeurs que la Décision manque de justification dans son analyse du risque encouru par les enfants.
[15] L’arrêt Vavilov enseigne qu’une décision raisonnable se justifie au regard des faits. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte (Vavilov au para 126).
[16] La Décision analyse les allégations de persécutions en lien avec la situation particulière du demandeur principal et de sa Conjointe. Cependant, elle ne traite pas des risques de persécution qui vise les enfants et ne fait aucune mention de la Plainte.
[17] Tout d’abord, la Décision se réfère à l’incident de février 2014 où la Conjointe a été informée par une connaissance qu’ils étaient recherchés par les FARC, qu’elle leur avait dit qu’ils se trouvaient à Bogotá et que, si les FARC les retrouvaient, ils seraient tués. La SAR a accepté le récit de la Conjointe voulant qu’elle et ses enfants soient alors allés à Ibagué où la police a assuré une surveillance pendant environ deux mois. La Conjointe et les enfants ont été sous la protection de la police durant cette période. Ainsi, la SAR devait expliquer pourquoi elle acceptait les persécutions de la Conjointe sans accepter ceux des enfants lorsque ses allégations ont été jugées crédibles. La Décision n’adresse pas raisonnablement l’impact de la persécution de la Conjointe sur les allégations de risque des enfants.
[18] De plus, je suis d’accord avec les arguments des demandeurs que la Décision fait fi d’expliquer comment une PRI serait raisonnable lorsque la preuve au dossier soutient que dans le passé, les demandeurs ont dû fuir cette ville et ont reçu de mesures de protection des autorités lorsqu’ils y habitaient.
[19] Ensuite, dans la Décision, la SAR avait conclu que la Conjointe et ses enfants sont allés à Bogotá en février 2013. Le 18 avril 2013, ils ont été déclarés victimes déplacées des FARC. Dans sa Plainte, la Conjointe avait fait valoir que « nous étions des objets militaires »
. Ceci est en contradiction avec la conclusion de la SAR que les demandeurs n’ont pas été déclarés des objectifs militaires. Il s’agit d’une preuve contradictoire et importante qui devait être analysée par la SAR (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 731 au para 33).
[20] Ainsi, à la lumière de cette analyse, je conclus que la Décision souffre de lacunes suffisamment capitales ou importantes pour rendre la Décision déraisonnable (Vavilov au para 100). Le rôle de la Cour en contrôle judiciaire est de réviser le travail du décideur administratif et son raisonnement. Le rôle de la Cour n’est pas de déterminer le résultat de la Décision (Vavilov aux para 95-96). Le dossier doit donc être remis à la SAR afin d’être reconsidéré par un nouveau décideur.
V. Conclusion
[21] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Les parties ont confirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans IMM-5516-24
LA COUR STATUE que :
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La demande de contrôle judiciaire est accueillie.Le dossier, uniquement en ce qui a trait aux conclusions sur les demandeurs, est retourné à la SAR devant un nouveau décideur.
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Il n’y a pas de questions à certifier.
« Phuong T.V. Ngo »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM-5516-24 |
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INTITULÉ : |
EDWIN ARLEY RODRIGUEZ GONZALEZ, ET AL. c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 10 AVRIL 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE NGO |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 29 AVRIL 2025 |
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COMPARUTIONS :
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Fabiola Ferreyra Coral |
Pour LES DEMANDEURS |
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Bruno Olivier Bureau |
Pour LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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ROA Services Juridiques Avocats Montréal (Québec) |
Pour LES DEMANDEURS |
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Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour LE DÉFENDEUR |