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Date : 20250429


Dossier : IMM-11070-23

Référence : 2025 CF 779

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 29 avril 2025

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

NATASHA LUTTRELL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Natasha Luttrell, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 31 août 2023 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a confirmé la décision de rejeter sa demande de permis de séjour temporaire [le PST] au titre du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Mme Luttrell soutient que l’agent a commis trois erreurs susceptibles de contrôle dans son analyse de sa demande de PST : (i) l’agent a appliqué la norme des « circonstances exceptionnelles »; (ii) l’agent a commis une erreur dans son évaluation des antécédents de la demanderesse en matière d’immigration et des conséquences qui en découlent; et (iii) l’agent a commis une erreur dans son appréciation de « l’intérêt supérieur de l’enfant ».

[3] En décembre 2024, à son retour d’un voyage aux États-Unis, Mme Luttrell a obtenu un PST, valide pour un an. Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], fait donc valoir que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique et que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’examiner.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Luttrell sera rejetée en raison de son caractère théorique. Je souscris à l’observation du ministre selon laquelle la demande de Mme Luttrell satisfait au premier volet du critère du caractère théorique, car son PST est valide. En outre, je ne suis pas convaincu qu’il ne s’agit pas d’une situation où la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner le fond de l’affaire.

II. Contexte

A. Faits

[5] Mme Luttrell, une citoyenne américaine de 40 ans, est originaire de l’Indiana. Elle est arrivée au Canada en août 2002 pour étudier la microbiologie à l’Université McGill, à Montréal. Cependant, elle n’a étudié qu’à temps partiel en raison de divers problèmes de santé et elle n’a pas pu renouveler son visa d’étudiant lorsqu’il a expiré en 2007. Elle est également devenue sourde en 2012. Mme Luttrell demeure au Canada sans statut depuis 2007, travaillant à Montréal en tant que thérapeute spécialisée auprès d’enfants autistes non verbaux. Elle est actuellement interdite de territoire au Canada aux termes de l’article 41 de la LIPR, bien qu’aucune mesure de renvoi n’ait été prise contre elle.

[6] Le 4 janvier 2021, la demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire de Mme Luttrell a été rejetée. La Cour a rejeté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision le 8 juin 2021.

[7] Le 9 février 2022, Mme Luttrell a présenté une demande de PST dans l’espoir de rester au Canada malgré son interdiction de territoire. Elle a fait valoir qu’il existe des motifs suffisants pour justifier la délivrance d’un PST, soit principalement l’absence de casier judiciaire, ses circonstances familiales et ses liens avec le Canada, son établissement au Canada, son travail avec des enfants handicapés et ses activités de défense des intérêts de la communauté sourde, ainsi que ses relations au Canada.

B. Décision de l’agent

[8] Le 31 juillet 2023, un agent d’immigration a rejeté la demande de PST de Mme Luttrell. L’agent a conclu que la délivrance du PST n’était pas justifiée, car rien ne prouvait que Mme Luttrell, une citoyenne américaine, ne pourrait pas régulariser son statut sans l’aide d’un PST. L’agent était d’avis que, comme Mme Luttrell était citoyenne des États-Unis, elle pouvait plutôt présenter une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada, soit la voie ordinaire, ou encore quitter le Canada et revenir avec un statut temporaire valide.

[9] Le 31 août 2023, au terme d’un nouvel examen, l’agent a confirmé le refus initial de la demande de PST de Mme Luttrell. L’agent a souligné qu’un PST n’est octroyé que lorsque des « circonstances exceptionnelles » existent. L’agent a conclu que Mme Luttrell peut vraisemblablement se prévaloir d’autres moyens pour régulariser son statut. De plus, l’agent a notamment jugé que Mme Luttrell avait effectué ses études à distance, qu’elle pouvait faire son travail avec les enfants à distance et que rien ne l’empêchait de quitter le Canada puisqu’elle était titulaire d’un passeport américain valide.

C. Faits nouveaux

[10] En novembre 2024, Mme Luttrell s’est rendue aux États-Unis où elle a passé six semaines en raison d’une urgence familiale. Lorsqu’elle est revenue au Canada, un agent d’immigration lui a délivré un PST valable du 16 décembre 2024 au 15 décembre 2025.

[11] Le 23 janvier 2025, Mme Luttrell a présenté une demande de permis de travail ouvert. Cette demande est en cours de traitement.

III. Analyse

[12] Le ministre fait valoir que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique et que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’examiner, car Mme Luttrell est titulaire d’un PST.

[13] Dans sa réponse, Mme Luttrell prétend que sa demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique, car elle aura besoin d’un nouveau PST lorsque sa demande fera l’objet d’un nouvel examen par un autre agent d’immigration, si l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision. Quoi qu’il en soit, elle affirme que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. Elle explique que le débat contradictoire demeure parce que le maintien de la décision aurait des conséquences secondaires. En effet, un agent d’immigration à l’avenir pourrait commettre les mêmes erreurs alléguées si la Cour ne donne pas de directives en rendant une décision sur sa demande (Ramoutar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.), 1993 CanLII 2972 (CF), [1993] 3 CF 370 à la p 378). De même, Mme Luttrell semble soutenir que l’économie des ressources judiciaires favorise l’audition de sa demande de contrôle judiciaire, car les questions soulevées en l’espèce continueront à se poser dans le cadre de demandes de PST ultérieures et la Cour est saisie de questions importantes qui pourraient ne jamais être soumises aux tribunaux (Gallone c Canada (Procureur général), 2015 CF 608 au para 9, renvoyant à Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342 à la p 360 [Borowski]).

[14] Les observations de Mme Luttrell ne me convainquent pas.

A. La demande est théorique

[15] Une instance revêt un caractère théorique lorsqu’une décision de la Cour n’aurait pas pour effet de résoudre un litige qui influe, ou peut influer, sur les droits des parties. La décision que la Cour suprême a rendue dans l’arrêt Borowski fait autorité sur la question du caractère théorique. La Cour y énonce le critère à deux volets suivant pour trancher la question de savoir si une cour devrait refuser d’entendre une affaire en raison de son caractère théorique. D’abord, la cour doit décider si l’affaire est désormais théorique en raison de l’absence d’un « litige actuel » qui peut modifier les droits des parties. Si l’affaire est théorique, la cour doit décider dans un deuxième temps si elle exerce néanmoins son pouvoir discrétionnaire et entend l’affaire dans l’intérêt de la justice. Dans ce dernier cas, au nombre des facteurs pertinents, mentionnons l’existence d’un débat contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et la nécessité pour la cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique (Borowski aux p 353, 358–363).

[16] Je souscris aux observations du ministre portant qu’il n’y a plus de litige actuel et que la demande de contrôle judiciaire de Mme Luttrell est donc théorique. Mme Luttrell a obtenu un PST valide jusqu’au 15 décembre 2025. Le fait d’accueillir la présente demande n’aurait donc aucun effet pratique et serait inutile. Comme Mme Luttrell est déjà titulaire d’un PST valide, il ne servirait à rien que la Cour renvoie la décision par laquelle la demande de PST a été rejetée à un autre agent pour nouvelle décision. Le PST est de nature provisoire et il ne confère pas en soi un statut permanent au Canada comme dans le cas d’une décision favorable à l’issue d’une demande de résidence permanente.

[17] Si Mme Luttrell souhaite prolonger son statut temporaire au Canada à l’expiration de son PST actuel, la bonne marche à suivre pourrait fort bien être de présenter une autre demande de PST. Cela dit, la nécessité éventuelle pour Mme Luttrell d’obtenir un nouveau PST lorsque son PST actuel expira en décembre 2025 ne suffit pas à faire subsister un litige actuel. En outre, la question de savoir si Mme Luttrell aura besoin d’un autre PST en décembre 2025 reste hautement hypothétique à ce stade-ci.

B. L’absence de motifs justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire par la Cour

[18] Pour ce qui est du deuxième volet de l’analyse énoncée dans l’arrêt Borowski, je ne suis pas convaincu qu’il existe des motifs en l’espèce qui justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire et me permettent d’examiner la demande de contrôle judiciaire de Mme Luttrell sur le fond.

[19] Tout d’abord, je ne suis pas convaincu qu’un débat contradictoire existe toujours entre les parties. La question centrale dans le cadre d’une demande de PST, soit celle de savoir si Mme Luttrell devrait être autorisée à rester au Canada, a déjà été tranchée parce que les autorités canadiennes de l’immigration lui ont récemment délivré un PST en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR. Par conséquent, le ministre a avancé des arguments relativement brefs sur le fond à l’audience, ce qui jette un doute sur la question de savoir s’il a continué de défendre ses points de vue avec la vigueur requise suivant l’arrêt Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 au para 19.

[20] Pour ce qui est de l’existence des conséquences secondaires soulevées par Mme Luttrell, je conclus qu’il n’y en a pas. Comme l’a expliqué le ministre, les décisions relatives aux PST sont de nature hautement factuelle et discrétionnaire, c’est-à-dire que les agents ne sont pas tenus de suivre les décisions antérieures relatives aux PST. La délivrance récente d’un PST valide à Mme Luttrell en est la preuve. Les directives que la Cour pourrait donner dans une décision concernant la présente demande de contrôle judiciaire n’aideraient pas nécessairement d’autres agents, car l’ensemble des faits qui sous-tend une autre demande de PST pourrait différer. Autrement dit, Mme Luttrell n’a pas besoin qu’une décision soit rendue quant à sa demande de contrôle judiciaire pour présenter une éventuelle demande de PST. Ce facteur va à l’encontre de l’instruction de la demande de Mme Luttrell.

[21] En ce qui concerne le deuxième facteur, l’économie des ressources judiciaires favorise le rejet de la demande de contrôle judiciaire parce que, comme je l’ai expliqué précédemment à l’égard du premier facteur, l’issue de la demande n’aurait aucune conséquence pratique ou tangible pour Mme Luttrell. Par conséquent, il serait peu utile pour les parties que la Cour rende une décision en l’espèce. En outre, la présente affaire ne soulève pas de questions importantes d’intérêt public qui pourraient ne jamais être soumises aux tribunaux. Ainsi, je souligne les décisions récentes Howlader c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 274 et Ogbonna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1467, qui traitent déjà de manière pertinente la question de la norme d’évaluation applicable aux PST. Il ne s’agit pas d’une situation où il y a un « coût social de l’incertitude du droit » (Borowski à la p 361) ou un vide juridique à combler.

[22] Toutefois, je constate que, dans la mesure où la Cour devrait prendre garde à ne pas gaspiller de rares ressources judiciaires en instruisant des affaires qui sont par ailleurs théoriques, ces ressources ont déjà été utilisées par les parties pour la préparation des documents écrits et l’instruction de la présente affaire. L’économie des ressources judiciaires constitue donc davantage un facteur neutre (Mirzaee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 972 [Mirzaee] au para 36; Stanoievici c LTS Solutions, 2019 CF 1554 au para 50; Snieder c Canada (Procureur général), 2016 CF 468 au para 16).

[23] Le troisième facteur qui a été relevé dans l’arrêt Borowski est l’obligation pour la Cour de prendre en considération sa fonction dans l’élaboration du droit. Ce facteur s’applique habituellement lorsque la Cour est appelée à trancher une question de portée générale (Boland c Canada (Procureur général), 2024 CF 11 au para 32; Burlacu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1290 au para 25; Coalspur Mines (Operations) Ltd c Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 CF 759 au para 17; Mirzaee, au para 37; Fondation David Suzuki c Canada (Procureur général), 2019 CF 411 au para 126; Collin c Canada (Procureur général), 2006 CF 544 au para 14). Dans le cas qui nous occupe, Mme Luttrell n’a pas présenté d’observations à cet égard. Quoi qu’il en soit, la présente affaire ne porte pas sur une telle question de portée générale qui n’a pas encore été tranchée. Ce dernier facteur va donc à l’encontre de l’instruction de la demande de Mme Luttrell.

[24] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que, vu l’analyse énoncée dans l’arrêt Borowski et l’intérêt de la justice, je dois refuser d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour examiner la demande de contrôle judiciaire de Mme Luttrell sur le fond.

IV. Conclusion

[25] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée en raison de son caractère théorique. Il ne fait aucun doute que la délivrance en décembre 2024 d’un nouveau PST valide rend théorique la demande présentée par Mme Luttrell visant le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa demande PST a été rejetée. De plus, dans les circonstances de l’espèce, je conclus que l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire pour examiner l’affaire sur le fond n’est pas justifié.

[26] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-11070-23

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-11070-23

INTITULÉ :

NATASHA LUTTRELL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 avril 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

Le 29 avril 2025

COMPARUTIONS :

Me Coline Bellefleur

POUR LA DEMANDERESSE

Me Lisa Maziade

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Coline Bellefleur

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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