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Date : 20250506


Dossier : IMM-15135-23

Référence : 2025 CF 818

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 mai, 2025

En présence de monsieur le juge Grant

ENTRE :

RAJMONDA MURATI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. RÉSUMÉ

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[2] Bien que je juge que plusieurs aspects de la décision de la SAR sont raisonnables, j’accueillerai la présente demande de contrôle pour les motifs exposés ci-après.

II. CONTEXTE

A. Faits

[3] La demanderesse, Rajmonda Murati, est citoyenne de l’Albanie. Avant de venir au Canada, elle vivait à Tirana, la capitale de l’Albanie, où elle possédait et exploitait un salon de coiffure. Elle prétend être exposée à un risque sérieux de préjudice en Albanie après qu’un homme, appelé L.G., a commencé à la suivre. La demanderesse, en tant que femme non mariée, affirme également craindre la persécution fondée sur son genre. Les événements sur lesquels repose sa demande d’asile sont décrits ci-dessous.

[4] En août 2021, L.G. a commencé à suivre la demanderesse aux alentours de son salon de coiffure. Il lui faisait des commentaires déplacés, des avances et des remarques de nature sexuelle. Quand la demanderesse le repoussait, il devenait agressif. Elle a tenté de porter plainte à la police, mais aucune mesure n’a été prise.

[5] Selon l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile et le témoignage de la demanderesse, le 28 août 2021, L.G. lui a agrippé le bras et a tenté de la tirer vers lui, mais elle a réussi à s’échapper et s’est encore une fois adressée à la police, en vain.

[6] En conséquence, la demanderesse, qui avait déjà obtenu un visa de visiteur canadien, a décidé de quitter l’Albanie jusqu’à ce qu’elle sente qu’il serait sûr d’y retourner. Elle est arrivée au Canada en octobre 2021. Elle a ensuite appris par sa sœur que L.G. continuait de se rendre au salon de coiffure à sa recherche. Par conséquent, elle a décidé de prolonger son visa de visiteur, puis de demander l’asile.

[7] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La question déterminante était la possibilité de refuge intérieur [la PRI] dans la ville de Shkodër. La demanderesse a porté la décision en appel devant la SAR.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR voulant que la demanderesse dispose d’une PRI à Shkodër.

[9] À titre préliminaire, la SAR a admis les nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse, à savoir : une deuxième lettre de sa sœur à Tirana, un rapport psychologique sur sa santé mentale en lien avec son traumatisme persistant, ainsi que des éléments de preuve sur les conditions dans le pays concernant la violence sexuelle et d’autres formes de violences fondées sur le genre à Shkodër.

[10] La SAR a ensuite conclu que la demanderesse n’était pas exposée à un risque sérieux de préjudice de la part de L.G. dans le lieu proposé comme PRI, car celui-ci n’avait ni les moyens ni la motivation de la retrouver à Shkodër. Pour parvenir à cette conclusion, la SAR a jugé que la demanderesse n’avait pas démontré que L.G. aurait les moyens et l’influence nécessaires pour la trouver dans le lieu proposé comme PRI. De plus, la SAR a noté que, bien que L.G. l’ait harcelée dans les environs de son salon de coiffure, il ne s’est jamais rendu à son domicile, qui se trouvait à seulement 20 minutes du salon. Selon la SAR, cela démontrait le manque de capacité et de motivation de L.G. à retrouver la demanderesse dans le lieu proposé comme PRI.

[11] La SAR a pris acte du nouvel élément de preuve de la demanderesse, c’est-à-dire la lettre de sa sœur selon laquelle L.G. continuait de la harceler et de lui demander où elle se trouvait. Dans la lettre, la sœur a aussi mentionné qu’elle avait dit à L.G. que la demanderesse était au Canada, ce qui l’avait mis en colère, et qu’il lui avait répondu ceci : [traduction] « [C]haque fois qu’elle reviendra, elle devra me faire face, que cela lui plaise ou non, elle ne peut m’échapper. » Bien que la SAR ait admis que L.G. avait « posé des questions » au sujet de la demanderesse après le départ de celle-ci, elle a jugé que cela ne suffisait pas à établir qu’il la trouverait dans le lieu proposé comme PRI, surtout que rien dans la preuve ne démontrait que L.G. avait cherché la demanderesse en employant des moyens menaçants, à son domicile ou auprès d’amis ou de membres de sa famille avant qu’elle ne quitte l’Albanie.

[12] La SAR a aussi jugé que la demanderesse n’aurait pas à se cacher pour vivre dans le lieu proposé comme PRI, car rien dans la preuve ne démontrait que sa sœur avait été menacée ou forcée de révéler où la demanderesse se trouvait. La SAR a aussi jugé que la relative proximité entre Tirana et Shkodër (environ deux heures) ne rendait ni déraisonnable ni dangereux le lieu proposé comme PRI.

[13] De plus, la SAR a conclu que la demanderesse ne risquerait pas sérieusement d’être persécutée en raison de son genre à Shkodër. Elle a fait siens les motifs de la SPR pour conclure que ni la preuve objective ni la situation particulière de la demanderesse ne démontraient qu’elle risquait sérieusement d’être persécutée en raison de son genre. La SAR a examiné le nouvel élément de preuve concernant la violence fondée sur le genre à Shkodër, mais a jugé que, bien qu’elle reconnaisse qu’il s’agit d’un problème à Shkodër et que « la discrimination, le harcèlement et la violence à l’égard des femmes se produisent en Albanie », elle ne pouvait conclure que la preuve démontrait que la demanderesse risquait sérieusement d’être persécutée.

[14] Enfin, la SAR a examiné la preuve sur le trouble de stress post-traumatique [TSPT] persistant de la demanderesse qu’elle avait présentée pour démontrer que le lieu proposé comme PRI serait déraisonnable dans sa situation particulière. La SAR a reconnu que la demanderesse avait une crainte subjective de retourner en Albanie et qu’un tel retour pourrait aggraver les symptômes de son TSPT, mais elle a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que ses problèmes étaient d’une telle gravité qu’un retour en Albanie mettrait en péril « sa vie ou sa sécurité », comme l’exige le critère établi dans la jurisprudence.

III. QUESTION À TRANCHER et NORME DE CONTRÔLE

[15] La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la SAR a raisonnablement conclu que la demanderesse disposait d’une PRI à Shkodër. Les parties ne contestent pas que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov].

IV. CADRE JURIDIQUE

[16] L’un des engagements de la communauté internationale est la protection des réfugiés, c’est-à-dire protéger les personnes qui, dans des circonstances particulières, ne peuvent obtenir de protection dans leur propre pays. Ce qu’il faut donc comprendre du concept de protection des réfugiés, c’est qu’il s’agit d’une forme de protection de remplacement ou auxiliaire offerte uniquement aux personnes exposées à des risques partout dans leur pays d’origine. L’existence d’une possibilité de refuge intérieur sûre et viable suffira donc à rejeter la demande d’asile : Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799.

[17] Les cours canadiennes ont une jurisprudence bien établie sur les principes régissant la PRI. En premier lieu, on renvoie habituellement à l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706 [Rasaratnam], qui a énoncé un critère à deux volets pour l’évaluation de la PRI dans un lieu donné :

Premièrement, le demandeur d’asile ne doit pas risquer sérieusement d’être persécuté ni être exposé soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités dans le lieu proposé comme PRI.

Deuxièmement, il ne doit pas être déraisonnable pour le demandeur d’asile de chercher refuge dans le lieu proposé comme PRI, compte tenu de sa situation particulière.

[18] Le tribunal ne pourra conclure que le demandeur d’asile risque sérieusement d’être persécuté ou est exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités que si ce dernier démontre que l’agent de persécution a les moyens et la motivation de le chercher dans le lieu proposé comme PRI : Nimako c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 540 au para 7; Saliu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 167 au para 46, renvoyant à Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 au para 43.

[19] De plus, dans toutes les circonstances, y compris celles propres au demandeur, les conditions dans le lieu proposé comme PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : voir l’arrêt Ranganathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15 [Ranganathan]. Lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable, la barre est très haute; j’y reviens plus loin.

V. ANALYSE

[20] À l’exception d’un élément que j’examine ci-dessous, je juge que l’analyse réalisée par la SAR concernant le premier volet du critère relatif à la PRI était en général raisonnable. Cependant, j’accueillerai la demande de contrôle en raison de l’analyse qu’elle a faite du second volet de ce critère.

A. Analyse du premier volet – généralement raisonnable à l’exception d’un élément

[21] L’analyse réalisée par la SAR du premier volet du critère relatif à la PRI était bien rédigée, en ce sens qu’elle était intelligible et transparente, et était largement justifiée au regard des faits et du droit. Cependant, je ne souscris pas à l’une des conclusions de la SAR concernant la deuxième lettre de la sœur de la demanderesse. Rappelons que, dans cette lettre, la sœur disait que L.G. continuait de se rendre au salon qui avait appartenu à la demanderesse afin de la retrouver. À un certain moment, il aurait dit : [traduction] « [C]haque fois qu’elle reviendra, elle devra me faire face, que cela lui plaise ou non, elle ne peut m’échapper. »

[22] Dans son analyse de la lettre, la SAR a notamment déclaré : « Bien que j’admette que L.G. ait posé des questions au sujet de l’appelante après le départ de celle-ci, cela ne suffit pas à établir qu’il trouverait l’appelante à l’endroit désigné comme PRI. » Je ne suis pas convaincu que l’expression « posé des questions » utilisée par la SAR qualifie raisonnablement la rencontre entre la sœur de la demanderesse et L.G. La sœur décrit les questions que L.G. a posées sur le lieu où se trouvait la demanderesse, mais c’est la description de la menace non ambiguë proférée par L.G. à l’endroit de la demanderesse qui est l’aspect le plus important de la lettre. Cette menace n’était peut-être en réalité que locale, mais j’estime qu’il était important de l’examiner directement et dans son contexte.

[23] En dépit de mes réserves, j’estime que cet aspect de la décision de la SAR ne suffirait pas, à lui seul, pour accueillir la présente demande de contrôle. Néanmoins, comme je retournerai l’affaire à la SAR, je jugeais sage de le mentionner afin d’éviter que l’erreur soit reproduite lors du nouvel examen.

B. Analyse du deuxième volet – caractère raisonnable et menaces à la vie et à la sécurité

[24] La demanderesse affirme que la SAR a commis une erreur en ne prenant pas en considération les questions de droit et de preuve relatives à l’analyse du second volet. Je suis d’accord que l’analyse du second volet réalisée par la SAR était erronée, mais pour des raisons quelque peu différentes de celles qu’a avancées la demanderesse. En bref, je juge que la SAR a effectué une analyse trop limitée du caractère raisonnable du lieu proposé comme PRI, en se fondant sur sa compréhension elle aussi limitée de la jurisprudence dominante.

1) Principes

[25] Mes conclusions concernant l’analyse du second volet réalisée par la SAR nécessitent un bref rappel de la jurisprudence dominante.

[26] Dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu], la Cour d’appel fédérale [la CAF] s’est longuement penchée sur le contenu et le sens du second volet du critère relatif à la PRI, tel qu’il a été établi dans l’arrêt Rasaratnam. Renvoyant également au Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide du HCR], la CAF a noté la souplesse du critère relatif à la PRI, souplesse qui exige des décideurs qu’ils prennent en considération différents facteurs propres au demandeur et au pays visé. Concernant le volet du critère relatif au caractère raisonnable, la CAF a affirmé que la question centrale était celle-ci : « [S]erait-ce trop sévère de s’attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l’étranger? » Elle a ensuite donné quelques exemples concrets :

Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.

[27] Peu après, dans la décision Kanagaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1069 (CF), le juge Rothstein (plus tard juge à la Cour suprême du Canada) a commenté les principes énoncés dans l’arrêt Thirunavukkarasu :

J’interprète les commentaires du juge Linden comme n’excluant pas l’absence d’amis ou de parents ou l’impossibilité de trouver du travail comme facteurs dans l’examen du caractère raisonnable, sauf que ces facteurs seuls ne rendent pas déraisonnable l’idée de possibilité de refuge dans une autre partie du même pays.

[28] Six ans plus tard, dans l’arrêt Ranganathan, la CAF a de nouveau examiné les principes relatifs à la PRI. Elle a d’abord confirmé être d’accord avec le juge Rothstein dans la décision Kanagaratnam que l’absence de membres de la famille dans le lieu proposé comme PRI, bien que ce facteur soit pertinent, ne suffit pas (à lui seul) à conclure que le lieu proposé comme PRI est déraisonnable, puisque certaines difficultés sont toujours associées à la nécessité d’abandonner la douceur de son foyer pour s’installer dans une autre partie du pays. Ce type de difficultés, selon la CAF, ne constitue pas le genre d’épreuves indues dont parlait le juge Linden dans l’arrêt Thirunavukkarasu : Ranganathan, au para 14. La CAF a ensuite déclaré ceci, au paragraphe 15 :

Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[29] En tirant cette conclusion, la CAF a donné deux raisons pour lesquelles il ne faut pas abaisser la barre établie dans l’arrêt Thirunavukkarasu. Premièrement, appliquer une norme moins stricte dans le cadre du second volet du critère relatif à la PRI aurait nécessairement pour effet de dissocier la PRI de la définition de réfugié au sens de la Convention, qui prévoit qu’« il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu’ils craignent d’être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d’origine et ce, dans n’importe quelle partie de ce pays ». Comme l’a souligné la CAF, « le fait d’élargir ou de rabaisser la norme d’évaluation du caractère raisonnable de la PRI dénature de façon fondamentale la définition de réfugié », laquelle, comme il est mentionné ci-dessus, repose sur l’existence d’une crainte fondée de persécution dans tout le pays d’origine du demandeur d’asile.

[30] Deuxièmement, la CAF a mis en garde les tribunaux contre une interprétation du second volet du critère relatif à la PRI qui ferait intervenir des raisons d’ordre humanitaire dans l’analyse d’une revendication du statut de réfugié. Cela reviendrait à amalgamer deux procédures reposant sur « des considérations et […] des objectifs différents » : Ranganathan, au para 17.

[31] L’arrêt Ranganathan a été pris en compte et appliqué des centaines de fois ces 25 dernières années. Cela dit, à mon humble avis, un élément de la décision sème une certaine confusion chez les décideurs. Il s’agit de la déclaration selon laquelle, lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable, « [i]l ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr ». La CAF insistait clairement ici sur la barre élevée associée au second volet du critère relatif à la PRI, mais je ne crois pas qu’elle fixait une norme plus élevée que celle associée à la définition de réfugié. Or, prise au sens littéral, cette déclaration pourrait être interprétée ainsi, puisqu’il y a de nombreux cas de persécution où ni la vie ni la sécurité physique de la personne n’est menacée. Par exemple, la jurisprudence reconnaît depuis longtemps que des actes de discrimination cumulatifs – des actes qui ne menacent pas nécessairement la vie ou la sécurité physique de la personne – peuvent équivaloir à de la persécution.

[32] Qui plus est, il est tout simplement logique que l’objectif du second volet du critère relatif à la PRI soit différent de celui du premier volet, qui, comme je le mentionne plus haut, exige que le décideur évalue si le demandeur d’asile risque sérieusement d’être persécuté ou est personnellement exposé à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements et de peines cruels et inusités dans le lieu proposé comme PRI. En fait, à mon sens, la CAF dans l’arrêt Ranganathan donnait simplement des précisions sur la question centrale soulevée dans l’arrêt Thirunavukkarasu, qui lui portait sur le raisonnement de la CAF dans l’arrêt Rasaratnam. Cette question était, et continue d’être à mon avis, celle de savoir s’il serait objectivement raisonnable (ou pas « trop sévère ») de s’attendre à ce que le demandeur d’asile, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une partie moins hostile de son pays avant de demander l’asile à l’étranger.

[33] Interprété dans son contexte, l’arrêt Ranganathan, à mon avis, n’annule pas la jurisprudence antérieure et ne modifie pas considérablement la barre établie pour satisfaire à la norme du caractère raisonnable. Ainsi, je ne considère pas non plus que cet arrêt crée un seuil minimal, autonome et restreint exigeant que le demandeur démontre que sa vie ou sa sécurité physique serait véritablement menacée dans le lieu proposé comme PRI. Interpréter l’arrêt Ranganathan de cette façon reviendrait, comme je le mentionne plus haut, à rendre le seuil requis pour satisfaire au volet du critère portant sur le caractère raisonnable de la PRI plus élevé que celui associé au premier volet, ce qui rendrait redondante la première partie de l’analyse.

[34] Pour parvenir à cette conclusion, je m’appuie sur les nombreuses décisions dans lesquelles notre Cour a souligné que, dans le cadre du second volet du critère relatif à la PRI, les tribunaux doivent mener une analyse large, souple et objective (mais aussi propre à la situation du demandeur) : voir par exemple Rodriguez Diaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1243 aux para 21, 32 et 33; Karim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 279 au para 26; Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 141 au para 30; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 aux para 15‑16; Gayrat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 666 au para 30; Adeyemo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 785 aux para 16, 25; Cova Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1672 au para 51.

[35] Depuis l’arrêt Ranganathan, le Guide du HRC a aussi été mis à jour et comprend maintenant des principes directeurs détaillés sur la possibilité de refuge intérieur : Principes directeurs sur la protection internationale : « La possibilité de fuite ou de réinstallation interne » dans le cadre de l’application de l’Article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés [les principes directeurs]. Comme je le mentionne plus haut, dans l’arrêt Thirunavukkarasu, la CAF a renvoyé à la version précédente du Guide du HCR bien qu’elle ait souligné que, à l’époque, sa description du critère relatif à la PRI était plutôt limitée. Ce n’est plus le cas. Dans les principes directeurs, le HCR mentionne ceci : « Outre l’absence de crainte de persécution dans la zone de fuite ou de réinstallation interne envisagée, le demandeur doit pouvoir raisonnablement s’y réinstaller en toutes circonstances. De nombreuses juridictions ont adopté ce critère de “caractère raisonnable”, soit explicitement, soit en faisant référence aux notions similaires de “difficulté excessive” (undue hardship) ou de “protection significative” (meaningful protection). » En ce qui concerne l’analyse du caractère raisonnable, le HCR a établi une série de facteurs à prendre en considération concernant le lieu proposé comme PRI, notamment :

  • La question de savoir si le « demandeur peut […] mener une vie relativement normale sans devoir faire face à de trop grandes difficultés ».

  • La situation personnelle du demandeur.

  • Le traumatisme psychologique causé par des persécutions antérieures.

  • La sûreté et la sécurité dans le lieu proposé comme PRI.

  • Le respect des droits de la personne.

  • Les conditions économiques de subsistance.

[36] Cette approche énoncée par le HCR tend à appuyer la notion consacrée dans un grand nombre de décisions canadiennes voulant que l’analyse du critère raisonnable soit nuancée et oblige les décideurs à évaluer divers facteurs. Bien entendu, je suis conscient que les décideurs canadiens ne sont pas liés par les principes directeurs internationaux. Cela dit, la Cour suprême du Canada a considéré le Guide du HCR comme un ouvrage particulièrement instructif pour l’interprétation à donner à la définition de réfugié : Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 aux pp 713‑714. Dans l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1995 CanLII 71 (CSC), [1995] 3 RCS 593, la Cour suprême a déclaré (au para 46) :

[L]le Guide du HCNUR résulte de l’expérience acquise relativement aux procédures et critères d’admission appliqués par les États signataires. Ce guide, souvent cité, a été approuvé par les États membres du comité exécutif du HCNUR, y compris le Canada, et il est utilisé, à titre indicatif, par les tribunaux des États signataires. En conséquence, le Guide du HCNUR doit être considéré comme un ouvrage très pertinent dans l’examen des pratiques relatives à l’admission des réfugiés. Il va de soi que les observations qui précèdent valent non seulement pour la Commission mais également pour les cours chargées d’examiner le bien‑fondé des décisions de celle‑ci.

2) Application : la SAR s’est appuyée uniquement sur l’arrêt Ranganathan

[37] Après ce résumé plutôt long des principes de droit dominants, je me penche sur la question en litige. Dans son analyse du caractère raisonnable, la SAR a uniquement renvoyé à l’arrêt Ranganathan, et le seul passage qu’elle a cité de cet arrêt est celui où la CAF a déclaré que, pour déterminer ce qui est déraisonnable, « [i]l ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur ». Bien sûr, la SAR n’a pas eu tort de renvoyer à l’arrêt Ranganathan ou de s’appuyer sur celui-ci. Cependant, je crains qu’en s’appuyant uniquement sur ce passage, pris hors de son contexte jurisprudentiel, la SAR a adopté une approche plus restrictive que l’approche nuancée que commande la jurisprudence. Bien que la SAR ait ensuite pris en considération l’état de santé mentale de la demanderesse, je ne peux que présumer qu’elle l’a fait dans le contexte de sa compréhension trop limitée de l’analyse du caractère raisonnable.

[38] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a noté qu’une décision raisonnable est « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci ». À mon avis, cela signifie que les décideurs ne doivent pas aller au-delà des contraintes qui s’appliquent dans un cas donné, mais également qu’ils ne doivent pas se fonder sur des contraintes qui, en fait, n’existent pas. En l’espèce, la jurisprudence de la CAF en matière de PRI représentait assurément une contrainte pour la SAR. Toutefois, je ne suis pas convaincu qu’en résumant cette jurisprudence en une seule phrase, tirée d’un seul arrêt, la SAR a raisonnablement énoncé cette contrainte.

[39] Il se peut fort bien qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse déménage à Shkodër. De fait, il était raisonnable pour la SAR de faire remarquer que la demanderesse n’avait présenté aucun élément de preuve pour démontrer que des obstacles l’empêcheraient de trouver un emploi, d’avoir accès aux soins de santé ou de trouver un logement. Cependant, dans le cadre de cette évaluation, la SAR doit énoncer clairement la jurisprudence dominante; je ne suis pas convaincu que ce soit ce qu’elle a fait en l’espèce.

VI. CONCLUSION

[40] Pour les motifs mentionnés ci-dessus, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire. Les motifs de la SAR étaient intelligibles et transparents. Toutefois, puisque l’analyse qu’elle a faite du second volet reposait sur une interprétation trop restrictive de la jurisprudence dominante, je juge qu’elle manque de justification et qu’une intervention judiciaire est par conséquent justifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-15135-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un décideur différent pour qu’il la réexamine à la lumière des présents motifs.

  3. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Angus G. Grant »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, jurilinguiste principale

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-15135-23

 

INTITULÉ :

RAJMONDA MURATI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 FÉVRIER 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRANT

 

DATE DES MOTIFS :

le 6 mai 2025

 

COMPARUTIONS :

Mark Rosenblatt

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Aneta Bajic

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rosenblatt Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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