Date : 20250428
Dossier : IMM-10991-23
Référence : 2025 CF 764
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 avril 2025
En présence de monsieur le juge Ahmed
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ENTRE : |
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HABIB UR REHMAN |
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demandeur |
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et |
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Habib Ur Rehman, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 31 juillet 2023 par laquelle un agent d’immigration (l’agent
) a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR
).
[2] Le demandeur soutient que la décision défavorable relative à son ERAR est déraisonnable et a été rendue à la suite d’une procédure inéquitable. Il fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve qu’il a présentée et n’a pas évalué correctement sa demande d’asile sur place visant à obtenir le statut de personne protégée.
[3] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord avec le demandeur. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
II. Le contexte
[4] Le demandeur est un citoyen du Pakistan. Il est musulman chiite et appartient à l’ethnie cachemirie.
[5] En février 2019, le demandeur est arrivé au Canada. Il a présenté une demande d’asile fondée sur les persécutions religieuses dont sont victimes les musulmans chiites au Pakistan.
[6] La Section de la protection des réfugiés (la SPR
) a rejeté la demande d’asile du demandeur le 30 octobre 2020. La Section d’appel des réfugiés (la SAR
) a confirmé la décision de la SPR le 9 mars 2021.
[7] Le demandeur affirme qu’il est devenu politiquement actif au Canada après la décision rendue par la SAR. Il a participé à des manifestations contre la persécution des musulmans chiites au Pakistan.
[8] En avril 2021, le demandeur s’est joint au Parti national unifié du peuple du Cachemire (l’UKPNP). Son nom, ses photos et ses discours ont été publiés dans les journaux pakistanais. L’UKPNP a partagé des photos sur Facebook.
[9] Le demandeur a été invité à déposer une demande d’ERAR le 1er décembre 2022. Dans cette demande, il a présenté des éléments de preuve relatifs à ses activités politiques. Il a également fourni une lettre de sa mère indiquant que la police s’était présentée à sa recherche au domicile de la famille en juillet 2022. Sa mère a affirmé que les policiers [traduction] « ont bousculé le père [du demandeur] et ont sévèrement battu [son] frère […] Ils ont également humilié le père [du demandeur] après l’avoir emmené au poste de police »
.
[10] Le 31 juillet 2023, l’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur. Il a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État relativement à ses allégations de violence anti-chiite. Il a également conclu que le demandeur ne courrait pas de risque en raison de son appartenance à l’UKPNP, car la preuve ne permet pas de démontrer que le gouvernement pakistanais aurait connaissance de ses activités politiques.
III. Les questions en litige et la norme de contrôle
[11] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions de savoir si la décision de l’agent est raisonnable et si elle est équitable sur le plan procédural.
[12] Les parties affirment que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent sur le fond est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov
] aux para 16–17, 23–25). Je suis d’accord avec elles.
[13] La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 37-56 (CP
); Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35), ce qui est conforme aux principes énoncés dans l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada (aux para 16-17).
[14] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, en ce qui concerne tant le raisonnement que le résultat (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).
[15] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100).
[16] En revanche, la norme de la décision correcte est une norme de contrôle qui n’appelle aucune déférence. La cour appelée à statuer sur des questions d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 (aux para 21-28; voir aussi CP, au para 54).
IV. Analyse
[17] Le demandeur soutient que la décision rejetant sa demande d’ERAR est déraisonnable et qu’elle a été rendue de manière inéquitable sur le plan de la procédure. Il prétend que l’agent n’a pas tenu compte de la lettre de sa mère et des éléments de preuve qu’il a présentés sur les conditions dans le pays relativement à la persécution des musulmans chiites au Pakistan. À son avis, l’agent a rejeté sa demande d’asile sur place en se fondant sur l’authenticité de ses convictions politiques plutôt que sur l’intérêt qu’aurait l’État à le cibler en raison de son activisme politique. Le demandeur fait valoir en outre que l’agent a violé ses droits procéduraux en effectuant des recherches supplémentaires sur la situation des musulmans chiites au Pakistan sans lui divulguer les sources des informations obtenues.
[18] Selon le défendeur, la décision de l’agent est à la fois raisonnable et équitable sur le plan procédural. Il affirme que l’agent a examiné les observations du demandeur et a simplement déterminé qu’elles n’étaient pas suffisantes pour établir l’existence d’un risque justifiant l’application des articles 96 et 97 de la LIPR. Le défendeur soutient que l’agent a pris en considération la demande d’asile sur place du demandeur et a raisonnablement conclu que la preuve ne permettait pas de justifier que la demande d’ERAR du demandeur soit accueillie. Le défendeur fait valoir qu’il n’y a pas eu d’atteinte à l’équité procédurale, car le demandeur « aurai[t] pu raisonnablement s’attendre »
aux renseignements mis au jour par suite des recherches extrinsèques de l’agent (Vieira Sebastiao Melo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 544 au para 30 (Vieira Sebastiao Melo
)).
[19] J’abonde dans le même sens que le défendeur.
[20] L’agent n’a pas écarté la lettre de la mère du demandeur. La décision défavorable rendue à l’issue de l’ERAR renvoie clairement aux allégations contenues dans cette lettre, notamment le fait que [traduction] « les agences du renseignement et la police pakistanaises ont été en mesure de localiser la famille [du demandeur] »
, « ont menacé la famille »
et « ont sévèrement [battu] le frère [du demandeur] »
. Je ne peux pas conclure que l’agent a fait fi ou abstraction de ces éléments de preuve.
[21] De même, je ne peux pas conclure que l’agent a écarté la preuve relative aux conditions dans le pays présentée par le demandeur. Bien qu’il n’ait pas expressément mentionné les documents auxquels se reporte le demandeur dans ses observations relatives à l’ERAR, l’agent a intégré à son analyse les renseignements qui y figurent. Par exemple, il a reconnu que [traduction] « la violence sectaire est un problème grave au Pakistan »
et que « les services de sécurité au Pakistan comportent plusieurs lacunes »
. Il a néanmoins conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État, étant donné que [traduction] « les attaques sectaires contre les chiites […] ont considérablement diminué depuis 2013 »
et que « le gouvernement a poursuivi la mise en œuvre de son plan d’action national contre le terrorisme »
. À mon avis, les conclusions de l’agent sur ce point reposaient sur le poids accordé aux documents relatifs aux conditions dans le pays qui se trouvaient au dossier. À l’étape du contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau les éléments de preuve dont disposait le décideur (Vavilov, au para 125).
[22] En ce qui a trait à la question de la protection de l’État, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte d’une fatwa qui aurait été lancée contre lui par le Sipah-e-Sahaba, un groupe extrémiste anti-chiite. Le demandeur a raison. Toutefois, cette omission ne donne lieu à aucune erreur susceptible de contrôle, puisque la fatwa n’a pas été mentionnée par le demandeur dans ses observations relatives à l’ERAR. Le fait que l’agent ait fait abstraction d’éléments de preuve qui n’ont pas été présentés par le demandeur ne peut constituer une erreur susceptible de contrôle.
[23] L’agent n’a pas non plus commis d’erreur susceptible de contrôle en rejetant la demande d’asile sur place du demandeur. Ce dernier soutient que l’agent a fait fi [traduction] « d’éléments de preuve crédibles au sujet de [ses] activités au Canada qui sont susceptibles d’attester le risque d’un préjudice dès son retour »
(Ejtehadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 158 au para 11). Cet argument est sans fondement. L’agent a évalué avec soin l’argument du demandeur portant qu’il a été identifié comme un activiste de premier plan par les autorités pakistanaises. Contrairement à ce qui est mentionné dans les observations du demandeur, l’agent n’a pas rejeté cette affirmation parce qu’il doutait des motifs du demandeur ou avait conclu à l’absence de bonne foi (Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 21 aux para 15-16). L’agent a simplement déterminé que le demandeur n’avait pas établi que ses activités politiques [traduction] « attireraient l’attention »
de l’État pakistanais (Woldemichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 655 au para 33 (Woldemichael
)). L’agent a reconnu avoir pris connaissance de la lettre de la mère du demandeur, où on peut lire que la police avait été informée des activités du demandeur, et a raisonnablement déterminé qu’elle était vague et non corroborée. Il n’y avait pas de document médical, de rapport de police ou de déclaration du frère et du père du demandeur dans le dossier, malgré certaines indications portant à croire que le demandeur aurait pu demander ces documents et les remettre à l’agent. Le demandeur n’a pas non plus présenté d’éléments de preuve démontrant que les coupures de presse et les messages sur les médias sociaux au sujet de ses activités politiques au Canada attireraient l’attention des autorités pakistanaises. Je ne relève donc aucune erreur susceptible de contrôle dans la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’a pas présenté une preuve suffisante pour satisfaire aux critères relatifs aux demandes d’asile sur place (Woldemichael, au para 33).
[24] En outre, je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale envers le demandeur. L’agent n’était pas tenu de divulguer les sources des informations complémentaires qu’il a obtenues, car les recherches en question ont simplement confirmé les renseignements que le demandeur avait lui-même fournis dans ses observations relatives à l’ERAR. L’agent a écrit ce qui suit :
[traduction]
J’ai approfondi mes recherches sur cette question et j’ai constaté que les chiites ont été la cible de violences sectaires de la part de groupes islamiques extrémistes de droite, dont le Tehreek-e-Labbaik (le TLP), qui ont formé des groupes armés anti-chiites et ont soit incité des attentats contre les musulmans chiites, soit mené des attentats eux-mêmes. Par conséquent, selon moi, la preuve documentaire disponible établit l’existence continue d’actes de violence contre les chiites au Pakistan.
[Non souligné dans l’original.]
Comme l’a affirmé mon collègue le juge Zinn dans la décision Vieira Sebastiao Melo, « la question principale est de savoir s’ils auraient pu raisonnablement s’attendre aux renseignements contenus dans les documents »
(au para 30). En l’espèce, le demandeur a demandé à l’agent d’accepter les informations mêmes que ce dernier a découvertes grâce à ses recherches extrinsèques. Par conséquent, je conclus que l’agent n’était pas tenu de divulguer ses sources au demandeur. Aucun vice de procédure n’a été établi sur ce fondement.
V. Conclusion
[25] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La décision de l’agent est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques, et elle n’entraîne pas de manquement à l’équité procédurale (Vavilov, au para 99).
JUGEMENT dans le dossier IMM-10991-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
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La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
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Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM-10991-23 |
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INTITULÉ : |
HABIB UR REHMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Calgary (Alberta) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 8 avril 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED |
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DATE DES MOTIFS : |
Le 28 avril 2025 |
COMPARUTIONS :
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Birjinder Mangat |
POUR LE DEMANDEUR |
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Meenu Ahluwalia |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Mangat Law Office Cabinet d’avocats Calgary (Alberta) |
POUR LE DEMANDEUR |
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Procureur général du Canada Calgary (Alberta) |
POUR LE DÉFENDEUR |