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Date : 20250516


Dossier : IMM-15241-23

Référence : 2025 CF 895

Ottawa (Ontario), le 16 mai 2025

En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

MARC-JAMESON BRUTUS

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉ

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] d’une décision rendue par la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, en date du 16 novembre 2023. Dans cette décision, la SAI a accordé un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le défendeur qui est interdit de territoire pour grande criminalité.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAI n’est pas raisonnable et accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[3] Le défendeur, Marc-Jameson Brutus [défendeur], est un citoyen d’Haïti. Il a immigré au Canada avec son père ainsi que ses deux frères. En 2012, à l’âge de quinze ans, il a obtenu la résidence permanente au Canada.

[4] Le 10 août 2018, le défendeur a été déclaré coupable de l’infraction d’extorsion décrite à l’article 346 (1) du Code criminel canadien [C. Cr.] et passible de l’emprisonnement à perpétuité selon l’article 346(1.1) b) du C. Cr. Cette condamnation est en lien avec d’autres infractions pour lesquelles le défendeur a été déclaré coupable et qu’il a commises le 15 juillet 2016, le 22 juin 2017 et le 27 mai 2018. Il s’agit des infractions d’entrave à un agent de la paix décrite à l’article 129a) du C. Cr. et de bris de conditions décrit à l’article 145(3) du C. Cr. Le défendeur s’est vu infliger plusieurs peines, la plus longue étant une période de probation de deux ans.

[5] Le 16 mars 2023, le défendeur a été déclaré interdit de territoire par la Section de l’Immigration le 16 mars 2023, et une mesure d’expulsion a été émise à son endroit pour grande criminalité, plus précisément d’extorsion. Le défendeur a fait appel de la mesure d’expulsion devant la SAI. Il n’a pas contesté que la mesure d’expulsion est juridiquement valide, invoquant plutôt des motifs d’ordre humanitaire [MOH] justifiant la prise de mesures spéciales.

[6] En appel, la SAI a émis un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion pour une période de trois ans en concluant à l’existence de MOH justifiant la prise de mesures spéciales, cette décision de la SAI fait l’objet du présent contrôle judiciaire. La SAI a décidé que le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion soit assorti de conditions qui devront rester en place jusqu’à ce que la SAI réexamine l’affaire. Le défendeur devra ainsi informer l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] et la SAI avant de changer d’adresse et les aviser d’un changement de numéro de téléphone, transmettre à l’ASFC une copie de son passeport ou s’il n’en a pas, remplir et en transmettre une copie de sa demande à l’ASFC. Le défendeur devra aussi s’assurer que son passeport soit valide pendant le sursis.

III. Décision en contrôle judiciaire

[7] Dans ses motifs, la SAI a expliqué que la criminalité de M. Brutus est grave, qu’elle démontre une escalade rapide du passage à l’acte, que les remords en fonction des crimes commis existent et que le potentiel de réhabilitation est faible. La SAI a conclu que la présence familiale au Canada de père du défendeur et ses deux frères est retenue en faveur de la prise de mesures spéciales. La SAI a également conclu que les bouleversements que le renvoi occasionnerait à la famille au Canada et en cas de renvoi dans le pays d’origine sont présents.

[8] La SAI a énoncé que pour évaluer les MOH afin d’accorder un sursis, elle doit tenir compte des facteurs non exhaustifs établis par la jurisprudence dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no4 (QL) au paragraphe 14. Dans son évaluation de la situation du défendeur, la SAI a examiné les facteurs qui suivent.

[9] Dans un premier temps, la SAI a indiqué que les circonstances et l’infraction pour laquelle le défendeur a été déclaré coupable et qui a mené à la mesure de renvoi sont graves. Pour l’extorsion, il s’est vu imposer comme sentence une ordonnance de probation d’une durée de deux ans (du 10 août 2018 au 10 août 2020). Pour la SAI, cette infraction montre une escalade rapide du besoin de passer à l’acte, et établit le tempérament violent du défendeur. La SAI a conclu que la gravité de l’infraction commise ayant mené à l’établissement du rapport d’interdiction de territoire ne milite pas en faveur de la prise de mesures spéciales en faveur du défendeur.

[10] Dans sa décision, la SAI a indiqué que la preuve au dossier démontre que de 2018 à 2023, le défendeur a eu des démêlés avec la justice et qu’il a été accusé de plusieurs autres actes criminels dont il a été acquitté en avril 2023 et énumère les suivants :

  • Agression armée le 25 janvier 2015

  • Agression armée le 24 juin 2021

  • Voies de fait le 24 juin 2021

  • Proférer des menaces le 24 juin 2021

  • Voies de fait le 1 juin 2021

  • Agression armée le 1 juin 2021

  • Agression armée avec lésions le 1 juin 2021

  • Séquestration le 1 juin 2021

  • Méfait le 1 juin 2021

  • Voies de fait/séquestration/harcèlement/méfait le 1 février 2023.

[11] Dans un deuxième temps, la SAI a notamment noté que le défendeur a mentionné certains remords concernant l’infraction rapportable et qu'il a témoigné avoir été sous l’influence de comparses qu’il voulait impressionner, qu’il assume toute la responsabilité de ses actes, qu’il a déclaré avoir mal agi et dérangé sa famille par son comportement. La SAI a dit prendre en considération le rapport L-44(1) rédigé en 2020 dans lequel l’agent de l’ASFC a noté que le défendeur s’est excusé des inconvénients apportés et qu’il a souhaité un pardon, mais qu’en aucun cas il n’a mentionné les victimes, il n’a pas dit regretter et reconnaître que ses gestes étaient illégaux. La SAI a conclu que les nombreuses infractions criminelles qu’il a commises de 2015 à 2018 démontrent que le défendeur a beaucoup de travail à faire afin de démontrer une possibilité de réadaptation, mais que quoi qu’il en soit, ces facteurs militent en faveur de la prise de mesures spéciales.

[12] Dans un troisième temps, la SAI a conclu que l’établissement du défendeur au Canada milite en faveur de l’adoption de mesures spéciales. Selon la SAI, la preuve au dossier démontre que depuis 2015, il a occupé plusieurs emplois qui lui ont permis de soumettre des déclarations d’impôts, qu’en septembre 2022, il a acquis une franchise dans le domaine dans la restauration et ce, jusqu’en 2023 et qu’au moment de l’audience, il travaillait à temps plein. La SAI a déterminé que le défendeur démontre une certaine stabilité financière depuis 2019 et ne dépend pas de l’aide sociale.

[13] Dans un quatrième temps, la SAI a conclu que la famille immédiate du défendeur serait négativement affectée s’il devait quitter le Canada. Pour la SAI, il s’agit d’un facteur qui milite en faveur de la prise de mesures spéciales en faveur du demandeur. Le demandeur a indiqué qu’il habite avec ses deux frères plus jeunes et qu’il paye l’électricité et l’internet et contribue au paiement du loyer.

[14] Dans un quatrième temps, la SAI a conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant ne milite pas en faveur de la prise de mesures spéciales. La SAI a pris en compte le témoignage d’une femme avec qui le défendeur a été en relation et avec qui il a cohabité. Cette dernière a témoigné à l’audience être enceinte de 23 semaines et que le couple ne vit plus ensemble.

[15] Dans un cinquièmement temps, la SAI a conclu que le défendeur vivrait des difficultés et des bouleversements s’il perdait son statut de résident permanent. La SAI a tenu compte du fait qu’il est arrivé au Canada d’Haïti alors qu’il avait 15 ans, qu’il en a maintenant 27 ans, qu’il n’y est jamais retourné et qu’il vit au Canada avec son père et ses deux frères et qu’il travaille. La SAI a pris en considération que la mère du défendeur demeure en Haïti, qu’il est toujours en contact avec elle et qu’elle dépend financièrement de lui. Selon la SAI, le défendeur devra refaire sa vie à Haïti où la vie est dure et recommencer à zéro et aura des problèmes à s’y trouver un emploi.

IV. Questions en litige

[16] Les questions en litige sont les suivants :

  1. Est-ce que la décision de la SAI d’accueillir l’appel du défendeur en octroyant un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure de renvoi est raisonnable?

  2. Le demandeur a-t-il été privé de l'équité procédurale?

V. Norme de contrôle

A. La norme de contrôle pour la décision raisonnable

[17] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[18] La Cour suprême a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique pour le contrôle judiciaire d’une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]). Aucune des situations justifiant le renversement de cette présomption ne se présente dans le cadre du présent contrôle judiciaire (Vavilov aux paras 25, 33, 53; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27). Il faut ainsi déterminer si les Décisions sont « fondée[s] sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

[19] Le rôle de la Cour est simplement de déterminer, à la lumière de la preuve et des arguments qui ont été présentés devant le décideur principal, si sa décision est raisonnable (Paquin c Canada (Procureur général), 2024 CF 1430 au para 3).

[20] Le ministre a le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de la décision, à cet effet, il doit convaincre la Cour que la décision souffre « de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). D’ailleurs, lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de soupeser la preuve à nouveau pour arriver à une autre décision (Vavilov au para 125).

B. La norme de contrôle pour l’équité procédurale

[21] Les allégations de manquement à l'équité procédurale sont examinées par la Cour d'une manière qui s'apparente à l'application de la norme de contrôle de la décision correcte (Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1297 au para 19).

[22] La cour de révision doit procéder à sa propre analyse pour déterminer si le processus suivi par le décideur était équitable, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes, y compris celles décrites dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 21-28, Chemins de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

VI. Dispositions pertinentes

[23] Après enquête, la Section de l’immigration peut constater une interdiction de territoire et émettre une mesure d’expulsion à l’encontre d’un résident permanent conformément à l’article 45d) de la LIPR.

[24] L’article 63(3) LIPR prévoit un droit d’appel d’une mesure de renvoi:

63(3) A permanent resident or a protected person may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision at an examination or admissibility hearing to make a removal order against them.

63(3) Le résident permanent ou la personne protégée peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise au contrôle ou à l’enquête.

[25] L’article 66 de la LIPR régit les pouvoirs de la SAI en ce qui concerne l’appel :

66 After considering the appeal of a decision, the Immigration Appeal Division shall

(a) allow the appeal in accordance with section 67;

(b) stay the removal order in accordance with section 68; or

(c) dismiss the appeal in accordance with section 69.

66 Il est statué sur l’appel comme il suit :

a) il y fait droit conformément à l’article 67;

b) il est sursis à la mesure de renvoi conformément à l’article 68;

c) il est rejeté conformément à l’article 69.

[26] L’article 67 de la LIPR établit les motifs pour lesquels un appel peut être accueilli :

Appeal allowed

67 (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of

(a) the decision appealed is wrong in law or fact or mixed law and fact;

(b) a principle of natural justice has not been observed; or

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

Fondement de l’appel

67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

b) il y a eu manquement à un principe de justice naturelle;

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

[27] L’article 68 de la LIPR précise les circonstances d’un sursis à la mesure de renvoi :

68 (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

68 (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

VII. Observations des parties

A. Observations du demandeur

(1) Manquement à l’équité procédurale

[28] Le demandeur prétend que la SAI a violé l’équité procédurale en omettant d’aviser les parties qu’un sursis de la mesure de renvoi était envisagé parce qu’avant de rendre sa décision, la SAI n’a jamais soulevé la possibilité d’émettre un sursis à la mesure de renvoi.

[29] Selon le demandeur, le défaut de la SAI de donner un avis sur de l’éventualité d’un sursis viole le principe de l’équité procédurale parce qu’il n’a pu soumettre d’arguments à ce sujet et l’a ainsi privé de son droit d’être entendu (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Palumbo, 2007 CF 1047, au para 6 et Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Charabi, 2006 CF 996, au para 20).

(2) Raisonnabilité de la Décision

[30] Le demandeur soutient que la SAI n’a pas pris en compte toute la preuve présentée et qu’elle ne fournit aucune explication adéquate pour justifier sa conclusion. Il fait valoir que la SAI s’est montrée silencieuse sur le rapport d’événement de la police daté 1er février 2023 déposée en preuve. Ce rapport fait état de voies de fait, de séquestration, de harcèlement et méfait commis par le défendeur sur son ex-conjointe et future mère de son enfant à naître lors d’un épisode de violence. Selon le demandeur, ignorer ces faits vicie la décision de la SAI et la rend déraisonnable puisqu’ils ont un impact sur les critères applicables, sur la possibilité de réadaptation et de remords du défendeur, sur les facteurs humanitaires dans leur ensemble et donc sur sa conclusion. Le demandeur cite l’extrait suivant de la décision Naqvi v Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2024 FC 144, au paragraphe8 [Naqvi]: “This Court cannot ignore intimate partner violence, which is profoundly unequal in its instantiation and chillingly destructive in its application. It is a by-product of a violent, misogynistic, and demeaning history.”

[31] Le demandeur fait également valoir que la décision de la SAI n’est pas cohérente ni intelligible parce que malgré tous les éléments négatifs concernant l’historique criminel et la réadaptation du défendeur qu’elle a énumérés, elle a tout de même conclu que ces facteurs militent en faveur de la prise de mesures spéciales en faveur du demandeur. Le demandeur souligne comme éléments négatifs notamment que la SAI a déterminé que l’infraction criminelle à l’origine de l’interdiction de territoire est grave et le constat que le défendeur a beaucoup de travail à faire afin de démontrer la possibilité de réadaptation. Le demandeur souligne qu’alors que la preuve démontre que le défendeur a été reconnu coupable de plusieurs bris de conditions par le passé, et qu’il ne prend pas sa responsabilité pour ces bris, préférant rendre les policiers responsables.

[32] Le demandeur reproche également à la SAI le fait d’avoir émis des conditions au sursis à la mesure de renvoi alors que le défendeur a été reconnu coupable de plusieurs non-respects des conditions par le passé, et qu’il ne prend pas la responsabilité de ceux-ci. Le demandeur soutient que la SAI n’explique pas dans sa décision pourquoi le défendeur respecterait les conditions du sursis au renvoi alors qu’il n’a pas respecté les conditions imposées par la Cour au criminel. Pour le demandeur cela a pour effet de rendre la décision de la SAI irrationnelle et incohérente.

B. Observations du défendeur

[33] Le défendeur n’a pas soumis de mémoire. Il a toutefois souligné à l’audience devant cette Cour que la décision de la SAI est raisonnable et que le demandeur avait tort de la contester.

VIII. Analyse

A. La SAI n’a pas manqué à l’équité procédurale

[34] Je ne souscris pas à l’argumentaire du demandeur voulant que la SAI n’ait pas soulevé la possibilité d’émettre un sursis à la mesure de renvoi avant de rendre sa décision. Selon moi, le ministre n’a pas été privé du droit d’être entendu. Lorsque le défendeur a fait appel de la mesure d’expulsion devant la SAI, il a invoqué des MOH justifiant la prise de mesures spéciales. Le ministre était donc en mesure de savoir que la SAI pouvait émettre un sursis à la mesure de renvoi. La SAI n’a pas par conséquent commis une erreur violant l’équité procédurale.

B. La décision de la SAI est déraisonnable

[35] Je suis d’accord avec le demandeur, car, à mon avis, la décision de la SAI n’est pas raisonnable parce qu’elle a omis de prendre en compte toute la preuve au dossier. J’estime que la SAI a ignoré les agissements du défendeur envers son ex-conjointe tels qu’ils sont rapportés dans le rapport de police en preuve dans le dossier qui se trouvait devant elle. Je suis d’avis qu’il s’agit là de faits qui peuvent potentiellement avoir un impact sur l’évaluation des critères applicables dans l’évaluation des facteurs humanitaires par la SAI (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, au para 73). Ces faits ont conséquemment potentiellement un impact sur l’adoption de mesures spéciales au profit du défendeur et donc de lui accorder ou non un sursis. J’en arrive à cette conclusion en ayant pris en considération les éléments suivants.

[36] D’abord, la présomption de départ est que toute la preuve a été considérée par la SAI (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL) au para 1), et que la cour n’est pas obligée de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif de son raisonnement qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Qui plus est, la barre est haute pour déterminer que la preuve a été ignorée (Canada (Attorney General) c Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161).

[37] Ensuite, comme l’ont souligné le juge Gascon et le juge Brown de notre Cour dans les affaires Semana v Canada (Citizenship and Immigration), 2016 FC 1082, au paragraphe 15 et Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904, au paragraphe 24, il est fondamental de réaffirmer que les exemptions pour MOH sont exceptionnelles et représentent un recours discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, au para 15), et que, par conséquent, elles ne devraient être réservées qu’à des cas exceptionnels pour ne pas constituer un « volet d’immigration distinct ou un mécanisme d’appel » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909, 2015 CSC 61, au para 90); Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Nizami, 2016 CF 1177, au para 16 [Nizami]).

[38] De plus, si la Cour estime que la criminalité est rarement un MOH favorable, elle ne constitue toutefois pas un empêchement absolu à la prise de mesures spéciales et compte parmi les facteurs à prendre en considération dans l’ensemble des circonstances (Nizami).

[39] Je note que selon la preuve au dossier, l’ancienne conjointe du défendeur a, dans un premier temps, porté plainte contre lui pour des actes de violence conjugale pour ensuite la retirer. Néanmoins, dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Solmaz, 2020 CAF 126 [Solmaz], la Cour d’appel fédérale a déterminé que dans les limites fixées par l’arrêt Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2007] 3 RCF 198, la SAI peut considérer les faits qui sous-tendent des allégations criminelles pour lesquelles l’individu interdit de territoire n’a pas été condamné, lorsqu’elle exerce sa discrétion en vertu de l’alinéa 67(1)c) et du paragraphe 68(1) de la LIPR (Solmaz aux para 92 et 114). Les limites sont les suivantes :

  1. Les faits qui sous-tendent des allégations criminelles pour lesquelles l’individu interdit de territoire n’a pas été condamné ne doivent pas servir, à eux seuls, à établir la criminalité de la personne interdite de territoire;

  2. Ils doivent reposer sur des éléments crédibles et dignes de foi et être portés à l’attention de la personne visée qui doit se voir offrir la possibilité d’y répondre; et

  3. Les conclusions que le décideur en tire doivent être le fruit d’un examen indépendant de sa part et non du simple fait que des accusations ont été portées contre cette personne.

[40] Cela dit, en l’espèce, la SAI ne fait aucunement mention dans sa décision du rapport d’événement de la police daté du 1er février 2023 pour voie de fait, séquestration, harcèlement et méfait. Il s’agirait d’agissements qui selon les déclarations de l’ancienne conjointe du défendeur lui auraient fait subir. La SAI n’a pas donc pas examiné ces faits.

[41] Rappelons que notre Cour a récemment décidé ce qui suit dans l’affaire Naqvi au paragraphe 8 « This Court cannot ignore intimate partner violence, which is profoundly unequal in its instantiation and chillingly destructive in its application. It is a by-product of a violent, misogynistic, and demeaning history. »

[42] En l’occurrence, le rapport d’événement rapporte la commission de plusieurs actes qui seraient produits lors de plusieurs épisodes différents de violence échelonnés sur une période allant de 2021 à 2023. On y rapporte notamment les agissements suivants : des gifles; des voies de fait y compris des coups de poing au ventre, au dos, au visage et à la tête, des tentatives d’étranglement, notamment lorsque que son ex-conjointe était enceinte, séquestrations, empoignade par les cheveux et la gorge en la traînant, maintenir la tête de sa victime sous l’eau du bain, menaces et insultes. Le rapport indique également que le défendeur aurait fouetté et ligoté son ex-conjointe et qu’après chaque événement de violence, le défendeur se serait excusé et plaidé.

[43] Je suis d’accord avec le demandeur que cette preuve est susceptible d’avoir un impact sur la possibilité de réadaptation et de remords du défendeur ainsi que sur les facteurs humanitaires dans leur ensemble qui doivent être appréciés par la SAI. Pourtant, la SAI ne mentionne aucunement ces gestes dans sa décision. Je trouve aussi que si la SAI était d’avis que les agissements du défendeur envers son ex-conjointe militaient envers la prise d’une mesure spéciale, elle se devait de clairement le mentionner et expliquer pourquoi, ou encore expliquer pour quels motifs elle n’a pas retenu les agissements du défendeur mentionnés dans la preuve qui se trouvait devant elle.

[44] À mon avis, la SAI a ainsi omis de tenir raisonnablement compte d’éléments de preuve importants qui sont potentiellement contraires à sa conclusion voulant que le défendeur soit sur la bonne voie de la réhabilitation. Il s’agit pourtant d’un facteur qui a pesé lourd dans la balance pour émettre en sa faveur un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le défendeur qui est interdit de territoire pour grande criminalité. La décision de la SAI manque donc de cohérence et d’intelligibilité.

[45] Quant aux mesures prises par la SAI pour contrebalancer le risque de récidive, la LIPR confère à la SAI la compétence et la discrétion d’imposer les conditions qu’elle juge nécessaires pour protéger la société canadienne (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Slimani, 2019 CF 39).

IX. Conclusion

[46] J’accueille la demande de contrôle judiciaire du Ministre puisque la décision de la SAI est déraisonnable. L’affaire doit être renvoyée à la SAI pour nouvel examen devant un commissaire différent.

[47] Il n'y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-15241-23

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. L’affaire doit être à la SAI pour un nouvel examen devant un commissaire différent.

  3. Il n'y a aucune question à certifier.

« L. Saint-Fleur »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-15241-23

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET LA PROTECTION CIVILE c MARC-JAMESON BRUTUS

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 FÉVRIER 2025

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE SAINT-FLEUR

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MAI 2025

COMPARUTION :

Me Sherry Rafai Far

Pour le demandeur

AVOCAT INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

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