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Date : 20250429


Dossier : IMM-12905-23

Référence : 2025 CF 776

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2025

En présence de l'honorable madame la juge Ngo

ENTRE :

ENRIQUE HERRERA DELGADILLO

MONICA CAROLINA ACOSTA ESPARZA

JOSE ENRIQUE HERRERA ACOSTA

DANIELA GUADALUPE HERRERA ACOSTA

ANA PAOLA HERRERA ACOSTA

KEYLA NOEMI HERRERA ACOSTA

ANGEL DAVID HERRERA ACOSTA

Demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Les demandeurs, Enrique Herrera Delgadillo [demandeur principal], sa conjointe Monica Carolina Acosta Esparza et leurs enfants [collectivement les demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] portant sur une demande d’asile [Décision]. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui a rejeté la demande d’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] puisqu’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La Décision de la SAR concernant les allégations de manquement à l’équité procédurale devant la SPR n’est pas raisonnable, car les motifs du décideur ne tiennent pas valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les demandeurs.

II. Faits

[3] Les demandeurs sont des citoyens mexicains. Ils craignent d’être persécutés par un client du demandeur principal [Client]. En mars 2019, le demandeur principal, un mécanicien, aurait commencé à effectuer des travaux d’altérations à la voiture du Client. Le demandeur principal a subséquemment découvert que son Client était un membre du groupe criminel le Cartel Jalisco Nueva Generacion [CJNG]. Puis, le demandeur principal aurait reçu une offre de travailler uniquement pour le Client, ce que le demandeur principal a feint d’accepter par crainte de représailles. À la suite de cette proposition, les demandeurs se sont relocalisés dans d’autres villes au Mexique où ils ont continué à recevoir des menaces de la part du CJNG.

[4] Le 18 décembre 2019, le demandeur principal est arrivé au Canada où il a demandé l’asile. Puis, la conjointe du demandeur principal et leurs enfants ont présenté leur demande l’asile le 5 janvier 2022.

[5] Le 25 novembre 2022, les demandeurs se sont absentés de leur première audience devant la SPR. Puis, le 27 janvier 2023, lors de leur seconde date d’audience, les demandeurs ont demandé la remise de l’audience afin de se trouver un représentant. La SPR a accordé une remise de l’audience au 24 mars 2023 et elle a confirmé aux demandeurs que leur représentant pourrait demander un changement de date d’audience au besoin.

[6] Le 24 mars 2023, les demandeurs se sont présentés à l’audience devant la SPR sans représentant. Lorsque la SPR a demandé au demandeur principal s’il était prêt à procéder, celui-ci confirme sa volonté à débuter l’audience. La procédure s’est déroulée avec un traducteur.

[7] Le 10 mai 2023, la SPR a rejeté la demande d’asile au motif que les demandeurs ont une PRI viable au Mexique. Les demandeurs ont présenté un appel devant la SAR en alléguant, entre autres, que la SPR a manqué à l’équité procédurale en procédant à l’audience sans représentant pour les demandeurs et « agi de manière très expéditive sans chercher à savoir si les appelants pouvaient bien comprendre le déroulement de l’audience ». De plus, les demandeurs ont allégué que la décision était déraisonnable quant à la conclusion sur la PRI.

[8] Le 22 septembre 2023, la SAR a confirmé la décision de la SPR. La SAR a rejeté l’allégation de bris à l’équité procédurale et aux règles de justices naturelles. La SAR avait conclu que le droit à un représentant n’est pas un droit absolu et que les demandeurs ont eu plusieurs opportunités de se prévaloir de ce droit, ce qu’ils n’ont pas fait. La SAR confirme également la conclusion de la SPR sur la PRI. Cette Décision de la SAR fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. Question en litige

[9] La question en litige est de savoir si la Décision de la SAR est déraisonnable quant à son analyse des manquements allégués à l’équité procédurale devant la SPR et de la PRI.

[10] Les parties s’entendent que la Cour doit réviser le bien-fondé et les motifs de la Décision en appliquant la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17, 25 [Vavilov]). Je suis d’accord avec les parties que la norme de la décision raisonnable s’applique aux motifs de la Décision.

[11] En contrôle judiciaire, la Cour doit faire l’analyse et déterminer si une décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). Une décision raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision faisant l'objet du contrôle (Vavilov au para 90). Une décision pourrait se qualifier de déraisonnable, si le décideur administratif a mal interprété la preuve au dossier (Vavilov aux para 125-126). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).

IV. Analyse

[12] L'obligation d'agir équitablement comporte deux volets: 1) le droit à une audience équitable et impartiale devant un décideur indépendant et 2) le droit d'être entendu (Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 au para 14; Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Chacun a droit à une possibilité complète et équitable de présenter sa cause (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 au para 28). La nature et l’étendue de l’obligation sont éminemment variables. C’est ainsi que la question de savoir si une décision respecte les principes d’équité procédurale doit être tranchée au cas par cas (Baron c Canada (Procureur Général), 2023 CF 1177 aux para 22-24).

[13] Selon les demandeurs, la SPR n’a pas respecté leur volonté d’être représenté à l’audience. Ils ont fait valoir que la SPR aurait dû leur expliquer les répercussions découlant du choix d’agir sans représentant et adapter l’audience en conséquence. Les demandeurs n’étaient pas en mesure de comprendre la gravité ni la preuve requise pour répondre aux questions déterminantes, notamment celles qui portaient sur la PRI. Il était clair à la lumière des réponses communiquées par les demandeurs lors de l’audience devant la SPR qu’ils ne saisissaient pas les questions ni le processus. D’après eux, la SPR a agi de manière très expéditive et sans vérifier la compréhension des demandeurs quant au déroulement de l’audience et aux éléments de preuve soumise.

[14] En conséquence, les demandeurs soutiennent que la SAR a erré dans sa conclusion que la SPR n’a pas contrevenu à l’équité procédurale ni aux règles de justice naturelle, car elle s’est limitée à uniquement trancher les arguments sur le droit d’être représenté. Elle ne s’est aucunement prononcée sur le bris d’équité procédurale liée au déroulement de l’audience par la SPR et l’absence d’explications lors des questions sur la PRI, la question déterminante en l’espèce. Cet argument avait été soulevé par les demandeurs dans leur mémoire d’appel devant la SAR et cette dernière aurait dû y répondre.

[15] Le défendeur fait valoir que les demandeurs ont explicitement renoncé au droit de conseil, et que la SPR a posé des questions claires et simples. Les demandeurs connaissaient la preuve à réfuter et ils ont eu la possibilité complète et équitable d’y répondre.

[16] Je suis d’accord avec les arguments des demandeurs.

[17] La Décision sous contrôle analyse l’argument que « la SPR a contrevenu à l’équité procédurale et aux règles de justice naturelle en ayant procédé à l’audience, alors qu’ils n’étaient pas représentés par un conseil ». Par la suite, la SAR aborde la chronologie des événements menant à l’audience du 24 mars 2023. Elle conclut avec justesse que le droit à être représenté par un conseil n’est pas un droit absolu (Ait Elhocine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1068 au para 15).

[18] Bien que le droit à un avocat ne soit pas absolu, ce qui est absolu, toutefois, c’est le droit à une audience équitable. Pour qu’une audience se déroule équitablement, le demandeur doit être capable de « participer utilement » à l’instance (Gabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 150 au para 40).

[19] Les demandeurs avaient plaidé en appel devant la SAR que la conclusion de la SPR était erronée en raison de leur absence de compréhension sur l’aspect technique des questions sur la PRI, et qu’ils n’ont pas pu convenablement contester la PRI. La transcription de l’audience devant la SPR démontre qu’elle a identifié la crédibilité et la PRI comme étant des éléments déterminants. Les échanges sur la PRI se sont limités à une dizaine de minutes à la fin de l’audience et les questions étaient d’ordre général.

[20] En contestant la conclusion de la PRI, les demandeurs ont fait valoir devant la SAR que le déroulement de l’audience devant la SPR a mené à des réponses de la part des demandeurs qui témoignent d’un manque de compréhension au regard des critères de la PRI. En d’autres mots, un des arguments clés des demandeurs portait sur la façon non équitable que la SPR a abordé les questions à l’égard de la PRI, ce qui n’a pas permis aux demandeurs de « participer utilement » à l’audience. Cependant, la Décision est muette à cet égard. La SAR devait traiter de cet élément central.

[21] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise (Vavilov aux para 127-128).

[22] Le défendeur a tenté de décrire la séquence des questions et la procédure menée par la SPR comme étant suffisamment claire et simple permettant, de ce fait, aux demandeurs de comprendre le processus ainsi que les enjeux liés à la PRI. Cependant, cette analyse ne se trouve pas dans la Décision. L’analyse de la PRI aurait dû être faite à la lumière du déroulement de l’audience devant la SPR, puisque cette dernière était liée aux allégations du bris d’équité procédurale. Je ne peux considérer les explications du défendeur pour combler les motifs de la SAR.

[23] La Décision doit donc être annulée et le dossier doit être envoyé à un nouveau décideur de la SAR, qui étudiera le déroulement du processus devant la SPR et ses conclusions de la PRI.

V. Conclusion

[24] La Décision ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

[25] Les parties ont confirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans IMM-12905-23

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SAR est renvoyée à la SAR devant un nouveau décideur, en considérant les motifs dans cette Décision.

  2. Il n’y a pas de questions à certifier.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12905-23

INTITULÉ :

ENRIQUE HERRERA DELGADILLO ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 AVRIL 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2025

COMPARUTIONS :

Jorge Calasurdo

Pour LES DEMANDEURS

Michèle Plamondon

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jorge Calasurdo

Avocat

Montréal (Québec)

Pour LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LE DÉFENDEUR

 

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