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Date : 20250509


Dossiers : T-2508-23

T-1988-24

Référence : 2025 CF 864

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2025

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : T-2508-23

ENTRE :

LAC STE. ANNE MÉTIS

COMMUNITY ASSOCIATION

demanderesse

et

LA MINISTRE DES FINANCES

défenderesse

Dossier : T-1988-24

ET ENTRE :

ASENIWUCHE WINEWAK NATION OF CANADA, A FELLOWSHIP OF ABORIGINAL PEOPLE ON BEHALF OF THE ASENIWUCHE WINEWAK NATION

demanderesse

et

LA VICE-PREMIÈRE MINISTRE ET MINISTRE DES FINANCES

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le gouvernement du Canada a entamé des discussions visant à accorder aux groupes autochtones touchés par le projet de l’oléoduc Trans Mountain une participation financière dans ce projet. La ministre des Finances [la ministre] a toutefois décidé que les demanderesses n’étaient pas admissibles à participer à ces discussions, principalement parce qu’elles ne sont pas reconnues par le gouvernement du Canada comme titulaires de droits reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, même si les deux demanderesses ont été consultées au sujet des répercussions du projet. Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de leur exclusion.

[2] Je fais droit à ces demandes. Le processus qu’a suivi la ministre pour établir les critères de participation était un cas flagrant d’élaboration de critères en fonction du résultat souhaité qui ne pouvait servir raisonnablement de fondement à sa décision. Les critères apparemment adoptés par la ministre n’ont été appliqués qu’aux groupes qui ont été exclus, alors que plusieurs groupes jugés admissibles auraient été incapables de remplir ces mêmes critères. De plus, alors que l’objectif déclaré des critères est de veiller à ce que seuls les groupes autochtones légitimes se voient offrir une participation dans le projet, il n’y a aucun lien rationnel entre la preuve complète des droits garantis par l’article 35 et la légitimité des groupes autochtones. Rien ne permet non plus de penser que les demanderesses ne sont pas légitimes. Enfin, la ministre a manqué à son obligation d’équité procédurale en n’informant pas les demanderesses de ses préoccupations concernant la possibilité d’un chevauchement entre leurs effectifs et ceux d’autres groupes autochtones.

I. Contexte

[3] La présente affaire s’inscrit sur la toile de fond de l’évolution des principes régissant la reconnaissance des groupes autochtones au Canada. Comme je l’ai expliqué dans le jugement Conseil général des établissements Métis c Canada (Relations Couronnes-Autochtones), 2024 CF 487 au paragraphe 62 [Établissements Métis], « la reconnaissance est le processus par lequel l’État choisit les communautés autochtones dont il reconnaîtra les droits, ainsi que l’identité des organismes que l’État reconnaîtra comme leurs représentants ».

[4] Il fut un temps où les seuls groupes autochtones reconnus par le Canada étaient les « bandes » visées par la Loi sur les Indiens, maintenant communément appelées Premières Nations. Toutefois, compte tenu de l’adoption de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui reconnaît et confirme les droits « des Indiens, des Inuits et des Métis » et de l’arrêt de la Cour suprême Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99, on ne peut plus se limiter à la Loi sur les Indiens. Ainsi, des groupes autochtones qui ne sont pas des Premières Nations peuvent bénéficier de l’obligation de consultation et d’accommodement prévue par l’arrêt Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511 [Nation haïda]. En l’absence d’un cadre complet, législatif ou autre, pour la reconnaissance de ces groupes, il est inévitable que des difficultés surgissent.

A. Les demanderesses

[5] Les demanderesses sont des groupes autochtones qui affirment être titulaires de droits reconnus à l’article 35. Elles ne sont cependant pas des Premières Nations (ou des bandes au sens de la Loi sur les Indiens).

(1) Les Métis du Lac Ste-Anne

[6] La Lac Ste. Anne Métis Community Association [communauté métisse du Lac Sainte-Anne] se définit comme une communauté composée des descendants d’une communauté métisse de langue crie qui s’est formée autour du lac Sainte-Anne (ou mânitow sâkahikanihk), dans le centre-ouest de l’Alberta, au début du XIXe siècle, avant la mainmise effective des Européens sur le territoire. Elle affirme détenir des droits ancestraux reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[7] Avant 2021, les Métis du Lac Ste-Anne étaient représentés par une société provinciale appelée The Métis Nation of Alberta Association Local Council #55 Gunn [la section locale des Métis de Gunn]. Cette société était affiliée à la Nation métisse de l’Alberta, une association qui représente les Métis à l’échelle provinciale. Bien que les détails ne soient pas en preuve, je crois comprendre que les Métis du Lac Ste-Anne se sont dissociés de la Nation métisse de l’Alberta et ont dissous la section locale des Métis de Gunn. La demanderesse, la Lac Ste. Anne Métis Community Association, a été constituée en 2018 sous le régime de la législation fédérale avec pour mission de représenter la communauté.

[8] La province de l’Alberta a mis en place un processus de reconnaissance des communautés autochtones qui revendiquent de manière crédible des droits en vertu de l’article 35. Ce processus vise à désigner les représentants légitimes de ces communautés pour permettre à la Couronne de s’acquitter de son obligation de consultation et d’accommodement découlant de l’article 35, conformément à l’arrêt Nation haïda. En septembre 2022, l’Alberta a reconnu les Métis du Lac Ste-Anne dans le cadre de ce processus.

[9] Après avoir obtenu la reconnaissance de la province, les Métis du Lac Ste-Anne ont communiqué à plusieurs reprises avec le gouvernement du Canada afin d’obtenir la reconnaissance fédérale. Ils n’ont cependant jamais reçu de réponse concrète.

[10] Il convient de noter qu’en 2023, le Canada a conclu une entente avec la Nation métisse de l’Alberta. Cet accord confère à cette dernière un monopole sur la représentation des Métis de l’Alberta. Cet accord concerne l’exercice des droits énoncés à l’article 35, ainsi que l’obligation de consultation et d’accommodement. Dans l’affaire Établissements Métis, j’ai conclu que cette entente était invalide dans la mesure où elle prétendait exclure les organisations métisses non représentées par la Nation métisse de l’Alberta. Or, le gouvernement du Canada avait estimé que ces organisations avaient fait valoir de manière crédible leurs droits en vertu de l’article 35. Les Métis du Lac Ste-Anne n’étaient pas partie à cette instance.

(2) Les Aseniwuche Winewak

[11] Les Aseniwuche Winewak se définissent comme un groupe autochtone de langue crie qui habite les versants est des montagnes Rocheuses depuis au moins le XVIIIe siècle. Bien que leur territoire traditionnel se trouve dans la région visée par le traité no 8, ils n’ont jamais été invités à adhérer à ce traité. Ils n’ont jamais été reconnus comme une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens.

[12] Les Aseniwuche Winewak sont entrés en contact plus étroit avec l’État canadien lorsque plusieurs de leurs familles ont été expulsées de ce qui allait devenir le parc national de Jasper, en 1910. Ils se sont installés plus au nord, près de ce qui est devenu la ville de Grande Cache, en Alberta. Lorsque le développement de la région s’est intensifié dans les années 1960, l’Alberta a conclu avec eux des accords en vue de leur réserver des terres à Grande Cache ou dans ses environs, où ils pourraient s’installer. Ces accords établissent un régime foncier qui présente certaines ressemblances avec le régime régissant les réserves en vertu de la Loi sur les Indiens.

[13] Il semble que l’Alberta demande aux promoteurs de projets de développement de consulter les Aseniwuche Winewak lorsqu’un projet est susceptible d’avoir des répercussions sur les droits que ceux-ci revendiquent en vertu de l’article 35. Cependant, l’Alberta n’a pas accordé aux Aseniwuche Winewak la reconnaissance officielle prévue par sa politique de reconnaissance des Métis. Certains organismes fédéraux, comme Parcs Canada, consultent régulièrement les Aseniwuche Winewak.

[14] En 2004, les Aseniwuche Winewak ont intenté une action contre le Canada et l’Alberta devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta en vue d’obtenir un jugement déclaratoire reconnaissant leur titre ancestral. Cette demande a été rejetée pour cause de retard. En 2017, une nouvelle demande a été déposée, demandant à la Cour de déclarer que les Aseniwuche Winewak sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. En 2018, le Canada a entamé des discussions avec les Aseniwuche Winewak conformément au Cadre sur la reconnaissance des droits autochtones et l’autodétermination (RDAA). Des réunions ont eu lieu pendant environ un an, après quoi le Canada a mis fin à sa participation. Le Canada a ensuite suggéré aux Aseniwuche Winewak de déposer une « revendication spéciale » en vue d’obtenir la reconnaissance, un processus pour lequel il ne semble pas exister de lignes directrices. Bien qu’ils aient obtenu un rapport de recherche historique, les Aseniwuche Winewak ont indiqué qu’ils n’étaient pas encore prêts à déposer une telle revendication.

B. Le projet TMX

[15] En 2013, Kinder Morgan Canada Inc. [Kinder Morgan] ou ses sociétés affiliées ont demandé à l’Office national de l’énergie [l’ONÉ] d’approuver le jumelage de l’oléoduc Trans Mountain existant entre Edmonton (Alberta) et Burnaby (Colombie-Britannique) [le projet TMX]. Kinder Morgan a conclu des ententes d’avantages réciproques avec plusieurs communautés autochtones susceptibles d’être touchées par le projet, y compris les Métis du Lac Ste-Anne et les Aseniwuche Winewak. Les communautés autochtones qui ont signé ces ententes se sont engagées à informer l’ONÉ de leur appui au projet TMX. De plus, les Métis du Lac Ste-Anne ont participé aux audiences de l’ONÉ. En 2016, sur la recommandation favorable de l’ONÉ, le gouverneur en conseil a approuvé le projet.

[16] Plusieurs parties ont déposé des demandes de contrôle judiciaire de cette décision. Dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2018 CAF 153, [2019] 2 RCF 3 [Tsleil-Waututh], la Cour d’appel fédérale a jugé que certains aspects du processus de consultation étaient inadéquats et a annulé l’approbation du projet.

[17] Entre-temps, le Canada a acquis l’oléoduc Trans Mountain existant et le projet TMX de Kinder Morgan. Après la décision de la Cour d’appel fédérale, les consultations ont repris. La Couronne a consulté les Métis du Lac Ste-Anne et les Aseniwuche Winewak. Le gouverneur en conseil a de nouveau approuvé le projet en juin 2019. Une autre série de demandes de contrôle judiciaire ont été déposées mais, cette fois, la Cour d’appel fédérale a conclu que la Couronne avait rempli son obligation de consultation et d’accommodement : Première Nation Coldwater c Canada (Procureur général), 2020 CAF 34, [2020] 3 RCF 3.

[18] En mars 2019, alors que les consultations étaient en cours, la ministre a annoncé qu’elle s’engageait à envisager la participation économique des communautés autochtones touchées au projet TMX, un processus qui a été baptisé « participation économique des Autochtones ». Des réunions avec ces communautés ont commencé en août 2019, mais ont été suspendues à la fin de 2021. Les Métis du Lac Ste-Anne ont participé activement à ces réunions. La preuve ne permet pas de déterminer l’étendue de la participation des Aseniwuche Winewak, si tant est qu’il y en ait eu une.

C. Décisions faisant l’objet du contrôle judiciaire

[19] Après une pause d’un an et demi, le Canada a repris les discussions et invité la plupart des communautés autochtones touchées à une réunion qui devait se tenir fin septembre 2023. Cependant, les Métis du Lac Ste-Anne et les Aseniwuche Winewak, comme sept autres groupes autochtones, n’ont pas été invités. Au lieu de cela, le 10 août 2023, le Canada les a informés qu’il envisageait d’établir des critères pour la participation économique des Autochtones. Selon les critères proposés, un groupe admissible devait remplir les conditions suivantes :

1. être l’une des 129 communautés autochtones identifiées sur la liste de consultation de la Couronne pour le projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain en 2019;

2. être un groupe titulaire de droits reconnus par le gouvernement fédéral et dont les droits sont reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;

3. ne pas être membre d’une autre communauté autochtone admissible ni affilié à celui-ci.

[20] Le Canada a invité les parties intéressées à présenter leurs observations au plus tard le 29 septembre 2023. Les Métis du Lac Ste-Anne et les Aseniwuche Winewak ont fourni des réponses détaillées dans lesquelles ils s’opposaient aux critères proposés et expliquaient pourquoi ils devaient être jugés admissibles. En mars 2024, une note d’information a été préparée à l’intention de la ministre, résumant les commentaires reçus et recommandant que les trois critères soient adoptés et que les neuf groupes examinés, y compris les Métis du Lac Ste‑Anne et les Aseniwuche Winewak, soient jugés non admissibles [la note d’information].

[21] La note d’information expliquait pourquoi la liste des groupes autochtones consultés avant l’approbation du projet ne pouvait être utilisée comme référence pour déterminer l’admissibilité à la participation économique des Autochtones :

[traduction]

L’examen de la liste des groupes consultés par la Couronne a révélé que certains groupes autochtones étaient déjà rattachés à d’autres groupes autochtones, tandis que d’autres n’étaient pas reconnus comme représentant des communautés titulaires de droits. Étant donné que la participation financière pourrait être répartie en fonction des effectifs des groupes autochtones, il s’est avéré nécessaire de déterminer quels groupes autochtones représentaient le même bassin de population. De plus, comme le gouvernement du Canada est susceptible de fournir une aide extraordinaire pour financer l’opération, il est important de s’assurer que les groupes autochtones représentent des collectivités reconnues par le Canada comme étant autochtones ou titulaires de droits issus de traités et qu’ils constituent des organismes appropriés pour représenter ces collectivités. Sinon, il serait difficile de déterminer si les avantages sont accordés aux peuples autochtones dans le cadre de la réconciliation économique. Compte tenu de ces préoccupations, la liste de consultation a été examinée selon des critères prédéfinis. Cette analyse a permis de déterminer les groupes ou les communautés autochtones admissibles à la participation.

[22] Plus précisément, la justification qui suit a été avancée en ce qui concerne le critère no 2, à savoir qu’il doit s’agir d’un « groupe titulaire de droits reconnus par le gouvernement fédéral et dont les droits sont reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » :

[TRADUCTION]

Le critère no 2 vise à faire en sorte que l’aide et les avantages économiques accordés par le gouvernement du Canada dans le cadre du projet de Trans Mountain profitent aux peuples autochtones légitimes. Le ministère des Finances du Canada ne mène pas sa propre évaluation pour déterminer si un groupe est reconnu par le Canada. Il se conforme plutôt à la position actuelle du gouvernement du Canada, telle qu’elle a été énoncée par le ministère responsable, le ministère des Relations avec la Couronne et des Affaires autochtones. Le ministère des Finances du Canada a consulté le ministère des Relations avec la Couronne et des Affaires autochtones du Canada (RCAAN) afin de déterminer quels groupes autochtones sont reconnus par le Canada.

[23] Il est également utile de mentionner la justification proposée pour le critère n° 3 :

[TRADUCTION]

Le critère no 3 vise à éviter tout double avantage injustifié qui pourrait enrichir de manière disproportionnée certains groupes autochtones. Il s’agit plus précisément de prévenir une double comptabilisation des effectifs des groupes autochtones.

[24] En ce qui concerne l’application du critère no 2 aux demanderesses, l’annexe à la note d’information affirmait catégoriquement qu’il ne s’agissait pas de « groupes titulaires de droits reconnus par le gouvernement fédéral ». Elle ajoutait que les Aseniwuche Winewak avaient intenté une action en justice contre l’Alberta et le Canada, mais qu’ils [TRADUCTION] « n’ont pas encore soumis de demande pour entamer un processus de reconnaissance fédéral ». La note d’information mentionnait également que les Métis du Lac Ste-Anne avaient écrit à RCAAN pour demander la reconnaissance, mais que [TRADUCTION] « RCAAN n’a pas encore répondu à cette demande ». Elle précisait qu’on ignorait pour le moment quelle serait l’issue de l’examen de la demande au regard du critère no 3 pour les deux demanderesses. Néanmoins, la note d’information indiquait que les Métis du Lac Ste-Anne [TRADUCTION] « doivent soumettre une liste de membres distincte de celle de la Nation métisse de l’Alberta ». Elle notait également que les Aseniwuche Winewak et la Kelly Lake Métis Settlement Society avaient [TRADUCTION] « fait état d’un patrimoine ancestral et de liens historiques semblables avec les régions de Jasper et du lac Sainte-Anne, ce qui permet de penser qu’il y a un risque de chevauchement ».

[25] La ministre a accepté ces recommandations le 24 mai 2024. Dans le compte rendu signé de sa décision, la ministre a expliqué que les demanderesses n’étaient pas admissibles parce qu’elles [TRADUCTION] « ne constituent pas un groupe titulaire de droits reconnus par le gouvernement fédéral et dont les droits sont reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et parce qu’il existe un risque de chevauchement entre leurs effectifs » et ceux de la Nation métisse de l’Alberta dans le cas des Métis du Lac Ste-Anne, et ceux de la Kelly Lake Métis Settlement Society dans le cas des Aseniwuche Winewak.

[26] Le 30 mai 2024, le représentant spécial du sous-ministre a écrit aux Métis du Lac Ste‑Anne pour les informer de la décision. Voici les passages pertinents de sa lettre :

[traduction]

Comme la Lac Ste. Anne Métis Community Association le sait, le ministère des Relations avec la Couronne et des Affaires du Nord Canada (RCCAN) gère un processus fédéral de reconnaissance des droits au nom du gouvernement du Canada. Nous croyons comprendre que la Lac Ste. Anne Métis Community Association a demandé la reconnaissance fédérale dans le cadre de ce processus, mais que RCAAN n’a pas encore pris de décision définitive. Par conséquent, à l’heure actuelle, la Lac Ste. Anne Métis Community Association n’est pas un groupe titulaire de droits reconnus par le gouvernement fédéral et dont les droits sont reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[27] Le représentant spécial a écrit le 4 juillet 2024 une lettre semblable aux Aseniwuche Winewak, dont voici le passage qui nous intéresse :

[TRADUCTION]

Le ministère des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord Canada (RCAAN) gère un processus fédéral de reconnaissance des droits au nom du gouvernement du Canada. Le processus de participation économique des Autochtones ne constitue pas un processus de détermination des droits prévus à l’article 35. Par conséquent, le gouvernement du Canada se fonde sur l’état actuel des revendications dans le cadre du processus fédéral de reconnaissance des droits mené par RCAAN pour déterminer si ce critère est rempli. RCAAN a confirmé que l’Aseniwuche Winewak Nation n’est pas un groupe titulaire de droits reconnus par le gouvernement fédéral ayant des droits reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[28] Dans les deux cas, la lettre indiquait que, puisque le critère no 2 n’était pas rempli, il n’était pas nécessaire d’évaluer le critère no 3.

[29] Les Métis du Lac Ste-Anne de même que les Aseniwuche Winewak ont introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la ministre les avait jugés non admissibles à la participation économique des Autochtones.

II. Analyse

[30] Je fais droit aux demandes. Contrairement à ce que soutient le Canada, l’adoption des critères est une question qui relève de la compétence des tribunaux, et les demandes ne sont pas prématurées. La preuve démontre que les critères ont été élaborés sur mesure dans le but d’exclure les demanderesses. Le critère no 2 est également déraisonnable, car il n’est pas rationnellement lié à son objectif déclaré d’écarter les groupes autochtones illégitimes. En tout état de cause, rien ne permet de penser que les demanderesses sont des groupes autochtones illégitimes. De plus, le Canada a manqué à son obligation d’équité procédurale en n’exprimant pas ses préoccupations aux demanderesses en ce qui concerne le critère n° 3.

A. Existence d’une question relevant des tribunaux et caractère prématuré de la demande

[31] Je dois d’abord trancher les deux exceptions préliminaires que la Canada a soulevées.

[32] Le Canada soutient que l’adoption des trois critères n’est pas une question relevant de la compétence des tribunaux, bien qu’il concède que l’application de ces critères l’est. Il affirme que, puisque la participation économique des Autochtones serait offerte par le truchement du pouvoir de la Couronne de contracter à titre de personne physique, il n’existe aucune contrainte légale susceptible d’avoir une incidence sur la décision de la Couronne.

[33] L’argumentaire du Canada confond la question de savoir si une question relève de la compétence des tribunaux avec l’ampleur des contraintes auxquelles le décideur est assujetti. Une question n’échappe à la compétence des tribunaux que « [d]ans de rares cas [lorsque] les exercices du pouvoir exécutif s’appuient sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire » : Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 au paragraphe 66. Dans le cas qui nous occupe, pour autant que nous puissions en juger, la décision s’appuyait sur des conclusions factuelles concernant les effectifs des demanderesses, ainsi qu’à la conclusion de RCAAN selon laquelle les demanderesses ne satisfaisaient pas à certains critères de reconnaissance, critères qui n’avaient pas été divulgués. Rien n’indique que la décision reposait sur le type de considérations qui pourraient la soustraire à la compétence des tribunaux ou qui feraient en sorte qu’elle échapperait au contrôle judiciaire.

[34] De plus, une décision ne cesse pas de relever de la compétence des tribunaux simplement parce qu’elle est fondée sur des pouvoirs exercés par la Couronne en tant que personne physique : Stagg c Canada (Procureur général), 2019 CF 630 aux paragraphes 41 à 53. La jurisprudence citée par le Canada à l’appui de son affirmation selon laquelle la Couronne exerçait ses pouvoirs en tant que personne physique ne traite pas de la question de savoir si la situation relevait de la compétence des tribunaux. De même, le fait que le décideur soit assujetti à peu ou pas de contraintes légales ne fait pas en sorte que la question ne relève plus de la compétence des tribunaux, comme l’a démontré la récente affaire concernant la prorogation du Parlement : MacKinnon c Canada (Procureur général), 2025 CF 422.

[35] On peut établir un parallèle entre la présente espèce et l’affaire Richard c Canada (Procureur général), 2024 CF 657 [Richard], qui concernait des paiements à titre gracieux faits aux victimes de la thalidomide. Ces paiements avaient été effectués conformément à des critères d’admissibilité établis par le gouvernement en l’absence de quelque régime législatif que ce soit. Le demandeur soutenait que l’un de ces critères était déraisonnable du fait qu’il limitait l’admissibilité aux personnes nées entre 1957 et 1967 au motif que la thalidomide avait été retirée du marché en 1962. Le Canada soutenait que cette question ne relevait pas de la compétence des tribunaux, en faisant valoir les mêmes arguments que dans la présente affaire. La Cour a toutefois estimé que la question relevait de la compétence des tribunaux et que le critère était déraisonnable, car il manquait de justification, de transparence et d’intelligibilité. Elle a conclu que le critère reposait sur des généralisations infondées « sans aucune information fiable sur la quantité de thalidomide encore disponible ou sur la durée de conservation du médicament à l’époque » : Richard, aux paragraphes 75 et 76. Par conséquent, une décision soumise à peu de contraintes juridiques peut toujours faire l’objet d’un contrôle judiciaire au regard de sa compatibilité avec les contraintes factuelles et de la cohérence de son raisonnement interne.

[36] Enfin, le Canada fait valoir que la contestation des demanderesses est prématurée, car la ministre ne s’est jamais fermement engagée à accorder aux groupes autochtones une participation financière dans le projet TMX. En d’autres termes, l’issue des négociations en cours est inconnue et, dans l’intervalle, les droits des demanderesses ne sont pas touchés. À mon avis, il s’agit là d’une vision trop formaliste de la situation. L’engagement de la ministre à envisager la possibilité d’une participation économique des Autochtones ne doit pas être pris à la légère. Bien que l’issue du processus demeure inconnue, ce qui est certain, c’est que les demanderesses ne pourront se prévaloir de ses avantages si la décision de la ministre est confirmée. Autrement dit, la décision est définitive en ce qui les concerne, ce qui suffit pour leur conférer la qualité pour agir afin de présenter la présente demande de contrôle judiciaire.

B. Le critère no 2 a été élaboré en fonction du résultat souhaité

[37] Suivant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], une décision est raisonnable si elle est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle. S’agissant des contraintes découlant des principes d’interprétation législative, la Cour suprême a fait observer, au paragraphe 121, qu’il serait déraisonnable « d’échafauder une interprétation à partir du résultat souhaité ». Bien que ces commentaires aient été formulés à l’égard d’une catégorie particulière de contraintes juridiques, ils reflètent le principe fondamental selon lequel la fin ne justifie pas les moyens. Autrement dit, il n’existe pas de justification logique si le décideur a procédé à rebours en déterminant d’abord le résultat escompté pour ensuite construire un raisonnement conduisant à ce résultat.

[38] En l’espèce, le critère no 2 a été élaboré en fonction du résultat souhaité. Il n’a jamais été destiné à s’appliquer de manière uniforme à tous les groupes autochtones et il ne saurait constituer le véritable fondement de la décision d’exclure les requérants, car de nombreux groupes autochtones qui ont été jugés admissibles par le Canada seraient incapables de remplir ces mêmes critères. D’ailleurs, le Canada a admis à l’audience que les critères en question n’avaient pas été appliqués aux 120 groupes autochtones qui avaient été jugés admissibles. De plus, la chronologie des événements montre que la décision d’exclure les demanderesses a été prise avant l’adoption des critères.

(1) Le critère no 2 n’est pas le véritable critère

[39] La preuve concluante que les critères ont été élaborés en fonction du résultat souhaité réside dans le fait que ces critères n’ont jamais été appliqués aux 120 groupes autochtones avec lesquels le Canada a poursuivi les discussions, comme le Canada l’a lui-même admis pendant l’audience relative à la présente demande. Si les critères avaient été appliqués de manière uniforme, tout porte à croire que bon nombre de ces groupes n’auraient pas été jugés admissibles.

[40] Pour bien le comprendre, il faut distinguer les normes de preuve applicables à la reconnaissance des droits ancestraux. Un groupe autochtone apporte la « preuve complète » de ses droits ancestraux s’il a obtenu une décision judiciaire à cet effet (par exemple, R c Gladstone, [1996] 2 RCS 723) ou si le gouvernement a reconnu les droits en question par voie d’accord, généralement sous forme d’accord sur les revendications territoriales ou de « traité moderne » (comme l’Accord définitif Nisga’a). En revanche, selon l’arrêt Nation haïda, l’obligation de consulter et d’accommoder s’applique lorsqu’un groupe autochtone apporte une preuve prima facie de l’existence de ses droits ancestraux. L’expression « droits revendiqués » est souvent utilisée pour exprimer la même idée. En pratique, il s’agit d’une norme beaucoup moins stricte que celle de la preuve complète. De plus, le simple fait qu’un groupe autochtone soit une Première Nation au sens de la Loi sur les Indiens ne signifie pas automatiquement qu’il a établi la validité des droits qu’il revendique en vertu de l’article 35, puisque la reconnaissance d’un droit en vertu d’un régime législatif est indépendante de celle que prévoit la Constitution.

[41] Dans le cas qui nous occupe, la note d’information indique clairement que le Canada a estimé que la présentation d’une preuve prima facie n’était pas suffisante pour démontrer l’admissibilité à la participation économique des Autochtones. Il s’ensuit que, pour satisfaire au critère no 2, il faut présenter une preuve complète. Or, de nombreux groupes autochtones que le Canada a jugés admissibles n’ont pas franchi cette étape, n’ont obtenu ni une déclaration judiciaire de leurs droits ancestraux ni une reconnaissance de leur existence par accord, et ne seraient pas des « groupes titulaires de droits reconnus par le gouvernement fédéral et dont les droits sont reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ». Trois catégories de groupes ne satisferaient probablement pas à ce critère, compte tenu de circonstances bien connues de toute personne bien au fait du droit des Autochtones.

[42] Tout d’abord, bon nombre de Premières Nations en Colombie-Britannique n’ont pas obtenu de jugement déclaratoire reconnaissant leurs droits ancestraux, ni conclu d’accord définitif avec le Canada à cet effet. C’est d’ailleurs cette situation qui a incité la Cour suprême à reconnaître une obligation de consultation dans l’affaire Nation haïda. Même si ces Premières Nations sont considérées comme des « bandes » au sens de la Loi sur les Indiens, cette reconnaissance est totalement différente de celle confirmant qu’elles sont titulaires de droits en vertu de l’article 35. Par exemple, plusieurs Premières Nations qui agissaient comme demanderesses dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire présentée dans l’affaire Tsleil‑Waututh revendiquaient des droits ancestraux sans en avoir apporté une preuve complète : Tsleil-Waututh, aux paragraphes 20, 29 et 34. Pourtant, le Canada a jugé qu’elles étaient admissibles à la participation économique des Autochtones, même si elles ne répondaient qu’à la norme moins exigeante de preuve prima facie, en apparente contradiction avec le critère no 2.

[43] Ensuite, le Canada a invité, non pas des entités plus englobantes telles que les nations autochtones, mais bien les Premières Nations (c’est-à-dire des bandes au sens de la Loi sur les Indiens) à discuter de la participation économique des Autochtones. Or, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a déclaré que les droits prévus à l’article 35 ne sont pas nécessairement détenus par des bandes visées par la Loi sur les Indiens. Le titulaire légitime de ces droits pourrait plutôt être une entité plus englobante, telle qu’une nation autochtone : William v British Columbia, 2012 BCCA 285 aux paragraphes 132 à 157, conf. par Nation Tsilhqot’in c Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 RCS 256, sans discussion sur ce point. Par exemple, dans l’arrêt Tsleil-Waututh, aux paragraphes 41 à 44, la Cour d’appel fédérale a fait observer que la bande Upper Nicola faisait partie de la Nation Sylix, une entité plus englobante qui revendiquait des droits ancestraux. Or, le Canada a jugé que la bande Upper Nicola était admissible à la participation économique des Autochtones, même si elle ne revendiquait pas de droits ancestraux pour elle-même et qu’elle ne serait pas considérée comme un titulaire de droits reconnus à l’article 35 au sens du critère n° 2.

[44] Enfin, le Canada a invité trois établissements métis de l’Alberta à participer aux discussions même s’il ne les reconnaît pas comme des titulaires de droits prévus à l’article 35. Le Canada a plutôt conclu une entente avec la Nation métisse de l’Alberta accordant à cette dernière un monopole quant à la représentation des Métis de l’Alberta en ce qui a trait aux droits reconnus à l’article 35. Il est difficile de comprendre comment le Canada aurait pu conclure que ces trois établissements métis étaient des « groupes titulaires de droits reconnus par le gouvernement fédéral » sans contrevenir à son engagement envers la Nation métisse de l’Alberta. À supposer que le Canada ait changé de position à la suite de la décision Établissements Métis, on comprend mal pourquoi les établissements métis sont traités différemment des communautés métisses locales qui, comme les Métis du Lac Ste-Anne, se sont dissociées de la Nation métisse de l’Alberta.

[45] À l’audience, j’ai lancé l’hypothèse qu’en réalité, pour être admissible, un groupe doit être soit une bande visée par la Loi sur les Indiens, soit la Nation métisse de l’Alberta, soit un établissement métis, ce que l’avocat qui représentait le Canada n’a pas été en mesure de contredire. Voilà une raison de plus de conclure que les trois critères qui ont été communiqués aux demanderesses n’étaient pas les véritables critères qui ont été appliqués à l’ensemble des groupes qui souhaitaient participer aux discussions. Autrement dit, on a appliqué une série de critères aux groupes qui ont été inclus et une autre série de critères à ceux qui ont été exclus. Il est difficile d’imaginer un exemple plus flagrant de décision arbitraire.

(2) La décision avait été prise avant que les critères soient élaborés

[46] En outre, le processus suivi par le ministère des Finances démontre que le résultat escompté avait été déterminé à l’avance et confirme que le processus avait été conçu afin de justifier le résultat souhaité.

[47] La décision d’exclure neuf groupes de la participation économique des Autochtones a été prise avant le début du processus par lequel le ministère des Finances a tenté de justifier la décision. Il ressort clairement de la note d’information que neuf groupes ont été sélectionnés pour examen et qu’ils ont été exclus des réunions qui ont commencé en septembre 2023, et que des mesures ont été prises pour [traduction] « redéfinir [leurs] attentes ». En d’autres termes, la décision a été exécutée avant le moment où elle était censée devoir être prise. Aucune raison n’a été fournie pour justifier l’exclusion de ces neuf groupes, si ce n’est des déclarations vagues selon lesquelles seuls les groupes autochtones légitimes devaient être autorisés à participer ou que l’inclusion des demanderesses créerait [traduction] « des difficultés dans l’espace politique métis ».

[48] La manière dont la note d’information traite les arguments avancés par les neuf groupes en question renforce la conclusion selon laquelle le résultat avait été décidé à l’avance. Même si le ministère a résumé leurs conclusions, rien n’indique qu’il les a sérieusement prises en considération. Par exemple, on a pris acte de leurs préoccupations quant à la longueur du processus décisionnel de RCAAN, mais peu de réponses significatives ont été apportées.

[49] Par conséquent, la décision ne saurait être justifiée au regard des trois critères établis par le ministère des Finances, car ces critères ne sont pas ceux sur lesquels le ministère s’est fondé pour prendre sa décision. En conséquence, les motifs invoqués « ne font pas état d’une analyse rationnelle » (Vavilov, au paragraphe 103), ce qui suffit à rendre la décision déraisonnable. De plus, le fait que les critères ont été élaborés en fonction du résultat souhaité est une raison de plus de rejeter la distinction établie par l’avocat du Canada entre l’adoption des critères et leur application à un cas particulier. En l’espèce, tout indique que le résultat avait été décidé avant que les critères ne soient adoptés.

C. Le critère no 2 est déraisonnable

[50] Même s’il avait été appliqué de manière uniforme, le critère no 2 serait déraisonnable, car il n’est pas rationnellement lié à son objectif déclaré, qui est d’écarter les groupes autochtones illégitimes. Il exclut des groupes autochtones dont le caractère légitime ne saurait faire de doute.

[51] Il convient de supposer à tout le moins que les Premières Nations (ou les bandes au sens de la Loi sur les Indiens) sont des groupes autochtones légitimes. Toutefois, tel qu’il a été expliqué précédemment, les Premières Nations qui revendiquent des droits ancestraux ne sont pas toutes parvenues encore à en apporter une preuve complète. Certaines d’entre elles n’y parviendront peut-être jamais : voir, par exemple, Drew v Newfoundland and Labrador (Minister of Government Services and Lands), 2006 NLCA 53. Autrement dit, le fait d’être titulaire de droits ancestraux, sans parler de la nécessité d’en apporter une preuve complète, ne peut être une condition indispensable pour être considéré comme un groupe autochtone légitime.

[52] L’arrêt Nation haïda étaye cet argument. La Cour suprême a statué que certaines mesures, en l’occurrence l’obligation de consulter et d’accommoder, devaient être offertes aux groupes autochtones sans exiger d’eux une preuve complète de leurs droits ancestraux, estimant suffisante la présentation d’une preuve prima facie. On peut supposer que l’intention de la Cour suprême ici n’était pas de conférer des avantages à des groupes autochtones illégitimes. Un groupe autochtone ne peut donc pas être jugé illégitime simplement parce qu’il n’a présenté qu’une preuve prima facie de ses droits ancestraux, au lieu d’une preuve complète.

[53] La situation des demanderesses illustre encore davantage le caractère déraisonnable du critère no 2. C’est simplement parce qu’elles n’ont pas apporté une preuve complète de leurs droits que les demanderesses ont échoué le critère no 2 et ont implicitement été considérées comme des groupes illégitimes. Pourtant, à l’issue d’une analyse approfondie, le gouvernement du Canada a conclu que les deux groupes avaient fait valoir de manière crédible des droits reconnus à l’article 35 et qu’ils devaient être consultés au sujet du projet TMX. Il serait étonnant que le gouvernement conclue qu’un groupe illégitime a une revendication crédible, c’est-à-dire qu’il a présenté une preuve prima facie. Le même raisonnement s’applique en ce qui concerne l’Alberta, qui est parvenue à une conclusion semblable relativement aux Métis du Lac Ste-Anne et qui a accordé des droits spéciaux aux Aseniwuche Winewak compte tenu de leurs origines autochtones. En outre, jusqu’à tout récemment, les Métis du Lac Ste-Anne étaient affiliés à la Nation métisse de l’Alberta. S’ils avaient maintenu cette affiliation, le Canada aurait reconnu d’emblée leur droit d’exercer les droits prévus à l’article 35, et personne n’aurait laissé entendre qu’ils revendiquaient illégitimement leur identité autochtone.

[54] À l’audience, je n’ai obtenu aucune réponse à ma question de savoir si le Canada avait des raisons de croire que les Métis du Lac Ste-Anne et les Aseniwuche Winewak étaient des groupes autochtones illégitimes.

[55] Puisque le « processus de reconnaissance » de RCAAN est mal défini, nécessite énormément de temps et de ressources et semble relever de l’entière discrétion du gouvernement du Canada, il ne permet pas d’éviter la conclusion selon laquelle le critère no 2 est déraisonnable. Ce processus ne fournit aucune justification, car en fin de compte, nous ignorons toujours pourquoi les demanderesses ne sont pas reconnues.

[56] Ce que les demanderesses ont vécu démontre que le processus peut être qualifié, au mieux, d’obscur et, au pire, d’abscons. En 2018, le Canada a tenu avec les Aseniwuche Winewak, conformément au Cadre de RDAA, des discussions dont il s’est retiré avant de suggérer à ces derniers de déposer une « revendication spéciale ». Les Aseniwuche Winewak affirment qu’aucune ligne directrice ni aucun critère n’ont été publiés au sujet d’une telle « revendication spéciale », qu’aucun financement n’est disponible et que la durée du processus n’est pas clairement précisée. Les Métis du Lac Ste-Anne ont, quant à eux, présenté une demande de reconnaissance à RCAAN, mais n’ont jamais reçu de réponse.

[57] Le Canada n’a pas contredit ces affirmations, pas plus qu’il n’a fourni de preuve concernant son prétendu « processus fédéral de reconnaissance des droits ». En fait, la note d’information confirme que [traduction] « [l]a durée moyenne du processus mené par RCAAN peut être d’au moins cinq à dix ans, voire plus ». Il y est également indiqué ce qui suit :

[traduction]

Une certaine frustration a été exprimée quant au fait que le processus de RCAAN pour la reconnaissance des droits énoncés à l’article 35 est long et ne prévoit aucun financement, ce qui empêche en fait les groupes de participer au processus actuel du ministère des Finances, si les critères sont appliqués sans qu’une solution viable ou rapide ne leur soit proposée pour résoudre les difficultés qu’ils rencontrent actuellement [...] Il reviendra à RCAAN, en tant que responsable du gouvernement du Canada à cet égard, d’intervenir de manière appropriée.

[58] En fin de compte, il semble que le critère no 2 signifie simplement que RCAAN peut reconnaître qui il veut, à sa seule et entière discrétion. Comme il est indiqué dans la note d’information, il est peu probable que la position de RCAAN change pendant la durée du programme de participation économique des Autochtones. Un processus aussi arbitraire et tordu ne saurait servir raisonnablement de fondement à une décision.

[59] Bien entendu, le Canada n’est pas tenu d’accepter les revendications de tous les groupes qui s’auto-identifient comme étant autochtones. Cependant, selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, il doit justifier raisonnablement sa décision de ne pas reconnaître un groupe particulier. En l’espèce, aucune explication n’a été donnée pour justifier le traitement différent réservé à la Nation métisse de l’Alberta et à trois établissements métis, d’une part, et aux demanderesses, d’autre part, mis à part l’affirmation tautologique selon laquelle il s’agit là de la position de RCAAN.

D. Le processus était inéquitable au regard du critère no 3

[60] En outre, les deux demanderesses soutiennent que la ministre a manqué à son obligation d’équité procédurale en s’appuyant sur des préoccupations qu’elle a omis de leur exprimer pour conclure qu’elles ne répondaient pas au critère no 3. Je suis aussi de cet avis.

[61] Tel qu’il a été expliqué précédemment, dans le compte rendu signé de sa décision, la ministre fait référence aux critères nos 2 et 3 pour justifier l’exclusion des demanderesses. Le Canada soutient néanmoins que la décision n’était pas fondée sur le critère no 3. Il s’appuie sur une annexe du compte rendu de la décision dans laquelle il est indiqué que ce critère [traduction] « ne peut être évalué à partir des renseignements disponibles actuellement » en ce qui concerne les deux demanderesses. Je ne suis pas d’accord. Bien que la décision officielle doive être interprétée en tenant compte de cette annexe, il ressort clairement du libellé de la décision qu’un doute ou un « possible » chevauchement était jugé suffisant pour exclure les demanderesses. La décision, qui est en fait le document signé par la ministre, reposait sur le défaut de satisfaire aux critères nos 2 et 3. Un manquement à l’équité procédurale concernant le critère no 3 entache donc la décision.

[62] Le critère no 3 prévoit que, pour pouvoir prétendre à la participation économique des Autochtones, il ne faut pas « être membre d’une autre communauté autochtone admissible ni affilié à celui-ci ». Comme la note d’information l’expliquait, ce critère [traduction] « vise à éviter […] une double comptabilisation des effectifs des groupes autochtones ». Cette condition est aisément compréhensible, et les demanderesses reconnaissent qu’en principe, il s’agit d’une exigence raisonnable.

[63] Toutefois, le problème réside dans le fait que les demanderesses n’ont pas été informées des préoccupations particulières de la ministre concernant un possible chevauchement entre leurs effectifs et ceux d’autres groupes autochtones et qu’elles n’ont donc pas eu la possibilité de présenter des observations utiles. La ministre a notamment conclu qu’il existait une possibilité de chevauchement entre les effectifs des Aseniwuche Winewak et ceux de la Kelly Lake Métis Settlement Society. Rien dans le dossier ne donne à penser que les Aseniwuche Winewak auraient pu prévoir les préoccupations de la ministre à cet égard.

[64] Même lorsque l’étendue de l’obligation d’équité procédurale se situe à l’extrémité inférieure du continuum, le demandeur a le droit de connaître les arguments qu’il doit réfuter ou, en d’autres termes, d’être informé avec assez de précision des faits sur lesquels le décideur entend s’appuyer pour être en mesure de présenter des observations utiles : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 au paragraphe 56; Sexsmith c Canada (Procureur général), 2021 CAF 111 aux paragraphes 24 et 25. Cette exigence n’a pas été respectée en l’espèce.

[65] Cela est d’autant plus étonnant que les seules préoccupations de fond qui ressortent du dossier concernent le critère no 3 et, de façon plus générale, les questions d’appartenance. Les Aseniwuche Winewak ont déclaré que les principales préoccupations exprimées par le Canada pendant le processus de RDAA concernaient leurs effectifs et le fait que ceux-ci comptaient des conjoints non autochtones de descendants du groupe d’origine. En ce qui concerne les Métis du Lac Ste-Anne, la note d’information donne à penser que certains de leurs membres sont susceptibles d’appartenir également à la Nation métisse de l’Alberta. Malgré les neuf mois sur lesquels le processus de décision s’est échelonné entre la lettre initiale et la décision, personne n’a communiqué avec les demanderesses pour les informer de ces préoccupations et leur demander des éclaircissements, ce qui confirme d’ailleurs la conclusion selon laquelle l’issue du processus était prédéterminée.

E. Autres questions

[66] Les parties ont présenté des observations détaillées concernant un large éventail de questions. Je limiterai mon analyse à celles qui sont nécessaires pour trancher l’affaire. Plus particulièrement, comme l’affaire peut être tranchée suivant les principes de droit administratif énoncés précédemment, il n’est pas nécessaire d’examiner les prétentions des demanderesses concernant l’honneur de la Couronne.

[67] Comme l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision, je tiens néanmoins à formuler les remarques suivantes. Le Canada a insisté à plusieurs reprises pour dire que la participation économique des Autochtones n’était pas une mesure d’accommodement régie par le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Nation haïda. Il s’agirait plutôt d’autre chose, en l’occurrence d’une [traduction] « mesure de réconciliation économique » ou d’un [traduction] « avantage » régi par un tout autre cadre juridique. J’ai du mal à saisir cette distinction.

[68] Le Canada a peut-être raison lorsqu’il affirme que l’obligation de consulter et d’accommoder ne l’oblige pas à proposer à des groupes de bénéficier de la participation économique des Autochtones. Je m’abstiens d’exprimer quelque opinion que ce soit à ce sujet. Cependant, une fois que le Canada décide de faire une telle proposition, il est difficile de la considérer autrement que comme une « mesure d’accommodement », d’autant plus qu’elle ne s’adresse qu’aux groupes autochtones « identifiés sur la liste de consultation de la Couronne de 2019 », c’est-à-dire ceux qui sont touchés par le projet TMX. Si une mesure d’accommodement est offerte à certains groupes, et non à d’autres, le Canada devra justifier raisonnablement sa décision. On ne saurait éluder cette question en qualifiant la mesure de [traduction] « mesure de réconciliation économique » ou [traduction] d’« avantage ».

F. Mesure de réparation

[69] Les deux demanderesses me demandent de renvoyer l’affaire à la ministre et de formuler des directives quant à la décision à rendre. Plus particulièrement, les Métis du Lac Ste-Anne me demandent, en réalité, de les déclarer admissibles à la participation économique des Autochtones.

[70] Lorsqu’une décision est déraisonnable, la réparation habituelle consiste à renvoyer l’affaire au décideur pour nouvel examen : Vavilov, aux paragraphes 139 à 142. Je ne suis pas convaincu que l’issue du processus soit inévitable, principalement compte tenu du fait que la ministre n’a pas expliqué de manière crédible les raisons qui ont motivé sa décision. Je ne pense pas qu’il soit approprié de donner des directives précises à la ministre. Bien entendu, celle-ci « doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 au paragraphe 25.

III. Dispositif

[71] Pour les motifs qui ont été exposés, les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. Les décisions de la ministre sont annulées et les affaires sont renvoyées à la ministre pour nouvelle décision.

[72] Les parties ont demandé qu’on leur donne la possibilité de différer la présentation de leurs observations concernant la question des dépens. En conséquence, je vais reporter ma décision sur cette question.


JUGEMENT dans les dossiers T-2508-23 et T-1988-24

LA COUR ORDONNE :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.
  2. La décision du 24 mai 2024 par laquelle la ministre des Finances a refusé de permettre aux demanderesses de participer au processus leur permettant de bénéficier des avantages économiques de l’oléoduc Trans Mountainest annulée.
  3. L’affaire est renvoyée à la ministre des Finances pour réexamen.
  4. Les demanderesses devront déposer et signifier leurs observations sur les dépens d’une longueur maximale de dix pages dans les 30 jours du présent jugement.
  5. La défenderesse devra déposer et signifier ses observations en réponse sur les dépens d’une longueur maximale de dix pages dans les 15 jours de la signification, par les demanderesses, de leurs observations.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-2508-23

 

INTITULÉ :

LAC STE. ANNE MÉTIS COMMUNITY ASSOCIATION c LA MINISTRE DES FINANCES

 

ET DOSSIER :

T-1988-24

 

INTITULÉ :

ASENIWUCHE WINEWAK NATION OF CANADA, A FELLOWSHIP OF ABORIGINAL PEOPLE ON BEHALF OF THE ASENIWUCHE WINEWAK NATION c LA VICE-PREMIÈRE MINISTRE ET MINISTRE DES FINANCES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 19 et 20 mars 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2025

COMPARUTIONS :

Keltie Lambert

 

POUR LA DEMANDERESSE, LAC STE. ANNE MÉTIS COMMUNITY ASSOCIATION

 

Jeff Langlois

Jason M. Harman

 

POUR LA DEMANDERESSE, ASENIWUCHE WINEWAK NATION

 

Paul Shenher

Cameron Regehr

Katherine Starks

Darren Grunau

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Witten LLP

Avocats et procureurs

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE, LAC STE. ANNE MÉTIS COMMUNITY ASSOCIATION

 

JFK Law LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE, ASENIWUCHE WINEWAK NATION

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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