Date : 20250502
Dossier : IMM-1240-24
Référence : 2025 CF 803
Toronto (Ontario), le 2 mai 2025
En présence de monsieur le juge Diner
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ENTRE : |
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ENOCK ILUNGA NTOTENI |
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demandeur |
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et |
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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défendeur |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le demandeur, Enock Ilunga Ntoteni (« Demandeur »
), sollicite au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« LIPR »
) le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (« SAR »
) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (« SPR »
) et rejeté sa demande d’asile. Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que la SAR a raisonnablement conclu que le Demandeur dispose d’une possibilité de refuge intérieur (« PRI »
) valable.
I. Contexte
[2] Le Demandeur est citoyen de la République Démocratique du Congo (« RDC »
) et craint la persécution aux mains des autorités congolaises et des membres du parti du président, l’Union pour la démocratie et le progrès social (« UDPS »
), à titre de membre du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (« PPRD »
).
[3] Le Demandeur a fui la RDC pour le Canada le 1er septembre 2021 et a fait une demande d’asile en entrant au Canada. La Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande d’asile en concluant que le Demandeur avait une PRI sûre et raisonnable. La SPR n’a soulevé aucun doute quant à la crédibilité du Demandeur.
[4] En confirmant la décision de la SPR, la SAR a conclu que 1) le Demandeur n’avait pas établi que les autorités ont les moyens et la motivation de le poursuivre dans la PRI ; et 2) que les conditions dans la PRI ne mettent pas en péril la vie ou la sécurité du Demandeur. En effet, la SAR a noté que le Demandeur était en sécurité chez sa tante quand il s’y cachait, que le Demandeur n’est qu’un simple membre du PPRD et ne ferait donc pas l’objet de poursuite des forces de l’ordre, que le PPRD a beaucoup d’appui dans la PRI, et que le Demandeur n’était pas la cible des agents de persécution, mais qu’il s’agissait plutôt d’autres personnes proches de lui qui l’étaient.
[5] Le Demandeur avance plusieurs arguments quant aux conclusions de fait de la SAR, qui se résument ainsi : A) la SAR a erré en qualifiant le Demandeur de membre ordinaire du PPRD et B) la SAR a erré en concluant que les agents de persécution n’avaient ni les moyens ni la motivation de poursuivre le Demandeur dans la PRI.
[6] Le Défendeur plaide que la Décision de la SAR est raisonnable, qu’elle s’est appuyée sur sa propre analyse de la preuve et a expliqué en détail les raisons menant à la conclusion de la PRI. Le Défendeur soutient en outre que la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait aucun risque sérieux et personnalisé de persécution pour le Demandeur dans la PRI au sens de l’article 97 de la LIPR. Les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le Demandeur de s’y relocaliser. Finalement, le Défendeur maintient que le fardeau appartient au Demandeur de démontrer qu’il n’y a pas de PRI, et que le Demandeur ne s’est pas déchargé de ce fardeau.
II. Analyse
[7] La seule question à trancher en l’espèce est de savoir si la Décision de la SAR était raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov]). Ainsi, le rôle de cette Cour est de déterminer si la Décision de la SAR appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
, et si celle-ci répond aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov aux para 99–100).
[8] D’abord, il est de jurisprudence constante qu’un demandeur d’asile doit être un réfugié d’un pays, et non pas seulement d’une région d’un pays (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 FC 706 (CA) à la p 710 [Rasaratnam]). Le critère à deux volets pour établir l’existence d’une PRI valable est aussi bien établi dans la jurisprudence.
[9] Il consiste en premier lieu à conclure que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y a pas de risque sérieux que le demandeur soit persécuté ou personnellement exposé à un danger dans la PRI, tel que défini à l’article 97 de la LIPR.
[10] En deuxième lieu, la SAR doit être convaincue que, compte tenu des circonstances, y compris celles qui sont propres au demandeur, les conditions de la PRI sont telles qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur de s’y relocaliser (Owie v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1808 au para 5, citant Rasaratnam et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CA) aux pp 593 et 597).
A. La SAR n’a pas erré en concluant que le Demandeur est un membre ordinaire du PPRD
[11] Le Demandeur avance que la SAR a erré en concluant qu’à titre de simple membre du PPRD, le Demandeur n’était pas la cible des agents de persécution. À mon avis, il s’agit d’une interprétation erronée de la part du Demandeur, et non pas d’une erreur du tribunal. En effet, bien que la SAR ait accepté la qualification de la SPR du Demandeur comme membre ordinaire du PPRD et qu’elle ait interprété celle-ci comme une façon de distinguer le Demandeur des membres qui occupent des postes de leadership, la SAR a clairement noté et reconnu que la persécution politique n’est pas réservée exclusivement aux membres en position de leadership et aux militants du PPRD.
[12] Cependant, la SAR a noté, à juste titre, que son rôle était de décider si l’ensemble de la preuve permet de conclure que la PRI est valable. Pour ce faire, la SAR a aussi noté qu’une compréhension des groupes ciblés par les agents de persécution était primordiale dans l’évaluation de la PRI, mais que celle-ci n’était pas déterminante. À cet effet, au paragraphe 24 de sa Décision, la SAR a écrit :
Pour être clair, j’admets que la persécution politique en RDC n’est pas réservée exclusivement aux membres et aux militants de l’opposition très en vue. Cependant, ma tâche consiste à décider si, cumulativement, la preuve démontre que le lieu proposé comme PRI est sûr. Une compréhension des groupes qui sont habituellement pris pour cibles par les autorités congolaises est très pertinente (même si ce facteur n’est pas déterminant) au moment d’évaluer la sûreté de la PRI proposée. Dans l’ensemble, les motifs de la PRI concordent avec ce cadre. [Citations omises]
[13] La SAR a ensuite pris en compte la lettre déposée par le Demandeur provenant du PPRD le qualifiant de « militant »
, et a noté que ce terme était large et pouvait signifier différents niveaux d’activisme. La SAR a donné plus de poids au contenu substantif de la lettre qu’au terme « militant »
, qui n’était pas défini. La lettre indique que le Demandeur était parmi les individus recherchés par la police après une manifestation survenue en avril 2019, et que le PPRD avait conseillé au Demandeur de fuir le pays. La SAR a raisonnablement conclu que la participation à une seule manifestation, et la qualification du Demandeur à titre de militant, n’était pas suffisante pour casser la décision de la SPR.
B. La SAR n’a pas erré en concluant que la PRI est valable
[14] Le Demandeur avance que la SAR a erré en concluant que les agents de persécution n’auraient pas la motivation ou les moyens de le poursuivre dans la PRI et que celle-ci est valable. D’abord, le Demandeur soutient que la SAR ne s’est référée à aucun élément de preuve pour conclure que les supporteurs du PPRD sont en sécurité dans la PRI.
[15] Je ne suis pas d’accord. Au contraire des arguments du Demandeur, la SAR a cité cinq différentes rubriques du Cartable national de documentation de la RDC pour appuyer sa conclusion sur ce point, et je ne remarque aucune incohérence entre la décision et cette preuve.
[16] Ensuite, le Demandeur prétend qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les agents de persécution n’auraient pas les moyens ou la motivation de le trouver dans la PRI.
[17] Encore une fois, je ne souscris pas à cet argument. La SAR, passant en revue la preuve au dossier, a conclu que le Demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que ceux-ci auraient en effet la motivation ou les moyens de le trouver. La SAR a reconnu par ailleurs que le Demandeur a été la cible des agents de persécution après une manifestation en 2019. La SAR a remarqué que les agents poursuivaient le père du Demandeur ainsi qu’un ami de la famille, mais que la preuve a démontré que le Demandeur n’est plus la cible principale. La SAR a conclu que retourner dans cette même ville ne serait pas sécuritaire pour le Demandeur, mais a noté que les agents n’ont pas eu les moyens ou la motivation de le poursuivre au domicile de sa tante. La SAR a écrit :
[33] Dans l’ensemble, j’admets que des membres de l’UDPS dans la collectivité de l’appelant à Kinshasa ont poursuivi l’appelant après une manifestation de 2019. À la lumière des nouveaux éléments de preuve, je conclus que des personnes dans la collectivité d’origine de l’appelant continueraient d’être hostiles à l’appelant s’il retournait là-bas. La preuve cumulative établit que les membres de la collectivité ont agi de connivence avec des agents des forces de l’ordre sympathiques dans la capitale de la RDC pour prendre l’appelant pour cible en raison de son soutien au PPRD.
[34] Néanmoins, la loi exige davantage. Après avoir apprécié l’ensemble de la preuve, je dois décider si les agents du préjudice présumés ont les moyens et la motivation de poursuivre l’appelant dans le lieu proposé comme PRI. En fin de compte, j’estime que l’appelant ne s’est pas acquitté de ce fardeau.
[35] Je souligne que l’appelant a d’abord été poursuivi à la suite d’une manifestation en avril 2019 et qu’il est resté en RDC jusqu’en septembre 2021. Lorsque l’appelant a vécu avec sa tante dans une autre partie de Kinshasa pendant plusieurs mois, il n’a été ni découvert, ni menacé, ni blessé par les agents du préjudice présumés (qui comprennent des policiers et des agents du renseignement).
[18] Le Demandeur allègue que la SPR et la SAR lui ont demandé de se cacher pour demeurer en sécurité, allant à l’encontre de la jurisprudence de notre Cour. La SAR a abordé cet argument directement au paragraphe 36 de sa Décision :
L’appelant soutient qu’il n’a pas été appréhendé en RDC parce qu’il s’est caché. La loi est claire : un endroit désigné comme PRI ne peut être sûr si le demandeur d’asile doit se cacher une fois qu’il s’y installe. Je ne souscris pas à l’interprétation que l’appelant a faite des motifs de la SPR à cet égard. La SPR n’a pas conclu que l’appelant serait en sécurité tant qu’il se cache. Elle a plutôt conclu, essentiellement, que l’incapacité ou le manque de volonté des agents du préjudice de retrouver l’appelant dans la ville de Kinshasa mine l’argument selon lequel ils le feraient dans un endroit désigné que PRI situé à environ 2 000 km de la résidence familiale de l’appelant. Je souscris au raisonnement de la SPR à cet égard.
[19] La SAR était en désaccord avec l’interprétation des conclusions de la SPR par le Demandeur. Elle a confirmé la conclusion de la SPR à l’effet que le manque de motivation ou de moyens des agents de persécution pour appréhender le Demandeur dans un autre domicile (celui de sa tante) situé dans la même ville, va à l’encontre de l’argument que ceux-ci auraient les moyens ou la motivation de le poursuivre dans la PRI. De plus, la SAR a noté que le fait que les agents ont continué de se présenter au domicile familial et de demander à la famille où le Demandeur se trouvait démontre d’autant plus qu’ils n’avaient ni les moyens, ni la motivation de le poursuivre dans la PRI. À cet effet, la SAR a noté que :
Les agents de renseignement ont posé des questions à la mère de l’appelant au sujet de l’endroit où se trouvait l’appelant ce qui signifie qu’ils ne savaient pas que l’appelant se trouvait à l’extérieur du pays depuis 2021. Il s’agit du troisième incident en quatre ans où les agents du préjudice présumés se sont rendus à la résidence familiale de l’appelant. Ils n’ont jamais réussi à appréhender l’appelant.
[20] La SAR a reconnu de surcroît que les citoyens de la RDC sont confrontés à des limitations à leur droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’expression, mais a indiqué ne pouvoir conclure qu’il s’agit d’un risque, au titre de l’article 97, au sein de la PRI pour le Demandeur, compte tenu de la personne au pouvoir et de la domination continue du PPRD sur ce territoire.
[21] Finalement, le Demandeur plaide que la SAR a tenu pour acquis que le Demandeur arrêterait ses activités politiques en se relocalisant. Encore une fois, il s’agit d’une interprétation erronée de la Décision. La SAR a raisonnablement indiqué que même si le Demandeur poursuivait ses activités politiques dans la PRI, les agents de persécution n’auraient ni les moyens, ni la motivation de l’y poursuivre.
III. Conclusion
[22] La Décision de la SAR était raisonnable. Le Demandeur ne m’a pas convaincu que la Décision n’a pas répondu aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité. Ce que le Demandeur m’a demandé de faire en l’espèce était de tirer mes propres conclusions de fait et de les substituer à celles de la SAR, ce que la Cour ne peut expressément pas faire (Vavilov au para 125). Ainsi, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
- Aucune question n’a été suggérée aux fins de certification, et la Cour est d’accord.
- Aucun dépens ne sont adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM-1240-24 |
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INTITULÉ : |
ENOCK ILUNGA NTOTENI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 1 avril 2025 |
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
LE JUGE DINER |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 2 mai 2025 |
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COMPARUTIONS :
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Richard Wazana |
Pour l'appelant |
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Lorne McClenaghan |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Richard Wazana Wazana Law Toronto, Ontario |
Pour l'appelant |
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Lorne McClenaghan Procureur général du Canada Toronto, Ontario |
Pour le défendeur |