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Date : 20250529

Dossier : T-777-23

Référence : 2025 CF 968

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 mai 2025

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

SHOPIFY INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

Table des matières

I. Aperçu 3

II. Contexte 8

III. Question en litige 14

IV. Analyse 15

A. Autorisation judiciaire d’une demande péremptoire visant des personnes non désignées nommément : principes généraux 15

1) Condition relative au groupe « identifiable » 21

2) Vérification du respect de la LIR 38

3) Exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel 43

B. Statut de la Convention en droit interne 53

1) Statut des traités internationaux en droit interne : principes généraux 53

2) Argument du ministre : la Convention a force de loi au Canada 67

a) Le texte ou le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3) 67

b) Le contexte plus large du paragraphe 231.2(3) 68

c) L’objet et le but du paragraphe 231.2(3) 75

d) Les considérations supplémentaires 77

3) Argument de Shopify : la Convention n’a pas force de loi au Canada 81

a) Le texte ou le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3) 82

b) Le contexte plus large du paragraphe 231.2(3) 83

i. La Convention n’écarte pas la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) 83

ii. Le ministre fait une interprétation erronée du paragraphe 21(3) de la Convention 84

iii. Le ministre fait fi du paragraphe 21(2) de la Convention 87

iv. Les autres dispositions de la LIR n’élargissent pas le pouvoir du ministre 91

c) L’objet et le but du paragraphe 231.2(3) 94

d) Les considérations supplémentaires 95

4) Analyse : La Convention n’a pas été incorporée au paragraphe 231.2(3) de la LIR 99

a) Le texte ou le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3) 99

b) Le contexte plus large du paragraphe 231.2(3) 105

i. Point préliminaire : Déterminer le fond du différend 105

ii. La Convention n’a pas été incorporée au droit interne 112

(1) Les demandes péremptoires comme pouvoir dont dispose l’État pour obtenir les renseignements demandés au sens de la Convention 117

(2) Le paragraphe 21(3) et la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national prévue à l’alinéa 231.2(3)b) 119

(3) L’article 27 de la Convention de Vienne et le recours au droit interne 123

(4) Les modifications apportées au régime de protection des renseignements personnels de la LIR et l’échange de renseignements en vertu de la Convention 126

(5) Les déclarations ou les réserves au moment de ratifier la Convention 128

iii. La présomption de conformité 129

iv. Autres dispositions de la LIR et le projet de modification 134

c) L’objet et l’esprit du paragraphe 231.2(3) 136

d) Conclusion 142

C. La condition relative au groupe « identifiable » 144

1) Argument du ministre : le groupe cible est « identifiable » 144

2) Argument de Shopify : le groupe cible n’est pas « identifiable » 147

a) Le ministre n’a fourni aucune preuve de l’existence d’un groupe « identifiable » 147

b) La définition donnée par le ministre au terme « marchands » est inapplicable 149

c) Le groupe cible est vaste et a une portée excessive 149

3) Analyse : le groupe cible est « identifiable » 150

D. L’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel 159

1) Argument du ministre : il est dans l’intérêt de la justice d’autoriser le projet de demande péremptoire 160

2) Argument de Shopify : le projet de demande péremptoire est irréalisable et disproportionné 162

a) Le pouvoir discrétionnaire des juges existe pour empêcher les recherches à l’aveuglette 162

b) Shopify n’est pas en mesure de respecter le délai fixé par le ministre 162

c) Il est impossible pour Shopify de se conformer à la demande péremptoire présentée pour l’Australie 164

d) Les lois étrangères s’appliquent aux données détenues par les entités étrangères de Shopify 165

3) Analyse : la preuve milite en faveur de l’autorisation du projet de demande péremptoire 166

a) La proportionnalité et la faisabilité du projet de demande péremptoire 166

b) Lois internationales en matière de protection des renseignements personnels 170

c) Renseignements non disponibles 173

E. Le Rapport spécial du Commissariat à la protection de la vie privée 175

V. Dépens 176

VI. Conclusion 183

 

I. Aperçu

[1] Le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp) [la LIR ou la Loi], et le paragraphe 289(1) de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E-15 [la LTA], permettent au ministre du Revenu national [le ministre] ou à l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] d’obtenir d’une personne tout renseignement ou document pour l’application ou l’exécution de la LIR et de la partie IX (« Taxe sur les produits et services ») de la LTA, ou pour l’application ou l’exécution d’un « accord international désigné ». Les demandes de renseignements présentées en vertu de ces dispositions sont appelées « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément », puisque le ministre connaît et nomme les personnes qu’il cible.

[2] En vertu du paragraphe 231.2(3) de la LIR et du paragraphe 289(3) correspondant de la LTA, le ministre peut exiger la fourniture de renseignements et la production de documents d’autres personnes. Ces demandes, au lieu de viser des personnes connues du ministre comme celles présentées en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR ou du paragraphe 289(1) de la LTA, concernent un groupe « identifiable » de « personnes non désignées nommément ». C’est ce qu’on appelle une « demande péremptoire visant des personnes non désignées nommément » [ci-après, demande péremptoire], puisque le ministre cible des personnes qui lui sont encore inconnues. Contrairement aux « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément » effectuées en vertu des paragraphes 231.2(1) de la LIR et 289(1) de la LTA, le ministre n’a pas le pouvoir unilatéral d’exiger des renseignements dans le cadre d’une demande péremptoire. Il doit préalablement obtenir l’autorisation de la Cour, conformément aux paragraphes 231.2(3) de la LIR ou 289(3) de la LTA.

[3] La Cour n’autorisera la demande péremptoire que si les conditions préalables énoncées aux paragraphes 231.2(3) de la LIR ou 289(3) de la LTA sont remplies, c’est-à-dire a) la personne ou le groupe de personnes dont les renseignements sont demandés est « identifiable »; et b) la demande a pour but de « vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par [la LIR ou la partie IX de la LTA] ». Toutefois, même si ces conditions préalables sont remplies, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel pour refuser l’autorisation ou imposer « les conditions [qu’elle] estime indiquées » dans les circonstances (Canada (Revenu national) c Derakhshani, 2009 CAF 190, au para 19 [Derakhshani]; Canada (Revenu national) c Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50, aux para 23, 30 [RBCLIC]; Rona Inc c Canada (Revenu national), 2017 CAF 118, au para 7 [Rona CAF], autorisation de pourvoi à la CSC refusée le 1er février 2018, n 37606; Roofmart Ontario Inc c Canada (Revenu national), 2020 CAF 85, au para 56 [Roofmart]).

[4] Dans la présente requête, la Cour doit déterminer si une demande péremptoire peut être autorisée quand le ministre ne cherche pas à vérifier le respect de quelque devoir ou obligation prévu par la LIR ou la partie IX de la LTA, mais plutôt à transférer des renseignements à un pays étranger au titre d’un traité international. Pour répondre à cette question, la Cour se penche sur la façon dont les traités internationaux ayant force obligatoire deviennent exécutoires en droit interne canadien et sur le fondement doctrinal de l’approche dualiste du Canada en matière de droit international.

[5] À la demande de l’Australian Taxation Office (le bureau de l’impôt de l’Australie) [l’ATO], le ministre sollicite l’autorisation d’envoyer la demande péremptoire à Shopify Inc. [Shopify ou la défenderesse]. L’ATO présente cette demande en vertu de la Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, 25 janvier 1988 (dans sa version modifiée le 27 mai 2010), STE 1988 n 127 (entrée en vigueur le 1er juin 2011, adhésion du Canada le 21 novembre 2013) [la Convention]. Il s’agit d’un traité fiscal multilatéral auquel le Canada et l’Australie sont parties.

[6] La Convention est un « accord international désigné » incorporé aux paragraphes 231.2(1) de la LIR et 289(1) de la LTA. Ces dispositions régissent les « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément », qui ne nécessitent pas d’autorisation judiciaire. En l’espèce, il faut déterminer si les paragraphes 231.2(3) de la LIR et 289(3) de la LTA, qui régissent l’autorisation judiciaire des demandes péremptoires, incorporent également la Convention en tant qu’« accord international désigné », bien que le libellé de ces dispositions ne mentionne pas spécifiquement les « accords internationaux désignés ». Bien que les présents motifs fassent principalement référence à la LIR, ils s’appliquent également aux dispositions équivalentes de la LTA (Roofmart, aux para 1-2).

[7] Le ministre soutient que la demande péremptoire remplit les conditions préalables énoncées au paragraphe 231.2(3). Pour la première condition préalable, le ministre affirme avoir visé un groupe de « marchands » Shopify qui sont « identifiables » par leur pays de résidence et leur utilisation de la plateforme Shopify. Pour la deuxième, le ministre fait valoir que l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR, interprété correctement, englobe les « accords internationaux désignés » (comme c’est le cas pour les « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément »). Le fait que les renseignements ne présentent aucun intérêt pour le ministre dans le cadre national ne constitue pas un motif de refus aux termes de la Convention, laquelle peut être interprétée d’une manière qui s’harmonise avec le régime de demande générale de renseignements de la LIR.

[8] Shopify conteste ces affirmations au motif que le groupe cible est trop large et défini de manière incohérente, et que la Convention n’a pas d’effet en droit interne en ce qui concerne les demandes péremptoires. Elle demande donc le rejet de la requête du ministre.

[9] Pour les motifs qui suivent, la Cour ne peut autoriser le projet de demande péremptoire du ministre. Bien que la Convention soit un instrument de droit international qui lie le Canada et s’applique aux « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément » effectuées en vertu du paragraphe 231.2(1) parce qu’elle constitue un « accord international désigné », elle n’a pas d’effet en droit interne en ce qui concerne la condition préalable à l’autorisation des demandes péremptoires énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR. Comme il s’agit d’une question préliminaire, il est inutile de déterminer si le groupe cible satisfait à la condition préalable énoncée à l’alinéa 231.2(3)a) de la LIR et d’établir comment la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire dans les circonstances.

[10] Toutefois, par souci d’exhaustivité et parce que le ministre a indiqué que sa requête constituerait une cause type pour les requêtes futures présentées au nom d’autorités fiscales étrangères, j’analyserai ces deux autres questions.

[11] Ainsi, je suis convaincu, sur la foi d’une dénonciation faite sous serment, que le ministre a défini un groupe « identifiable » dans la présente requête. De plus, si la condition préalable énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) avait été remplie, dans les circonstances, il aurait été dans l’intérêt de la justice d’accueillir la requête du ministre. C’est ce qui ressort de la preuve en l’espèce.

[12] La présente requête s’inscrit dans le contexte d’une demande péremptoire connexe, mais distincte [T-778-23], laquelle implique les mêmes parties et une demande semblable. Bien que les deux demandes aient été entendues ensemble et qu’il y ait un certain chevauchement entre les questions soulevées et les arguments avancés, elles sont sensiblement distinctes. Le groupe cible dans l’affaire T-778-23 diffère de celui en l’espèce, et l’ATO n’est pas impliquée. La requête présentée dans l’affaire T-778-23 ne concerne que des questions de droit interne, à l’instar d’autres requêtes en autorisation de demande péremptoire dont la Cour a été saisie auparavant (voir, p. ex., Canada (Revenu national) c Hydro-Québec, 2018 CF 622 [Hydro-Québec no 1]; Canada (Revenu national) c Banque Royale du Canada, 2021 CF 830 [BRC]; Canada (Revenu national) c Bambora Inc, 2023 CF 980 [Bambora]). La présente requête se distingue de la jurisprudence antérieure de la Cour en matière de demandes péremptoires par sa dimension internationale.

II. Contexte

[13] La société canadienne Shopify est une plateforme de logiciel-service par abonnement qui permet de créer et de gérer des boutiques indépendantes dans de multiples points de vente numériques et physiques, y compris des entreprises en ligne. Par la popularité de ses différents services, Shopify est devenu l’un des plus grands fournisseurs d’infrastructures de commerce électronique.

[14] Shopify offre à ses utilisateurs un logiciel dit neutre. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une place de marché électronique, mais plutôt d’un système d’arrière-boutique intégré qui permet aux utilisateurs de vendre des produits et des services en ligne, ou de tenir des livres et des registres. Les utilisateurs de Shopify peuvent vendre leurs produits et services sur plus d’une douzaine de canaux de vente, y compris les magasins physiques, les marchés de commerce électronique (eBay, Amazon), les médias sociaux (Instagram, Tik Tok), ou par l’intermédiaire d’un site Web public hébergé par Shopify.

[15] Les utilisateurs de Shopify ne vendent pas tous des produits et des services à l’aide d’une « boutique en ligne » hébergée par Shopify. Toutefois, ceux qui réalisent des ventes au moyen de la plateforme Shopify peuvent utiliser le logiciel Checkout (la caisse) [Shopify Checkout]. Le logiciel Shopify Checkout intègre plusieurs « passerelles de paiement », « entreprises de traitement des paiements » et « agrégateurs de paiements », lesquels sont nécessaires pour effectuer des paiements en ligne.

[16] L’entreprise de traitement des paiements joue le rôle d’intermédiaire entre l’entreprise qui vend un produit ou un service et le client (p. ex., les banques, les institutions émettrices de cartes de crédit ou les autres institutions financières jouant un rôle lors d’une transaction) et facilite la transaction et le transfert de fonds. Il existe de nombreuses entreprises de traitement des paiements, comme PayPal et Authorize.net. Shopify possède son propre service de traitement des paiements [Shopify Payments]. Celui-ci fournit en « marque blanche » les services de Stripe Inc. [Stripe], ce qui signifie que Shopify offre les services de Stripe sous sa propre marque « Shopify Payments » (affidavit de M. Fazeli, aux para 22e), 24-26; dossier de la défenderesse, aux pp 35-36).

[17] Lorsqu’un utilisateur a recours aux services financiers de Shopify (Shopify Checkout ou Shopify Payments), la plateforme exige la communication d’informations supplémentaires, comme la date de naissance, le numéro d’entreprise, la dénomination sociale ou commerciale, l’adresse courriel et postale, le numéro de téléphone, le nom de domaine, l’adresse IP, les « passerelles de paiement », les « entreprises de traitement des paiements », les renseignements bancaires, le nombre total de transactions annuelles et la valeur de celles-ci, la date à laquelle le compte a été activé ou fermé et, dans certains cas, les documents relatifs à la connaissance du client (affidavit de M. Fazeli, aux para 13, 18b), 22e), 23-26, 45, 47, 53-58, 60, 65, 70, 74, 78-80, 86-87; dossier de la défenderesse, aux pp 32, 33, 35-36, 39, 40, 41, 43, 45, 46, 47; contre-interrogatoire de M. Fazeli, aux pp 31-34, 40-44, 98, 101-109, 113-126; dossier du demandeur, aux pp 65-68, 74-78, 132, 135-143, 147-160; affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, aux pp 85, 86, onglet 4, pièce B – « Conditions d’utilisation de Shopify »).

[18] Le Canada est l’un des membres fondateurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques [l’OCDE], un forum multilatéral qui permet à ses États membres de promouvoir et de coordonner les pratiques exemplaires en matière de politiques publiques et de réglementer l’économie de marché. La plupart des traités fiscaux ratifiés par le Canada ont fait l’objet de négociations sous l’égide de l’OCDE et de son Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, y compris la Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale (affidavit de Mme Tremblay, au para 3; dossier du demandeur, à la p 13). L’Australie, autre pays membre de l’OCDE, a également ratifié la Convention (affidavit de Mme Tremblay, au para 8, dossier du demandeur, à la p 14).

[19] Les conventions fiscales du Canada désignent le ministre et ses représentants autorisés comme autorité compétente pour traiter les demandes de renseignements provenant des pays signataires. Ainsi, l’échange de renseignements dans le cadre de traités fiscaux multilatéraux constitue une fonction spécialisée au sein de l’ARC et de ses directions internes compétentes (affidavit de Mme Tremblay, aux para 4-5, dossier du demandeur, à la p 13).

[20] En avril 2022, le ministre a reçu une demande d’échange de renseignements envoyée par l’Australie en vertu de la Convention (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 20, onglet 3(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »). La demande de l’ATO concerne Shopify.

[21] Il est indiqué dans cette demande que les vendeurs établis à l’extérieur de l’Australie doivent s’inscrire pour l’application de la taxe australienne sur les produits et services (la TPS australienne) s’ils réalisent auprès des consommateurs australiens un chiffre d’affaires de plus de 75 000 dollars australiens au cours de toute période de douze mois. L’ATO estime qu’une partie des [traduction] « boutiques des marchands » auxquelles Shopify fournit des services Web tombent sous le coup des lois sur la TPS australienne. Cette estimation s’appuie sur les données fournies à l’ATO par l’Australian Transaction Reports and Analysis Centre (l’organisme du renseignement financier de l’Australie), ainsi que sur les renseignements obtenus auprès d’autres autorités fiscales. Cependant, les données de l’ATO n’ont pas permis à l’Australie de dresser la liste des boutiques qui atteignaient le seuil d’inscription de la TPS australienne ni de déterminer le montant total de TPS australienne à payer pour les ventes en ligne réalisées auprès de la clientèle australienne. L’Australie demande donc au Canada de lui fournir des renseignements afin d’aider l’ATO à calculer les montants de TPS australienne dus et à aviser les contribuables concernés (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 22, onglet 3(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »).

[22] Dans sa demande envoyée en avril 2022, l’Australie prie le Canada de lui fournir des renseignements sur tous les [traduction] « marchands utilisateurs de Shopify Inc. » dont les clients ont des adresses de facturation australiennes. Les renseignements demandés concernent la période allant du 1er avril 2021 au 31 mars 2022 et comprennent les éléments suivants :

[traduction]

1. Le nom commercial de la boutique du marchand;

2. La dénomination sociale de la boutique;

3. Le nom des personnes-ressources;

4. Le numéro de téléphone des personnes-ressources;

5. L’adresse courriel;

6. L’adresse postale;

7. L’URL « .myshopify.com »;

8. Le chiffre d’affaires des boutiques Shopify réalisé auprès de clients situés en Australie, y compris tous les renseignements pertinents sur les devises.

(Affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 24, onglet 3(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »).

[23] Pour donner suite à cette demande, Mme Nancy Tremblay, directrice à la Division de la collaboration et de l’échange de renseignements international de l’ARC, a communiqué avec le service de la fiscalité de Shopify pour l’aviser que les autorités australiennes avaient présenté des « demandes d’échange de renseignements à l’étranger » à l’ARC concernant Shopify (affidavit de Mme Lee, au para 54; dossier de la défenderesse, à la p 67).

[24] Dans une lettre datée du 12 janvier 2023, Mme Tremblay a posé plusieurs questions au service de la fiscalité au sujet des renseignements recueillis et conservés par Shopify et sur la capacité de la société à répondre à certaines demandes de renseignements (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, aux pp 205, 206, onglet 4, pièce K – « Lettre de N. Tremblay à D. Newman et J. Given datée du 12 janvier 2023 »). Une réunion a ensuite été tenue le 14 février 2023 avec les représentants de plusieurs équipes de l’ARC et de Shopify ainsi que l’avocat de cette dernière (affidavit de Mme Lee, au para 67, dossier de la défenderesse, à la p 69).

[25] À la suite de cette rencontre, l’ARC a envoyé un courriel à l’équipe de Shopify pour demander les liens menant à ses publications sur les renseignements qui sont en la possession et sous le contrôle de ses personnes morales affiliées. Le même jour, Shopify lui a fourni les liens (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 221, onglet 4, pièce O – « Courriel de R. Bastarache à A. Beaudoin daté du 17 février 2023 »).

[26] Sans autre discussion avec Shopify, le ministre a transmis le 14 avril 2023 la demande péremptoire relative à la demande d’échange de renseignements à l’étranger de l’ATO (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, aux pp 28-29, onglet 3(b), pièce B – « Projet de demande péremptoire »). Les parties pertinentes du projet de demande péremptoire sont les suivantes :

[traduction]

En application des paragraphes 231.2(1), (2) et (3) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la LIR) et des paragraphes 289(1), (2) et (3) de la Loi sur la taxe d’accise (la LTA), et pour des fins liées à l’application de l’article 5 de la Convention multilatérale concernant l’assistance mutuelle en matière fiscale, Shopify Inc. est tenue de fournir, dans les quarante-cinq (45) jours suivant la date du présent avis, les renseignements suivants à l’égard des marchands utilisateurs de Shopify Inc. dont la clientèle possède des adresses de facturation australiennes pour la période allant du 1er avril 2021 au 31 mars 2022 :

1. Le nom commercial de la boutique du marchand;

2. La dénomination sociale de la boutique;

3. Le nom des personnes-ressources;

4. Le numéro de téléphone des personnes-ressources;

5. L’adresse courriel;

6. L’adresse postale;

7. l’URL « .myshopify.com »;

8. Le chiffre d’affaires des boutiques Shopify réalisé auprès de clients situés en Australie, y compris tous les renseignements pertinents sur les devises.

[le projet de demande péremptoire]

[27] Le ministre demande à la Cour d’autoriser le projet de demande péremptoire sous le régime du paragraphe 231.2(3) de la LIR.

III. Question en litige

[28] L’unique question dont la Cour est saisie est celle de l’autorisation du projet de demande péremptoire sous le régime du paragraphe 231.2(3) de la LIR. La requête soulève trois questions à cet égard : a) le ministre a-t-il défini un groupe de personnes « identifiable »?; b) le projet de demande péremptoire vise-t-il à « vérifier si [une] personne ou les personnes [d’un] groupe ont respecté quelque devoir ou obligation [prévu par la LIR] »?; et c) la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel pour refuser l’autorisation ou imposer des conditions au projet de demande péremptoire?

[29] La particularité de la présente requête a trait à la deuxième question. Le ministre soutient que, comme la Convention a force de loi au Canada, la deuxième condition préalable, énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR, est remplie, et la Convention peut servir de fondement à l’autorisation de la demande péremptoire. Shopify rétorque que la Convention n’a pas force de loi puisqu’elle n’a jamais été incorporée au droit interne et que la deuxième condition préalable n’est pas remplie, puisque la demande de l’Australie n’a rien à voir avec la vérification du respect de la LIR, comme l’exige l’alinéa 231.2(3)b).

[30] Il s’agit d’une question préliminaire. L’analyse plus approfondie des conditions préalables ne sera nécessaire que s’il est conclu que la Convention a été incorporée à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR.

IV. Analyse

A. Autorisation judiciaire d’une demande péremptoire visant des personnes non désignées nommément : principes généraux

[31] En vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR, le ministre peut, par avis signifié, exiger d’une personne qu’elle fournisse tout renseignement ou document pour l’application ou l’exécution de la LIR ou d’un accord international désigné ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays. Ce droit est sous réserve du paragraphe 231.2(2), lequel prévoit que le ministre ne peut exiger la fourniture de renseignements ou la production de documents concernant une ou plusieurs « personnes non désignées nommément » sans y être au préalable autorisé par un juge de la Cour fédérale. Pour accorder son autorisation, la Cour doit être convaincue que la requête du ministre remplit les conditions préalables énoncées au paragraphe 231.2(3). L’article 231.2 de la LIR est ainsi libellé :

Production de documents ou fourniture de renseignements

(1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application ou l’exécution de la présente loi (y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi), d’un accord international désigné ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays, par avis signifié ou envoyé conformément au paragraphe (1.1), exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

b) qu’elle produise des documents.

[…]

Personnes non désignées nommément

(2) Le ministre ne peut exiger de quiconque — appelé « tiers » au présent article — la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).

Autorisation judiciaire

(3) Sur requête du ministre, un juge de la Cour fédérale peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément — appelée « groupe » au présent paragraphe —, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit :

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;

c) et d) [Abrogés, 1996, ch. 21, art. 58(1)]

(4) à (6) [Abrogés, 2013, ch. 33, art. 21]

Requirement to provide documents or information

(1) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, subject to subsection (2), for any purpose related to the administration or enforcement of this Act (including the collection of any amount payable under this Act by any person), of a listed international agreement or, for greater certainty, of a tax treaty with another country, by notice sent or served in accordance with subsection (1.1), require that any person provide, within such reasonable time as is stipulated in the notice,

(a) any information or additional information, including a return of income or a supplementary return; or

(b) any document.

[…]

Unnamed persons

(2) The Minister shall not impose on any person (in this section referred to as a “third party”) a requirement under subsection 231.2(1) to provide information or any document relating to one or more unnamed persons unless the Minister first obtains the authorization of a judge under subsection 231.2(3).

Judicial authorization

(3) A judge of the Federal Court may, on application by the Minister and subject to any conditions that the judge considers appropriate, authorize the Minister to impose on a third party a requirement under subsection (1) relating to an unnamed person or more than one unnamed person (in this subsection referred to as the “group”) if the judge is satisfied by information on oath that

(a) the person or group is ascertainable; and

(b) the requirement is made to verify compliance by the person or persons in the group with any duty or obligation under this Act.

(c) and (d) [Repealed, 1996, c. 21, s. 58(1)]

(4) to (6) [Repealed, 2013, c. 33, s. 21]

[32] Ainsi, la Cour doit examiner la requête du ministre à l’aune du paragraphe 231.2(3) de la LIR.

[33] Cet examen se compose de trois volets. Les deux premiers volets correspondent aux conditions préalables énoncées au paragraphe 231.2(3), dont le respect doit être établi selon la prépondérance des probabilités : premièrement, la Cour doit être convaincue que la personne ou le groupe défini dans la requête du ministre est « identifiable » (voir l’alinéa 231.2(3)a) de la LIR); deuxièmement, la Cour doit être convaincue que la fourniture de renseignements ou la production de documents est exigée par le ministre pour vérifier si la ou les personnes visées ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la LIR (voir l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR). Le troisième volet se rapporte au pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour, en vertu duquel elle peut refuser l’autorisation, même si le ministre a rempli les conditions préalables de la LIR, ou imposer toutes conditions qu’elle estime indiquées (Rona CAF, au para 7). Il s’agit d’un exercice profondément factuel lors duquel la Cour peut examiner toutes les circonstances pertinentes à la requête en vue de déterminer si elle accorde l’autorisation ou si elle impose des conditions particulières (RBCLIC, aux para 23, 30).

[34] La Cour n’a pas à concilier le droit à la vie privée d’une personne et la capacité du ministre de faire appliquer et exécuter la LIR : « [l]e législateur a déjà procédé à cette conciliation et il a pris une décision » (Roofmart, au para 21). Le rôle de la Cour consiste plutôt à s’assurer que les deux conditions factuelles préalables énoncées au paragraphe 231.2(3) ont été remplies. La crainte d’abus ou le droit du contribuable à la vie privée ne peut pas « servir à créer une exception tacite à ce qui est clairement prescrit » ni supplanter les principes régissant l’interprétation des lois fiscales (Roofmart, au para 20, renvoyant à Placer Dome Canada Ltd c Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, au para 23 [Placer Dome]).

[35] Les dispositions relatives aux personnes non désignées nommément de la LIR limitent les pouvoirs par ailleurs vastes du ministre et protègent les contribuables contre l’empiétement injustifié sur leur vie privée. Néanmoins, la crainte d’empiétement injustifié ne permet pas de voir dans la loi des conditions supplémentaires (Roofmart, aux para 20-21). Le libellé du paragraphe 231.2(3) ne laisse guère planer d’ambiguïté et précise les conditions exactes devant être remplies pour que la demande péremptoire du ministre soit autorisée par la Cour. Le libellé est précis et non équivoque (voir Bonnybrook Park Industrial Development Co. Ltd c Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, au para 34 [Bonnybrook], renvoyant à Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54, au para 10 [Trustco Canada]).

[36] Dans cet ordre d’idées, les tribunaux présument que le législateur a les connaissances et les compétences nécessaires. Le législateur est censé connaître tous les éléments nécessaires à l’élaboration de lois rationnelles et efficaces (Willick c Willick, [1994] 3 RCS 670, à la p 699; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au para 45; voir aussi 65302 British Columbia Ltd c Canada, [1999] 3 RCS 804, au para 7, renvoyant à Ruth Sullivan dans Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd, (Toronto : Butterworths, 1994), à la p 288), et l’on peut présumer qu’il est hautement compétent pour établir des régimes et rédiger des dispositions législatives (Canada 3000 Inc, Re; Inter-Canadien (1991) Inc (Syndic de), 2006 CSC 24, aux para 36, 37). La présomption de perfection est étroitement liée aux présomptions précédentes : le législateur dit ce qu’il veut dire et veut dire ce qu’il dit (Re Dillon and Catelli Food Products Ltd (and twenty-two other appeals)., 1937 CanLII 107 (ON CA), [1937] OR 114, à la p 176).

[37] L’historique de la disposition démontre la façon dont le législateur a concilié les droits et les intérêts en cause.

[38] Lorsque le législateur a adopté l’article 231.2 en 1986, le ministre devait remplir deux autres conditions préalables pour que la demande péremptoire visant des personnes non désignées nommément soit autorisée. Outre la nature « identifiable » du groupe et le but de la fourniture de renseignements ou de la production de documents, à savoir « vérifier » le respect de la LIR, le ministre était tenu de prouver que l’on pouvait s’attendre à bon droit que les personnes non désignées nommément n’observent vraisemblablement pas la LIR et qu’il était impossible d’obtenir plus facilement les renseignements demandés (Canada, ministère des Finances, Notes techniques relatives au projet de loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu et d’autres lois connexes, publiées par l’honorable Michael Wilson (Ottawa : ministère des Finances, novembre 1985), aux pp 145-146).

[39] En 1996, le législateur a abrogé ces conditions préalables dans l’intention d’alléger le fardeau de la preuve dont le ministre doit s’acquitter pour obtenir l’autorisation d’envoyer une demande péremptoire (Roofmart, au para 26, renvoyant à Canada (Revenu national) c Chambre immobilière du grand Montréal, 2007 CAF 346, aux para 36-38 [CIGM], autorisation de pourvoi à la CSC rejetée le 24 avril 2008, no 32402.

[40] Toutefois, en 2013, la LIR a de nouveau été modifiée par le retrait de l’étape ex parte du processus d’autorisation et exige depuis que le ministre présente une requête à la Cour, avec la participation – et l’opposition – possible d’un tiers (Loi n 1 sur le plan d’action économique de 2013, LC 2013, c 33, art 21(1); voir aussi Roofmart, au para 51).

[41] L’allégement du fardeau de justification du ministre témoigne de l’importance et de l’étendue de son pouvoir d’enquête. Le ministre n’a pas à prouver l’existence d’une « enquête véritable et sérieuse » (Roofmart, au para 26, renvoyant à eBay Canada Limited c Canada (Revenu national), 2008 CAF 348, aux para 62, 68 [eBay, 2008 CAF 348]). Le ministre n’a pas non plus besoin de mener une vérification avec un degré de « bonne foi » supérieur à celui déjà exigé par la LIR (Roofmart, au para 52). Le législateur a accordé au ministre de vastes pouvoirs qui lui permettent de vérifier si les contribuables respectent la LIR. Ces pouvoirs sont au cœur de sa capacité à assurer le respect de la LIR (Roofmart, au para 55; voir aussi eBay Canada Limited c Canada (Revenu national), 2008 CAF 141, au para 39 [eBay, 2008 CAF 141]; BRC, aux para 13-15).

[42] À ce stade, il est utile de faire remarquer qu’en vertu de l’alinéa 231.1(1)d) de la LIR (et de l’alinéa 288(1)c) de la LTA), une personne autorisée par le ministre peut requérir le contribuable ou toute autre personne de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application ou l’exécution de la LIR. Le ministre n’est pas tenu de consulter la personne qu’il obligerait à fournir des renseignements, bien qu’une consultation inadéquate entraîne le risque que la demande péremptoire ne soit pas suffisamment claire ou adaptée aux procédures du tiers, ce qui l’empêcherait d’y répondre adéquatement. La Cour peut donc être amenée à rejeter la requête du ministre au motif que la demande péremptoire n’est pas claire pour le tiers lorsqu’une consultation adéquate effectuée en vertu de l’alinéa 231.1(1)d) aurait pu permettre au ministre et au tiers d’interpréter correctement le libellé du projet de demande péremptoire en vue de l’approbation de la Cour. Autrement dit, la collaboration peut jouer un rôle déterminant dans les demandes péremptoires (voir, p. ex., Canada (Ministre du Revenu national) c Rona Inc, [2016] ACF no 1436 [Rona CF]).

1) Condition relative au groupe « identifiable »

[43] Comme l’indique l’alinéa 231.2(3)a) de la LIR, le ministre doit tout d’abord s’assurer que la demande vise un groupe de personnes « identifiable » afin qu’elle soit autorisée par la Cour.

[44] Ni la LIR ni la jurisprudence ne définissent ce qui rend un groupe « identifiable » pour l’application de l’alinéa 231.2(3)a). À tout le moins, la jurisprudence porte à croire qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de taille et de précision : « [l]e fait que l’exigence relative à des personnes non désignées nommément puisse cibler un nombre indéterminé ou important de comptes ou qu’un grand nombre de renseignements financiers puissent être recueillis n’a pas d’effet sur sa validité » (Roofmart, au para 39). Il est loisible au ministre de procéder à « des évaluations du respect des obligations fiscales à l’échelle d’un secteur ou de manière horizontale », et la demande péremptoire peut « englober » certaines personnes « ne présentant aucun intérêt pour le ministre aux fins de la vérification du respect des obligations fiscales » (Roofmart, au para 40).

[45] La demande péremptoire n’a pas besoin de cerner parfaitement le groupe ciblé : « personnes non désignées nommément » signifie « inconnu du ministre » plutôt que « non mentionné dans la demande de renseignements » (Ghermezian c Canada (Procureur général), 2020 CF 1137, aux para 67-74 [Ghermezian]). On s’attend donc à ce que le ministre, en jetant son filet, attrape immanquablement des renseignements qu’ils n’avaient pas l’intention de consulter et qui ne sont d’aucune utilité : en modifiant le paragraphe 231.2(3), « le législateur a permis une certaine forme de recherche à l’aveuglette, avec l’autorisation du Tribunal et aux conditions prescrites par la Loi, le tout dans le but de rendre l’accès aux renseignements plus facile au MRN » (Roofmart, au para 45, renvoyant à CIGM, au para 45). Le seuil de précision associé au terme « identifiable » est donc peu élevé.

[46] Un examen de la jurisprudence applicable confirme qu’il est relativement facile pour le ministre de désigner un groupe « identifiable » devant la Cour. Aux paragraphes 38 à 41 de l’arrêt Roofmart, la Cour d’appel fédérale a accueilli la demande péremptoire visant les entrepreneurs en construction résidentielle et commerciale titulaires d’un compte commercial avec l’entreprise et dont le total des achats annuels ou du montant facturé annuellement s’élevait à 10 000 $ ou à au moins 20 000 $ pour deux périodes distinctes respectivement (voir Roofmart, au para 4; Canada (Revenu national) c Roofmart Ontario Inc, 2019 CF 506, au para 11), car elle estimait que « [l’]exigence relative au total des achats annuels » était suffisante pour désigner un groupe cible.

[47] Avant l’arrêt Roofmart, la Cour d’appel fédérale a, dans la même veine, accueilli une requête autorisant le ministre à envoyer une demande péremptoire visant les clients commerciaux de 57 grands magasins de vente au détail, ce qui a permis au ministre d’obtenir le nom, l’adresse et le montant total des transactions réalisées annuellement par chaque compte commercial pendant une période de trois ans (Rona CAF, au para 6).

[48] La Cour d’appel fédérale a également accueilli une demande péremptoire visant les « PowerSellers » canadiens, c’est-à-dire les personnes qui avaient vendu un nombre d’articles supérieur à un certain seuil sur eBay, le plus important marché en ligne mondial à l’époque (eBay, 2008 CAF 348, au para 11). L’entreprise était tenue de communiquer les renseignements de ses clients ayant une adresse au Canada auxquels elle avait accès, même s’ils n’étaient pas en sa possession, et qui étaient accessibles sur des serveurs situés à l’étranger (eBay, 2008 CAF 348, aux para 47-51). À cet égard, la Cour fédérale a depuis statué à maintes reprises que si des renseignements étrangers se trouvent également au Canada, on peut en exiger la communication en vertu de l’article 231.2 du fait de leur emplacement (Ghermezian, au para 99; Shokouhi c Canada (Procureur général), 2021 CF 1340, aux para 21-26 [Shokouhi]).

[49] Dans la décision Canada (National Revenue) v PayPal Canada Co., 2017 CarswellNat 6671 [PayPal], le juge Gascon de la Cour fédérale a conclu que les renseignements agrégés concernant les opérations des sociétés et des particuliers titulaires d’un compte d‘entreprise PayPal Canada Co. qui ont été recueillis pendant quatre ans concernaient un groupe « identifiable », sans portée excessive (PayPal, aux para 5-6). Dans cette affaire, il est tout particulièrement important de souligner que PayPal a elle-même indiqué au ministre que les renseignements demandés étaient accessibles dans ses systèmes informatiques et qu’elle n’a présenté aucun élément de preuve démontrant qu’il lui était impossible de fournir les renseignements ou qu’elle n’était pas en mesure de se conformer à la demande péremptoire (PayPal, aux para 11, 14, 18).

[50] Depuis lors, la Cour fédérale a autorisé des demandes péremptoires dont l’ampleur et le degré de précision varient. Dans la décision BRC, le juge Little a autorisé la demande péremptoire visant à obtenir le nom et l’adresse des titulaires de compte, des signataires autorisés et des détenteurs d’une procuration associée à un compte bancaire précis détenu à une succursale de la BRC à Calgary. Renvoyant aux directives formulées dans l’arrêt Roofmart, la Cour a notamment conclu que le groupe était « identifiable » étant donné que la BRC tenait des livres et registres contenant les renseignements demandés, ce qui lui donnait le pouvoir d’identifier et d’énumérer les personnes non désignées nommément associées à chaque compte (BRC, au para 16).

[51] Dans la décision Bambora, le juge Little a autorisé une demande péremptoire différente, qui visait cette fois à obtenir les coordonnées, les renseignements bancaires ainsi que le total mensuel des opérations de tous les « marchands » canadiens (soit le même terme utilisé que dans le projet de demande péremptoire) qui sont inscrits auprès de Bambora Inc. et utilisent ses services et produits de paiement mobile et de traitement de paiements, et ce, pour une période de plus de quatre ans. Encore une fois, le groupe a été considéré comme « identifiable », puisque les marchands sont des clients de la société et sont inscrits auprès d’elle.

[52] Plus récemment, dans la décision Canada (National Revenue) v Helcim Inc, 2023 FC 1202 [Helcim], le juge McDonald a autorisé une demande péremptoire visant les titulaires de comptes enregistrés d’une entreprise d’appareils de paiement mobile. L’un des arguments invoqués était l’existence des livres comptables électroniques tenus par l’entreprise, qui comprennent les noms, les renseignements bancaires et l’historique des ventes des « marchands » (encore une fois, le terme employé est le même que dans le projet de demande péremptoire) (Helcim, aux para 16-22).

[53] À ce jour, la Cour fédérale a conclu une seule fois qu’un groupe n’était pas identifiable, soit dans l’affaire Hydro-Québec no 1, où le juge Roy a refusé d’autoriser la demande péremptoire du ministre. Le groupe en question était composé des « personnes morales ou physiques qui ne sont pas non assujetti[e]s au tarif grande puissance ou au tarif domestique [d’Hydro-Québec] », ce qui représentait quelque 4,3 millions de clients (Hydro-Québec no 1, au para 19). Le juge Roy, dans sa conclusion selon laquelle la demande péremptoire avait une portée trop large, a statué que « [l]orsque le groupe est générique et sans lien avec la LIR, et que l’on peut demander des renseignements sans lien avec la LIR (soit de savoir qui sont les clients commerciaux d’une utilité publique), il n’y a plus de limite à la recherche à l’aveuglette » (Hydro-Québec no 1, au para 78). Dans l’affaire Roofmart, les appelants ont avancé qu’il s’agissait du critère servant à déterminer si un groupe était « identifiable », mais la Cour d’appel fédérale a rejeté cet argument (Roofmart, aux para 36-42). Un groupe « générique » peut quand même être considéré comme « identifiable », et la possibilité d’obtenir des renseignements par d’autres moyens n’est pas un facteur dans l’analyse (Roofmart, au para 37).

[54] Un examen de la jurisprudence applicable révèle que le seuil à atteindre pour qu’un groupe soit « identifiable » est peu élevé. En théorie et en pratique, la condition préalable selon laquelle le ministre doit désigner un groupe « identifiable » est facile à remplir. Cependant, à la lumière des arguments présentés en l’espèce et dans le dossier connexe T-778-23, il convient d’exposer davantage les particularités conceptuelles de la condition préalable du groupe « identifiable ». Même si l’analyse que doit réaliser le tribunal qui accorde l’autorisation est hautement contextuelle, il ne fait aucun doute qu’il existe un ensemble de conditions minimales que les groupes doivent généralement remplir pour être « identifiables », c’est-à-dire des conditions qui vont de soi dans le cadre du processus ou qui sont inhérentes à celui-ci, plutôt que des critères supplémentaires que le ministre doit respecter.

[55] Je suis conscient que notre Cour, au moment de définir ces conditions minimales, a suivi le principe moderne selon lequel il faut lire les termes de la LIR dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi (Stubart Investments Ltd c La Reine, [1984] 1 RCS 536, renvoyant à Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, (Toronto : Butterworths, 1983), à la p 87); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, aux para 21-22 [Rizzo]; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au para 26; Piekut c Canada (Revenu national), 2025 CSC 13, aux para 42-49 [Piekut]; Telus Communications Inc c Fédération canadienne des municipalités, 2025 CSC 15, aux para 30, 43, 53, 104 [Telus]). Il en est ainsi même si « la nature particulière des lois fiscales et les caractéristiques de leurs structures souvent complexes » nécessitent d’accorder une importance accrue au libellé de la LIR pour éviter que « des considérations générales touchant l’objet de la loi se substituent aux termes précis employés par le législateur » (Cie pétrolière Impériale ltée c Canada, 2006 CSC 46, aux para 24-29 [Cie pétrolière Impériale], renvoyant à Entreprises Ludco Ltée c Canada, 2001 CSC 62, au para 36).

[56] La Cour suprême du Canada a récemment souligné l’importance du texte de loi dans l’exercice d’interprétation, le qualifiant de « point d’ancrage de l’opération d’interprétation » et de « point central de l’interprétation » qui précise « les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs » (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43, au para 24 [CISSS], renvoyant à Mark Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation », (2022) 59 Alta L Rev. 919, aux pp 927, 930-931). L’exercice d’interprétation de la Cour consiste à donner au texte une interprétation qui assure le plus fidèlement « l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin » (CISSS, au para 24; voir aussi Rizzo, aux para 21-22).

[57] Comme toute autre loi fédérale, la LIR doit également être interprétée à la lumière de l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21 [la Loi d’interprétation], de sorte que l’alinéa 231.2(3)a) « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » (voir Piekut, au para 46; Onex Corporation c Canada (Procureur général), 2024 CF 1247, au para 50 [Onex], renvoyant à Canada (Revenu national) c ConocoPhillips Canada Resources Corp., 2017 CAF 243, au para 36).

[58] Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Bien évidemment, la clarté apparente de mots considérés isolément ne suffit pas, car ces mots « peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte. La possibilité que le contexte révèle une telle ambiguïté latente découle logiquement de la méthode moderne d’interprétation » (La Presse inc c Québec, 2023 SCC 22, au para 23 [La Presse], renvoyant à Montréal (Ville) c 2952-1366 Québec Inc, 2005 CSC 62, au para 10 [2952-1366 Québec Inc.]). En revanche, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important (Bonnybrook, au para 34, renvoyant à Trustco Canada, au para 10).

[59] Dans le même ordre d’idées, le législateur est également présumé ne pas utiliser de mots superflus, ne pas se répéter inutilement, ni s’exprimer en vain (McDiarmid Lumber Ltd c Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, au para 36). Chaque mot d’une loi est présumé avoir un sens et les tribunaux doivent interpréter les lois de manière à attribuer un sens à chacun des mots employés par le législateur (Tower c MRN (CAF), 2003 CAF 307 (CanLII), [2004] 1 RCF 183, renvoyant à Fonds de développement économique local c Canadian Pickles Corp., [1991] 3 RCS 388, à la p 408).

[60] Par conséquent, la Cour devrait également tenir compte de la présomption d’uniformité d’expression, selon laquelle le sens qui a été donné aux mots dans les dispositions législatives demeure cohérent, puisque « le législateur est présumé employer des mots de telle sorte que les mêmes termes ont le même sens, dans une même loi ainsi que d’une loi à l’autre » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 44, renvoyant à Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd, (Markham : LexisNexis, 2014) à la p 217; voir également Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au para 81; Telus, au para 55; Rio Tinto Iron and Titanium Inc c Canada (Procureur général), 2025 CF 311, au para 124 [Rio Tinto], renvoyant à R c Basque, 2023 CSC 18, au para 59; Pierre-André Côté et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd, Montréal, Thémis, 2021, n 1 142-1 143).

[61] Finalement, l’interprétation judicieuse d’une disposition tient compte de ses versions française et anglaise. Comme l’a récemment expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Piekut :

[53] [L]’interprétation d’un texte de loi bilingue doit commencer par la recherche du sens commun entre les deux versions linguistiques officielles (R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, par. 26, citant R. c. Mac, 2002 CSC 24, [2002] 1 R.C.S. 856, par. 5). Le sens commun est généralement privilégié à moins que d’autres indices de l’intention du législateur ne tendent à indiquer qu’il est inapproprié (Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 25; Khosa, par. 38‑40).

[…]

[59] Lorsqu’une version d’une loi bilingue a un sens plus large que l’autre version, la version dont le sens est plus restreint reflète le sens commun (Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll-Byrne, 2022 CSC 48, par. 72, citant Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, par. 25, et Côté et Devinat, par. 1131; voir aussi Daoust, par. 29; Sullivan, § 5.03[6]). Dans le cas qui nous occupe, le texte français de l’al. 178(1)g) a un sens plus restreint que le texte anglais. La portée de l’ensemble du texte français est restreinte par les mots « au regard de la loi applicable », alors que dans le texte anglais seul le sous‑al. 178(1)(g)(i) est restreint par les mots « under the applicable Act or enactment », ce qui laisse ouverte la possibilité que la date énoncée au sous‑al. 178(1)(g)(ii) soit déterminée sur une autre base. Le sens plus restreint du texte français élimine cette possibilité et reflète en conséquence le sens commun.

(Piekut, aux para 53, 59).

[62] J’applique ces principes à la présente demande et soulève d’abord que le terme « ascertainable » se retrouve à l’alinéa 231.2(3)a) et à deux autres endroits dans la LIR. Premièrement, il est employé au sous-alinéa 10.1(5)b)(ii), soit à la définition du terme « produit dérivé admissible » qui est rédigée en ces termes : « le contrat d’échange, contrat d’achat ou de vente à terme, contrat de garantie de taux d’intérêt, contrat à terme normalisé, contrat d’option ou autre contrat semblable, qui est détenu par le contribuable à un moment donné au cours de l’année d’imposition [si, entre autres conditions] le contribuable n’a pas produit d’état financier vérifié visé au sous-alinéa (i), [et] le contrat a une juste valeur marchande qui est facilement vérifiable » (non souligné dans l’original). Deuxièmement, il est employé à la partie XVII de la LIR, au paragraphe 248(1), lequel définit le terme « charge » comme étant le « [p]oste qu’occupe un particulier et qui lui donne droit à un traitement ou à une rémunération fixes ou vérifiables » (non souligné dans l’original). Au sous-alinéa 10.1(5)b)(ii) et au paragraphe 248(1) de la LIR, le terme « ascertainable » a été traduit par « vérifiable », tandis qu’à l’alinéa 231.2(3)a), c’est le terme « identifiable » qui est employé.

[63] La jurisprudence interprétant le sous-alinéa 10.1(5)b)(ii) donne peu d’indications quant à la signification du terme « vérifiable », mais les affaires concernant le terme « charge » du paragraphe 248(1) sont d’une plus grande utilité. Comme il est mentionné plus loin, il existe un certain désaccord quant au degré de connaissance antérieure qu’implique le terme « vérifiable », c’est-à-dire ce qu’il faut préalablement connaître sur ce qui doit être vérifié.

[64] Il convient de souligner l’analyse effectuée par le juge Reed dans l’affaire Merchant c La Reine, 1984 CanLII 5359 (CF), [1984] 2 CF 197 [Merchant], une décision rendue par la Cour fédérale en appel de l’ancienne Commission de révision de l’impôt. La principale question dans cet appel était la déductibilité fiscale des sommes que le demandeur avait dépensées pour se porter candidat à la direction du Parti libéral de la Saskatchewan. Le demandeur a fait valoir que le revenu qu’il avait reçu du parti était imposable, mais que les frais de mise sur pied d’une entreprise pouvaient être déduits en tant que dépense d’entreprise, puisqu’il tentait de se lancer dans une entreprise consistant à diriger le Parti libéral et qu’il n’occupait pas de « charge » au sens du paragraphe 248(1). Par ailleurs, il a fait valoir que le revenu qu’il recevait n’était pas tiré d’une charge, puisque la rémunération n’était pas « fixe ou vérifiable » (Merchant, aux pp 199-200).

[65] Le juge Reed a rejeté cet argument ainsi que l’appel au motif que le terme « “vérifiable” signifie qu’il est possible de préciser ou de déterminer le montant, et non pas que la personne occupant la charge doit connaître, au moment où elle entre en fonctions, la somme qu’elle recevra » (non souligné dans l’original) (Merchant, à la p 202). Autrement dit, ce qui est « vérifiable » peut ne pas être exactement connu ou déterminé en début de processus, mais peut le devenir en cours de processus.

[66] Ultérieurement, le juge Dussault de la Cour canadienne de l’impôt [la CCI] a proposé une interprétation différente et plus étroite du terme « vérifiable » dans la décision Payette c MRN, 2001-2476(EI) [Payette]. Lors de son examen du terme « charge » au sens du paragraphe 248(1), le juge Dussault a mentionné l’affaire Merchant, mais rejeté son interprétation large : « l’utilisation du qualificatif “véritable” ou “constatable” doit, il me semble, référer à quelque chose qu’il est possible de vérifier ou de constater a priori car autrement ces qualificatifs n’auraient aucune portée puisque tout peut être vérifié ou constaté a posteriori. Ainsi, si le “traitement” ou la “rémunération” n’est pas fixe, encore faut-il pouvoir l’établir à l’avance avec un minimum d’exactitude par l’utilisation d’une formule quelconque ou la référence à certains éléments déterminés » (non souligné dans l’original) (Payette, au para 24).

[67] La décision Payette semble mettre l’accent sur la connaissance ou la compréhension antérieure de ce qui peut être vérifié au moyen d’un processus donné. Par exemple, l’administrateur d’une entreprise qui reçoit une rémunération incitative dans le cadre de son emploi risque de ne pas connaître son revenu brut exact pour l’année à venir, mais peut le vérifier au moyen d’une formule ou d’un ensemble de facteurs dont il a préalablement connaissance. De même, la rémunération fondée sur une somme établie pour chaque jour de service constitue une rémunération suffisamment « déterminée ou constatable » pour satisfaire au critère réglementaire, même s’il n’est pas possible de déterminer, au début d’une année donnée, le nombre de jours pendant lesquels des services seront nécessaires (Canada (Revenu national) c Ontario, 2011 CAF 314, au para 9 [Ontario]).

[68] L’interprétation restreinte du terme « vérifiable » avancée dans la décision Payette a depuis été appliquée dans une série d’affaires de la CCI, dans lesquelles les juges de la CCI ont tous rejeté l’interprétation du terme qui avait été faite dans la décision Merchant (voir Guyard c MRN, 2007 CCI 231, aux para 24-30; Real Estate Council of Alberta c MRN, 2011 CCI 5, aux para 25-41 [RECA]; Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario c MRN, 2011 CCI 23, au para 24; 9098-9005 Quebec Inc c La Reine, 2012 CCI 324, aux para 10-15). Selon l’interprétation qui prévaut, « le caractère constatable doit alors exister a priori, c’est‑à‑dire qui est imaginé ou conçu à l’avance, qui participe ou découle d’un raisonnement fondé sur une assertion qui va de soi, et non a posteriori, c’est‑à‑dire qui participe ou découle d’un raisonnement fondé sur des faits observés » (RECA, au para 41). Il n’est pas nécessaire de déterminer au préalable la rémunération totale pour une année donnée, bien qu’il doive exister un mécanisme ou un ensemble de facteurs connus permettant de déterminer la rémunération (Ontario, au para 10).

[69] Il existe des différences contextuelles et téléologiques considérables entre l’alinéa 231.2(3)a) et le paragraphe 248(1). À l’alinéa 231.2(3)a), le terme « identifiable » désigne une personne ou un groupe qui est encore inconnu du ministre, mais dont les renseignements pertinents lui seront communiqués au moyen « [d’]une certaine forme de recherche à l’aveuglette » (Roofmart, au para 45, renvoyant à CIGM, au para 45). En théorie, l’identité précise des personnes comprises dans le groupe « identifiable » peut être déterminée au moyen du processus de communication, même si certaines de ces personnes « ne présent[ent] aucun intérêt pour le ministre aux fins de la vérification du respect des obligations fiscales » (Roofmart, au para 40). Le terme « identifiable » permet d’assurer que le projet de demande péremptoire du ministre vise des personnes réelles et identifiables dont les renseignements peuvent lui être communiqués aux fins de vérification du respect de la LIR. Il n’est donc pas surprenant que la version française de l’alinéa 231.2(3)a) utilise le terme « identifiable » comme traduction de « ascertainable ».

[70] À l’opposé, le terme « vérifiable » employé au paragraphe 248(1) renvoie à une somme d’argent, plus précisément au revenu brut (voir également le paragraphe 5(1) de la LIR). Le calcul du revenu tiré d’une charge ou d’un emploi implique nécessairement une somme exacte, dont l’ARC doit avoir connaissance à la fin de l’année. Le contribuable ne connaît peut-être pas cette somme au début de l’année, mais peut la connaître à la fin de l’année. Si le contribuable occupe une « charge » au sens du paragraphe 248(1), il doit exister une formule ou un ensemble de facteurs qui lui permettent d’estimer cette somme à partir d’autres variables. Le terme « vérifiable » qualifie la rémunération ou le traitement versé à un type précis de contribuable assujetti à la LIR – il décrit une somme pouvant être vérifiée par l’ARC. Voilà pourquoi la version française du paragraphe 248(1) utilise le terme « vérifiable » comme traduction de « ascertainable ».

[71] Bien que les différences contextuelles et téléologiques qui existent entre les deux dispositions appellent une certaine divergence en matière d’interprétation, la présomption d’uniformité d’expression milite néanmoins en faveur d’une interprétation uniforme entre le terme « identifiable » de l’alinéa 231.2(3)a) et le terme « vérifiable » du paragraphe 248(1). Il convient de favoriser une telle interprétation en raison du rôle conceptuel semblable que joue le terme « ascertainable » dans chacune des dispositions.

[72] Ultimement, le terme « ascertainable » exerce une fonction semblable dans chacune des dispositions : il qualifie un élément d’information dont le ministre n’a pas encore tout à fait connaissance, mais qui peut être déterminé avec certitude au moyen d’un ensemble cohérent de facteurs ou de propositions. Il n’est pas nécessaire que l’information exacte soit connue d’emblée; ce qui importe, c’est qu’elle puisse être déterminée avec certitude. Bien que le titulaire d’une charge ne soit pas en mesure, au début d’une année d’imposition donnée, de déterminer à combien s’élèvera son revenu brut, il doit toutefois avoir une certaine compréhension de la façon dont il sera établi et évalué ainsi que des facteurs ou des propositions en fonction desquels il lui sera versé (Ontario, aux para 9-10). De même, il n’est pas nécessaire de déterminer au préalable l’identité exacte des personnes comprises dans le groupe cible; par définition, les personnes visées par l’alinéa 231.2(3)a) sont inconnues du ministre (Ghermezian, aux para 62-74). À l’étape de l’autorisation, il ne sera vraisemblablement pas possible d’établir avec certitude l’identité des personnes visées par l’enquête du ministre, bien qu’il soit nécessaire de comprendre dans une certaine mesure la façon dont leur identité sera établie (c’est-à-dire les facteurs servant à délimiter le groupe cible).

[73] Cette interprétation présente de l’intérêt pour toutes les parties à l’instance. Le tiers qui reçoit la demande péremptoire doit être en mesure de déterminer la ou les personnes exactes visées par la demande ainsi que les renseignements à fournir au gouvernement; la Cour n’autorisera pas le ministre à envoyer une demande péremptoire qui est inintelligible, incohérente ou qui dépasse l’entendement. Essentiellement, la Cour n’autorisera pas une demande péremptoire si elle sait d’emblée que le tiers ne pourra s’y conformer ou comprendre qui a présenté la demande et quels renseignements sont demandés. La demande de renseignements doit être suffisamment claire pour que le tiers puisse y répondre, d’autant plus qu’il pourrait faire l’objet d’une ordonnance, et même être reconnu coupable d’outrage au tribunal par application du paragraphe 231.7(4) s’il ne se conforme pas à l’ordonnance.

[74] La fonction définie aux présentes peut également s’appliquer à un cadre d’analyse axé sur le texte. Le verbe « ascertain » employé dans la version anglaise de la LIR a été défini dans un dictionnaire juridique de la manière suivante [traduction] : « identifier » ou « déterminer avec certitude » (Nancy McCormack, dir, The Dictionary of Canadian Law, 5e éd, (Toronto : Thomson Reuters, 2019) à l’entrée « ascertain »). Un autre dictionnaire propose la définition suivante du terme « ascertainability » [traduction] : « caractère d’une chose pouvant être déterminée de façon précise et exacte » (Bryan A Garner, éd, Black’s Law Dictionary, 12e éd, (St-Paul : Thomson Reuters, 2024) à l’entrée « ascertainability »). De même, le Canadian Oxford Dictionary définit le terme « ascertain » ainsi [traduction] : « établir avec certitude » (Canadian Oxford Dictionary, 2e éd, (Toronto : Oxford University Press, 2024)). Le principal élément conceptuel de ces définitions correspond essentiellement à l’interprétation énoncée dans la décision Payette : le terme anglais « ascertain » et le terme français « vérifiable » se rapportent à une chose qui peut être définie ou déterminée.

[75] Je suis d’avis que cet élément principal est compatible avec la version française de l’alinéa 231.2(3)a), laquelle emploie le terme « identifiable » (terme qui figure également au paragraphe 264(2) dans le contexte des comptes déclarables américains, et qui se traduit directement par « identifiable » en anglais), et avec les paragraphes 5(1) et 248(1), qui utilisent le terme « vérifiable ». Un dictionnaire juridique définit le terme « identification » comme « [l’]action de reconnaître quelqu’un ou quelque chose, » et le terme « vérification » comme « [l’]opération par laquelle une personne examine une chose en vue d’en contrôler l’exactitude ou la véracité » (Hubert Reid & Simon Reid, dir, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 6e éd, (Chambly : Wilson & Lafleur, 2023) aux entrées « identification » et « vérification »). À son tour, Le Petit Robert définit à la fois « identifier » et « vérifier » comme des synonymes directs de « reconnaître » (Le Petit Robert (Paris : Dictionnaires Le Robert, 2021) aux entrées « identifier » et « vérifier »). Ces termes sont compatibles à la fois avec leurs versions anglaises et entre eux. Ils évoquent tous la qualité de ce qui peut être déterminé ou précisé de façon intelligible.

[76] La conclusion de cette analyse peut se résumer ainsi : un groupe sera « identifiable » pour l’application de l’alinéa 231.2(3)a) si l’identité des personnes comprises dans le groupe cible peut être facilement établie avec exactitude ou déterminée avec suffisamment de précision. Il s’agit d’un seuil peu exigeant qui ne devient pas nécessairement plus difficile à atteindre à mesure que la taille du groupe augmente; le seul critère applicable est celui du caractère « identifiable ». La Cour et le tiers doivent être en mesure de comprendre qui pourrait faire partie du groupe cible, même si les parties ne connaissent pas l’identité exacte de ces personnes au début du processus.

[77] Ce principe a été respecté dans toutes les affaires examinées ci-dessus. Dans certains cas, la collaboration préalable entre le ministre et le tiers a permis à la Cour d’autoriser des demandes péremptoires visant des groupes reconnus comme « identifiables » par le tiers, en ce qu’il était en mesure d’identifier les personnes visées par la demande ainsi que les renseignements à fournir (voir, p. ex., Rona CAF, au para 6; Rona CF; BRC). Dans d’autres cas, l’indication d’un montant de ventes ou d’une catégorie de tarifs a permis au tiers d’orienter ses efforts dans la bonne direction et de répondre à la demande (voir, p. ex., Roofmart; Canada (Revenu national) c Hydro-Québec, 2021 CF 1438, ordonnance de la juge St-Louis (tel était alors son titre) datée du 10 juin 2024 [Hydro-Québec no 2]). À la suite du rejet de sa requête en autorisation d’une demande péremptoire dans la décision Hydro-Québec no 1, le ministre a précisé son groupe « identifiable » et a finalement obtenu l’autorisation de la Cour dans l’affaire Hydro-Québec no 2, Hydro-Québec ayant choisi de laisser la question du groupe « identifiable » à la discrétion de la Cour. Si le ministre peut avoir gain de cause de plusieurs façons, il doit faire preuve de clarté de manière à remplir la condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)a).

2) Vérification du respect de la LIR

[78] Comme deuxième condition préalable à l’autorisation judiciaire, le ministre doit démontrer que la demande péremptoire a pour but de vérifier si les personnes du groupe cible ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la LIR (voir l’alinéa 231.2(3)b)). Il s’agit de la principale question en litige en l’espèce. La vérification du respect de la LIR inclut-elle les demandes d’échange de renseignements présentées en vertu de la Convention?

[79] Il n’existe pas de critères définis servant à déterminer si une demande péremptoire est présentée afin de « vérifier si [une] personne ou les personnes [d’un] groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la [LIR] », comme l’exige l’alinéa 231.2(3)b) (Roofmart, aux para 43-45). En effet, le ministre n’est pas tenu de « démontre[r] qu’une vérification fiscale est en cours et menée de bonne foi » (Roofmart, aux para 43-45). Comme il a été établi dans l’arrêt CIGM, l’existence d’une vérification en cours ne constitue pas une condition préalable à l’exercice des pouvoirs du ministre en matière de demande péremptoire (CIGM, aux para 19, 42-43). Les seules conditions préalables à l’autorisation judiciaire sont énoncées dans le libellé même de la LIR.

[80] Au paragraphe 48 de l’arrêt Roofmart, la Cour d’appel fédérale a donc enjoint aux parties d’éviter de « réinstaurer des conditions au critère juridique qui ne figurent plus dans la loi » et à la Cour de ne pas « convertir la demande d’ordonnance en une demande de contrôle judiciaire du caractère raisonnable de la décision du ministre de demander les renseignements, ce que la demande n’est manifestement pas ». Le législateur avait l’intention de permettre une vaste enquête, sous réserve du respect des conditions préalables prévues par la loi (CIGM, aux para 21, 45).

[81] Un survol de la jurisprudence pertinente illustre qu’il n’y a pas de critère strict à respecter pour qu’une demande péremptoire ait comme objectif de vérifier le respect de la LIR.

[82] Dans l’affaire CIGM, le ministre a demandé l’autorisation de présenter une demande péremptoire en vue de déterminer si les agents immobiliers et les courtiers résidant dans une région donnée du Québec avaient dûment rempli leurs déclarations de revenus et s’ils y avaient rapporté les commissions gagnées (CIGM, au para 3). L’ARC a reçu des documents de la Chambre immobilière lors de la vérification d’un agent immobilier et a, quelques mois plus tard, demandé à recevoir des renseignements supplémentaires de celle-ci (CIGM, au para 50). Elle voulait plus particulièrement recevoir la liste des membres de la Chambre immobilière, les renseignements relatifs à l’identification de chacun des membres ainsi que la liste des propriétés vendues par chaque membre au cours d’une période de trois années civiles (voir Canada (Ministre du Revenu national) c Chambre immobilière du Grand Montréal, 2006 CF 1069 aux para 6, 9-10). L’affidavit à l’appui de la requête indique expressément que l’objectif était de déterminer si les agents immobiliers et les courtiers ayant gagné des revenus de commissions découlant de la vente d’immeubles avaient respecté l’ensemble des devoirs et obligations prévus par la LIR. Compte tenu de cette preuve, la Cour d’appel fédérale a conclu que les exigences prévues à l’alinéa 231.2(3)b) avaient été satisfaites (CIGM, au para 50).

[83] Dans l’arrêt Roofmart, le juge Rennie de la Cour d’appel fédérale a confirmé une conclusion semblable au sujet de l’alinéa 231.2(3)b). Il a fait remarquer, en renvoyant au contre-interrogatoire du témoin à l’appui de la requête, que ce dernier n’avait qu’à donner une description générale des fins auxquelles les renseignements seraient utilisés par l’ARC. Le défaut du témoin d’expliquer précisément de quelle manière les renseignements serviraient aux fins de vérification n’a pas porté de coup fatal à la requête. Son témoignage était suffisant pour montrer que les renseignements demandés contribueraient à déterminer si les personnes non désignées nommément avaient : produit leurs déclarations de revenus; effectué leurs versements des retenues à la source; versé la TPS/TVH; déclaré la totalité du revenu provenant de la vente ou de la fourniture de matériaux de toiture; ou déclaré les montants des achats à titre de dépenses d’entreprise (Roofmart, au para 46).

[84] L’analyse effectuée par le juge Little de la Cour fédérale dans l’affaire BRC est un autre exemple de décision concernant la condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)b). Dans cette affaire, l’affidavit à l’appui indiquait, sous la rubrique « Objectif de la requête », que le ministre demandait l’autorisation « pour l’application et l’exécution » de la LIR, afin de déterminer, entre autres, si un titulaire en particulier était associé au contribuable. L’affidavit suivait le libellé du paragraphe 231.2(1) et de l’alinéa 231.2(3)b), mais n’établissait aucun lien entre les faits qui y étaient énoncés et l’objectif de vérification du respect de la LIR nécessaire pour que la condition préalable prévue à l’alinéa 231.2(3)b) soit remplie (BRC, au para 21). Dans ses observations écrites, le ministre a également suivi le libellé de la LIR et n’a invoqué aucune disposition de la LIR prévoyant que le ou les titulaires du compte avaient quelque devoir ou obligation dont le respect devait faire l’objet d’une vérification (BRC, aux para 22-23).

[85] Vu les faits présentés à la Cour, le juge Little a conclu que les éléments de preuve établissaient que la condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR était remplie, puisqu’ils indiquaient que l’ARC avait pour objectif de vérifier si le ou les titulaires du compte avaient respecté leurs devoirs et obligations prévus par la LIR en matière de production de déclarations de revenus. Compte tenu de la preuve et des observations présentées dans le cadre de la requête ainsi que du vaste objectif de collecte de renseignements de l’article 231.2 de la LIR ayant été réitéré dans l’arrêt Roofmart, le juge Little a exercé le pouvoir discrétionnaire de la Cour en faveur du ministre. Ce faisant, il a fait remarquer que « bien que les éléments de preuve contenus dans l’affidavit à l’appui de la requête en l’espèce n’expliqu[aient] pas les objectifs de l’exigence de fourniture de renseignements de la même manière ou de façon aussi détaillée que les éléments de preuve dans les arrêts Roofmart et Chambre immobilière du Grand Montréal, le genre et la portée des renseignements demandés par le ministre en l’espèce [n’étaient] pas les mêmes que dans ces affaires, où le ministre demandait des renseignements sur les transactions sur une période de plusieurs années ou des copies des documents personnels et professionnels de personnes non désignées nommément » (BRC, au para 29). Ayant établi cette distinction, la Cour a autorisé la demande péremptoire.

[86] La plus récente analyse en matière de demande péremptoire effectuée par la Cour se trouve dans la décision Helcim. Dans cette affaire, le ministre cherchait à vérifier si les marchands avaient dûment [traduction] « (i) produit leurs déclarations de revenus de la manière et dans les délais prévus dans la LIR et la LTA; (ii) déclaré la totalité ou une partie du revenu tiré de ventes ou de services conformément à la LIR; (iii) déclaré le montant des dépenses d’entreprise déduites conformément à la LIR; (iv) effectué et versé les retenues à la source conformément à la LIR; (v) versé la taxe nette conformément à la LTA, c’est-à-dire s’ils ont perçu, déclaré et versé la totalité de la TPS ou de la TVH imposée sur la vente ou la fourniture de leurs produits ou services; et (vi) réclamé les crédits de taxe sur les intrants » (Helcim, au para 25). Le ministre a fait valoir qu’une fois les renseignements reçus, l’ARC se chargerait d’examiner les données recueillies afin de vérifier si les marchands respectent la LIR. Au vu de ces éléments de preuve, le juge McDonald a conclu que le ministre avait établi l’existence d’un lien suffisant entre le contenu de la demande et son objectif déclaré (Helcim, au para 27). La Cour a donc accueilli la requête.

[87] Rappelons qu’à ce jour, une seule requête en autorisation d’une demande péremptoire a été refusée au motif que la deuxième condition préalable établie par la loi n’était pas remplie, soit la requête rejetée par le juge Roy dans l’affaire Hydro-Québec no 1. Dans cette décision, la Cour a notamment conclu que « [l]’information recherchée par la ministre, soit les personnes morales ou physiques assujetties au tarif commercial, ne correspond[ait] pas, en soi et selon une interprétation stricte, à la fourniture de renseignements ou à la production de documents "pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la Loi" » (soulignement ajouté) (Hydro-Québec no 1, au para 79). Le juge Roy a en outre souligné que « [l]es coordonnées des clients commerciaux d’Hydro-Québec [étaient], au mieux, en amont de renseignements pour vérifier le respect de la LIR » (Hydro-Québec no 1, au para 79).

[88] Toutefois, les directives en matière d’interprétation formulées dans l’affaire Roofmart sont claires : le libellé de la loi n’énonce pas de critère strict devant être respecté par le ministre (Roofmart, aux para 43-45).

[89] Un examen de la jurisprudence pertinente révèle donc qu’il est relativement facile pour le ministre de démontrer qu’il cherche à vérifier le respect de la LIR, comme l’exige l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR : il n’y a pas de critère strict à respecter, et il est loisible au ministre de suivre le libellé de la loi dans son affidavit.

[90] Néanmoins, il est particulièrement instructif de se pencher sur l’affaire BRC. Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’expliquer en détail pourquoi le ministre sollicite l’autorisation d’envoyer une demande péremptoire, il serait préférable que son affidavit « établisse des liens » entre les faits qui y sont énoncés et l’objectif allégué de vérification du respect de la LIR (BRC, au para 21). Pour ce faire, le ministre peut, par exemple, faire référence aux dispositions qui imposent « un devoir ou une obligation dont le respect [par le groupe cible] doit faire l’objet d’une vérification, [et ensuite lier] ces dispositions à un élément de preuve contenu dans [son] affidavit » (BRC, au para 23). En établissant de tels liens, le ministre étayera la preuve que la deuxième condition préalable énoncée au paragraphe 231.2(3) de la LIR est remplie.

3) Exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel

[91] Même si, selon la prépondérance des probabilités, les conditions préalables prévues dans la loi sont remplies, le pouvoir discrétionnaire du juge demeure un élément du paragraphe 231.2(3) (RBCLIC, aux para 23, 30; Rona CAF, au para 7; Roofmart, au para 56). Ce pouvoir discrétionnaire est essentiel au processus d’autorisation (Derakhshani, au para 19).

[92] Les limites du pouvoir discrétionnaire de la Cour ne sont pas clairement définies. Cela s’explique par le peu de jurisprudence sur ce point, mais également par le fait que la Cour est rarement appelée à exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 231.2(3) de la LIR, surtout à l’égard de tiers visés par une demande péremptoire qui ont présenté une défense solide. Il n’est donc pas surprenant qu’un examen de la jurisprudence pertinente ne révèle aucun ensemble de critères précis.

[93] Le pouvoir discrétionnaire de la Cour est essentiellement réparateur, ce qui lui permet de remédier aux abus (Derakhshani, au para 19; RBCLIC, au para 23; Rona CAF, au para 7; Roofmart, au para 56). Ce pouvoir découle tout d’abord du libellé permissif de la LIR qui, fait important, emploie le verbe « pouvoir » plutôt qu’un verbe exprimant l’obligation pour définir le pouvoir de la Cour dans le contexte de l’autorisation judiciaire (voir l’article 11 de la Loi d’interprétation). Le pouvoir discrétionnaire provient également du fait que le juge peut accorder l’autorisation « aux conditions qu’il estime indiquées » (soulignement ajouté), un choix de mots conférant à la Cour une latitude importante dans la rédaction de son ordonnance.

[94] Toutefois, ce pouvoir discrétionnaire trouve également sa source dans le pouvoir de la Cour fédérale, indépendant de tout texte législatif, de remédier aux abus de procédure (RBCLIC, aux para 33-36). Comme l’a fait remarquer le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt RBCLIC, « le pouvoir des Cours fédérales de repérer et d’examiner les cas d’abus de leur propre procédure et, si nécessaire, d’y remédier, est un pouvoir absolu, indépendant des pouvoirs conférés par un texte législatif, un “attribut immanent” qui fait partie de son “caractère essentiel”, comme c’est le cas pour les cours supérieures provinciales dotées d’une compétence inhérente » (RBCLIC, au para 36). Ces pouvoirs sont particulièrement pertinents dans les cas où la Cour est appelée à exercer son « pouvoir de surveillance sur les agissements du ministre dans le cadre de l’administration et la mise en œuvre de la [LIR] » (Derakhshani, aux para 10-11).

[95] Ce pouvoir discrétionnaire n’est toutefois pas illimité. Une fois les conditions préalables énoncées dans la loi remplies, le pouvoir discrétionnaire de la Cour « ne constitue pas un moyen par lequel les choix politiques du législateur, comme énoncé dans le paragraphe, peuvent être réexaminés » (Roofmart, au para 56). De plus, la Cour ne peut « réinstaurer les dispositions que le législateur a abrogées ou les invoquer de manière détournée sous le couvert d’arguments de principe relatifs à l’exercice du pouvoir du juge de rendre ou non l’ordonnance » (Roofmart, au para 27). Auparavant, ces dispositions exigeaient que le ministre remplisse deux conditions préalables supplémentaires : celle d’avoir des motifs raisonnables de croire que la personne visée par la demande péremptoire ne s’était pas conformée à la LIR et celle voulant qu’il n’existe pas de moyens plus faciles d’obtenir les renseignements ou les documents requis (Roofmart, au para 23). L’exercice du pouvoir discrétionnaire des juges est limité par l’objectif de la loi, par la nature de l’ordonnance demandée et par les circonstances dans lesquelles elle serait rendue (voir, p. ex., R c Lavigne, 2006 CSC 10, au para 27).

[96] En l’espèce, la Cour doit déterminer si elle doit tenir compte du droit à la vie privée des contribuables dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il s’agit là d’une question conceptuelle qui demande à la Cour d’agir avec précaution.

[97] La jurisprudence indique que les attentes en matière de protection à la vie privée demeurent très faibles en ce qui a trait aux registres commerciaux utiles à la détermination de l’assujettissement à l’impôt en raison du système d’autocotisation et d’autodéclaration du revenu reposant sur l’intégrité et l’honnêteté dont s’est doté le Canada (Redeemer Foundation c Canada (Revenu national), 2008 CSC 46, au para 25 [Redeemer Foundation]; Roofmart, au para 55). Dans le contexte d’une demande péremptoire, le législateur a déjà procédé à l’exercice de conciliation entre les droits à la vie privée et l’exigence de fournir au ministre les outils requis pour appliquer la LIR (Roofmart, au para 21). L’intention du législateur est que « [l]’aspect de l’intérêt public au sens large en ce qui concerne le caractère exécutoire de notre système fiscal l’emporte sur les intérêts privés et commerciaux de [l’entreprise] de ne pas divulguer les renseignements personnels de ses clients » (Roofmart, au para 55; voir aussi Redeemer Foundation, au para 25; eBay, 2008 CAF 141, au para 39). Dans l’arrêt Canada (Revenu national) c Hydro-Québec, 2023 CAF 171 [Hydro-Québec CAF], les juges ayant rédigé les motifs concordants se sont abstenus de se prononcer sur la portée du pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour dans les passages où ils se dissocient des propos de la juge Goyette, qui a fait remarquer, en renvoyant à la page 649 de l’arrêt R c McKinlay Transport Ltd, [1990] 1 RCS 627, que le droit à la vie privée des contribuables revêt une importance accrue à l’heure où l’information abonde et est facilement transmissible, et où aucune institution, pas même l’ARC, n’est à l’abri d’actes de piratage informatique (Hydro-Québec CAF, au para 25).

[98] En revanche, l’orientation formulée dans l’arrêt Roofmart n’écarte pas entièrement l’exercice du pouvoir discrétionnaire à l’égard de questions relatives à la vie privée, car cela serait fondamentalement contraire à l’objectif du pouvoir discrétionnaire de la Cour, soit remédier aux abus de pouvoir ministériel (Roofmart, au para 56). Selon la Cour, l’arrêt Roofmart entend dissuader les juges d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour imposer des conditions et des restrictions au processus d’autorisation qui dépassent ce qui est prévu dans la loi, pour éviter de défaire l’exercice de conciliation auquel s’est déjà prêté le législateur (Roofmart, au para 56). Le juge qui accorde l’autorisation ne peut pas, en raison de préoccupations concernant la vie privée, tenir le ministre à une norme de communication ou de preuve plus élevée que celle à laquelle il est déjà tenu (Roofmart, aux para 49-55). Il ne peut invoquer la protection de la vie privée des contribuables comme motif pour exiger du ministre qu’il démontre qu’une « vérification fiscale est en cours et menée de bonne foi » (Roofmart, aux para 43-45). Toutefois, le juge peut imposer « [les] conditions qu’il estime indiquées » dans l’élaboration de son ordonnance en vue de remédier aux abus (voir le paragraphe 231.2(3) de la LIR).

[99] En l’espèce, la Cour doit également déterminer si elle devrait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel, tenir compte de la « faisabilité » du projet de demande péremptoire. Il s’agit là d’une question conceptuelle sur laquelle la Cour s’est déjà penchée, mais qui comprend néanmoins son lot de difficultés.

[100] À ce jour, la Cour a examiné la question de la faisabilité dans le cadre de deux requêtes en autorisation de demande péremptoire. La première est la décision Rona CF, dans laquelle le juge Martineau a autorisé une demande péremptoire visant les clients commerciaux de 57 grands magasins de vente au détail, ce qui a permis au ministre d’obtenir le nom, l’adresse et le montant total des transactions annuelles de chaque compte commercial pour une période de trois ans. L’entreprise en question a reconnu l’existence d’un groupe « identifiable », mais a fait valoir que les renseignements demandés par le ministre n’étaient pas entièrement pertinents pour la vérification du respect de la LIR (Rona CF, aux para 8, 9). Le juge Martineau a conclu que Rona n’avait pas à préparer un document indiquant le montant total des transactions facturées à chaque client commercial au cours de la période pertinente si elle fournissait plutôt au ministre le relevé des transactions pour chaque client commercial, ce que Rona avait déjà fait à la suite d’une requête ex parte antérieure que la Cour avait accueillie (Rona CF, aux para 20-21). Cette requête antérieure avait permis au ministre d’envoyer à vingt quincailleries, dont six qui appartenaient à la société, une demande péremptoire. Ces six quincailleries ont obtempéré dans les quarante-cinq jours suivant la requête du ministre (Rona CF, au para 21).

[101] Le juge Martineau s’est notamment fondé sur ces dernières conclusions pour exercer le pouvoir discrétionnaire de la Cour en faveur du ministre. Ce faisant, la Cour a d’abord soulevé que le ministre, au cours de l’instance, avait considérablement réduit la portée du projet de demande péremptoire, qui est passé de dix-neuf à seulement trois renseignements demandés, et de quatre-vingt-cinq magasins ciblés à cinquante-sept (Rona CAF, au para 6; Rona CF, au para 26). La Cour a ensuite mis en balance cette considération avec le fait que, même si cette nouvelle demande péremptoire plus restreinte réduit le temps nécessaire pour colliger et communiquer les renseignements exigés, elle impose néanmoins un travail considérable au tiers visé, notamment parce qu’il n’existe pas de système de stockage des renseignements à l’échelle du pays et que les clients commerciaux peuvent être enregistrés à plus d’un magasin (Rona CF, au para 27).

[102] Finalement, ce sont les éléments de preuve présentés par Rona qui ont fait pencher la balance en faveur du ministre. Ceux-ci démontraient que chaque magasin visé par la requête possédait son propre système de renseignements en place qui permettait de répertorier les relevés de transactions pertinents pour les clients commerciaux (Rona CF, au para 28). Autrement dit, il y avait une preuve concrète que Rona pouvait fournir au ministre les renseignements demandés (Rona CF, au para 29).

[103] En ce qui concerne les éventuelles difficultés pour Rona, la Cour pouvait difficilement évaluer l’ampleur des efforts et du temps que Rona devrait déployer pour répondre pleinement au projet de demande péremptoire (Rona CF, au para 30). À ce sujet, la Cour a réitéré qu’elle réservait compétence pour prolonger le délai consenti à Rona si elle était incapable de s’acquitter complètement de toutes ses obligations dans ce délai, et ce, malgré tous les efforts raisonnables ayant pu être déployés (Rona CF, au para 32).

[104] L’analyse menée par le juge Martineau a été confirmée en appel, la Cour d’appel fédérale ayant souligné le pouvoir discrétionnaire du juge dans les circonstances (Rona CAF, au para 7).

[105] La Cour s’est penchée pour une deuxième fois sur la question de la faisabilité dans la décision Paypal, où le juge Gascon a autorisé une demande péremptoire visant des renseignements agrégés sur les opérations de sociétés et de particuliers titulaires d’un compte d’entreprise PayPal Canada Co. qui ont été recueillis pendant quatre ans (PayPal, au para 20). Après avoir établi que le groupe cible était « identifiable » et que la demande péremptoire visait à vérifier le respect de la LIR, la Cour a examiné la faisabilité du projet de demande péremptoire pour déterminer s’il y avait lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel. Ce faisant, elle a fait remarquer [traduction] « que PayPal n’avait déposé aucun élément de preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle la demande péremptoire était excessive ou ciblait un nombre disproportionné de personnes ou de transactions » (PayPal, au para 17) et « que PayPal avait indiqué au ministre que les renseignements faisant l’objet de la demande péremptoire étaient disponibles dans les systèmes informatiques de PayPal et que cette dernière n’avait présenté aucun élément de preuve démontrant qu’il était impossible de fournir les renseignements ou qu’elle était incapable de se conformer à la demande péremptoire » (PayPal, au para 18). Par conséquent, le juge Gascon a conclu qu’il était dans l’intérêt de la justice qu’il autorise le projet de demande péremptoire (PayPal, au para 19).

[106] Ces deux décisions permettent de guider la Cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et d’établir ce qui devrait être un principe fondamental à cette étape de l’analyse : la Cour peut se pencher sur la faisabilité du projet de demande péremptoire lorsqu’elle est saisie d’éléments de preuve indiquant qu’il serait impossible ou excessivement difficile pour le tiers de se conformer à la demande péremptoire. Le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour lui permet de remédier aux abus de pouvoir ministériel. D’ailleurs, il serait abusif que le ministre ordonne à une personne de se conformer à une demande péremptoire qui est irréalisable.

[107] Toutefois, ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé avec prudence. Il importe de garder deux considérations à l’esprit.

[108] Premièrement, l’exercice du pouvoir discrétionnaire demeure fondé sur la preuve dont dispose la Cour. Le pouvoir discrétionnaire résiduel conféré par le paragraphe 231.2(3) de la LIR ne permet pas de soumettre chaque projet de demande péremptoire à une analyse de la « contrainte excessive » ou de la « faisabilité ». Le législateur n’a pas imposé une telle exigence. Les seules conditions préalables à l’autorisation d’une telle demande sont celles établies dans la LIR. Il faut donc déterminer si le tiers à qui s’adresse la demande a présenté des éléments de preuve démontrant qu’il est impossible ou excessivement difficile d’y répondre, faute de quoi la Cour n’a pas à procéder à une quelconque analyse de faisabilité.

[109] Deuxièmement, les coûts associés aux obligations fiscales font partie des obligations de droit public fondamentales d’une personne (Morguard Properties Ltd c Ville de Winnipeg, [1983] 2 RCS 493, à la p 507). Les très grandes entreprises tendent à avoir des structures internes complexes, une vaste clientèle et divers arrangements selon lesquels elles recueillent et stockent les données les plus importantes pour leur conformité à la LIR (voir, p. ex., eBay, 2008 CAF 348; PayPal; Hydro-Québec no 1). Les plus petites entreprises peuvent être dotées d’une structure plus simple, traiter avec une clientèle plus limitée et tenir leurs livres comptables de manière relativement simple (voir, p. ex., Rona CF). La réponse à une demande péremptoire présentée en vertu de la LIR vient avec différentes difficultés selon la taille des entreprises. Toutefois, ces différences ne justifient pas, à elles seules, que la Cour circonscrive le pouvoir du ministre de veiller au respect de la LIR. Les dispositions de la LIR relatives à ces demandes ne s’appliquent pas différemment en fonction de la taille ou du degré de complexité des parties en cause. Ces dernières doivent toutes se conformer aux lois en vigueur. La faisabilité ne doit pas être l’arme secrète des très grandes entreprises qui cherchent à se soustraire aux pouvoirs d’enquête du ministre.

[110] Toutefois, la jurisprudence indique également que la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, peut tenir compte des coûts disproportionnés (RBCLIC, au para 30; Hydro-Québec no 1, aux para 93, 104). Ainsi, une demande péremptoire qui requiert le déploiement d’efforts considérables risque d’être abusive. La Cour peut donc être appelée à intervenir pour la circonscrire et imposer des conditions plus strictes, dans des circonstances appropriées.

[111] Ce pouvoir discrétionnaire peut également dissuader le ministre d’exercer son pouvoir de manière abusive. Imaginons que le ministre cherche à envoyer une demande péremptoire visant dix-neuf éléments. La Cour considère que la demande est irréalisable et abusive en raison de son ampleur. Dans ce cas, la Cour pourrait conclure qu’une demande péremptoire ne visant que les trois éléments les plus essentiels serait faisable ou non abusive, et ainsi autoriser cette nouvelle version de la demande. Le ministre pourrait conclure, à la réception de ces trois éléments, qu’il n’est pas nécessaire de recueillir d’autres renseignements. Inversement, il pourrait juger que les trois éléments ne sont pas suffisants et demander à la Cour l’autorisation d’envoyer une deuxième demande péremptoire concernant certains des éléments omis de la première demande. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire que confère le paragraphe 231.2(3) à la Cour permet au ministre de travailler par étapes. Cette façon de faire lui permet d’obtenir les renseignements dont il a besoin, mais permet également à la Cour d’atténuer les difficultés qui peuvent être occasionnées au tiers. La décision Rona CF en est un bon exemple, puisqu’elle démontre qu’il peut être approprié de procéder par étapes et que le ministre n’a pas toujours besoin de tous les éléments demandés initialement. Dans cette affaire, comme il est indiqué plus haut, la portée de la demande péremptoire a été réduite par le ministre, de dix-neuf à trois renseignements.

[112] Dans l’ensemble, le pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour est guidé par un principe général de proportionnalité (voir, p. ex., Apotex Inc c Janseen Inc, 2022 CF 1476, aux para 19, 20; voir aussi Canada c Lehigh Cement Limited, 2011 CAF 120, aux para 34, 35; Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 177, aux para 8, 9). Les juges peuvent toujours exercer leur pouvoir discrétionnaire afin de dispenser le tiers visé par la demande péremptoire de l’obligation de communiquer des renseignements si le ministre commet un abus de procédure, si la communication est impossible ou excessivement difficile pour le tiers ou si le projet de demande péremptoire constitue une véritable recherche à l’aveuglette. La disponibilité des renseignements demandés et le fardeau à supporter pour les obtenir sont des considérations qui peuvent influencer l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Toutefois, ces considérations ne sont pas des étapes obligatoires de l’analyse de la demande péremptoire, ni des conditions préalables supplémentaires qui s’ajoutent à celle du paragraphe 231.2(3) de la LIR. L’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel demeure un processus fondé sur les faits et la preuve. Lorsqu’on lui présente des éléments de preuve pertinents, il est loisible à la Cour d’en tenir compte.

[113] Maintenant que les critères applicables à l’autorisation par la Cour d’une demande péremptoire sous le régime du paragraphe 231.2(3) de la LIR sont établis, il reste à trancher la question préliminaire en l’espèce : le ministre peut-il d’abord démontrer que la Convention a été incorporée au droit canadien pour l’application de l’alinéa 231.2(3)b)? Si tel n’est pas le cas, sa requête en autorisation d’une demande péremptoire doit être rejetée, puisque le projet de demande péremptoire n’a pas pour but de vérifier le respect de la LIR et ne remplit donc pas la deuxième condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)b).

B. Statut de la Convention en droit interne

1) Statut des traités internationaux en droit interne : principes généraux

[114] Le droit interne repose sur une certaine hiérarchie des sources (Canada (Procureur général) c Utah, 2020 CAF 224, au para 28). La structure de cette hiérarchie reflète la position du Canada en tant que démocratie constitutionnelle dotée d’un Parlement fédéral (Sturgeon Lake Cree Nation c Hamelin, 2018 CAF 131, au para 54), mais aussi en tant que « système dualiste au chapitre des traités et du droit conventionnel » (Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, au para 149 [Kazemi]). Il est essentiel de définir la place qu’occupe le droit conventionnel dans cette hiérarchie si l’on veut comprendre le statut de la Convention pour l’application du paragraphe 231.2(3) de la LIR.

[115] D’emblée, il convient de souligner que le droit international opère selon sa propre hiérarchie des sources (Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5, au para 76 [Nevsun]). Ces sources sont énoncées au paragraphe 38(1) du Statut de la Cour internationale de Justice, RT Can. 1945 n 7, entré en vigueur le 24 octobre 1945 :

a. les conventions internationales, soit générales, soit spéciales, établissant des règles expressément reconnues par les États en litige;

b. la coutume internationale comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit;

c. les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées;

d. […] les décisions judiciaires et la doctrine des publicistes les plus qualifiés des différentes nations, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit.

[116] La Cour suprême du Canada qualifie ces sources des « quatre sources officielles du droit international moderne » (Nevsun, au para 76), quoiqu’elles ne soient pas toutes sur le même pied d’égalité. Le libellé du paragraphe 38(1) du Statut de la Cour internationale de Justice indique explicitement que la quatrième source du droit international (les décisions judiciaires et la doctrine) est un « moyen auxiliaire de détermination des règles de droit » (non souligné dans l’original). Les traités, la coutume et les principes généraux de droit [traduction] « ont tous la même autorité » comme sources contraignantes du droit international, mais les décisions rendues par la Cour internationale de Justice et les autres tribunaux ne sont que [traduction] « des indications permettant de déterminer l’existence et le contenu des règles du droit international positif » (Phillip M. Saunders et Robert J. Currie, dir, Kindred’s International Law: Chiefly as Interpreted and Applied in Canada, 9e éd, Toronto : Emond Publishing, 2018, à la p 4).

[117] Cette distinction hiérarchique est importante en interprétation des traités. Comme il est expliqué plus loin, les méthodes employées par les tribunaux internationaux pour interpréter un traité ne lient pas les parties à ce traité. Les parties ont compétence pour interpréter les traités auxquels elles sont liées, sous réserve de certaines règles juridiques auxquelles elles ont consenti (James Crawford, Brownlie’s Principles of Public International Law, 9e éd, (Oxford : Oxford University Press, 2019), aux pp 364, 365).

[118] Pour l’application de la présente requête, il n’est pas nécessaire d’examiner le rôle de la coutume ou des principes généraux du droit en droit interne canadien. La question à trancher en l’espèce concerne une convention en particulier ratifiée par le Canada et son incorporation au paragraphe 231.2(3) de la LIR. Aucune des parties n’a soutenu que la coutume devrait contraindre la Cour à adopter une interprétation particulière de la Convention ni que les principes généraux de droit avaient une quelconque incidence en l’espèce. Dans la mesure où la Cour est appelée à examiner toute question de droit international substantiel, ces questions se limitent au droit conventionnel en vigueur au Canada.

[119] La Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, RT Can. 1980 n 37 (entrée en vigueur le 27 janvier 1980, adhésion du Canada le 14 octobre 1970) [la Convention de Vienne], constitue la principale source du droit conventionnel. Depuis sa ratification par le Canada, la Convention de Vienne est considérée comme [traduction] « l’énonciation des principes fondamentaux du droit conventionnel moderne » (Saunders et Currie, à la p 7, renvoyant à « Canadian Practice in International Law During 1971 as Reflected Mostly in Public Correspondence and Statements of the Department of External Affairs » (1971), 9 Can YB Intl L. 276, à la p 300). Depuis, il a été établi que la Convention de Vienne régit le processus par lequel les tribunaux canadiens déterminent la portée et le contenu des traités liant l’État (voir, p. ex., Thomson c Thomson, [1994] 3 RCS 551, aux pp 577, 578 [Thomson]; Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, aux para 51, 52 [Pushpanathan]; Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au para 11 [Febles]; Association du transport aérien international c Canada (Office des transports), 2024 CSC 30, au para 39 [ATAI]).

[120] Les États deviennent parties à un traité dès sa ratification, terme défini au paragraphe 2(1) de la Convention de Vienne comme « l’acte international ainsi dénommé par lequel un État établit sur le plan international son consentement à être lié par un traité ». Si la ratification de la Convention par le Canada n’est pas contestée, la signification de cette ratification ne fait pas l’unanimité. Une partie de ce différend découle de la distinction qui existe entre « ratification » et « incorporation au droit canadien » et de leurs conséquences respectives pour les obligations exécutoires devant les tribunaux nationaux. Il y a lieu de définir cette distinction pour clarifier l’analyse de la Cour.

[121] Au Canada, le pouvoir de ratifier un traité international fait partie de la prérogative royale en matière d’affaires étrangères, laquelle est dûment exercée par l’exécutif (Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3, au para 35; voir aussi Turp c Canada (Justice), 2012 CF 893, au para 18 [Turp], renvoyant à AE Gotlieb, Canadian Treaty-Making (Toronto : Butterworths, 1968) aux pp 4, 14; John H. Currie, Craig Forcese et Valerie Oosterveld, International Law: Doctrine, Practice, and Theory, 2e éd, Toronto, Irwin Law, 2007, aux pp 54-56).

[122] Il n’est pas nécessaire de consulter le législateur ou les législateurs provinciaux avant que la Couronne ne lie le Canada à un traité (Turp, au para 31; voir aussi Gib van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 3e éd, Toronto, University of Toronto Press, 2024, à la p 114 [van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 3e éd]). Toutefois, le pouvoir fédéral de conclure des traités est limité par le partage constitutionnel des pouvoirs (voir Attorney-General for Canada v Attorney-General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] 1 DLR 673, à la p 679). Quoi qu’il en soit, le gouvernement fédéral applique depuis 2008 la Politique liée au dépôt des traités au Parlement, laquelle permet de débattre sur les traités avant leur ratification (Saunders et Currie, à la p 155). La Convention est un exemple de traité qui a été déposé au Parlement avant sa ratification (voir le projet de loi C-48, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu, la Loi sur la taxe d’accise, la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces, la Loi sur la taxe sur les produits et services des premières nations et des textes connexes, 2e lecture, Débats de la Chambre des communes, 41-1, n 222 (8 mars 2013) [Hansard, 8 mars 2013]).

[123] Toutefois, le pouvoir de ratifier un traité international se distingue nettement du pouvoir de lui donner effet en droit interne. La prérogative royale consiste en un [traduction] « pouvoir de contracter envers des États étrangers des obligations contraignantes sur le plan diplomatique » (non souligné dans l’original) (In Re Employment of Aliens, 1922 CanLII 58 (SCC), 63 SCR 293, à la p 329 [Re Employment]). Les parties doivent exécuter ces obligations de bonne foi, et l’exécution d’une telle obligation n’en libère pas la partie qui l’exécute (voir les articles 26 et 27 de la Convention de Vienne; voir aussi Crawford, à la p 29). Ces obligations peuvent même avoir une incidence sur les droits des personnes (voir, p. ex., Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, au para 106 [Mason]).

[124] Cela dit, l’autorité législative suprême est exercée par le législateur (Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30, aux para 44, 45). Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lyman Duff, [traduction] « la prérogative royale concernant la conclusion de traités ne permet […] ni de modifier directement les lois régissant les droits des particuliers ni d’utiliser les deniers publics, d’imposer une taxe ou de modifier les lois du commerce et de la navigation sans le consentement du législateur […]. Pour ce faire, il faut adopter des lois » (Re Employment, à la p 329). Dans le système dualiste, le pouvoir législatif est conféré aux représentants élus (Kazemi, au para 149); l’exécutif ne peut pas contourner ce pouvoir en exerçant son propre pouvoir en matière d’affaires étrangères.

[125] Ainsi, la distinction entre « ratification » et « incorporation au droit canadien » reflète celle qui existe entre les termes « contraignant » et « exécutoire ». La ratification est une prérogative royale exercée par l’exécutif; elle oblige l’État à respecter ses obligations de bonne foi envers les autres États. L’intégration au droit canadien est un processus législatif relevant du législateur qui permet la mise à exécution des obligations internationales de l’État à l’échelle nationale par les institutions fédérales.

[126] L’incorporation d’un traité international au droit interne peut revêtir diverses formes, la plus évidente étant l’adoption d’une loi fédérale reproduisant exactement le texte du traité (voir, p. ex., Loi sur les conventions de Genève, LRC 1985, c G-3; Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, LRC 1985, c 16 (2e supp); Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, LC 2021, c 14 [la Loi sur la DNUDPA]). Une autre façon de faire est « l’incorporation par renvoi », par laquelle une loi fédérale déclare qu’un traité a force de loi en tout ou en partie (voir, p. ex., Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 98; Loi modifiant la Loi sur le transport aérien, LC 2001, c 31).

[127] Une fois qu’un traité a été incorporé au droit interne, il s’applique au même titre que toute autre loi valide adoptée par le législateur (ATAI, au para 93). Toutefois, la méthode à employer pour interpréter un traité international incorporé au droit interne diffère légèrement du principe moderne d’interprétation des lois.

[128] L’interprétation d’un traité international incorporé directement au droit canadien est régie par les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne (Febles, au para 11, renvoyant à Thomson, à la p 577, 578 et à Pushpanathan, aux para 51, 52). Ces deux dispositions établissent la règle générale d’interprétation en droit international et indiquent les moyens complémentaires d’interprétation à utiliser dans certains cas.

Convention de Vienne sur le droit des traités 1969

Article 31 RÈGLE GÉNÉRALE D’INTERPRÉTATION

1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus : a) Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité; b) Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité. 3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a) De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions; b) De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité; c) De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties. 4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties.

Article 32 MOYENS COMPLÉMENTAIRES D’INTERPRÉTATION

Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 : a) Laisse le sens ambigu ou obscur; ou b) Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable.

Vienna Convention on the Law of Treaties 1969

Article 31 General rule of interpretation

1. A treaty shall be interpreted in good faith in accordance with the ordinary meaning to be given to the terms of the treaty in their context and in the light of its object and purpose.

2. The context for the purpose of the interpretation of a treaty shall comprise, in addition to the text, including its preamble and annexes: (a) any agreement relating to the treaty which was made between all the parties in connection with the conclusion of the treaty; (b) any instrument which was made by one or more parties in connection with the conclusion of the treaty and accepted by the other parties as an instrument related to the treaty. 3. There shall be taken into account, together with the context:

(a) any subsequent agreement between the parties regarding the interpretation of the treaty or the application of its provisions; (b) any subsequent practice in the application of the treaty which establishes the agreement of the parties regarding its interpretation; (c) any relevant rules of international law applicable in the relations between the parties. 4. A special meaning shall be given to a term if it is established that the parties so intended.

Article 32 Supplementary means of interpretation

Recourse may be had to supplementary means of interpretation, including the preparatory work of the treaty and the circumstances of its conclusion, in order to confirm the meaning resulting from the application of article 31, or to determine the meaning when the interpretation according to article 31: (a) leaves the meaning ambiguous or obscure; or (b) leads to a result which is manifestly absurd or unreasonable.

[129] À première vue, l’application des articles 31 et 32 de la Convention de Vienne par un tribunal canadien peut sembler étrange, puisqu’elle n’a pas été directement incorporée par une loi canadienne. Toutefois, ces dispositions font partie du droit international coutumier (voir Richard Gardiner, « The Vienna Convention Rules on Treaty Interpretation », dans Duncan B. Hollis, dir, The Oxford Guide to Treaties (Oxford : Oxford University Press, 2020), aux pp 459-460; Anthony Aust et Oliver Dörr, « Vienna Convention on the Law of Treaties (1969) », dans Anne Peters et Rüdiger Wolfrum, dir, Max Planck Encyclopedia of Public International Law (Oxford : Oxford University Press, 2023), au para 14), et la coutume fait, par présomption, partie de la common law canadienne (John H. Currie, Public International Law, 2e éd, (Toronto : Irwin Law, 2008) à la p 253; voir aussi Nevsun, aux para 90-94).

[130] Quoi qu’il en soit, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada aux paragraphes 11 et 15 de l’arrêt Febles, les principes d’interprétation des traités énoncés dans la Convention de Vienne s’harmonisent parfaitement aux principes modernes d’interprétation législative appliqués par les tribunaux canadiens : l’examen du « sens ordinaire » des termes dans leur « contexte » et à la lumière de « [l’]objet et [du] but » du traité est un processus que l’on peut aisément assimiler à l’examen du « texte, du contexte et de l’objet » d’une loi donnée (voir aussi Groupe de la Banque mondiale c Wallace, 2016 CSC 15, au para 47; ATAI, au para 39; van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 3e éd, aux pp 364-369).

[131] Lors de l’étape de l’analyse portant sur le « sens ordinaire », l’article 31 met l’accent sur le fait que [traduction] « la meilleure façon de déterminer l’intention commune des parties est de suivre l’intention telle qu’elle est exprimée dans le texte » (Crawford, à la p 365; voir aussi Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), [1989] CIJ Rec. 53, à la p 69, 70; Différend maritime (Pérou c. Chili), [2014] CIJ Rec. 3, à la p 28). Le libellé du traité doit également être interprété en fonction des règles du droit international général en vigueur au moment de sa conclusion, ainsi qu’à la lumière du sens moderne des termes (voir Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), [1952] CIJ Rec. 176, aux pp 183, 184, 197, 198; Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, [1971] CIJ Rec. 16, à la p 31). Cela fait écho aux propos de la Cour suprême du Canada, qui a récemment souligné que le texte est le « point d’ancrage de l’opération d’interprétation » ainsi que le « point central de l’interprétation » en ce qu’il révèle « les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs » (CISSS, au para 24).

[132] L’étape de l’analyse portant sur le « contexte » fait ressortir le principe de l’« intégration » en droit international, selon lequel le sens du traité émerge lorsqu’on tient compte de l’ensemble de son contexte (notamment son libellé, son préambule et ses annexes, ainsi que tout accord ou instrument lié au traité qui a été rédigé dans le cadre de sa conclusion (voir Crawford, à la p 367). L’étape de l’analyse portant sur le « contexte » est presque identique à celle de l’approche moderne en matière d’interprétation législative (Rizzo, aux para 21-24; voir aussi Thomson, aux pp 577, 578). Cependant, l’interprétation internationale se distingue du fait que la Convention de Vienne, au paragraphe 31(2), énumère explicitement les instruments qui constituent le « contexte », à savoir les accords ou autres instruments établis « à l’occasion de la conclusion du traité ». En droit canadien, il n’existe aucune liste de ce genre pour l’interprétation des lois, ce qui pourrait légèrement restreindre l’analyse contextuelle en droit international.

[133] Le volet « objet et but » de l’analyse vise à éviter que les deux autres étapes [traduction] « deviennent des instruments rigides et dysfonctionnels qui forceraient à prendre une décision préliminaire sur le sens à donner au texte plutôt que des guides flexibles » (Crawford, à la p 366). Cela ne supplante pas l’approche explicitement textuelle de la Convention de Vienne, mais garantit plutôt que le sens qui se dégage du texte ne s’écarte pas des intentions des parties lors de la conclusion de l’accord (Affaires du Sud-Ouest africain (Libéria c. Afrique du Sud), Exceptions préliminaires, [1962] CIJ Rec. 319, à la p 335; voir aussi Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), [2012] CIJ Rec. 442, aux pp 449, 454, 460). En ce sens, l’étape « objet et but » de l’interprétation des traités ressemble au principe du droit canadien selon lequel tout texte « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » (voir l’article 12 de la Loi d’interprétation).

[134] Malgré cette ressemblance, une certaine circonspection reste de mise. Les règles d’interprétation des lois canadiennes reposent sur l’hypothèse voulant que le législateur ne parle que d’une seule voix (Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (Toronto : Irwin Law, 1997), aux pp 5-7, 35-37, 136-144). Il n’y a pas d’hypothèse équivalente en droit international public. Même s’ils consentent à conclure des accords, les États peuvent maintenir leur propre compréhension partielle et équivoque de leurs obligations, et même formuler leurs propres « réserves » à l’égard d’un traité en particulier (voir les articles 19 à 23 de la Convention de Vienne). Dans les cas où le sens du texte d’un traité est ambigu, un examen plus approfondi des diverses interprétations possibles peut s’avérer nécessaire (voir l’article 32 de la Convention de Vienne). L’exercice d’interprétation implique nécessairement de concilier « l’intérêt national de chaque État contractant » (Canada c Alta Energy Luxembourg SARL, 2021 CSC 49, au para 37 [Alta Energy]) avec l’objectif ultime « [d’]appliquer les véritables intentions des parties » (Crown Forest Industries Ltd c Canada, [1995] 2 RCS 802, au para 43, renvoyant à Gladden (succession) c Canada, [1985] ACF n 31, à la p 166).

[135] De plus, si la méthodologie d’interprétation établie dans la Convention de Vienne s’applique lorsque le législateur incorpore un traité au droit interne, les traités sont rarement incorporés à proprement parler (Saunders et Currie, à la p 173). À vrai dire, lorsque le droit international entre en jeu devant les tribunaux canadiens, c’est le plus souvent en tant qu’outil d’interprétation (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, aux para 44-46 [SOCAN]).

[136] Lorsque le Canada ratifie un traité, les obligations qu’il renferme ont une certaine incidence sur l’exercice d’interprétation des lois mené par les tribunaux canadiens. En effet, comme les lois sont réputées conformes aux obligations du Canada en droit international (R c Hape, 2007 CSC 26, au para 53 [Hape]), les traités sont utiles à l’étape du « contexte » de l’exercice d’interprétation des lois (SOCAN, au para 45).

[137] Dans les faits, l’effet de cette présomption sur l’exercice d’interprétation variera selon le type de loi en cause. Si une loi met en œuvre un traité sans réserve, l’interprétation de la loi doit se concilier en tout point avec les obligations que ce traité impose au Canada (voir, p. ex., Mason, aux para 105, 106). Toutefois, si la loi est moins explicite quant à son lien avec le traité en cause, elle devra être interprétée en tenant dûment compte des circonstances de l’affaire mettant en jeu le traité (SOCAN, au para 46, renvoyant à Bureau de l’avocat des enfants c Balev, 2018 CSC 16, au para 31; Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), 2002 CAF 89, au para 36). Dans le même ordre d’idées, « [l]‘importance contextuelle du droit international est d’autant plus claire lorsque la disposition à interpréter » a été adoptée dans le but précis d’assurer l’exécution d’obligations internationales (B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, au para 47 [B010]). Cette idée est compatible avec le principe plus large selon lequel « [l]’interprétation législative est axée sur l’intention qu’avait le législateur au moment de l’édiction de la loi, et les tribunaux sont tenus de donner effet à cette intention » (voir Telus, au para 32 et la jurisprudence qui y est citée).

[138] Quoi qu’il en soit, lorsque le libellé le permet, la loi devrait être interprétée d’une manière permettant au Canada de respecter ses obligations issues de traités (Hape, au para 53).

[139] Bien entendu, la présomption de conformité est réfutable. Le fait de donner à une loi canadienne une interprétation qui va à l’encontre des obligations internationales du Canada risque d’empiéter indûment sur la prérogative de l’exécutif en matière d’affaires étrangères (B010, au para 47), mais le Parlement demeure un organe souverain (Canada (Procureur général) c Power, 2024 CSC 26, au para 48). Le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté du Parlement exige que l’exécutif ne puisse, à lui seul, lier le législatif et les tribunaux (Fraser c CRTFP, [1985] 2 RCS 455, aux pp 469, 470; New Brunswick Broadcasting Co. c Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319, à la p 389; Colombie-Britannique (Procureur général) c Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, aux para 65, 66). Le législateur ne saurait être contraint par les règles du droit international public, qu’elles découlent d’un traité ou de la coutume (Daniels v White, 1968 CanLII 67 (SCC), [1968] SCR 517, aux pp 538-540; voir aussi Kazemi, aux para 59, 60). On ne s’attend pas non plus à ce que les tribunaux s’en remettent au gouvernement en place pour trancher les questions de droit international dont ils sont saisis (Château-Gai Wines Ltd v Le Procureur Général du Canada, 1970 CanLII 1693 (CA CÉC), [1970] RC de l’É 367, aux pp 421-423). L’interprétation du droit canadien, même en relation avec les traités internationaux, demeure un exercice relevant du judiciaire (Saunders et Currie, à la p 165). Néanmoins, le fait de donner à une loi canadienne une interprétation incompatible avec un traité oblige les tribunaux à « [exprimer] l’intention non équivoque du législateur de manquer à une obligation internationale » (Hape, au para 53).

[140] Maintenant que ces principes fondamentaux ont été établis, il faut déterminer si la Convention a été incorporée au droit interne canadien par modification législative ou par interprétation, en ce qui a trait aux demandes péremptoires.

2) Argument du ministre : la Convention a force de loi au Canada

[141] Dès le début de l’instance, le ministre a affirmé que la Convention avait force de loi au Canada du simple fait de sa ratification et de son entrée en vigueur (mémoire du demandeur, au para 27, voir note 22). Le ministre a modifié sa thèse dans sa plaidoirie et dans ses observations écrites supplémentaires. Il demande maintenant à la Cour d’interpréter le paragraphe 231.2(3) de la LIR d’une manière qui s’harmonise avec la Convention. Il est d’avis qu’une loi de mise en œuvre n’est pas strictement nécessaire, pourvu qu’il n’y ait pas de conflit entre la Convention et la disposition de la LIR portant sur les demandes péremptoires. Le ministre fonde ce dernier argument sur un exercice complexe d’interprétation législative, dont les fondements sont exposés ci-dessous.

a) Le texte ou le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3)

[142] Sur le plan textuel, la question fondamentale consiste à déterminer si le libellé du paragraphe 231.2(3) renvoie d’une façon ou d’une autre à la Convention. D’après le sens ordinaire du libellé, ce n’est pas le cas. Pour que la requête en autorisation d’une demande péremptoire soit accueillie, la condition préalable selon laquelle la Cour doit être convaincue que la demande est « [présentée] pour vérifier si [la] personne ou les personnes [du] groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi » doit être remplie (non souligné dans l’original) (voir l’alinéa 231.2(3)b)). Il n’est pas fait mention d’un « accord international désigné » et le ministre admet que le sens ordinaire de « la présente loi » est [traduction] « la LIR ou la partie IX de la LTA » (mémoire du demandeur, au para 43).

[143] Toutefois, le ministre soutient qu’une analyse intégrale de la disposition en cause ne peut reposer exclusivement sur le sens ordinaire de l’alinéa 231.2(3)b) : « le sens ordinaire du texte n’est pas déterminant en soi et doit être examiné au regard des autres indicateurs du sens de la loi — le contexte et l’objet de la disposition ainsi que les normes juridiques pertinentes » (La Presse, au para 23, renvoyant à R c Alex, 2017 CSC 37, au para 31 [Alex]). Les dimensions contextuelles et téléologiques de l’exercice d’interprétation peuvent révéler des ambiguïtés alors que le texte semble par ailleurs clair.

b) Le contexte plus large du paragraphe 231.2(3)

[144] L’étape de l’analyse portant sur le contexte revêt une importance particulière pour le ministre, puisque c’est à cette étape que la Cour doit examiner la Convention ainsi que son incidence sur la question en litige (SOCAN, au para 45). Par conséquent, le ministre fait valoir que la Convention lui impose l’obligation de présenter des demandes péremptoires au nom des pays signataires.

[145] Selon l’interprétation que le ministre a faite de la Convention, l’instrument traite expressément de la nécessité d’une « coopération entre les autorités fiscales » dans un monde où le développement constant « des mouvements de personnes, de capitaux, de biens et de services » a également « accru les possibilités de fraudes fiscales » (voir le mémoire du demandeur, au para 27, renvoyant au préambule de la Convention). En effet, l’objet même de la Convention, énoncé au paragraphe 1(1), est que les États « s’accordent mutuellement […] une assistance administrative en matière fiscale », un objectif qui « couvre, le cas échéant, des actes accomplis par des organes juridictionnels ». Cette assistance comprend « l’échange de renseignement », les États parties étant tenus, aux termes du paragraphe 4(1), d’échanger « les renseignements vraisemblablement pertinents pour l’administration ou l’application de leurs législations internes relatives aux impôts visés par [la] Convention ». Dans les cas où « les renseignements disponibles dans les dossiers fiscaux de l’État requis » ne lui permettent pas de se conformer à l’échange de renseignements, il doit néanmoins prendre « toutes les mesures nécessaires », comme le prévoit le paragraphe 5(2) de la Convention, afin de fournir à l’État requérant les renseignements demandés (Mémoire du demandeur, au para 28).

[146] Le ministre soutient que les demandes péremptoires constituent l’une des « mesures » envisagées par le régime d’échange de renseignements de la Convention. À l’appui de cet argument, le ministre renvoie au Rapport explicatif de la Convention [le Rapport explicatif], lequel indique que le champ d’application du paragraphe 4(1) est « large » et que la norme de « pertinence vraisemblable » vise à empêcher les parties « d’aller à la pêche aux renseignements » ou de demander des renseignements « dont il est peu probable qu’ils soient pertinents pour élucider les affaires fiscales d’une personne en particulier ou d’un groupe ou d’une catégorie définissable de personnes » (non souligné dans l’original) (Rapport explicatif, au para 50). Ce point est réitéré dans le Rapport explicatif au sujet de l’article 18, qui « invite l’État requérant à fournir à l’État requis tous les renseignements disponibles susceptibles de l’aider à identifier la personne, ou un groupe ou une catégorie définissable de personnes, en cause » (non souligné dans l’original) (Rapport explicatif, au para 167). Selon le ministre, le terme « catégorie définissable » dans le Rapport explicatif implique l’existence d’une obligation de répondre aux demandes d’échange de renseignements nécessitant le recours au régime de demandes péremptoires du pays visé.

[147] Soulignons que le ministre insiste sur le fait que la Convention exige du Canada qu’il communique des renseignements même s’ils ne présentent pas d’intérêt pour lui dans le cadre national (mémoire du demandeur, au para 30). Cette exigence découle du paragraphe 21(3) de la Convention, qui oblige explicitement le Canada à « utilise[r] les pouvoirs dont il dispose pour obtenir les renseignements demandés, même s’il n’en a pas besoin à ses propres fins fiscales ». Plus précisément, ce même article empêche le Canada de « [refuser] de communiquer des renseignements uniquement parce que ceux-ci ne présentent pas d’intérêt pour lui dans le cadre national » (non souligné dans l’original).

[148] La question de « l’intérêt dans le cadre national » se pose au regard de l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR. En effet, l’une des conditions préalables à l’autorisation judiciaire d’une demande péremptoire est que la fourniture des renseignements soit exigée pour « vérifier si [la] personne ou les personnes [du] groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la [LIR] ». Le ministre considère cette condition comme une [traduction] « condition préalable relative à l’intérêt dans le cadre national » qui ne peut à elle seule justifier le rejet d’une demande de renseignements d’un autre État conformément au paragraphe 21(3) de la Convention. Autrement dit, le Canada ne peut refuser une demande d’échange de renseignements au seul motif que les renseignements ne sont pas exigés afin de vérifier le respect de la LIR sans enfreindre la Convention. Le ministre soutient que son interprétation est conforme à l’article 27 de la Convention de Vienne, qui interdit aux parties à un traité « [d’]invoquer les dispositions de [leur] droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » (mémoire du demandeur, aux para 29, 30).

[149] Du point de vue du droit interne, le ministre affirme qu’une interprétation du régime législatif axée sur le contexte révèle que [traduction] « le ministre a l’obligation permanente et continue de recueillir des renseignements pour les pays signataires de la Convention » à la réception d’une demande d’échange de renseignements (mémoire du demandeur, au para 51).

[150] Le législateur a conféré au ministre un ensemble de pouvoirs relatifs à la collecte de renseignements pour assurer « l’application et l’exécution » des dispositions de la LIR et garantir l’intégrité du régime fiscal canadien d’autocotisation (voir le paragraphe 220(1) de la LIR; voir aussi R c Jarvis, 2002 CSC 73, au para 51). Le ministre a jugé important de soulever que le paragraphe 220(1) de la LIR, soit la disposition initiale de la partie « Application et exécution » de la LIR, reflète [traduction] « la nature continue et répétitive de l’application et de l’exécution des lois fiscales canadiennes » (mémoire du demandeur, au para 47). Conformément au paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation, le ministre exerce ses pouvoirs et exécute ses obligations « en tant que de besoin ». Par exemple, il exécute l’obligation du Canada d’exercer ses pouvoirs de collecte de renseignements en vue d’échanger des renseignements.

[151] Le ministre soutient qu’une lecture attentive de l’article 231.2 étaye son interprétation. En effet, il affirme que le véritable pouvoir d’exiger d’une personne qu’elle fournisse tout renseignement ou document est conféré par le paragraphe 231.2(1), qui autorise explicitement le ministre à recueillir des renseignements pour l’application ou l’exécution de traités fiscaux. Autrement dit, bien que l’autorisation judiciaire des demandes péremptoires soit assujettie aux paragraphes 231.2(2) et 231.2(3) de la LIR, la demande elle-même demeure [traduction] « une demande relevant du paragraphe (1) » (non souligné dans l’original). À son tour, le libellé du paragraphe 231.2(1) permet au ministre d’envoyer une demande péremptoire pour l’application ou l’exécution d’un accord international désigné. Cette interprétation serait étayée par le principe d’interprétation des lois selon lequel deux dispositions qui n’entrent pas en conflit et qui s’appliquent aux mêmes faits sont présumées s’appliquer pleinement en fonction de leur libellé (Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd, (Markham : LexisNexis, 2022) §11,02 [Sullivan, The Construction of Statutes]). Selon le ministre, les paragraphes 231.2(1) et 231.2(3) se chevauchent et devaient s’appliquer sans conflit au même ensemble de faits (mémoire du demandeur, au para 49, voir note 50).

[152] Le ministre souligne en outre que la LIR [traduction] « impose aux pays signataires de traités des obligations précises et continues concernant des personnes non désignées nommément » (mémoire du demandeur, au para 50). Par exemple, la partie XVIII de la LIR (« Processus élargi de déclaration de renseignements ») confie aux institutions financières canadiennes la tâche de recueillir des renseignements sur les titulaires de comptes ayant des indices américains, renseignements qui sont ensuite transmis au gouvernement américain par l’intermédiaire du ministre (voir, p. ex., Deegan c Canada (Procureur général), 2022 CAF 158, aux para 9-16 [Deegan]). Dans la même veine, la partie XIX de la LIR (« Norme commune de déclaration ») confie aux institutions financières canadiennes la tâche de recueillir des renseignements sur les titulaires de comptes résidant dans les « juridictions partenaires », puis de fournir ces renseignements au ministre, qui les transmet une fois de plus à l’étranger. Selon le ministre, ces façons de faire témoignent de [traduction] « l’aisance » avec laquelle le Canada échange des renseignements sur des personnes non désignées nommément avec d’autres Parties à l’étranger (mémoire du demandeur, au para 51).

[153] L’aisance avec laquelle le Canada échange des renseignements découle d’un élément plus large qui revêt une importance capitale pour la requête du ministre : le Canada respecte ses obligations issues de traités.

[154] Ce respect touche à l’exercice d’interprétation dont la Cour doit s’acquitter. À cet égard, le ministre souligne la présomption selon laquelle les tribunaux interprètent le droit interne conformément aux obligations internationales du Canada (Hape, au para 53). L’intention manifeste du législateur de manquer à une obligation internationale réfute cette présomption, mais le ministre maintient que la barre pour réfuter la présomption demeure élevée (voir Oroville Reman & Reload Inc c Canada, 2016 CCI 75, aux para 31-51). Le ministre demande donc à la Cour d’éviter de souscrire à des interprétations du paragraphe 231.2(3) qui mineraient l’objet de la Convention et violeraient ainsi les obligations du Canada qui en découlent, invoquant le principe de la déférence à l’égard de la prérogative de l’exécutif en matière d’affaires étrangères (B010, au para 47). En effet, bien que la cohérence entre les lois canadiennes et la Convention ne soit pas strictement requise, les articles 26 et 27 de la Convention de Vienne indiquent clairement que « [t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi » et « [qu’u]ne partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » (mémoire du demandeur, aux para 55, 56, voir note 64).

[155] Dans le même ordre d’idées, le ministre soutient que le Canada a manifesté son intention d’envoyer des demandes péremptoires au nom des pays signataires de traités. À l’appui de cet argument, le ministre fait remarquer que le Canada a inclus les demandes péremptoires à la rubrique [traduction] « Capacité de l’autorité compétente d’obtenir et de fournir des renseignements » dans la liste des pouvoirs de collecte de renseignements que lui confère sa législation interne dressée à l’intention des pays signataires (forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, rapport d’examen par les pairs : Canada, 2011, aux para 125-127 [rapport d’examen par les pairs de 2011]). De même, le Canada a déclaré [traduction] « qu’il n’existe aucune loi ou pratique réglementaire au Canada imposant à l’échange de renseignements des conditions restrictives qui seraient incompatibles avec la norme internationale » (rapport d’examen par les pairs de 2011, au para 207). Les rapports d’examen par les pairs subséquents contiennent également des énoncés similaires (forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, rapport d’examen par les pairs : Canada, 2013, aux para 130-132, 143, 184, 212; forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, rapport d’examen par les pairs : Canada, 2017 (deuxième cycle), aux para 230-232 [rapport d’examen par les pairs de 2017]).

[156] De plus, le ministre soutient que le Canada a déjà envoyé des demandes péremptoires à la demande d’autres États (rapport d’examen par les pairs de 2017, aux para 230-232). Selon sa compréhension, la première fois remonte à l’affaire Andison (TG) v MNR, 1995 CanLII 19005 (CF), [1995] 1 CTC 203 [Andison], dans laquelle une demande de renseignements avait été présentée en vertu d’un traité fiscal bilatéral avec les États-Unis. La deuxième fois, en 2010, le juge Boivin (tel était alors son titre) avait autorisé une demande péremptoire sous l’ancien régime ex parte relativement à une demande de renseignements présentée par l’Australie qui avait un double objectif (voir Canada (Minister of National Revenue) v Dale St. Jean and Gregory D. Tindall, T-332-10, ordonnance du juge Boivin, 16 mars 2010 [St. Jean]). Bien que l’ordonnance dans l’affaire St. Jean ne fasse pas état de sa dimension internationale, il ressort du dossier de requête que les renseignements avaient été demandés pour que le ministre puisse vérifier le respect de la LIR et pour que l’Australie mette en application ou à exécution sa loi intitulée Income Tax Assessment Act (voir T-332-10; dossier de requête; affidavit de Cynthia Maier, aux para 2-4) (mémoire du demandeur, au para 57).

[157] Globalement, le ministre fait valoir que la Convention s’inscrit dans le contexte du paragraphe 231.2(3) de la LIR, qui devrait être interprétée à la lumière de l’engagement du Canada à échanger des renseignements avec les pays signataires de traités.

c) L’objet et le but du paragraphe 231.2(3)

[158] Le ministre considère que le législateur lui a accordé de vastes pouvoirs en matière de demandes péremptoires, qu’elles soient faites au nom du Canada ou d’un pays signataire d’un traité.

[159] D’entrée de jeu, le ministre qualifie l’historique des demandes péremptoires au Canada de conversation animée entre les tribunaux et le législateur. Dans l’arrêt James Richardson & Sons, Ltd c Ministre du Revenu National et autres, [1984] 1 RCS 614 [Richardson], la Cour suprême du Canada a conclu qu’une disposition générale relative à une demande de renseignements ne faisait pas droit aux demandes de renseignements visant des personnes non désignées nommément. Par la suite, le législateur a modifié la LIR pour autoriser expressément de telles demandes. Au fil des ans, il a diminué le nombre de conditions préalables à l’obtention de l’autorisation judiciaire et supprimé le régime ex parte, ce qui permet au tiers de répondre à la requête du ministre au moment de sa présentation. Selon le ministre, ces changements témoignent de la volonté de longue date du législateur de lui conférer un vaste pouvoir en matière de demandes péremptoires (mémoire du demandeur, au para 52).

[160] Le ministre soutient que ce vaste pouvoir s’applique également aux traités fiscaux. Il étaye cette affirmation en soulignant que la norme établie pour l’échange de renseignements à l’article 4 de la Convention est que les renseignements soient « vraisemblablement pertinents pour l’administration ou l’application » des lois fiscales internes de l’État requérant, ce qui équivaut essentiellement au seuil fixé au paragraphe 231.2(3) de la LIR pour les demandes péremptoires. En effet, comme l’indique le commentaire de l’OCDE, l’État requérant doit fournir un contexte suffisant qui permet de comprendre la demande et de démontrer que les renseignements demandés servent à vérifier si les personnes non désignées nommément se sont conformées à la loi, ce qui nécessite « une explication de la loi applicable et pourquoi il y a des raisons de penser que les contribuables du groupe faisant l’objet de la demande n’ont pas respecté cette loi » (voir OCDE, Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée 2017 (Paris, OCDE, 2017), à la p 530) (mémoire du demandeur, au para 53).

[161] La norme de pertinence vraisemblable a essentiellement le même objet que les conditions préalables énoncées au paragraphe 231.2(3) de la LIR, soit d’empêcher les recherches à l’aveuglette; autrement dit, le ministre doit avoir véritablement l’intention de soumettre les personnes non désignées nommément à une vérification, et non simplement recueillir les renseignements qui seront utilisés ultérieurement à d’autres fins (voir Roofmart, au para 45, renvoyant à CIGM, au para 45). La norme de la pertinence vraisemblable vise également à empêcher les parties « d’aller à la pêche aux renseignements » ou de demander des renseignements « dont il est peu probable qu’ils soient pertinents pour élucider les affaires fiscales d’une personne en particulier ou d’un groupe ou d’une catégorie définissable de personnes » (Rapport explicatif, au para 50). Ainsi, si le ministre est convaincu que la demande est vraisemblablement pertinente, l’objet de l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR sera donc nécessairement satisfait. Cette interprétation est compatible avec la déférence dont la Convention fait preuve envers les garanties du droit interne du Canada et avec les limites que le paragraphe 21(3) de la Convention impose aux conditions préalables en matière d’intérêt fiscal dans le cadre national (mémoire du demandeur, au para 54).

d) Les considérations supplémentaires

[162] Après que Shopify eut fait valoir, dans son mémoire des faits et du droit et dans sa plaidoirie, que la Convention n’avait pas été incorporée au droit canadien, le ministre a été autorisé à présenter des observations écrites supplémentaires à la Cour, ce qu’il a fait. Le ministre a expliqué sa conception de la mise en œuvre de la Convention en droit canadien et de la façon dont le législateur (par opposition à l’exécutif) concilie le besoin national de vérifier le respect de la LIR et l’obligation internationale d’échanger des renseignements. Le ministre soutient essentiellement que [traduction] « le Canada a ratifié la Convention en se fondant sur la prémisse selon laquelle il n’y avait aucun conflit avec le droit interne » et que l’absence de conflit équivalait à une incorporation au droit interne (mémoire supplémentaire du demandeur, au para 5). Le ministre rassemble plusieurs arguments en ce sens.

[163] D’emblée, le ministre affirme que les modifications apportées par le législateur au régime de protection des renseignements personnels de la LIR (article 241 de la LIR ou l’article 295 équivalent de la LTA) sont suffisantes pour permettre les demandes péremptoires visant à répondre aux demandes de renseignements déposées en vertu de la Convention. Cette affirmation repose en partie sur l’idée que le législateur n’est pas tenu de suivre une forme particulière de mise en œuvre pour que la Convention ait force de loi. Une loi de mise en œuvre distincte n’est pas nécessaire. La seule exigence est plutôt que [traduction] « le législateur énonce son intention de mise en œuvre de façon suffisamment claire, de sorte que les tribunaux considèrent la loi comme une loi de mise en œuvre ou, à tout le moins, arrivent à la conclusion que l’intention du législateur était de mettre le traité en œuvre » (Gib van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 2e éd, (Toronto : University of Toronto Press, 2008), à la p 240 [van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 2e éd]). Des changements importants peuvent nécessiter l’adoption d’une loi de mise en œuvre distincte, comme dans l’affaire Andison, où le traité en cause avait modifié les taux de retenue et entraîné le transfert des principaux droits d’imposition à une autre administration. Toutefois, le ministre soutient que des changements aussi importants ne sont pas toujours nécessaires, notamment en l’espèce. En ce qui concerne le régime multilatéral d’échange de renseignements envisagé par la Convention, seules des modifications mineures au régime de protection des renseignements personnels de la LIR ont été nécessaires pour éliminer tout conflit avec le droit interne.

[164] Le régime de protection des renseignements personnels en cause se trouve au sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR, lequel s’applique aux renseignements qui sont déjà entre les mains du ministre ainsi qu’aux renseignements qui doivent être recueillis à la suite d’une demande d’assistance. Le législateur accorde aux fonctionnaires le pouvoir de fournir un renseignement confidentiel, ou d’en permettre l’examen ou l’accès, en conformité avec une disposition d’un traité fiscal conclu avec un autre pays ou d’un accord international désigné, mais uniquement pour leur application. La Convention fait partie des accords internationaux désignés.

[165] Le ministre décrit en détail le processus par lequel le Canada a examiné et ratifié la Convention et souligne que la ratification nécessitait de légères modifications au régime de protection des renseignements personnels du sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR (Hansard, 8 mars 2013, à la p 14 772). En témoignent les commentaires formulés par la secrétaire parlementaire de la ministre du Revenu national lors des débats ayant précédé la ratification de la Convention, au moment où elle avait été déposée devant le Parlement (Hansard, 8 mars 2013, à la p 14 772). Ces débats ont été en partie éclairés par une note explicative fournie au Parlement, qui précisait également la responsabilité du ministère des Finances de modifier les lois fiscales canadiennes, sous toute réserve, [traduction] « pour la mise en œuvre intégrale de la Convention » (Chambre des communes, « Note explicative sur la Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale et le Protocole d’amendement à la Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale », Document parlementaire, 41-1, n 8532-411-30 (29 février 2012)).

[166] Selon l’interprétation que fait le ministre de l’historique législatif, l’accent mis par le législateur sur la modification du régime de protection des renseignements personnels révèle qu’il était convaincu que cette modification, effectuée pour permettre l’échange de renseignements en vertu de la Convention, ouvrirait la voie à la ratification, par opposition au renvoi à la Convention à l’article 231.2 de la LIR. Autrement dit, il n’était pas strictement nécessaire de modifier l’article 231.2 pour que la Convention y soit mentionnée – cela aurait simplement apporté plus de clarté.

[167] Il s’ensuit qu’il n’était pas non plus nécessaire de modifier l’alinéa 231.2(3)b). Néanmoins, dans le budget de 2024, il a été proposé de modifier l’alinéa 231.2(3)b) afin d’inclure le terme « accords internationaux désignés » à la deuxième condition préalable à l’autorisation judiciaire d’une demande péremptoire. Le ministre soutient que la modification avait été proposée non pas pour modifier la LIR, mais bien pour la clarifier. D’ailleurs, c’est ce qui ressort des notes explicatives portant sur les modifications proposées en 2024, à savoir que l’ajout du terme « confirme » que la Cour fédérale peut autoriser les demandes péremptoires visant à répondre aux demandes de renseignements déposées en vertu de la Convention (Notes explicatives sur des propositions législatives liées à la Loi de l’impôt sur le revenu et à son règlement (Ottawa : vice-première ministre et ministre des Finances, août 2024, à la p 71 [les Notes explicatives]). Néanmoins, le ministre fait valoir que l’examen de ce projet de modification serait prématuré et peu pertinent pour l’exercice d’interprétation (voir le paragraphe 45(2) de la Loi d’interprétation). Il réitère « [qu’]on ne peut présumer que les modifications subséquentes modifient ou confirment l’état antérieur du droit » et met la Cour en garde contre le fait de tirer des conclusions de cette seule proposition (Canada c Oxford Properties Group Inc, 2018 CAF 30, au para 46 [Oxford Properties]).

[168] Enfin, le ministre mentionne à nouveau que la Convention et ses documents extrinsèques permettent de dissiper toute ambiguïté découlant de la notion de vérification du respect de la loi fiscale nationale prévue à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR.

[169] Parmi les éléments extrinsèques qui ont été invoqués par le ministre, on note l’absence de réserves et de déclarations formulées par le Canada concernant l’applicabilité de la Convention aux demandes péremptoires. Il s’agit d’un élément important, puisque l’article 30 de la Convention limite le type de réserves pouvant être formulées par les États parties, ce qui dissuader les États ayant d’importantes préoccupations quant aux effets du traité de le ratifier s’ils n’ont pas les moyens et la volonté de s’y conformer. D’autres traités, comme le Modèle de convention fiscale bilatérale de l’OCDE, permettent aux États membres de formuler des réserves sur mesure, ce qui favorise une approche relativement souple ou distincte en ce qui concerne la ratification. La Convention opère autrement, et le ministre soutient alors que le Canada n’aurait pas pu ratifier la Convention de bonne foi s’il avait voulu restreindre l’exécution de ses obligations en matière de demandes péremptoires.

[170] L’objectif de la ratification visait à accroître la capacité du Canada à bénéficier de l’échange multilatéral de renseignements, tout en élargissant ses obligations à cet égard. Le ministre est d’avis que rien n’indique que le législateur a voulu restreindre les demandes péremptoires uniquement pour le Canada.

3) Argument de Shopify : la Convention n’a pas force de loi au Canada

[171] Shopify demande à la Cour de ne pas réécrire l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR de manière à ce qu’il sanctionne les demandes péremptoires présentées au nom des pays signataires de traités. Les conditions préalables fixées au paragraphe 231.2(3) de la LIR ne mentionnent nullement les traités fiscaux, et la Cour ne devrait pas faire fi de l’intention expresse du législateur pour le seul compte de l’exécutif et de ses relations extérieures. En termes simples, le ministre inclut dans la disposition des termes qui ne s’y trouvent pas. Il n’est pas loisible à la Cour de traiter ainsi un libellé clair et non équivoque (R c McIntosh, [1995] 1 RCS 686, à la p 701 [McIntosh]; Wilson c Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 47, au para 27).

[172] Par conséquent, Shopify soutient que l’exercice d’interprétation législative [traduction] « forcé » du ministre ne peut [traduction] « sauver sa requête invalide » (mémoire de Shopify, au para 34).

a) Le texte ou le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3)

[173] Shopify s’appuie sur la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle le libellé du paragraphe 231.2(3) de la LIR est « clair et non équivoque » et doit donc « simplement être appliqué » (Roofmart, au para 20, renvoyant à Shell Canada Ltée c Canada, [1999] 3 RCS 622, au para 40). Il ne faut pas prêter à la loi des conditions supplémentaires qui n’y sont pas énoncées, et l’objet présumé d’une disposition « ne peut pas servir à créer une exception tacite à ce qui est clairement prescrit » (Placer Dome, au para 23). Par conséquent, la requête du ministre, qui vise subsidiairement à assurer le respect des [traduction] « obligations internationales et à offrir de l’aide aux pays signataires de traités » (affidavit de Mme Tremblay, au para 6; dossier du demandeur, à la p 14), devrait être rejetée (mémoire de Shopify, au para 36).

[174] Le ministre reconnaît que le sens ordinaire des termes de l’alinéa 231.2(3)b) n’étaye pas son interprétation. Shopify considère que cette reconnaissance à elle seule permettrait de trancher la question en sa faveur.

b) Le contexte plus large du paragraphe 231.2(3)

[175] Le ministre affirme que le contexte entourant l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR reflète une ambiguïté latente quant au rôle de la Convention. Shopify soulève quatre arguments pour réfuter cette affirmation.

i. La Convention n’écarte pas la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national énoncée à l’alinéa 231.2(3)b)

[176] Selon Shopify, le ministre laisse entendre que la Convention l’autorise et l’oblige à recourir à des mesures qui excèdent les pouvoirs légaux qui lui ont été conférés afin d’obtenir les renseignements demandés par un pays signataire. Toutefois, cette position est directement et répétitivement contredite par le libellé de la Convention, qui indique explicitement que le ministre n’a pas à prendre des mesures illicites pour obtenir des renseignements.

[177] Bien que les accords internationaux puissent avoir préséance sur les lois internes dans la limite des cas d’incompatibilité (voir, p. ex., Pacific Network Services Ltd c Canada (Ministre du Revenu national), 2002 CFPI 1158, au para 12 [Pacific Network]), Shopify soutient que la Convention résout de telles incompatibilités en indiquant explicitement que le droit interne a préséance. En effet, le paragraphe 21(2) de la Convention dispense le ministre de répondre à toute demande de renseignements qui « ne pourraient être obtenus sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative ». Selon Shopify, il doit exister une loi habilitante ainsi qu’une procédure judiciaire ou administrative canadienne conférant au ministre le pouvoir de recueillir les renseignements demandés dans le cadre de la demande péremptoire présentée par l’Australie. Toutefois, le ministre n’a pas le pouvoir d’exiger les renseignements demandés sans l’autorisation de la Cour, et, en l’espèce, la Cour ne peut accorder son autorisation aux termes du paragraphe 231.2(3), car, pour ce faire, elle doit être convaincue que la demande péremptoire vise à « vérifier [le respect de] quelque devoir ou obligation prévu par la [LIR] ». La Convention n’est pas mentionnée au paragraphe 231.2(3). Puisque le ministre n’a pas le pouvoir d’exiger les renseignements, le refus du Canada de communiquer les renseignements serait conforme au paragraphe 21(2) de la Convention, étant donné que le ministre n’est pas tenu de fournir des renseignements qui « ne pourraient être obtenus sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative » (mémoire de Shopify, aux para 40-42).

ii. Le ministre fait une interprétation erronée du paragraphe 21(3) de la Convention

[178] Le ministre s’appuie sur le paragraphe 21(3) de la Convention pour faire valoir que le Canada et la Cour ne peuvent pas invoquer la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national établie à l’alinéa 231.2(3)b) pour refuser de fournir des renseignements à un pays signataire. Toutefois, Shopify est d’avis qu’une telle suggestion serait en fait une interprétation erronée de la portée et du contenu du paragraphe 21(3).

[179] En guise de contexte, le paragraphe 21(3) de la Convention est ainsi libellé :

Article 21 – Protection des personnes et limites de l’obligation d’assistance

3 Si des renseignements sont demandés par l’État requérant conformément à la présente Convention, l’État requis utilise les pouvoirs dont il dispose pour obtenir les renseignements demandés, même s’il n’en a pas besoin à ses propres fins fiscales. L’obligation qui figure dans la phrase précédente est soumise aux limitations prévues par la présente Convention, sauf si ces limitations, et en particulier celles des paragraphes 1 et 2, sont susceptibles d’empêcher l’État requis de communiquer des renseignements uniquement parce que ceux-ci ne présentent pas d’intérêt pour lui dans le cadre national.

Article 21 – Protection of persons and limits to the obligation to provide assistance

3. If information is requested by the applicant State in accordance with this Convention, the requested State shall use its information gathering measures to obtain the requested information, even though the requested State may not need such information for its own tax purposes. The obligation contained in the preceding sentence is subject to the limitations contained in this Convention, but in no case shall such limitations, including in particular those of paragraphs 1 and 2, be construed to permit a requested State to decline to supply information solely because it has no domestic interest in such information.

[180] En ce qui concerne l’obligation pour le Canada d’utiliser « les pouvoirs dont il dispose pour obtenir » les renseignements demandés par l’Australie, le Rapport explicatif indique que le terme « mesure de collecte de renseignements » (qui renvoie aux pouvoirs dont il est question dans la Convention) désigne « les lois et procédures administratives ou judiciaires permettant [au Canada] d’obtenir et de fournir les renseignements demandés » (voir le Rapport explicatif, au para 208. En l’espèce, seul le paragraphe 231.2(3) de la LIR, en qualité de « loi et procédure administrative ou judiciaire », permet au Canada d’obtenir des renseignements au sujet d’un groupe de personnes non désignées nommément. Ce paragraphe oblige le ministre à faire une dénonciation sous serment selon laquelle la fourniture de renseignements ou la production de documents est exigée pour vérifier le respect de la LIR. Un juge de la Cour fédérale peut alors autoriser cette fourniture ou cette production s’il est convaincu par cette dénonciation sous serment.

[181] Autrement dit, si la Cour refuse d’autoriser le projet de demande péremptoire, cela ne veut pas dire que le Canada a refusé « [d’]utilise[r] les pouvoirs dont il dispose pour obtenir les renseignements demandés », ce qui serait contraire au paragraphe 21(3). Le ministre a bel et bien « utilis[é] les pouvoirs dont il dispose pour obtenir les renseignements demandés » en sollicitant l’autorisation de la Cour. Cependant, par choix du législateur, le ministre ne dispose en l’espèce d’aucun pouvoir pour obtenir les renseignements demandés, puisque la condition préalable impérative établie à l’alinéa 231.2(3)b) – la fourniture de renseignements ou la production de documents doit permettre au ministre de « vérifier [le respect de] quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi » – n’a pas été remplie. Cette conclusion est étayée par le Rapport explicatif, qui confirme que « les administrations fiscales ne peuvent prendre que les dispositions compatibles avec leur législation nationale » et que la Convention n’a pas pour objet « d’accroître les pouvoirs de[s] administrations fiscales [des Parties] » (Rapport explicatif, au para 24). En termes simples, lorsque le ministre n’a pas le pouvoir d’obtenir des renseignements sans l’autorisation d’un tribunal, la Convention ne lui confère aucun pouvoir supplémentaire.

[182] Il ne s’agit pas non plus d’une situation où le ministre refuse de fournir des renseignements uniquement parce que ceux-ci ne présentent pas d’intérêt pour lui dans le cadre national. En l’espèce, le ministre n’est pas en mesure de fournir les renseignements parce qu’il n’est pas légalement habilité à les obtenir en premier lieu. L’ARC peut répondre à la demande de renseignements présentée par un pays signataire d’un traité en accédant aux renseignements qu’elle a déjà en sa possession, qu’elle peut obtenir au moyen d’une « demande péremptoire visant des personnes désignées nommément » ou qui sont accessibles au public, mais il existe une nette distinction entre la fourniture de renseignements et la prise de mesures précises en vue de recueillir des renseignements (voir le rapport d’examen par les pairs de 2011, au para 125). Le paragraphe 21(3) ne doit pas servir de prétexte à l’approbation irréfléchie de la requête du ministre (mémoire de Shopify, aux para 43-49).

iii. Le ministre fait fi du paragraphe 21(2) de la Convention

[183] Le paragraphe 21(2) de la Convention limite l’obligation d’assistance et protège les droits et garanties accordés aux personnes par les lois de l’État requis. Selon Shopify, le ministre a fait fi de ces limites et de ces protections et, en particulier, a omis d’analyser sur le fond l’effet des alinéas 21(2)a), c) et g) sur les obligations issues de traités en cause.

[184] Comme le mentionne le Rapport explicatif, l’alinéa 21(2)a) indique que le Canada n’est pas tenu d’exercer un pouvoir qu’il n’a pas déjà pour donner suite à une demande d’assistance. L’alinéa 21(2)a) énonce « le principe général selon lequel [le Canada] n’est pas obligé de prendre des mesures qui ne sont pas conformes à sa propre législation. L’obligation d’assistance est encore atténuée par le fait que [le Canada] n’est pas non plus tenu d’utiliser les pouvoirs prévus par sa législation, mais qu’il n’utilise habituellement pas en pratique » (Rapport explicatif, au para 183). Autrement dit, le Canada n’est pas tenu de donner suite à la demande d’assistance de l’Australie, puisque cela serait contraire aux dispositions d’autorisation de la LIR, à savoir l’alinéa 231.2(3)b).

[185] De plus, il ressort du Rapport explicatif qu’aux termes de l’alinéa 21(2)a), le Canada n’est pas tenu « d’utiliser les pouvoirs » dont l’Australie « ne dispose pas sur son propre territoire », ce qui signifie qu’on ne s’attend pas à ce que le Canada prenne au profit de l’Australie des mesures que celle-ci « n’a pas, suivant sa législation interne, le pouvoir de prendre » (Rapport explicatif, au para 183). Cette règle empêche l’Australie de se servir d’autres États pour exercer des pouvoirs plus vastes que ceux que confèrent ses lois internes.

[186] Dans le même ordre d’idées, l’alinéa 21(2)c) de la Convention libère le Canada de l’obligation de « fournir des renseignements qui ne pourraient être obtenus sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative ». Une fois de plus, on ne s’attend pas à ce que le ministre exerce un pouvoir qu’il n’a pas déjà pour donner suite à une demande d’assistance : « [d]oivent être considérés comme pouvant être obtenus suivant la pratique administrative normale les renseignements dont disposent les autorités fiscales ou que celles-ci peuvent obtenir par application des procédures normales » (Rapport explicatif, au para 188). Comme l’indique également le Rapport explicatif au paragraphe 179, le principe mis de l’avant par l’alinéa 21(2)c) « énonce de manière explicite ce qui est implicite tout au long de la Convention, à savoir que les droits et les garanties que les législations et les pratiques administratives [canadiennes] reconnaissent aux personnes ne sont en aucune manière affectés par la Convention ».

[187] Le ministre fait également fi d’une disposition qui le dispense de son obligation de fournir une assistance au titre de la Convention lorsque la partie requérante n’a pas épuisé toutes les mesures prévues par sa législation pour obtenir les renseignements demandés.

[188] L’alinéa 21(2)g) dispose que la Convention n’impose pas au Canada l’obligation « d’accorder une assistance administrative si [l’Australie] n’a pas épuisé toutes les mesures raisonnables prévues par sa législation ou sa pratique administrative, à moins que le recours à de telles mesures ne donne lieu à des difficultés disproportionnées ». Le Rapport explicatif fait remarquer que l’État requis (le Canada) devrait généralement présumer que l’État requérant (l’Australie) a déjà utilisé les mesures dont il disposait (Rapport explicatif, aux para 203, 201-205). Toutefois, le Canada pourrait refuser de fournir une assistance au titre de la Convention « s’il a de bonnes raisons de supposer que [l’Australie] dispose encore de moyens d’action adéquats sur son propre territoire » (Rapport explicatif, au para 201).

[189] Selon Shopify, rien ne prouve que l’ATO a réellement épuisé toutes les mesures prévues par sa législation avant de demander l’assistance du ministre au titre de la Convention. Il ressort plutôt du dossier que l’Australie a présenté à Shopify une simple [traduction] « demande informelle de renseignements », puis refusé de prendre des mesures supplémentaires après la réception de la réponse initiale de Shopify, dans laquelle Shopify expliquait que l’ATO devrait, à tout le moins, délivrer une assignation, un mandat ou une ordonnance valide obligeant Shopify à produire les documents demandés. De plus, Shopify affirme que rien ne prouve que le ministre ait cherché à déterminer si l’Australie avait effectivement épuisé « toutes les mesures raisonnables ». Par conséquent, le ministre n’est pas strictement tenu de fournir une assistance au titre de la Convention, et il n’enfreindrait pas ses obligations internationales en refusant de fournir les renseignements demandés par l’Australie.

[190] Le ministre n’est pas non plus tenu de fournir une assistance compte tenu de l’affirmation incohérente de l’ATO selon laquelle il n’a [traduction] « aucun autre moyen d’obtenir les renseignements demandés » (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 23, onglet 3(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »). L’incohérence découle de la demande de l’ATO elle-même, dans laquelle il déclare à la fois que les [traduction] « renseignements pourraient être obtenus en vertu des lois [australiennes] ou dans le cours normal de sa pratique administrative dans des circonstances semblables » et qu’il a [traduction] « épuisé toutes les mesures dont il disposait pour obtenir les renseignements demandés [et n’a] aucun autre moyen de les obtenir » (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 23, onglet 3(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »). Quoi qu’il en soit, si l’ATO affirme que ses lois internes ne lui confèrent pas le pouvoir d’obtenir les renseignements en question (et qu’il a, par conséquent, réellement épuisé toutes les mesures à sa disposition), le ministre n’est toujours pas tenu de fournir une assistance au titre de la Convention puisque l’alinéa 21(2)a) prévoit que la Convention n’impose pas au Canada l’obligation « de prendre des mesures qui dérogent à la législation ou à la pratique administrative de l’État requérant ».

[191] Somme toute, la Convention n’oblige en aucun cas de présenter des demandes péremptoires au nom de pays signataires lorsqu’une telle mesure serait incompatible avec la législation interne. Le droit canadien protège les personnes non désignées nommément au moyen des conditions préalables énoncées au paragraphe 231.2(3) de la LIR, et il est contraire à l’objet de la Convention d’éliminer ou de diluer ces protections au nom du respect des lois internationales, plus particulièrement lorsque l’État requérant n’a pas épuisé toutes les mesures raisonnables prévues par sa législation en vue d’obtenir les renseignements et ne dispose peut-être pas de pouvoirs semblables qui lui permette d’obtenir les renseignements visés par une demande péremptoire sur son propre territoire (mémoire de Shopify, aux para 50-57).

iv. Les autres dispositions de la LIR n’élargissent pas le pouvoir du ministre

[192] Le ministre avance que le contexte appuie une interprétation large des pouvoirs du ministre en matière de demandes péremptoires, puisque les dispositions d’autorisation font partie de la section « Application et exécution » de la LIR.

[193] Shopify ne souscrit pas à cette affirmation. Elle avance que dans la LIR, le législateur confère exactement au ministre le pouvoir qu’il peut exercer, sans plus. Les divers pouvoirs prévus à la section « Application et exécution » de la LIR ne permettent pas de réécrire les conditions préalables impératives énoncées au paragraphe 231.2(3) de la LIR pour que le ministre puisse s’y conformer dans une grande variété de situations. Le législateur confère les pouvoirs avec soin et précision.

[194] La même réponse s’applique au renvoi du ministre aux parties XVIII et XIX de la LIR. Shopify fait valoir que ces parties de la LIR ont expressément été adoptées en vue d’aider le Canada à respecter des obligations particulières du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (le CANAFE) et d’autres obligations internationales de communication de renseignements financiers. Ces parties ne comprennent pas les pouvoirs relatifs aux demandes péremptoires, et n’imposent aucune obligation aux entreprises comme Shopify de recueillir des renseignements et de produire des documents dans le but de vérifier le respect des obligations fiscales d’une autre administration. L’adoption des parties XVIII et XIX démontre également que, lorsque l’intention du législateur est de permettre au ministre d’échanger des renseignements avec une autre administration, il adopte des lois précises pour ce faire, même lorsqu’un accord international désigné ou un traité fiscal s’applique déjà. Par conséquent, les parties XVIII et XIX ne fournissent aucun contexte supplémentaire pertinent pour l’interprétation des dispositions d’autorisation.

[195] Sur une note légèrement différente, le ministre affirme qu’étant donné que le paragraphe 231.2(1) envisage la délivrance d’une « demande péremptoire visant des personnes désignées nommément » en vue de respecter les obligations issues de traités, le paragraphe 231.2(3) permet également à la Cour d’autoriser une demande péremptoire qui est vraisemblablement pertinente aux obligations issues de traités. Il en est ainsi puisque le paragraphe 231.2(3) concerne le pouvoir « [d’]exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) », une disposition qui mentionne explicitement les « accords internationaux désignés ».

[196] Shopify n’est pas d’accord. Elle soutient que lorsque l’intention du législateur est de permettre la communication de renseignements aux fins de l’application ou de l’exécution d’une obligation découlant d’un traité, il le fait expressément, et non par déduction, comme au paragraphe 231.2(1) et au sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR (voir, p. ex., Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67, au para 25).

[197] D’ailleurs, une interprétation rationnelle de l’article 231.2 ne révèle aucun lien entre les demandes péremptoires et les obligations issues de traités du ministre. Tout d’abord, le paragraphe 231.2(1) prévoit que le ministre peut exiger d’une personne qu’elle fournisse des renseignements relatifs à « l’application ou à l’exécution » de la LIR, d’un « accord international désigné » ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays. Ce paragraphe s’applique aux demandes péremptoires visant tant des personnes désignées « nommément » que des personnes non désignées nommément. Toutefois, le paragraphe 231.2(1) est « sous réserve du paragraphe (2) », soit une disposition qui ne s’applique qu’aux demandes péremptoires visant des personnes non désignées nommément. Le paragraphe 231.2(2) a pour effet d’imposer au ministre l’obligation supplémentaire d’obtenir l’autorisation judiciaire prévue au paragraphe 231.2(3) avant de présenter une demande péremptoire. De son côté, le paragraphe 231.2(3) énonce les conditions préalables claires et impératives à l’autorisation d’une telle demande, y compris que la demande vise à vérifier le respect de quelque devoir ou obligation prévu par la LIR.

[198] Selon Shopify, le degré de précision employé par le législateur pour définir la compétence de la Cour dans les dispositions d’autorisation est révélateur. Les demandes péremptoires ne peuvent être autorisées que dans un ensemble relativement restreint de situations, et uniquement pour des fins liées à l’application ou à l’exécution de la LIR.

[199] À ce sujet, Shopify invoque l’existence des modifications à l’alinéa 231.2(3)b qui ont été proposées dans le cadre du budget de 2024, lesquelles entreront en vigueur seulement quand la loi apportant les modifications aura reçu la sanction royale, ce qui signifie qu’elles sont uniquement prospectives. Les documents relatifs au budget reconnaissent expressément que le libellé actuel de la LIR présente des « limitation[s] [aux] pouvoirs existants en matière de collecte de renseignements » et que les « modifications proposées visent à améliorer » les capacités de l’ARC (Chambre des communes, Budget 2024 – Mesures fiscales : Renseignements supplémentaires (2024) (ministère des Finances), aux pp 34, 35). Ces déclarations reflètent la volonté du législateur d’étendre les pouvoirs existants du ministre en matière de collecte de renseignements, et non pas de les clarifier. Selon l’interprétation que fait Shopify des dispositions pertinentes de la Loi d’interprétation, les modifications proposées démontrent qu’actuellement, le ministre n’a pas le pouvoir d’envoyer des demandes péremptoires sur la base des traités fiscaux internationaux (mémoire de Shopify, aux para 58-67).

c) L’objet et le but du paragraphe 231.2(3)

[200] Shopify affirme que l’interprétation du ministre va à l’encontre de l’objet des dispositions d’autorisation.

[201] Dans l’arrêt Roofmart, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’objet du paragraphe 231.2(3) est de refléter la conciliation prescrite par le législateur entre les droits à la vie privée et le besoin du ministre de disposer des « outils requis pour appliquer la Loi » (Roofmart, aux para 20-21). Le ministre reconnaît que la demande péremptoire présentée pour l’Australie ne poursuit pas un tel objectif. La requête en autorisation a plutôt été présentée pour que le ministre puisse se conformer aux « obligations internationales » et « fournir une assistance aux pays signataires de traités » (affidavit de Mme Tremblay, au para 6, dossier du demandeur, à la p 14).

[202] Le ministre avance que la Convention devrait être interprétée de façon libérale et appliquée conformément aux intentions des parties (voir Alta Energy, au para 37). Toutefois, Shopify soutient que la Convention ne l’emporte pas sur le libellé clair des conditions préalables impératives et n’élargit pas le pouvoir du ministre, et les limites à l’application de la Convention énoncées au paragraphe 21(2) commandent la déférence à l’égard de la législation et de la pratique administrative des parties. Autrement dit, l’interprétation harmonieuse n’appuie pas nécessairement la position du ministre. En effet, les dispositions de la Convention s’appliquent harmonieusement avec celles de la LIR en ce qu’elles évitent que la Convention limite les droits et garanties accordés aux personnes par la législation ou la pratique administrative du Canada (mémoire de Shopify, aux para 68-72).

d) Les considérations supplémentaires

[203] Dans ses autres observations écrites, Shopify a répondu à plusieurs des arguments supplémentaires avancés par le ministre et a réitéré que la Convention n’a pas force de loi pour l’application du paragraphe 231.2(3).

[204] D’entrée de jeu, Shopify souligne que la seule ratification d’un traité international ne lui confère pas force de loi (Kazemi, au para 149; SOCAN, au para 47). En effet, « [l]es conventions et les traités internationaux ne font pas partie du droit canadien à moins d’être rendus applicables par la loi » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 69). Par conséquent, la Convention, en soi, n’est pas exécutoire et ne peut pas modifier une loi fédérale (Sin c Canada, 2016 CAF 16, aux para 12-15).

[205] Néanmoins, Shopify reconnaît que les traités internationaux peuvent être incorporés au droit interne en tout ou en partie au moyen d’une loi de mise en œuvre ou de l’incorporation par renvoi (Sullivan, The Construction of Statutes, §18.03(1), (4)).

[206] En l’espèce, Shopify croit comprendre que le ministre a reconnu que la Convention n’avait pas été expressément incorporée au droit interne canadien et admis que [traduction] « la Convention n’a pas de loi de mise en œuvre distincte » (mémoire supplémentaire du demandeur, au para 1). En ce qui concerne l’incorporation par renvoi, le ministre n’avance même pas que la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national a été modifiée à cet égard.

[207] Shopify est d’avis que l’absence de loi de mise en œuvre ou d’incorporation par renvoi devrait suffire à trancher la question de l’incorporation de la Convention au droit interne. Même si le législateur avait la Convention à l’esprit lorsqu’il a révisé le paragraphe 231.2(1) et le sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR, il a délibérément choisi de ne pas modifier l’alinéa 231.2(3)b) pour permettre la présentation de demandes péremptoires au nom d’autres pays. Le législateur a fait un choix précis et ne parle pas pour ne rien dire (R c Morrison, 2019 CSC 15, au para 89). Lorsque le législateur a soigneusement déterminé les particularités et la portée des paramètres d’une loi, son choix doit être respecté. Shopify affirme qu’un tel choix a été fait en l’espèce.

[208] Dans le même ordre d’idées, Shopify fait valoir que tout le contexte pertinent étaye son interprétation. Au départ, elle souligne que « [l]’importance contextuelle du droit international est d’autant plus claire lorsque la disposition à interpréter a été “adoptée en vue d’assurer l’exécution d’obligations internationales” », ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Contrairement aux dispositions d’autres lois canadiennes, qui ont un lien direct avec une convention ou un traité, le paragraphe 231.2(3) de la LIR n’est pas inspiré de la Convention et n’a pas été adopté en vue de mettre en œuvre des obligations qu’elle impose (B010, au para 47; Canada (Procureur général) c Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82, au para 55). Le paragraphe en question a plutôt été édicté en réponse aux directives énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Richardson, plusieurs décennies avant l’entrée en vigueur de la Convention.

[209] Depuis la ratification, la LIR a été modifiée à maintes reprises, mais aucune modification n’a donné force de loi à la Convention pour l’application du paragraphe 231.2(3).

[210] En 2007, la définition du terme « accord international désigné » a été ajoutée au paragraphe 123(1) de la LTA, puis ce terme défini a été ajouté au paragraphe 289(1) de la même loi (« demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément »). La même année, ce terme a été ajouté à l’alinéa 295(5)n) (autorisation ministérielle de communiquer des renseignements confidentiels à un pays signataire sans s’exposer à une sanction pénale) et au paragraphe 99(1) (demande sans lien avec la TPS envoyée à quiconque afin d’exiger la production de tout livre ou registre pour l’application d’un accord international désigné) (voir Loi modifiant la Loi sur la taxe d’accise, la Loi de 2001 sur l’accise, la Loi sur le droit pour la sécurité des passagers du transport aérien et d’autres lois en conséquence, LC 2007, c 18, par 2(6), art 47, par 48(3), art 66)).

[211] En 2013, la définition du terme « accord international désigné » a été ajoutée au paragraphe 248(1) de la LIR, puis ce terme défini a été ajouté au paragraphe 231.2(1) (« demande péremptoire visant des personnes désignées nommément ») ainsi qu’au sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR (Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu, la Loi sur la taxe d’accise, la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces, la Loi sur la taxe sur les produits et services des premières nations et des textes connexes, LC 2013, c 34, art 353, par 357(1), par 358(20)). Peu de temps après, le législateur a également supprimé la procédure concernant les requêtes ex parte des dispositions en matière d’autorisation (voir Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 21 mars 2013 et mettant en œuvre d’autres mesures, LC 2013, c 33, par 21(1), 46(1)).

[212] Shopify soutient que, par ces modifications, le législateur a clairement circonscrit l’intégration de la Convention au droit interne, qui se limite à ces dispositions modifiées.

[213] À cet égard, Shopify fait valoir que le ministre a pris hors contexte les modifications apportées en 2013 au sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR et en a exagéré l’importance. Sur ce point, Shopify réitère essentiellement son interprétation du paragraphe 21(3) de la Convention et sa pertinence en l’espèce : la Convention ne confère au ministre aucun pouvoir en sus de ceux qui lui sont conférés par les lois internes. Après la ratification de la Convention, l’article 241 de la LIR a dû être modifié dans la foulée de l’élargissement de la portée du paragraphe 231.2(1) pour permettre au ministre d’offrir une assistance à un pays signataire à l’aide d’une « demande péremptoire visant des personnes désignées nommément » sans devoir solliciter l’autorisation du tribunal. Plus précisément, Shopify soutient que le sous-alinéa 241(4)e)(xii) a été adopté pour assurer la légalité de toute communication de renseignements effectuée en vertu du paragraphe 231.2(1) au titre de la Convention. C’est pourquoi l’article 241 devait être modifié avant la ratification, comme en témoignent les commentaires de la représentante du ministre, Cathy McLeod, avant la ratification (Hansard, 8 mars 2013, à la p 14 772).

[214] Le ministre considère que l’absence de discussion explicite sur les demandes péremptoires avant la ratification signifie que les pouvoirs en matière d’échange de renseignements ont été envisagés [traduction] « sans aucune restriction quant aux demandes péremptoires visant des personnes non désignées nommément » (mémoire supplémentaire du demandeur, aux para 10, 11). Shopify considère que l’absence de discussion avec le gouvernement révèle quelque chose de plus simple : le législateur ne cherchait pas à étendre les pouvoirs du ministre en matière de demandes péremptoires. Les limites du pouvoir du ministre d’exiger la fourniture de renseignements ont été clairement définies lors de ces discussions, et les modifications de 2007 et 2013 n’ont pas eu d’incidence sur celles-ci. Elles demeurent inchangées aujourd’hui.

4) Analyse : La Convention n’a pas été incorporée au paragraphe 231.2(3) de la LIR

[215] Après avoir examiné les observations en détail, je conclus que la Convention n’a pas été incorporée au paragraphe 231.2(3) de la LIR. Dans les circonstances de la présente requête, la Convention n’oblige pas le ministre à envoyer une demande péremptoire en vue d’échanger des renseignements avec l’Australie, et le paragraphe 231.2(3) ne confère pas au ministre le pouvoir d’envoyer une demande péremptoire en réponse à une demande de renseignements faite en vertu de la Convention. Pour les motifs qui suivent, la requête doit être rejetée.

a) Le texte ou le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3)

[216] Le ministre et Shopify considèrent tous deux que l’expression « la présente loi » employée à l’alinéa 231.2(3)b) signifie « la LIR », mais ne s’entendent pas sur l’éventuelle interprétation plus large à accorder à cet alinéa.

[217] Conformément aux indications données par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 20 de l’arrêt Roofmart, en ce qui a trait au paragraphe 231.2(3), « [l]orsque le libellé d’une disposition est clair et non équivoque, comme c’est le cas en l’espèce, il doit simplement être appliqué ». Toutefois, l’application de ce libellé doit être fondée sur une interprétation contextuelle et téléologique de la LIR. L’application systématique ou mécanique du paragraphe 231.2(3) minimiserait les questions importantes soulevées par les parties et ne donnerait pas effet aux choix réfléchis faits par le législateur dans l’élaboration du régime en cause. Autrement dit, le sens ordinaire du paragraphe 231.2(3) peut être appliqué plus fidèlement à la lumière de son contexte et de son objet dans le cadre de la LIR (Miller c Canada (Revenu national), 2022 CAF 183 au para 38; voir aussi CIBC World Markets Inc c Canada, 2019 CAF 147 aux para 27-28; Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 au para 24).

[218] Bien entendu, le texte demeure le « point d’ancrage de l’opération d’interprétation » ainsi que le « point central de l’interprétation », en ce qu’il révèle « les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs » (CISSS, au para 24). Le point d’ancrage est une belle métaphore pour parler du texte. Un bateau mis à quai n’est pas nécessairement immobile, mais il ne s’éloigne jamais bien loin de l’endroit où il a été amarré.

[219] Au paragraphe 231.2(1), le législateur accorde au ministre le pouvoir d’exiger d’une personne qu’elle fournisse tout renseignement ou qu’elle produise des documents « pour l’application […] de la présente loi [ou] d’un accord international désigné » (non souligné dans l’original). Suivant la définition du paragraphe 248(1) de la LIR, le terme « accord international désigné » englobe la Convention, de sorte qu’elle est incorporée au paragraphe 231.2(1) en ce qui concerne les « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément ».

[220] En revanche, aux termes du paragraphe 231.2(3), le ministre ne peut « exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément » que si un juge de la Cour l’y autorise, à condition que ce dernier soit convaincu, suivant l’alinéa 231.2(3)b), que cette fourniture ou cette production est « exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi » (non souligné dans l’original). Il n’est pas fait mention d’un « accord international désigné », et le ministre et Shopify considèrent que l’expression « la présente loi », selon son sens ordinaire, s’entend de « la LIR » [ou de la partie IX de la LTA] (mémoire du demandeur, au para 43; mémoire de la défenderesse, au para 63).

[221] Je suis d’accord avec les parties. Selon son sens ordinaire, l’expression « la présente loi » figurant à l’alinéa 231.2(3)b) renvoie à la LIR [ou à la LTA pour son application] et exclut tout « accord international désigné » au sens du paragraphe 248(1). Il n’y a aucune raison pour laquelle le sens ordinaire de l’expression « la présente loi » changerait soudainement entre le paragraphe 231.2(1) et le paragraphe 231.2(3). Le paragraphe 231.2(1) établit une distinction explicite entre « la présente loi » et les accords internationaux désignés.

[222] Les principes de base de l’interprétation des lois étayent une telle conclusion (voir Piekut, au para 47).

[223] Premièrement, selon la présomption d’uniformité d’expression, le législateur est présumé rédiger les lois avec soin et d’une manière cohérente, de sorte que dans une loi ou un autre texte législatif, les mêmes termes ont le même sens et les mots différents ont des sens différents (R c Zeolkowski, 1989 CanLII 72 (CSC), [1989] 1 RCS 137; Sullivan, The Construction of Statutes, § 8.03; voir aussi Rio Tinto, au para 124 et la jurisprudence qui y est citée).

[224] Je ne vois aucune raison de m’écarter de cette présomption en l’espèce. La toute première disposition de la LIR prévoit que le titre abrégé de « la présente loi » est la Loi de l’impôt sur le revenu, et il va de soi que le sens de « la présente loi » demeure le même dans l’ensemble de la loi. Cela ne signifie pas pour autant que les mots d’une loi ne peuvent revêtir des sens différents selon le contexte dans lequel le législateur les emploie. Toutefois, lorsqu’il souhaite donner un sens différent à un mot, le législateur fournit une définition précise applicable à un certain article ou à une certaine partie de la loi. En l’espèce, il serait fort improbable que le législateur utilise deux fois l’expression « la présente loi » à l’article 231.2 et lui donne deux sens différents. En effet, la proximité de termes identiques dans une loi renforce la probabilité qu’ils aient le même sens (Barrie Public Utilities c Assoc canadienne de télévision par câble (CA), 2001 CAF 236 au para 23).

[225] Deuxièmement, selon la présomption d’absence de tautologie, le législateur est présumé ne pas utiliser de mots superflus ou dénués de sens. Chaque mot est présumé jouer un rôle précis dans la réalisation de l’objectif du législateur (R c Proulx, 2000 CSC 5 au para 28; Sullivan, The Construction of Statutes, § 8.05). C’est pourquoi les tribunaux évitent d’adopter une interprétation qui dépouille une partie d’une loi de son sens ou qui la rend redondante.

[226] Encore là, je ne vois aucune raison de m’écarter de cette présomption. Interpréter l’expression « la présente loi » figurant à l’alinéa 231.2(3)b) comme si elle englobait « un accord international désigné » rend le paragraphe 231.2(1) partiellement redondant, puisque « l’application ou l’exécution de la présente loi » y constitue un objet distinct de « [l’administration ou l’exécution] d’un accord international désigné ». Autrement dit, l’inclusion de l’expression « accord international désigné » au paragraphe 231.2(1) est dénuée de sens et redondante si l’expression « la présente loi » englobe déjà les traités fiscaux visés au paragraphe 248(1).

[227] Certes, la présomption d’absence de tautologie peut être réfutée lorsque la répétition sert un objectif intelligible (Sullivan, The Construction of Statutes, § 8.03). Par exemple, il se peut que, dans une loi, le législateur répète les mêmes mots délibérément par souci de clarté et par excès de prudence (Onex, au para 119). Il s’agit essentiellement de l’argument que fait valoir le ministre dans ses observations supplémentaires (voir le mémoire supplémentaire du demandeur, au para 4).

[228] Cependant, cet argument n’est pas convaincant. Premièrement, on ne sait trop pourquoi le législateur aurait fait preuve d’un excès de prudence au paragraphe 231.2(1), mais pas au paragraphe 231.2(3). Le régime des « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément » est assez permissif et permet au ministre d’exiger d’« une personne » qu’elle fournisse « tout renseignement » ou qu’elle produise « des documents » pour « l’application ou l’exécution de la présente loi [ou] d’un accord international désigné » (non souligné dans l’original). En revanche, le régime des demandes péremptoires est relativement restrictif. Il exige qu’un « juge de la Cour fédérale [soit] convaincu, sur dénonciation sous serment, » du respect de certaines conditions préalables, dont l’existence d’un objectif plus limité de vérification du respect de « la présente loi ». Autrement dit, il s’agit d’une disposition où le législateur a choisi d’être un peu plus prudent en établissant un régime particulier et circonscrit au nom de la surveillance judiciaire (Roofmart, aux para 22-27). Dans son argument, le ministre n’explique pas pourquoi le législateur choisirait de faire preuve d’un excès de prudence dans un contexte permissif et de s’abstenir de faire preuve de la même prudence dans un contexte qui semble nécessiter une plus grande prudence. Il ne parvient donc pas à réfuter la présomption d’absence de tautologie et à expliquer pourquoi l’ajout du terme « accord international désigné » était nécessaire au paragraphe 231.2(1) pour y apporter plus de clarté, mais pas au paragraphe 231.2(3).

[229] De plus, le principe de l’exclusion implicite semble militer contre l’argument du ministre. Je ne veux pas m’étendre sur le sujet, mais le législateur semble avoir délibérément omis d’inclure le terme « accord international désigné » à l’alinéa 231.2(3)b) étant donné qu’il l’a inclus dans plusieurs autres dispositions de la LIR, dont le paragraphe 231.2(1). En effet, dans une disposition, lorsque le législateur mentionne expressément un ou plusieurs éléments, mais qu’il demeure silencieux sur d’autres éléments comparables, on présume que son silence est délibéré et reflète son intention d’exclure les éléments qui ne sont pas mentionnés : [TRADUCTION] « Si le législateur avait voulu inclure les éléments comparables, il les aurait mentionnés expressément ou aurait utilisé un terme général suffisamment large pour les englober; il n’en aurait pas mentionné certains sans rien dire sur les autres » (Sullivan, The Construction of Statutes, § 8.09; voir aussi Société canadienne de perception de la copie privée c Canadian Storage Media Alliance (CAF), 2004 CAF 424 au para 96). Lorsque le législateur a rédigé l’article 231.2 de la LIR, il a jugé bon de mentionner les « accords internationaux désignés » dans un paragraphe, mais pas dans l’autre. Dans les deux dispositions, il a mentionné « la présente loi » comme raison pour laquelle la fourniture de renseignements peut être exigée. Ce fait en soi ne permet peut-être pas de trancher la question, mais il milite certainement en faveur de ma conclusion en matière d’interprétation.

[230] Quoi qu’il en soit, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que « [l]es arguments portant sur l’exclusion implicite sont simplement des arguments de texte, et ne peuvent fonder à eux seuls l’interprétation d’une loi » (Green c Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20 au para 37). Une analyse contextuelle et téléologique de la loi est nécessaire.

b) Le contexte plus large du paragraphe 231.2(3)

[231] Dans l’interprétation de lois, les traités sont pertinents à l’étape du contexte (SOCAN, au para 45). Vu l’importance du droit international dans la présente requête, il n’est pas surprenant que les parties soient en profond désaccord au sujet du contexte.

i. Point préliminaire : Déterminer le fond du différend

[232] L’interprétation des arguments invoqués en l’espèce s’est révélée difficile, notamment en raison de la complexité de l’instance, mais également de l’évolution de la position du ministre dans sa plaidoirie et ses observations écrites supplémentaires.

[233] Par exemple, dans ses observations initiales devant la Cour, le ministre a affirmé que [traduction] « la règle interdisant de s’appuyer sur des conditions préalables en matière d’intérêt national l’emporte sur la retenue à l’égard des lois canadiennes », puis a invoqué « l’historique judiciaire des demandes péremptoires visant des personnes non désignées nommément présentées au nom de pays signataires de traités » pour soutenir que « les conventions fiscales ont force de loi au Canada et l’emportent sur le droit interne » (mémoire du demandeur, aux para 30-31). L’« historique judiciaire » que le ministre a d’abord invoqué se résumait à la décision Andison.

[234] Toutefois, le ministre a par la suite reconnu que sa comparaison avec l’affaire Andison n’était pas très pertinente (voir le mémoire supplémentaire du demandeur, au para 3). Le traité en cause dans l’affaire Andison était la Convention fiscale entre le Canada et les États-Unis d’Amérique en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, signée le 26 septembre 1980 (et modifiée par les Protocoles signés le 14 juin 1983 et le 28 mars 1984, RTC 1984 no 15) [la Convention Canada–États-Unis], dont l’application en droit interne a été ancrée par la Loi de 1984 sur la Convention Canada–États-Unis en matière d’impôts, SC 1984, c 20 [la Loi de 1984]. Contrairement à la Convention, la Convention Canada–États-Unis a donc été expressément incorporée au droit canadien par une loi de mise en œuvre distincte. De plus, aux termes de l’article 3 de la Loi de 1984, les dispositions de la Convention Canada–États-Unis l’emportent sur les dispositions incompatibles de toute autre loi. La Convention dont il est question en l’espèce ne contient aucune disposition de ce genre.

[235] Par conséquent, le ministre ne fait plus valoir que [traduction] « la Convention l’emporte expressément sur la condition préalable relative à l’intérêt national établie à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR » exactement comme dans l’affaire Andison (mémoire du demandeur, au para 32). Il présente à la Cour un argument plus subtil, à savoir que, suivant une interprétation contextuelle et téléologique du paragraphe 231.2(3), il n’existe en fait aucune incompatibilité entre la Convention et le droit interne. J’examine cet argument ci-après.

[236] Dans le même ordre d’idées, le ministre a initialement affirmé que, conformément à la décision Pacific Network (au para 53) rendue par notre Cour, [traduction] « il n’a pas besoin d’une autorisation judiciaire pour présenter une demande péremptoire visant des personnes non désignées nommément au nom d’un pays signataire d’un traité, puisqu’il ne demande pas les renseignements à ses propres fins » (mémoire du demandeur, au para 35, voir note 34). Le ministre a nuancé cette affirmation dans des observations qu’il a formulées ultérieurement en faisant remarquer que l’affaire Pacific Network (tout comme l’affaire Andison) portait sur un traité fiscal différent, soit la Convention entre le Gouvernement du Canada et le Gouvernement de la République française, tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, 2 mai 1975 (modifiée par les Protocoles signés le 16 janvier 1987 et le 30 novembre 1995), RTC 1976 no 30 [la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu] (voir le mémoire supplémentaire du demandeur, au para 3). Contrairement à la Convention, la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu et ses protocoles complémentaires ont également été incorporés au droit canadien par une loi de mise en œuvre, qui est entrée en vigueur en application du décret CP 1999-138 le 4 février 1999 (TR/99-19, Gazette du Canada, Partie II, 1999, à la p 712), pris en vertu de l’article 10 de la Loi de mise en œuvre des conventions conclues entre le Canada et la France, entre le Canada et la Belgique et entre le Canada et Israël, tendant à éviter les doubles impositions en matière d’impôt sur le revenu, SC 1974-75-76, c 104.

[237] Comme dans l’affaire Andison, le traité en cause dans l’affaire Pacific Network mettait en jeu des dispositions sur l’incompatibilité incorporées au droit canadien, soit le paragraphe 2(2) de la Loi sur la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu (1976) et le paragraphe 10(2) de la Loi sur les conventions en matière d’impôt sur le revenu (1976), qui prévoient que les « fins » énoncées au paragraphe 26(1) de la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu « s’appliquent dans la limite des cas d’incompatibilité » avec la restriction prévue au paragraphe 231.2(1) « pour l’application ou l’exécution de la [Loi de l’impôt sur le revenu] » (voir Pacific Network, au para 12). Encore là, aucune disposition de ce genre ne s’applique à la Convention en l’espèce.

[238] Quoi qu’il en soit, le ministre ne semble plus soutenir, à juste titre, que la décision Pacific Network élimine la nécessité d’obtenir une autorisation judiciaire conformément au paragraphe 231.2(3) (mémoire du demandeur, au para 35, voir note 34).

[239] Dans l’affaire Pacific Network, les demanderesses sollicitaient un jugement annulant et déclarant illégales des demandes péremptoires envoyées par le ministre en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR afin qu’elles fournissent des renseignements et produisent des documents de société aux fins de l’application du régime d’échange de renseignements prévu par la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu (Pacific Network, au para 1). À l’appui de leur demande, les sociétés ont fait valoir que ces demandes péremptoires auraient dû être assujetties au régime d’autorisation judiciaire prévu au paragraphe 231.2(3) de la LIR. La Cour a rejeté cet argument au motif que les demandes péremptoires envoyées par le ministre en vertu du paragraphe 231.2(1) « ne visai[ent] pas des personnes non désignées nommément », mais plutôt les demanderesses elles-mêmes (Pacific Network, au para 52). Autrement dit, l’affaire Pacific Network porte sur des « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément » envoyées par le ministre pour obtenir des renseignements en vertu d’un traité international. Dans la partie de la décision qui traite du recours aux accords internationaux dans les demandes péremptoires, la Cour établit la distinction suivante :

[J]e remarque que l’autorisation visée au paragraphe 231.2(3) de la Loi s’applique aux demandes péremptoires faites aux fins de l’administration et de l’exécution de la Loi. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Les renseignements sur les personnes non désignées nommément ne peuvent clairement pas, en vertu de la Loi, être utilisés par le ministre, et ne seront pas utilisés par lui. Les renseignements seront simplement transmis aux autorités compétentes françaises en réponse à la demande présentée en application de l’article 26 de la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu et ce, pour les fins énoncées au paragraphe 1 de l’article 26.

[Non souligné dans l’original. Pacific Network, au para 53.]

[240] Dit simplement, les demandes péremptoires faites pour obtenir des renseignements qui « seront simplement transmis aux autorités compétentes [d’un autre État] » diffèrent des demandes péremptoires « faites aux fins de l’administration et de l’exécution de la Loi » (Pacific Network, au para 53). La décision Pacific Network permet d’affirmer que le paragraphe 231.2(3) s’applique au deuxième type de demandes péremptoires et non au premier type.

[241] Cependant, il importe de noter que les décisions Andison et Pacific Network ont été rendues avant l’adoption des modifications ayant ajouté « accord international désigné » au paragraphe 231.2(1) de la LIR, de sorte qu’elles semblaient ajouter des objectifs à ceux énumérés au paragraphe 231.2(1), soit [traduction] « l’application ou l’exécution de la LIR » (mémoire supplémentaire du demandeur, aux para 17-19). Néanmoins, cette jurisprudence ne peut étayer l’argument selon lequel le paragraphe 231.2(1) s’appliquait aux accords internationaux même en l’absence de modification les incorporant au droit canadien, puisque la Convention Canada–États-Unis et la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu étaient elles-mêmes pleinement incorporées au droit canadien et contenaient chacune une disposition indiquant que la convention l’emportait sur toute disposition incompatible. Par conséquent, le paragraphe 231.2(1) pouvait s’appliquer, puisque l’échange de renseignements était expressément autorisé par l’article 27 de la Convention Canada–États-Unis et le paragraphe 26(1) de la Convention Canada-France en matière d’impôt sur le revenu pour l’application des « dispositions de la présente Convention » (Andison, aux pp 205-206; Pacific Network, aux para 3, 12). Par conséquent, dans ces cas, la fourniture de renseignements ou la production de documents prévue au paragraphe 231.2(1) ne pouvait être exigée pour « l’administration ou l’exécution de la [LIR] », mais elle pouvait l’être pour « l’application des dispositions de la présente Convention », comme le prévoient les lois incorporant ces conventions au droit canadien.

[242] Essentiellement, les décisions Andison et Pacific Network ne fournissent pas de réponse définitive à la question centrale soulevée en l’espèce, à savoir si le ministre peut être autorisé à envoyer une demande péremptoire dans le seul but de se conformer à la Convention, en l’absence de modification la mettant en œuvre. Elles n’ont fait que clarifier la notion (non contestée) selon laquelle le respect d’un traité fiscal international justifiait l’envoi d’une demande péremptoire en vertu du paragraphe 231.2(1), dans le cas où les fins du traité l’emportent sur le libellé de la loi interne.

[243] Cela dit, le ministre ne considère pas que l’affaire Pacific Network est parfaitement analogue à l’espèce. En effet, selon lui, il n’existe pas vraiment de conflit entre la Convention et la LIR. Au contraire, lorsque le contexte législatif est pris en considération, le texte de la LIR peut être interprété [traduction] « harmonieusement avec l’obligation du Canada de faire des demandes péremptoires pour répondre à des demandes de renseignements présentées en vertu de la Convention » (non souligné dans l’original) (mémoire supplémentaire du demandeur, au para 2(c)). Là encore, j’analyse ce point ci-après.

[244] Maintenant que j’ai dissipé ce possible malentendu, je peux passer au prochain. Contrairement à ce qu’a d’abord affirmé le ministre, dans les affaires Andison et St. Jean, le Canada n’a pas véritablement répondu à des demandes d’échange de renseignements dans le seul but de se conformer à un traité, sans que ces renseignements visent à vérifier le respect de la LIR (voir le mémoire du demandeur, au para 57).

[245] L’affaire Andison portait sur une « demande péremptoire visant des personnes désignées nommément », qui a été annulée en partie parce que le ministre demandait des renseignements concernant des personnes non désignées nommément, ce qui nécessitait une autorisation judiciaire préalable (voir Andison, aux pp 207-208). Aucune des parties n’a démontré qu’une demande péremptoire avait été envoyée à la suite de la décision de la Cour. Quoi qu’il en soit, la valeur jurisprudentielle d’une telle demande péremptoire aurait été limitée compte tenu des différences entre les traités régissant les échanges de renseignements.

[246] Pour sa part, l’affaire St. Jean portait sur une demande péremptoire envoyée aux fins de conformité au traité et dans un autre but. Comme je le mentionne plus haut, il ressort du dossier de requête que le ministre avait demandé les renseignements à la fois pour vérifier le respect de la LIR et pour le compte de l’Australie pour l’application ou l’exécution de sa loi intitulée Income Tax Assessment Act (affidavit de Cynthia Maier, aux para 2-4, dossier de requête T-332-10). Autrement dit, les renseignements que le Canada avait fournis à l’Australie présentaient un intérêt pour lui dans le cadre national. Le ministre pouvait donc remplir la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national prévue au paragraphe 231.2(3) sans que le droit international entre en jeu. Une fois en possession légitime des renseignements, le ministre pouvait alors les fournir à l’Australie conformément au traité. Dans la présente requête, ce double intérêt n’existe pas.

[247] Les distinctions que j’établis entre l’espèce et les affaires Andison, Pacific Network et St. Jean font ressortir un point plus large : les faits de la présente requête sont tout à fait uniques, et la jurisprudence dans ce domaine du droit offre relativement peu d’indications. Outre les lois et les principes régissant leur interprétation, il n’y a aucune feuille de route à suivre. J’instruis donc la présente requête en gardant ces principes à l’esprit, et je conclus finalement que le contexte dans lequel s’inscrit le paragraphe 231.2(3) de la LIR n’étaye pas la position du ministre.

ii. La Convention n’a pas été incorporée au droit interne

[248] La Convention n’a pas été incorporée au droit interne canadien, que ce soit par renvoi ou par interprétation harmonieuse, puisque le renvoi aux accords internationaux désignés figurant au paragraphe 231.2(1) ne s’applique pas au paragraphe 231.2(3), et que les modifications apportées au régime de protection des renseignements personnels ne me permettent pas d’autoriser les demandes péremptoires visant le respect d’un traité.

[249] Le ministre reconnaît qu’il n’existe pas de [traduction] « loi de mise en œuvre distincte » incorporant la Convention au droit interne (voir le mémoire supplémentaire du demandeur, au para 1). Néanmoins, son principal argument repose sur l’idée d’une interprétation harmonieuse entre la LIR et la Convention, que les modifications apportées au régime de protection des renseignements personnels de la LIR ont rendue possible.

[250] Toutefois, le ministre soutient également que la Convention a été incorporée par renvoi aux dispositions d’autorisation par l’intermédiaire du paragraphe 231.2(1) (mémoire du demandeur, au para 49) (l’argument est analysé au paragraphe 151 des présents motifs). À l’appui de cet argument, le ministre fait valoir qu’aux termes du paragraphe 231.2(3), une demande péremptoire vise toujours « la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) » et qu’elle peut donc être faite pour l’application ou l’exécution d’un « accord international désigné » incorporé par renvoi au paragraphe 231.2(1).

[251] Je ne puis souscrire à cet argument. Le régime prévu au paragraphe 231.2(1) est expressément applicable « sous réserve du paragraphe (2) », lequel empêche le ministre « [d’]exiger de quiconque — appelé “tiers” au présent article — la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3) ». Ensuite, l’autorisation judiciaire dépend expressément d’autres conditions préalables énoncées aux alinéas 231.2(3)a) et 231.2(3)b) de la LIR.

[252] Chaque condition préalable restreint les demandes péremptoires que peut envoyer le ministre, comparativement aux demandes qu’il peut envoyer en vertu du paragraphe 231.2(1). Le ministre peut envoyer une « demande péremptoire visant des personnes désignées nommément » à « une personne » (non souligné dans l’original). Par contre, pour pouvoir envoyer une demande péremptoire, il doit démontrer l’existence d’une personne ou d’un groupe « identifiable ». De même, les « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément » peuvent être envoyées pour « l’application ou l’exécution de la présente loi » ou d’un « accord international désigné », tandis que les demandes péremptoires doivent servir à « vérifier [le respect] » de la LIR. Dans le contexte du paragraphe 231.2(3), « la fourniture de renseignements ou la production de documents prévue au paragraphe (1) » renvoie à une demande péremptoire servant à exiger d’une personne qu’elle fournisse « tout renseignement » ou qu’elle produise « des documents ». Le contenu du paragraphe 231.2(1) n’est pas intégralement transféré au paragraphe 231.2(3) par la simple mention de la première disposition dans la deuxième.

[253] Si elle devait retenir l’interprétation proposée par le ministre, la Cour devrait écarter les conditions préalables impératives énoncées au paragraphe 231.2(3) et ferait donc abstraction du libellé clair et non équivoque employé par le législateur (Roofmart, au para 20). La Cour ne peut pas agir ainsi.

[254] En réponse, le ministre invoque le principe d’interprétation des lois selon lequel deux dispositions qui n’entrent pas en conflit et qui s’appliquent aux mêmes faits sont présumées s’appliquer pleinement en fonction de leur libellé (Sullivan, The Construction of Statutes, § 11.02). Le ministre soutient que ce principe s’applique aux paragraphes 231.2(1) et 231.2(3).

[255] Je ne suis pas d’accord. Par définition, les paragraphes 231.2(1) et 231.2(3) ne s’appliquent pas sans conflit au même ensemble de faits. Le ministre n’aurait pas pu envoyer la demande péremptoire en cause en vertu du paragraphe 231.2(1) parce qu’elle concernait une ou plusieurs personnes non désignées nommément et qu’elle était donc « sous réserve du paragraphe (2) », dont le libellé dispose impérativement que « [l]e ministre ne peut exiger » (non souligné dans l’original) la fourniture de renseignements ou la production de documents concernant des personnes non désignées nommément sans y être autorisé par un juge de la Cour fédérale. Pour les « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément », il n’est pas nécessaire de présenter des arguments concernant la vérification du respect de la LIR et les groupes « identifiables », et le ministre a manifestement soumis la présente requête à la Cour en supposant qu’il ne pouvait pas envoyer la demande péremptoire en vertu du paragraphe 231.2(1).

[256] En résumé, la mention, au paragraphe 231.2(3), de « la fourniture de renseignements ou [de] la production de documents prévues au paragraphe (1) » ne dispense pas le ministre de l’obligation de convaincre la Cour qu’il remplit les conditions préalables impératives établies par le législateur. La Cour ne peut autoriser les demandes péremptoires que si elles servent à vérifier le respect de la LIR, comme l’indique clairement le libellé de l’alinéa 231.2(3)b).

[257] Je conclus que la Convention n’a pas été incorporée par renvoi à l’alinéa 231.2(3)b). Passons à la question de l’incorporation par harmonisation.

[258] Tout d’abord, je conviens avec le ministre que le législateur n’est pas tenu de respecter une forme de mise en œuvre en particulier pour que la Convention ait force de loi (mémoire supplémentaire du demandeur, au para 3). Comme l’indiquent Saunders et Currie (à la p 212), [traduction] « recenser et catégoriser les moyens de mise en œuvre […] revient un peu à cataloguer des flocons de neige » (voir, p. ex., Thomson, aux pp 601-602). Aucun libellé particulier n’est requis. Dans le cas d’une obligation que seul l’exécutif peut honorer (par exemple, l’obligation de présenter des excuses à un autre État en guise de réparation pour un acte illicite), l’incorporation à une loi pourrait ne même pas être nécessaire.

[259] En l’espèce, la mise en œuvre par une loi est nécessaire, car les obligations internationales créées par la Convention ne sont pas automatiquement exécutoires. La LIR prévoit le processus par lequel le ministre obtient les renseignements demandés par un autre État. Par conséquent, pour que la Convention ait force de loi pour l’application du paragraphe 231.2(3)b), le ministre doit démontrer que le législateur a rédigé la loi de manière à produire le résultat conforme au traité escompté (van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 2e éd, à la p 240).

[260] Le ministre soutient que l’harmonisation découle de l’absence de conflit entre la Convention et les dispositions d’autorisation. Cinq facteurs contextuels démontreraient cette absence de conflit : (1) les demandes péremptoires sont un pouvoir dont dispose l’État pour obtenir les renseignements demandés au sens de la Convention; (2) le paragraphe 21(3) de la Convention l’emporte sur la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national de l’alinéa 231.2(3)b); (3) l’article 27 de la Convention de Vienne empêche le Canada d’invoquer son droit interne pour justifier la non-exécution d’une obligation issue d’un traité; (4) le sous‑alinéa 241(4)e)(xii) permet la communication de renseignements pour l’application ou l’exécution de la Convention; (5) le Canada n’a déposé aucune déclaration ni réserve concernant les demandes péremptoires au moment de ratifier la Convention. J’examine chacun de ces facteurs à tour de rôle.

(1) Les demandes péremptoires comme pouvoir dont dispose l’État pour obtenir les renseignements demandés au sens de la Convention

[261] Premièrement, le ministre renvoie au Rapport explicatif de la Convention, qui indique que la norme de « pertinence vraisemblable » prévue au paragraphe 4(1) vise à empêcher les parties « d’aller à la pêche aux renseignements » ou de demander des renseignements « dont il est peu probable qu’ils soient pertinents pour élucider les affaires fiscales d’une personne en particulier ou d’un groupe ou d’une catégorie définissable de personnes » (non souligné dans l’original) (Rapport explicatif, au para 50). Le ministre s’appuie sur le Rapport explicatif pour faire valoir que les demandes péremptoires sont un pouvoir dont il dispose pour obtenir les renseignements demandés au sens de la Convention et qui est, ultimement, mis en œuvre dans la LIR.

[262] Sur le plan de l’interprétation des traités, la preuve du ministre est plutôt mince. Les rapports explicatifs ne font guère autorité en matière d’interprétation de traité et constituent encore moins une source de droit international contraignante ou exécutoire (Saunders et Currie, à la p 4). Ils ne remplacent pas les termes du traité, dont le « sens ordinaire » reste la source d’interprétation fondamentale suivant l’article 31 de la Convention de Vienne. Ils ne fournissent pas non plus de « contexte » « [a]ux fins de l’interprétation [du] traité », puisqu’un rapport explicatif n’est ni un « accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité » ni un « instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité » (voir par 31(2)). De même, un rapport explicatif ne peut être considéré comme un « accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité » ni comme une forme de « pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité » (voir par 31(3)). Les experts qui ont rédigé le Rapport explicatif ne disent pas le contraire et indiquent explicitement que ce dernier « ne constitue pas un instrument d’interprétation authentique du texte de la Convention » (Rapport explicatif, à la p 1, dossier du demandeur, à la p 1286). La simple mention du terme « groupe […] définissable » dans un rapport explicatif ne suffit pas à prouver que les demandes péremptoires sont un pouvoir dont l’État dispose pour obtenir les renseignements demandés en vertu des paragraphes 4(1) et 5(2) de la Convention.

[263] Il ne s’ensuit pas pour autant que le Rapport explicatif est dénué de toute utilité ou qu’il ne devrait pas servir à éclairer l’interprétation (voir, p. ex., Alta Energy, aux para 38-45). Je tiens plutôt à souligner sa véritable fonction. Comme il y est indiqué, le Rapport explicatif peut « faciliter la compréhension des dispositions qui […] sont contenues [dans la Convention] », sans servir à lui seul de fondement à une interprétation définitive des dispositions de la Convention dans un cas donné (Rapport explicatif, à la p 1, dossier du demandeur, à la p 1286). D’autres facteurs contextuels, tels que ceux énumérés à l’article 31 de la Convention de Vienne, sont nécessaires pour étayer la conclusion du ministre.

[264] Cela dit, je souscris néanmoins à la proposition générale selon laquelle les demandes péremptoires sont un outil dont les parties à la Convention peuvent se servir pour échanger des renseignements. La Convention prévoit l’échange de renseignements entre les parties afin qu’elles s’accordent mutuellement une assistance administrative en matière fiscale. Elle n’exclut explicitement la prise d’aucune mesure par les parties pour ce faire. Au contraire, le paragraphe 5(2) de la Convention dispose clairement que, si « les renseignements disponibles dans les dossiers fiscaux de l’État requis ne lui permettent pas de donner suite à la demande de renseignements », l’État requis doit prendre « toutes les mesures nécessaires » afin de fournir à l’État requérant les renseignements demandés. À mon avis, la Convention prévoit donc la possibilité pour l’État requis de répondre à une demande de renseignements en effectuant une demande péremptoire.

[265] La question n’est donc pas si la Convention exige le recours aux demandes péremptoires pour répondre aux demandes de renseignements, mais plutôt si la LIR permet au ministre d’exiger la fourniture de renseignements ou la production de documents concernant des personnes non désignées nommément dans le contexte d’une demande présentée en vertu de la Convention et, dans la négative, si le fait que le ministre n’a pas le pouvoir de répondre à une telle demande dans les circonstances constitue un manquement à la Convention.

[266] En ce qui concerne la deuxième question et pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la LIR ne confère pas au ministre le pouvoir d’envoyer unilatéralement une demande péremptoire en réponse à une demande de renseignements présentée en vertu de la Convention. Les conditions préalables énoncées expressément dans la LIR empêchent le ministre de répondre unilatéralement à la demande. Il a besoin de l’autorisation de la Cour. Même s’il l’obtient, l’incapacité du ministre à répondre ne constitue pas un manquement à la Convention.

(2) Le paragraphe 21(3) et la condition préalable en matière d’intérêt fiscal national prévue à l’alinéa 231.2(3)b)

[267] Deuxièmement, le ministre soutient que le paragraphe 21(3) de la Convention empêche le Canada de refuser de répondre à une demande de renseignements uniquement en raison de l’existence d’une condition préalable en matière d’intérêt fiscal national, en l’occurrence l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR. Selon le ministre, tout conflit entre la LIR et la Convention est ainsi éliminé, puisque la Convention l’emporte sur la condition préalable.

[268] Je ne souscris pas à l’interprétation que fait le ministre du paragraphe 21(3), essentiellement pour les motifs invoqués par Shopify.

[269] Tout d’abord, il convient de préciser que la portée du paragraphe 21(3) est assez restreinte. Il ne s’agit pas d’une disposition sur l’incompatibilité ou les conflits indiquant que la Convention l’emporte sur la LIR, comme dans les affaires Andison et Pacific Network. Les rédacteurs de la Convention ont précisément choisi de n’inclure aucune disposition de la sorte. Le paragraphe 21(3) vient simplement limiter les raisons pour lesquelles un État peut refuser de fournir des renseignements à un autre État et en exclut le fait que les « renseignements […] ne présentent pas d’intérêt […] dans le cadre national » (Rapport explicatif, au para 209). Le simple fait de ne pas avoir « besoin [des renseignements demandés] à ses propres fins fiscales » ne saurait être la seule raison pour laquelle l’État omet de répondre à une demande présentée en vertu de la Convention. D’autres raisons, telles que celles énumérées aux paragraphes 21(1) et (2) de la Convention, peuvent dispenser l’État requis de fournir les renseignements demandés. Cependant, ces raisons ne signifient pas que l’État peut opposer un refus à une demande parce que les renseignements ne présentent aucun intérêt pour lui dans le cadre national. Dans un tel cas, le paragraphe 21(3) dispose que « l’État requis utilise les pouvoirs dont il dispose pour obtenir les renseignements demandés » (non souligné dans l’original).

[270] En l’espèce, la seule procédure judiciaire ou administrative permettant au Canada d’obtenir des renseignements concernant un groupe de personnes non désignées nommément est prévue au paragraphe 231.2(3) de la LIR. Il s’agit d’une procédure qui repose sur l’autorisation judiciaire. Pour l’obtenir, le ministre doit convaincre la Cour, sur dénonciation sous serment, que les conditions préalables impératives établies aux alinéas 231.2(3)a) et 231.2(3)b) sont remplies.

[271] Essentiellement, le ministre n’a pas le pouvoir, à lui seul, d’envoyer une demande péremptoire sans remplir certaines conditions. Si ces conditions ne sont pas remplies, il ne peut exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents concernant des personnes non désignées nommément. Le législateur n’accorde pas au ministre le pouvoir d’envoyer une demande péremptoire sans condition.

[272] Autrement dit, en l’espèce, le ministre ne dispose d’aucun pouvoir pour obtenir les renseignements demandés, puisqu’il n’est pas habilité à envoyer une demande péremptoire sans que la condition prévue à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR soit remplie. La question à trancher n’est pas l’« intérêt national » des renseignements demandés par l’Australie, mais plutôt ce que le législateur a permis au ministre d’obtenir et les moyens dont il dispose pour ce faire.

[273] Il peut être utile d’établir une distinction avec le régime s’appliquant aux « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément ». Lorsqu’un autre État demande des renseignements concernant une personne désignée nommément, le ministre peut exercer les pouvoirs que lui confère le paragraphe 231.2(1) pour obtenir les renseignements demandés. Il n’y a pas d’autre étape à franchir ni d’autre condition à remplir. Le législateur a choisi de conférer au ministre le plein pouvoir légal d’exiger et de fournir les renseignements. Dans une telle situation, si le ministre refusait d’exercer le pouvoir que lui confère le paragraphe 231.2(1) pour obtenir les renseignements au seul motif qu’ils ne présentent aucun intérêt pour lui dans le cadre national, il enfreindrait le paragraphe 21(3) de la Convention.

[274] De même, le ministre détient déjà beaucoup de renseignements ou y a accès en raison de leur caractère public. Ces renseignements doivent également être fournis sur demande. Si le ministre devait refuser de les fournir parce qu’ils ne présentent aucun intérêt pour lui dans le cadre national, il s’agirait également d’une violation du paragraphe 21(3) de la Convention.

[275] En bref, le paragraphe 21(3) n’élargit pas les pouvoirs dont dispose l’État pour obtenir des renseignements. Il ne fait que limiter les raisons pour lesquelles un État peut refuser d’exercer ces pouvoirs. La Convention ne confère au ministre aucun pouvoir qu’il ne possède pas déjà en vertu du droit interne. En effet, l’article 21(2)a) prévoit que l’État requis n’a pas à « prendre des mesures qui dérogent à sa législation ou à sa pratique administrative ». De plus, l’alinéa 21(2)c) prévoit que l’État requis n’a pas à « fournir des renseignements qui ne pourraient être obtenus sur la base de sa législation ». Cette conclusion est étayée par le Rapport explicatif, qui indique que « les administrations fiscales ne peuvent prendre que les dispositions [qui sont] compatibles avec leur législation nationale » et que la Convention n’a pas pour objet « d’accroître les pouvoirs de[s] administrations fiscales [des Parties] » (Rapport explicatif, au para 24). Globalement, la Convention ne confère au ministre aucun pouvoir pour obtenir des renseignements que ne lui confère pas déjà le droit interne (avec ses limites).

[276] En l’espèce, le ministre s’est conformé à la Convention. Comme l’exige le paragraphe 5(2) de la Convention, le ministre a pris « toutes les mesures nécessaires afin de fournir à l’État requérant les renseignements demandés ». En l’occurrence, il a demandé l’autorisation de la Cour. La Cour ne peut autoriser la demande péremptoire, puisque l’alinéa 231.2(3)b) exige qu’une telle demande soit faite « pour vérifier si [la] personne ou les personnes d[u] groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi ».

(3) L’article 27 de la Convention de Vienne et le recours au droit interne

[277] Le ministre soutient que son interprétation de la force exécutoire de la Convention est étayée par l’article 27 de la Convention de Vienne, qui interdit aux parties à un traité « [d’]invoquer les dispositions de [leur] droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » (mémoire du demandeur, aux para 29-30, 46, 48).

[278] Respectueusement, je ne suis pas d’accord. L’article 27 n’établit pas de manière générale que [traduction] « les dispositions du traité l’emportent » automatiquement sur les « dispositions incompatibles du droit interne » (mémoire du demandeur, au para 46). Selon le sens ordinaire du libellé, l’effet de l’article 27 est plus restreint et mérite d’être expliqué dans les présents motifs.

[279] En résumé, il est possible de comprendre l’objet de l’article 27 par un raisonnement hypothétique. Les traités sont censés constituer une base stable et consensuelle sur laquelle les États établissent des relations fiables caractérisées par des obligations mutuelles. Si un État pouvait simplement se soustraire à une obligation issue d’un traité en invoquant les dispositions de son droit interne, aucun État ne pourrait compter sur le consentement d’un autre État à être lié (voir Currie, à la p 156). Ainsi, le droit des traités repose sur une présomption de base concernant la relation entre le droit interne et le droit international. Comme le ministre le fait remarquer à juste titre, selon cette présomption, le droit interne ne peut dicter la portée et le contenu des obligations juridiques internationales contractées de bonne foi par voie de traité (John H Currie, Craig Forcese, Joanna Harrington et Valerie Oosterveld, International Law: Doctrine, Practice, and Theory, 3e éd (Toronto : Irwin Law, 2022) aux pp 14, 48, 84-87). Rien de ce que dit le législateur ne peut changer les termes de la Convention.

[280] Cependant, l’article 27 de la Convention de Vienne ne permet pas aux États de faire abstraction de leurs propres lois ni de les violer dans le but d’exécuter un traité. En effet, la mise en œuvre d’un traité en droit interne peut varier du fait que [traduction] « le droit international dicte rarement la façon dont un État doit se comporter dans son ordre juridique interne » (Currie, à la p 157). Comme pour le paragraphe 21(3) de la Convention, il convient d’interpréter l’article 27 de la Convention de Vienne comme une disposition limitant les raisons que peut invoquer un État pour refuser d’exécuter une obligation issue d’un traité. Cet article prévoit qu’une règle de droit interne ne justifie pas un manquement à une obligation issue d’un traité. Si un État décide de manquer à ses obligations issues de traités pour respecter son droit interne, il sera responsable sur le plan diplomatique de ce manquement à l’égard des autres États parties au traité. La possibilité qu’il y ait manquement est notamment ce qui rend si essentielle la collaboration entre les différents organes du gouvernement. L‘exécutif est le mieux placé pour comprendre ses obligations, mais il a souvent besoin du législatif pour leur donner effet (van Ert, Using International Law in Canadian Courts, 3e éd, à la p 144; voir aussi Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd (Scarborough : Thomson Carswell, 2007) § 11.3(c)).

[281] En l’espèce, une compréhension plus fine de l’article 27 de la Convention de Vienne est nécessaire, car il ne faut pas le confondre avec une disposition générale sur l’incompatibilité, comme les dispositions en cause dans les affaires Andison et Pacific Network. L’article 27 ne transforme pas le droit interne de manière à le rendre conforme aux obligations issues de traités. Il limite simplement les raisons que peut invoquer l’État (voir, de façon générale, Annemie Schaus, « 1969 Vienna Convention: Article 27 Internal law and observance of treaties » dans Olivier Corten et Pierre Klein, dir, The Vienna Conventions on the Law of Treaties (Oxford : Oxford University Press, 2011) à la p 688). Ce sens devrait ressortir clairement du sens ordinaire du libellé. L’article 27 est rédigé comme une interdiction : « une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » (non souligné dans l’original). Rien dans ce libellé n’oblige expressément l’État à changer son droit interne ou à résoudre les conflits entre son droit interne et le droit international en faveur de ce dernier. L’obligation imposée par l’article 27 est de nature restrictive et se rapporte uniquement à la question de ce qui justifie la non-exécution d’une obligation issue d’un traité.

[282] En résumé, l’article 27 n’a pas pour vocation d’accorder le pouvoir de résoudre les conflits entre le droit interne et le droit international. Plutôt que d’imposer une sorte de [traduction] « prépondérance [de la Convention] sur le droit interne dans la limite des cas d’incompatibilité avec la LIR » (mémoire du demandeur, au para 56), l’article 27, selon son sens ordinaire, impose aux États parties l’obligation beaucoup plus restreinte – essentiellement une obligation de communication – de ne pas invoquer leur droit interne pour justifier le non-respect de leurs obligations issues de traités. Le ministre ne peut faire valoir que l’article 27 opère l’incorporation des dispositions de la Convention au droit interne.

(4) Les modifications apportées au régime de protection des renseignements personnels de la LIR et l’échange de renseignements en vertu de la Convention

[283] Le quatrième facteur sur lequel le ministre s’appuie est le sous-alinéa 241(4)e)(xii), qui permet la communication de renseignements pour l’application ou l’exécution de la Convention. Selon le ministre, c’est surtout cette disposition qui élimine tout conflit entre la LIR et la Convention.

[284] Je ne suis pas d’accord avec le ministre. Vu la preuve présentée à la Cour, il semble évident que, lorsque le législateur veut permettre la communication de renseignements aux fins du respect d’une obligation issue d’un traité, il le fait expressément.

[285] Tout d’abord, il convient de rappeler certains principes d’interprétation des lois. Premièrement, comme l’a récemment déclaré la Cour suprême du Canada, « [l]’interprétation législative est axée sur l’intention qu’avait le législateur au moment de l’édiction de la loi, et les tribunaux sont tenus de donner effet à cette intention » (Telus, au para 32). Dans le même ordre d’idées, « [l]’importance contextuelle du droit international est d’autant plus claire lorsque la disposition à interpréter » est adoptée dans le but précis d’assurer l’exécution d’obligations internationales (B010, au para 47). La loi doit donc être interprétée en tenant dûment compte des circonstances de l’affaire faisant intervenir les obligations internationales pertinentes (SOCAN, au para 46).

[286] Dans la présente requête, le paragraphe 231.2(3) de la LIR n’a pas pu être adopté en vue d’assurer l’exécution d’une obligation internationale, puisqu’il existait avant la ratification de la Convention (Roofmart, aux para 21, 45). L’historique législatif présenté par le ministre et Shopify en est la preuve (résumé aux para 208-214 des présents motifs).

[287] Lorsque le terme « accord international désigné » a été défini pour la première fois dans la LTA, le législateur a jugé bon de l’inclure au paragraphe 289(1) (demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément), à l’alinéa 295(5)n) (autorisation ministérielle de communiquer des renseignements confidentiels à un pays signataire sans s’exposer à une sanction pénale) et au paragraphe 99(1) (demande sans lien avec la TPS envoyée à quiconque afin d’exiger la production de tout livre comptable pour l’application ou l’exécution d’un accord international désigné). Il en a été de même avec l’ajout du terme « accord international désigné » à la LIR en 2013, au paragraphe 231.2(1) et au sous-alinéa 241(4)e)(xii). À tout le moins, le législateur s’est montré disposé à modifier ses dispositions de communication afin d’y inclure les traités internationaux à la suite de la ratification de la Convention. Il ne s’agit pas d’une question sur laquelle le législateur est resté muet ou a laissé la place à l’interprétation contextuelle.

[288] Il ne fait aucun doute que la ratification était tributaire de la modification du régime de protection des renseignements personnels prévu au sous-alinéa 241(4)e)(xii) de la LIR (Hansard, 8 mars 2013, à la p 14 772). Cette disposition a donc été modifiée, ainsi que le paragraphe 231.2(1), pour permettre au ministre d’aider les pays signataires de traités au moyen de « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément ». Bien que la fiabilité et le poids des débats parlementaires soient limités (Piekut, au para 75; voir aussi R c Moriarity, 2015 CSC 55 aux para 31-32), ceux sur lesquels les parties s’appuient démontrent que les modifications apportées au régime de protection des renseignements personnels prévu à l’article 241 de la LIR ont garanti l’application licite du paragraphe 231.2(1) et de sa dimension internationale. Cela concorde avec la manière dont le législateur a incorporé les « accords internationaux désignés » au droit interne. Il serait incohérent de ne pas mentionner la Convention au paragraphe 231.2(3).

[289] À cet égard, je fais remarquer que le ministre ne fait référence à aucune mention précise des demandes péremptoires dans les discussions du gouvernement ayant mené à la ratification. Il ne fait qu’affirmer que ces discussions portaient sur l’échange de renseignements [traduction] « sans aucune restriction quant aux demandes péremptoires visant des personnes non désignées nommément » (mémoire supplémentaire du demandeur, aux para 10-11). Étant donné la manière dont le législateur a choisi d’inclure les obligations issues de traités dans ses régimes de communication, je juge que l’argument du ministre n’est pas convaincant. Comme Shopify le mentionne à juste titre, une explication plus simple semble plus probable : le gouvernement n’a pas parlé des demandes péremptoires parce qu’il ne voulait pas modifier le pouvoir (ou l’absence de pouvoir) du ministre d’en envoyer. Le législateur avait la possibilité de modifier le texte du paragraphe 231.2(3) après la ratification, mais il ne l’a pas fait. La Cour est tenue de respecter ce choix.

(5) Les déclarations ou les réserves au moment de ratifier la Convention

[290] Le cinquième et dernier facteur qui, selon le ministre, démontre qu’il y a harmonisation est le fait que le Canada n’a formulé ni réserve ni déclaration concernant l’applicabilité de la Convention aux demandes péremptoires. Le ministre ne s’attarde pas beaucoup sur ce point, avec raison. Une réserve est une dérogation à une obligation juridique ou une déclaration quant à sa non-application (voir art 2(1)d) de la Convention de Vienne). Si le traité n’oblige nullement l’État à présenter des demandes péremptoires pour obtenir les renseignements demandés, il ne sert à rien de formuler une réserve. L’inverse est également vrai. Les États formulent des réserves à l’endroit des obligations auxquelles ils seraient autrement tenus, de sorte que l’absence d’une réserve peut signaler (1) que l’État accepte l’effet juridique d’une disposition ou (2) qu’il comprend que la disposition n’a pas d’effet ou ne s’applique pas. En somme, l’absence d’une réserve représente un facteur neutre dans l’argument du ministre, qui ne modifie pas la conclusion de la Cour.

[291] Pour ces motifs, je conclus que la Convention n’a pas été incorporée au paragraphe 231.2(3) de la LIR et que le défaut du législateur de ce faire ne constitue pas un manquement à la Convention. Pour les motifs qui suivent, le fait que le législateur n’a pas incorporé la Convention au droit canadien n’est pas non plus incompatible avec la présomption de conformité des lois internes avec les obligations internationales.

iii. La présomption de conformité

[292] Les tribunaux évitent d’interpréter le droit interne d’une manière qui entraînerait une violation des obligations internationales du Canada en l’absence d’une « intention non équivoque du législateur » en ce sens (Hape, au para 53).

[293] Shopify ne prétend pas démontrer que l’intention du législateur est de manquer à une obligation internationale. Elle soutient plutôt que rien n’oblige le ministre à se conformer à la demande de l’Australie. Dans cet argument, la principale nuance est la suivante : la présomption de conformité s’applique aux obligations juridiques internationales, par opposition aux engagements diplomatiques au sens large. Autrement dit, le simple fait que le Canada a accepté de faire quelque chose pour l’Australie n’a aucune incidence sur l’exercice d’interprétation. Ce sont le traité que le Canada a choisi de ratifier et les obligations qu’il contient qui importent.

[294] Je suis d’accord avec Shopify. Aux termes de la Convention elle-même, le Canada n’est pas tenu de fournir les renseignements demandés à l’Australie, puisque le ministre n’a pas le pouvoir de les obtenir unilatéralement (contrairement aux « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément » prévues au paragraphe 231.2(1)).

[295] Ainsi, même si notre Cour retient une interprétation conforme aux obligations du Canada issues du traité, la présomption de conformité ne milite pas nécessairement en faveur de l’interprétation du ministre, puisque le Canada n’a aucune obligation de fournir les renseignements demandés à l’Australie du fait de la Convention ou compte tenu des faits de l’espèce.

[296] Comme je l’explique plus haut, aux termes des alinéas 21(2)a) et 21(2)c) (et comme l’établit le Rapport explicatif), le Canada n’est pas tenu de prendre des mesures qui dérogent à sa législation ou de fournir des renseignements qui ne pourraient être obtenus sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative. Autrement dit, le Canada n’est pas tenu de donner suite à la demande d’assistance de l’Australie puisque, ce faisant, il dérogerait aux dispositions d’autorisation de la LIR, à savoir l’alinéa 231.2(3)b).

[297] Interprété correctement, le sous-alinéa 231.2(3)b) exige que la demande péremptoire soit faite « pour vérifier si [la] personne ou les personnes [du] groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi ». L’intention du législateur fait en sorte que les renseignements demandés par l’Australie « ne pourraient être obtenus » en vertu de la LIR, parce que cette dernière exige que la demande péremptoire vise à vérifier le respect de « quelque devoir ou obligation » prévu par la LIR.

[298] Une telle interprétation est conforme au fait que la Convention reconnaît que chaque État partie a une législation interne différente, que les contribuables de chaque État partie ont le droit d’en bénéficier (par 21(1)) et que les États parties n’ont pas à complètement changer leur législation fiscale interne. Au contraire, la Convention reconnaît expressément que certaines demandes de renseignements peuvent être refusées parce que, dans les circonstances, la législation interne ne permet pas à l’État d’obtenir les renseignements demandés (comme l’alinéa 231.2(3)b)). Les États parties ont reconnu non seulement qu’ils ne devraient pas être obligés à « prendre des mesures qui dérogent à [leur] législation », mais également que les demandes de renseignements ne recevraient pas toutes une réponse et qu’un refus fondé sur le fait que le droit interne ne permet pas d’obtenir de tels renseignements ne constituerait pas un manquement.

[299] Par conséquent, plutôt que d’étayer la conclusion de manquement à la Convention, l’interprétation confirmant la validité du refus opposé au ministre en raison du non-respect de la condition préalable établie à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR est compatible avec le principe de conformité aux obligations internationales. Cette interprétation est conforme au paragraphe 21(1), qui impose le respect des droits et garanties accordés aux contribuables canadiens par la législation canadienne. Elle est également conforme aux alinéas 21(2)a) et 21(2)c) ainsi qu’au paragraphe 21(3), qui autorisent le Canada à refuser de fournir des renseignements qui « ne pourraient être obtenus » en vertu de la LIR ou de prendre des mesures qui « dérogent » à sa législation, pourvu que ce refus ne soit pas uniquement dû au fait que ces renseignements ne présentent pas « d’intérêt pour lui dans le cadre national ».

[300] J’ajouterais également que, dans le contexte de la présente requête, d’autres facteurs permettent au ministre de refuser de répondre à la demande de l’Australie sans enfreindre la Convention. Par exemple, aux termes de l’alinéa 21(2)g) de la Convention, le Canada n’est pas tenu « d’accorder une assistance administrative si [l’Australie] n’a pas épuisé toutes les mesures raisonnables prévues par sa législation [ou sa pratique administrative] ».

[301] Vu cette condition, l’ATO a indiqué dans sa demande que les [traduction] « renseignements pourraient être obtenus en vertu [de ses] lois ou dans le cours normal de sa pratique administrative dans des circonstances semblables » et qu’il avait effectivement « épuisé toutes les mesures dont il disposait en Australie pour obtenir les renseignements demandés, sauf lorsque des difficultés disproportionnées s’étaient posées » (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 23, onglet 3.(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »). Toutefois, les [traduction] « mesures » mentionnées par l’ATO correspondent aux « recherches approfondies » qu’il a effectuées « dans les renseignements du domaine public concernant les sociétés visées ainsi que dans les renseignements reçus par l’ATO » (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 23, onglet 3.(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »). De plus, l’ATO n’a échangé que brièvement avec Shopify à la fin de 2021. Lorsque Shopify a refusé de répondre à une demande de renseignements informelle et expliqué que l’ATO devrait délivrer une assignation, un mandat ou une ordonnance valide l’obligeant à produire les renseignements demandés, l’ATO a envoyé au Canada la demande d’échange de renseignements en vertu de la Convention dont il est question en l’espèce. Il a soutenu qu’il n’avait [traduction] « aucun autre moyen d’obtenir les renseignements demandés » et n’a pas fait les démarches pour obtenir le mandat ou l’ordonnance nécessaire (si l’ATO avait effectivement ce pouvoir en vertu de sa législation fiscale interne) (affidavit de Mme Tremblay, dossier du demandeur, à la p 23, onglet 3.(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »).

[302] Il y a une contradiction dans la demande de l’Australie. S’il n’y a effectivement aucune autre manière d’obtenir les renseignements demandés à Shopify, c’est que l’Australie ne dispose d’aucun pouvoir en matière de demande péremptoire ni d’aucun moyen s’y apparentant pour obtenir ce type de renseignements. Dans ce cas, l’Australie ne peut obtenir les renseignements sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative et, aux termes de l’alinéa 21(2)c) de la Convention, le Canada n’est pas tenu de répondre à sa demande de renseignements. À l’inverse, si l’Australie peut effectivement obtenir les renseignements sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative, aux termes de l’alinéa 21(2)g), le Canada n’est pas tenu de fournir ces renseignements à l’Australie tant que cette dernière n’a pas épuisé toutes les mesures prévues par sa législation ou sa pratique administrative pour les obtenir.

[303] En l’espèce, rien ne démontre que l’Australie ait fait autre chose qu’envoyer à Shopify une demande de renseignements informelle. Les lois et pratiques qui pourraient permettre à l’Australie d’obtenir ces renseignements n’ont pas été énumérées et, si elles existent, rien ne prouve que l’Australie y a eu recours.

[304] Cela dit, l’alinéa 21(2)g) ne doit pas être interprété de manière à imposer au ministre une étape supplémentaire dans ses échanges de renseignements avec d’autres États. La Convention n’exige nullement du Canada qu’il oblige les autres États à prouver qu’ils ont « épuisé toutes les mesures raisonnables prévues par [leur] législation [ou leur pratique administrative] » (voir le Rapport explicatif, aux para 201-205). Ce serait mal interpréter la portée et l’objet du paragraphe 21(2) que d’exiger une preuve de la part de l’État requérant. La question n’est pas si le Canada doit imposer certaines conditions aux pays signataires de traités, mais plutôt si le Canada a l’obligation de fournir les renseignements lorsque ces conditions ne sont pas remplies. En l’espèce, les alinéas 21(2)c) et 21(2)g) peuvent chacun dispenser le ministre de cette obligation, de sorte que le Canada n’enfreint pas la Convention en refusant de répondre à la demande de renseignements de l’Australie.

iv. Autres dispositions de la LIR et le projet de modification

[305] Le ministre soutient que les parties XVIII (« Processus élargi de déclaration de renseignements ») et XIX (« Norme commune de déclaration ») de la LIR démontrent la grande aisance du Canada à recueillir des renseignements et à les communiquer aux pays signataires de traités. De même, le ministre avance que le contexte permet une interprétation large des pouvoirs du ministre en matière de demandes péremptoires, puisque les dispositions d’autorisation font partie du régime d’application et d’exécution de la LIR.

[306] Je ne souscris pas à l’interprétation que fait le ministre de la LIR. Comme je le mentionne plus haut, lorsque le législateur veut permettre la communication de renseignements aux fins du respect d’une obligation issue d’un traité, il le fait expressément. Ces parties de la LIR illustrent bien cette tendance générale : lorsque le législateur a l’intention de permettre au ministre d’échanger des renseignements avec un autre pays, il adopte des lois précises à cet effet.

[307] Le dernier élément de contexte débattu par les parties est le projet de modification de l’alinéa 231.2(3)b) de 2024. Shopify soutient qu’il démontre que le ministre ne dispose pas actuellement du pouvoir d’envoyer une demande péremptoire dans le but de respecter des traités fiscaux internationaux. Le ministre s’appuie sur les indications fournies à ce sujet par le juge en chef Noël dans l’arrêt Oxford Properties pour faire valoir qu’il serait prématuré de tenir compte de ce projet de modification, dont la pertinence dans l’exercice d’interprétation serait limitée.

[308] Je suis d’accord avec le ministre. La modification d’un texte n’est pas une présomption de droit nouveau, et il ne serait pas approprié que la Cour fonde ses conclusions sur le projet de modification de l’alinéa 231.2(3)b) de 2024 (voir le paragraphe 45(2) de la Loi d’interprétation). L’extrait suivant de l’arrêt Oxford Properties est pertinent :

[86] La question de savoir si une modification clarifie ou modifie l’état antérieur du droit dépend de l’interprétation de l’état antérieur du droit et de la modification. Comme il a été expliqué, la Loi d’interprétation empêche de tirer une conclusion au sujet de l’effet juridique d’un nouveau texte sur l’état antérieur du droit au seul motif que le législateur l’a adopté. Dans cette perspective, la seule façon d’évaluer les incidences d’une modification sur l’état du droit antérieur consiste à déterminer l’effet juridique de la loi telle qu’elle existait avant la modification, puis à déterminer si la modification modifie ou clarifie cet effet juridique.

[309] En l’espèce, l’« état antérieur du droit » est l’alinéa 231.2(3)b) dans sa version actuelle. Dans les présents motifs, je l’interprète et en détermine l’effet juridique. Quant au projet de modification de 2024, je n’ai pas à déterminer l’effet juridique du nouveau texte, puisque le législateur ne l’a pas encore adopté et qu’il n’a jamais été appliqué. Il est donc prématuré de déterminer si le projet de modification de 2024 modifie ou clarifie l’état actuel du droit.

[310] Cependant, toutes les analyses textuelles, contextuelles et téléologiques de l’alinéa 231.2(3)b) portent à croire que le projet de modification permettrait effectivement au ministre d’envoyer une demande péremptoire non seulement lorsque la Cour est convaincue qu’elle vise à vérifier le respect de quelque devoir ou obligation « prévu par la présente loi », mais également pour respecter un « accord international désigné » (Notes explicatives, au para 67). Si cette disposition modifiée entrait en vigueur après avoir reçu la sanction royale, elle incorporerait la Convention au paragraphe 231.2(3) de la LIR. D’ici là, comme je le mentionne plus haut, la Convention a seulement force exécutoire pour ce qui est du paragraphe 231.2(1).

[311] L’étape de l’analyse contextuelle étant terminée, la Cour doit examiner l’objet du paragraphe 231.2(3) de la LIR.

c) L’objet et l’esprit du paragraphe 231.2(3)

[312] Une loi « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » (voir l’article 12 de la Loi d’interprétation; Piekut, au para 46). Les dispositions fiscales n’échappent pas à cette règle (Cie pétrolière Impériale, au para 26).

[313] Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada au paragraphe 24 de l’arrêt CISSS, le texte est « le point d’ancrage de l’opération d’interprétation », « le point central de l’interprétation » et le point de départ qui révèle « les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs ». L’exercice d’interprétation de la Cour consiste à donner au texte une interprétation qui assure le plus fidèlement « l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin » (CISSS, au para 24).

[314] De plus, dans l’arrêt Telus, la Cour suprême du Canada a expliqué que, si l’intention du législateur au moment de l’adoption du texte de loi est essentielle à l’opération d’interprétation, les lois peuvent être appliquées à des circonstances que n’avait pas envisagées le législateur (au para 35). En effet, compte tenu de l’évolution du contexte social, un texte de loi rédigé avec des mots généraux ou ayant une acception large peut traiter de nouvelles circonstances qui n’avaient pas été envisagées à l’origine (Telus, aux para 33-34).

[315] Dans la présente requête, il s’agit de déterminer si l’alinéa 231.2(3)b) peut être interprété de manière à inclure la Convention étant donné la compatibilité de leur objet, même si l’alinéa 231.2(3)b) a été adopté avant sa ratification.

[316] Sans dire expressément que l’interprétation qu’il propose de l’alinéa 231.2(3)b) est « dynamique », le ministre fait valoir que l’objet de la disposition favorise une interprétation conforme à l’objet général de la Convention, soit permettre l’échange de renseignements entre les États parties afin qu’elles s’accordent mutuellement une assistance administrative en matière fiscale.

[317] Selon le ministre, l’historique législatif du paragraphe 231.2(3) démontre l’intention du législateur d’accorder au ministre de vastes pouvoirs pour obtenir les renseignements demandés, tout en limitant les recherches à l’aveuglette. Il s’agit d’un objet que partage l’article 4 de la Convention, dont la norme de « pertinence prévisible » vise à empêcher les parties « d’aller à la pêche aux renseignements » ou de demander des renseignements « dont il est peu probable qu’ils soient pertinents pour élucider les affaires fiscales d’une personne en particulier ou d’un groupe ou d’une catégorie définissable de personnes » (Rapport explicatif, au para 50).

[318] Pour sa part, Shopify soutient que l’objet du paragraphe 231.2(3) est de refléter la conciliation prescrite par le législateur entre le droit à la vie privée et le besoin du ministre de disposer des « outils requis pour appliquer la Loi » (Roofmart, au para 20). Elle met donc en garde la Cour contre le fait de s’écarter des directives de la Cour d’appel fédérale en matière d’interprétation téléologique.

[319] Bien que je souscrive largement à la position de Shopify, je ne crois pas qu’elle interprète adéquatement les directives énoncées dans l’arrêt Roofmart. De même, bien que je ne souscrive pas à l’analyse du ministre, je reconnais néanmoins que l’article 4 de la Convention et le paragraphe 231.2(3) de la LIR partagent certaines caractéristiques.

[320] L’interprétation que fait Shopify de l’arrêt Roofmart n’est pas tout à fait exacte. Ce n’est pas pour définir l’intention du législateur que le juge Rennie a écrit que ce dernier doit « concilier les droits à la vie privée et l’exigence de fournir au ministre les outils requis pour appliquer la Loi » (Roofmart, au para 21). Il l’a plutôt fait pour rejeter un argument particulier avancé par l’appelante dans cette affaire, qui demandait « que le libellé clair de l’article 231.2 soit interprété d’après des concepts plus généraux, notamment la nécessité de concilier les droits à la vie privée et l’exigence de fournir au ministre les outils requis pour appliquer la Loi » (Roofmart, au para 21). Le juge Rennie a énoncé un ensemble de principes dont le législateur a tenu compte dans l’élaboration du paragraphe 231.2(3). Cependant, leur simple prise en considération n’en fait pas l’objet de la disposition. En élaborant le paragraphe 231.2(3), le législateur a notamment voulu concilier l’application de la loi et la protection de la vie privée, mais il ne faudrait pas nécessairement réduire la disposition à cet exercice de conciliation, et l’arrêt Roofmart ne prétend pas le faire.

[321] Néanmoins, le paragraphe 231.2(3) constitue bel et bien une sorte d’exercice de conciliation : « le législateur avait l’intention de permettre une vaste enquête, sous réserve du respect des conditions » (non souligné dans l’original) (Roofmart, au para 45). Dans l’arrêt Roofmart, la Cour d’appel fédérale a également compris que « le législateur a permis une certaine forme de recherche à l’aveuglette, avec l’autorisation du Tribunal et aux conditions prescrites par la Loi, le tout dans le but de rendre l’accès aux renseignements plus facile au MRN » (non souligné dans l’original) (Roofmart, au para 45, citant CIGM, au para 45). Chaque extrait dénote un souci de concilier les pouvoirs d’enquête du ministre et de protéger les contribuables contre les atteintes injustifiées à leur vie privée de la part du gouvernement. Cette conciliation se reflète dans les conditions préalables impératives. La première condition préalable permet au ministre d’enquêter sur un grand groupe de personnes, à condition que celui-ci soit « identifiable »; la deuxième lui permet de faire la même chose, à condition qu’il le fasse pour vérifier le respect de la LIR. Le législateur laisse à la Cour « le soin de s’assurer que les éléments de preuve établissent deux conditions factuelles préalables selon la prépondérance des probabilités » (Roofmart, au para 21).

[322] L’objet du paragraphe 231.2(3) est de permettre au ministre de mener une vaste enquête, sous réserve du respect de certaines conditions précises. Ces conditions reflètent la nécessité de circonscrire le pouvoir du gouvernement eu égard aux droits et aux protections conférés aux contribuables. Elles traduisent également un ensemble d’attentes : « [l]orsque le législateur précise les conditions à remplir pour obtenir un résultat donné, on peut raisonnablement supposer qu’il a voulu que le contribuable et le ministre s’appuient sur ces dispositions » (Roofmart, au para 20, renvoyant à Trustco Canada, au para 11). Voilà en partie pourquoi « [i]l n’est pas possible de voir dans la loi des conditions supplémentaires par interprétation large » (Roofmart, au para 20). Les tiers devraient savoir qui est visé et pourquoi, et les conditions préalables prévues par la loi précisent « les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs » (CISSS, au para 24). Si elle devait inclure dans le paragraphe 231.2(3) des termes « qui ne s’y trouvent pas », la Cour risquerait de dépasser les objectifs du législateur et, en fin de compte, sa fonction judiciaire (McIntosh, à la p 701). Un objectif supposé ne peut pas servir à mettre de côté ce qui est clairement prescrit (Placer Dome, au para 23).

[323] Le législateur s’est déjà penché sur la mise en œuvre de la Convention et a apporté des modifications précises à la LIR à cet effet. Toutefois, il n’a pas mis en œuvre la Convention à l’alinéa 231.2(3)b). L’interprétation proposée par le ministre, qu’il s’agisse d’une interprétation dynamique, d’une interprétation par harmonisation ou de tout autre type d’interprétation, ne saurait remédier à cette omission.

[324] Les parties conviennent qu’à l’origine, l’expression « la présente loi » renvoie à la LIR. Selon l’ensemble du contexte pertinent, le législateur n’a pas accordé au ministre de pouvoirs supplémentaires et ne lui a pas permis d’échanger des renseignements obtenus au moyen d’une demande péremptoire avec un État partie à la Convention. Bien que je sois conscient de la fiabilité et du poids limités des débats parlementaires (Piekut, au para 75), l’absence d’éléments de preuve convaincants révélant l’intention du législateur d’élargir la portée de l’alinéa 231.2(3)b) milite contre la position du ministre (Telus, au para 62).

[325] La mise en œuvre de la Convention en droit canadien a d’importantes conséquences pour les contribuables du pays. Le législateur a manifestement été informé de la ratification de la Convention et des projets de modifications précis en vue de sa mise en œuvre. Le législateur a expressément modifié le régime de protection des renseignements personnels prévu à l’article 241 ainsi que le pouvoir du ministre de transférer les renseignements obtenus sous le régime des « demandes péremptoires visant des personnes désignées nommément ». Toutefois, les demandes péremptoires visant des personnes non désignées nommément sont de nature différente et nécessitent l’autorisation de la Cour sous réserve de conditions préalables bien précises. Il semble qu’on n’ait jamais demandé au législateur – et qu’il n’y ait jamais eu de débat sur la question – de modifier les conditions préalables à remplir pour que la Cour autorise le ministre à envoyer une demande péremptoire ou lui permette ensuite de transférer les renseignements obtenus aux États parties. L’objet et l’esprit de l’alinéa 231.2(3)b) n’ont pas changé depuis son adoption, et la Convention ne peut, à elle seule, en élargir le sens.

[326] En fin de compte, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Telus : « [d]ans l’interprétation de l’intention du Parlement et dans son application à des circonstances qui évoluent, les tribunaux doivent prendre soin de ne pas faire des choix de politique d’intérêt général qu’il convient de laisser aux législatures. “Il n’appartient pas à la Cour de faire ‘en interprétant’ la loi ce que le législateur a choisi de ne pas faire en l’adoptant” » (au para 80, citant Société Radio‑Canada c SODRAC 2003 Inc, 2015 CSC 57 au para 53).

d) Conclusion

[327] La Cour d’appel fédérale qualifie le libellé du paragraphe 231.2(3) de la LIR de « clair et non équivoque » et demande aux tribunaux de simplement l’appliquer aux faits de l’affaire dont ils sont saisis (Roofmart, au para 20). Cependant, l’interprétation législative « ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi » (Rizzo, au para 21). Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada, la méthode moderne d’interprétation législative accroît considérablement « [l]a possibilité que le contexte révèle une […] ambiguïté latente » dans des mots qui, par ailleurs, sont « en apparence clairs et exempts d’ambiguïté » (Piekut, au para 44, citant 2952-1366 Québec Inc, au para 10; voir aussi La Presse, au para 23; Alex, au para 31).

[328] Après une analyse approfondie du régime législatif, je conclus que la Convention n’a pas été mise en œuvre au paragraphe 231.2(3) de la LIR. Le libellé choisi par le législateur est effectivement non équivoque et ne mentionne aucunement la Convention. D’autres parties de la LIR ne font que renforcer l’idée que, lorsque le législateur a l’intention d’incorporer une obligation issue d’un traité, il le fait expressément. La présomption de conformité est réelle, mais elle n’accorde pas au ministre d’autres pouvoirs que ceux que le législateur lui a accordés au paragraphe 231.2(3) de la LIR.

[329] Même si les conditions préalables impératives établies au paragraphe 231.2(3) et la norme de « pertinence vraisemblable » de la Convention ont en commun d’assujettir de vastes pouvoirs pour obtenir des renseignements à des conditions précises, ce point commun n’élargit en rien le pouvoir du ministre.

[330] Comme je le mentionne plus haut, le refus d’échanger des renseignements au motif que la condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) n’est pas remplie est compatible avec les paragraphes 21(1) et 21(2) de la Convention, car celle-ci ne limite pas les droits et garanties accordés aux contribuables par la LIR et n’oblige pas le ministre à prendre des mesures qui dérogent aux lois canadiennes. La Convention permet plutôt aux États d’offrir une assistance administrative mutuelle en matière fiscale, tout en maintenant les droits et les protections qu’ils accordent à leurs contribuables.

[331] Dans la présente requête, le ministre a fait ce que la LIR lui permet de faire, c’est-à-dire demander à la Cour l’autorisation d’envoyer une demande péremptoire. Ultimement, la Cour ne peut pas autoriser cette demande péremptoire, de sorte que le ministre ne peut pas accéder à la demande de l’ATO. Il s’agit d’une réponse adéquate à l’ATO, puisque la Convention n’oblige pas le ministre à prendre d’autres mesures, notamment des mesures qui dérogeraient à la LIR. Si le ministre devait transférer des renseignements dans le contexte actuel, il dérogerait à l’obligation d’obtenir l’autorisation judiciaire prévue par la LIR, ce qui constitue une garantie visée au paragraphe 21(1) de la Convention.

[332] La décision rendue en l’espèce est donc conforme au texte, au contexte et à l’objet de l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR et de la Convention.

C. La condition relative au groupe « identifiable »

[333] Le ministre ne remplit pas la deuxième condition préalable parce que la Convention n’est pas mise en œuvre à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR. La présente requête est rejetée pour ce seul motif.

[334] Toutefois, si je commets une erreur dans l’application de la Convention, il y a lieu d’examiner si la présente requête remplit la première condition préalable, à savoir si le ministre a visé un groupe « identifiable ».

1) Argument du ministre : le groupe cible est « identifiable »

[335] L’Australie demande des renseignements sur toutes les boutiques de marchands Shopify dont les clients ont une adresse de facturation australienne pour la période allant du 1er avril 2021 au 31 mars 2022. Selon le Canada, les boutiques de marchands visés par la demande australienne s’entendent [traduction] « des entités et des particuliers qui détiennent un compte Shopify et utilisent la plateforme Shopify pour exploiter leurs boutiques en ligne » (affidavit de Mme Tremblay, au para 9, dossier du demandeur, à la p 14). Par souci de commodité, le ministre appelle ces entités et ces particuliers les « marchands ».

[336] Le ministre soutient que les « marchands » sont un groupe « identifiable » parce qu’ils partagent trois caractéristiques identifiables : ils [traduction] « a. détiennent un compte Shopify; b. utilisent la plateforme Shopify pour exploiter leurs boutiques en ligne; et c. ont des clients dont l’adresse de facturation est australienne » (mémoire du demandeur, au para 39).

[337] Qui plus est, le ministre fait valoir que Shopify connaît le nombre de marchands et peut fournir les renseignements demandés.

[338] En ce qui concerne le nombre de marchands, le ministre s’appuie sur l’affidavit d’Anna Lee, analyste de la réglementation chez Shopify, qui a confirmé [traduction] « que selon l’information reçue de M. McCambridge, experte des données chez Shopify, elle estimait qu‘environ un pour cent des comptes Shopify canadiens ayant fait des ventes à des clients dotés d’une adresse de facturation australienne avait réalisé auprès d’eux un chiffre d’affaires de 75 000 dollars australiens ou plus » (affidavit de Mme Lee, au para 48, dossier de la défenderesse, à la p 66). En contre-interrogatoire, Mme Lee a précisé qu’elle [traduction] « ne se souvenait pas du nombre exact de comptes Shopify canadiens ayant fait des ventes à des clients dotés d’une adresse de facturation australienne et ne se rappelait pas si ce nombre lui avait été fourni » (contre-interrogatoire de Mme Lee, à la p 34, dossier du demandeur, à la p 704), et qu’elle [traduction] « n’avait pas vu le rapport lui-même ni la recherche de l’experte des données » (contre-interrogatoire de Mme Lee, à la p 34, dossier du demandeur, à la p 704). Au contraire, [traduction] « ces renseignements venaient de lui être transmis par son avocat » (contre-interrogatoire de Mme Lee, à la p 34, dossier du demandeur, à la p 704).

[339] En ce qui concerne la capacité de Shopify à fournir les renseignements demandés, les versions sont contradictoires. Shopify a refusé de fournir des renseignements concernant les comptes non canadiens qui ont réalisé des ventes en Australie. Elle a soutenu que ces renseignements sont en la possession et sous le contrôle de deux de ses filiales, Shopify International Ltd (« Shopify Irlande ») et Shopify Commerce Singapore Pte Ltd (« Shopify Singapour ») (affidavit de Mme Lee, aux para 26-28, dossier de la défenderesse, à la p 62). Toutefois, le ministre soutient que Shopify accède régulièrement aux renseignements de Shopify Irlande et de Shopify Singapour à partir du Canada au moyen d’un portail centralisé. En contre-interrogatoire, Mme Lee a répondu à ce sujet qu’il [traduction] « existe un formulaire » pour la présentation de demandes juridiques de renseignements pour « tous les pays » et que ces demandes sont examinées par une équipe d’analystes de Shopify (contre-interrogatoire de Mme Lee, à la p 12, dossier du demandeur, à la p 682).

[340] Quoi qu’il en soit, le ministre soutient essentiellement que la « taille » du groupe à elle seule n’a pas d’importance. À cet égard, il s’appuie sur les indications énoncées dans l’arrêt Roofmart pour faire valoir que l’ampleur ou la nature indéterminée d’un groupe n’a pas nécessairement d’effet sur la validité du projet de demande péremptoire (Roofmart, aux para 39-41). La taille n’est pas un facteur de la condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)a), laquelle n’est pas nécessairement plus difficile à remplir plus le nombre de personnes faisant partie du groupe visé est important. L‘inclusion dans le groupe de personnes ne présentant aucun intérêt pour le ministre aux fins de la vérification du respect de la LIR n’est pas non plus déterminant. Le législateur a donné au ministre les outils nécessaires pour réaliser des évaluations horizontales du respect des obligations fiscales, et de telles évaluations recueilleront inévitablement des renseignements indésirables. Le groupe cible est identifiable malgré sa taille.

2) Argument de Shopify : le groupe cible n’est pas « identifiable »

[341] Shopify soutient que le ministre n’a pas visé de groupe « identifiable », de sorte qu’il ne remplit pas la condition préalable énoncée à l’alinéa 231.2(3)a). Il invoque trois arguments à l’appui : (1) le ministre n’a fourni aucune preuve de l’existence d’un groupe « identifiable »; (2) la définition du terme « marchands » donnée par le ministre est inapplicable; et (3) le groupe cible est vaste et a une portée excessive.

a) Le ministre n’a fourni aucune preuve de l’existence d’un groupe « identifiable »

[342] Même si le ministre parvient à définir clairement un groupe « identifiable », Shopify soutient qu’il n’a pas fait de dénonciation sous serment permettant d’établir l’existence de ce groupe. Les éléments de preuve présentés par le ministre sont minces, n’étayent pas ses arguments et démontrent que le ministre ignore totalement comment Shopify exerce ses activités et recueille des renseignements.

[343] Tout d’abord, selon Shopify, la Cour ne peut pas accepter une grande partie des éléments de preuve du ministre. L’affidavit de Mme Tremblay contrevient au paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, car il ne se limite pas aux faits dont elle a une connaissance personnelle. Il contient plutôt des éléments de preuve par ouï-dire inadmissibles et n’indique pas la source des renseignements tenus pour véridiques par Mme Tremblay. Cet affidavit devrait être radié.

[344] À l’appui de cette affirmation, Shopify cite des passages précis qu’elle juge problématiques, notamment la déclaration de Mme Tremblay selon laquelle [traduction] « Shopify est une plateforme de commerce électronique tout-en-un infonuagique qui offre aux entreprises de s’abonner à une plateforme logicielle de vente qui leur permet de créer et d’exploiter une boutique en ligne » et que « Shopify est une société canadienne constituée en vertu des lois fédérales le 28 septembre 2004 et dotée d’une adresse enregistrée à Ottawa, en Ontario » (affidavit de Mme Tremblay, aux para 14-15, dossier du demandeur, à la p 15). Le défaut d’indiquer exactement comment elle a connaissance de ces renseignements constitue une erreur fondamentale qui empêche la Cour d’apprécier la fiabilité des éléments de preuve. Selon Shopify, cette erreur fait en sorte que les passages contestés n’ont plus aucune valeur pour la requête du ministre.

[345] De plus, les éléments de preuve indiquant que Shopify est en mesure d’identifier les personnes du groupe cible sont minces. En effet, dans son affidavit, Mme Tremblay se contente de [traduction] « supposer que Shopify connaît l’identité des marchands » (affidavit de Mme Tremblay, au para 17, dossier du demandeur, à la p 16). Une supposition ne rend pas un groupe « identifiable », surtout lorsqu’elle est réfutée par un élément de preuve fourni sous serment. À cet égard, Shopify cite l’affidavit de Mani Fazeli, vice-président des produits chez Shopify, qui affirme que [traduction] « la société canadienne Shopify n’a pas en sa possession ni sous son contrôle tous les renseignements demandés par l’ARC dans la demande péremptoire présentée pour l’Australie », parce qu’une partie « des renseignements sont ou pourraient être en la possession et sous le contrôle d’entités affiliées, selon l’emplacement des propriétaires de boutique qui ont des clients australiens » (affidavit de M. Fazeli, au para 32, dossier de la défenderesse, à la p 37). M. Fazeli soutient également [traduction] « qu’aucune entité de Shopify ne dispose de certains des renseignements demandés dans la demande péremptoire présentée pour l’Australie, car Shopify n’est pas tenue de recueillir ou de conserver des renseignements complets sur les clients des propriétaires de boutique, et elle ne le fait pas » (affidavit de M. Fazeli, au para 33, dossier de la défenderesse, à la p 37). L’absence de preuve fournie sous serment de l’existence d’un groupe identifiable devrait nuire à la requête du ministre.

b) La définition donnée par le ministre au terme « marchands » est inapplicable

[346] Selon Shopify, la définition du ministre est problématique puisqu’elle ne correspond à aucune catégorie d’utilisateurs ou d’entreprises utilisée par Shopify pour classer ses données. À moins que des services financiers tels que « Shopify Payments » ou « Shopify Checkout » soient activés, Shopify n’oblige pas les [traduction] « propriétaires de boutique » à fournir des renseignements sur leur lien avec l’entreprise, ce qui signifie que Shopify n’a aucun moyen de savoir si le « propriétaire de la boutique » « [utilise] la plateforme Shopify pour exploiter sa boutique en ligne » (mémoire de la défenderesse, au para 79). Par exemple, l’utilisateur peut être un employé ou un sous-traitant de l’entreprise; il ne s’agit donc pas de « sa » boutique, car il n’est pas le propriétaire de l’entreprise titulaire du compte. D’autres comptes utilisent le logiciel de Shopify à d’autres fins que l’exploitation de « boutiques en ligne ». Ces comptes ne seraient donc pas non plus visés par le terme « marchands ». La définition donnée par le ministre est donc inapplicable.

c) Le groupe cible est vaste et a une portée excessive

[347] Dans son mémoire, le ministre indique que Shopify devrait être tenue de communiquer [traduction] « des renseignements concernant des entités et des particuliers du monde entier » (mémoire du demandeur, au para 17). Selon Shopify, une telle obligation donnerait à la demande une portée excessive par rapport aux renseignements demandés par l’ATO. En effet, en faisant valoir que le groupe comprend des utilisateurs ayant une adresse de facturation dans n’importe quel pays, le ministre confère à la demande péremptoire présentée pour l’Australie une portée qui excède le groupe pour lequel le ministre affirme qu’il existe un motif légitime et vise un groupe large et hétérogène. Le ministre n’a pas démontré que les renseignements de ce vaste groupe générique se rapportent à une vérification effectuée de bonne foi en vertu de la LIR (ou même de la législation fiscale australienne, si elle autorise une telle vérification).

[348] De plus, comme l’indique l’ATO lui-même, les vendeurs établis à l’extérieur de l’Australie ne sont tenus de s’inscrire pour l’application de la TPS australienne que si leur chiffre d’affaires réalisé auprès de clients australiens totalise plus de 75 000 dollars australiens au cours de toute période de douze mois (voir l’affidavit de Mme Tremblay, au para 17, dossier du demandeur, à la p 16). Bien que l’ATO ait uniquement demandé des renseignements sur les comptes dont le chiffre d’affaires réalisé auprès de clients australiens totalise plus de 75 000 dollars australiens, la demande péremptoire présentée pour l’Australie n’est pas clairement limitée à ces seuls renseignements. Cela diffère de l’affaire Roofmart, où la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du tribunal inférieur selon laquelle le groupe était « identifiable » du fait d’une « exigence relative aux achats annuels totaux » (Roofmart, au para 38). En l’espèce, le groupe n’est pas circonscrit de cette manière et ne devrait donc pas être visé par une demande péremptoire.

3) Analyse : le groupe cible est « identifiable »

[349] Je conclus que le groupe cible du ministre est « identifiable » au sens de l’alinéa 231.2(3)a) de la LIR. Comme je l’indique plus haut, le groupe cible doit être suffisamment précis pour permettre à un tiers de répondre à la demande péremptoire et d’éviter d’être reconnu coupable d’outrage par application du paragraphe 231.7(4) de la LIR s’il ne s’y conforme pas.

[350] Le ministre demande des renseignements concernant les « marchands », qui sont définis ainsi dans l’affidavit de Mme Tremblay : [traduction] « les entités et les particuliers qui détiennent un compte Shopify et utilisent la plateforme Shopify pour exploiter leurs boutiques en ligne » (affidavit de Mme Tremblay, au para 9, dossier du demandeur, à la p 14). Je suis d’avis que le terme « marchand », comme il est défini par le ministre, est à la fois précis et compris par Shopify, de sorte que Shopify est en mesure de circonscrire le groupe sur lequel le ministre souhaite obtenir des renseignements. Je rejette donc les arguments et la preuve de Shopify qui prétendent le contraire.

[351] Au paragraphe 13 des affidavits de Mme Lee et de M. Fazeli (dossier de la défenderesse, aux pp 32, 57), Shopify indique qu’elle utilise les termes [traduction] « marchand » et « titulaire du compte » de façon interchangeable pour désigner le « propriétaire de la boutique ». Le terme « propriétaire de la boutique » s’entend du « représentant désigné du compte qui a conclu le contrat d’abonnement avec Shopify » (affidavit de Mme Lee, au para 13, dossier de la défenderesse, à la p 57). Le « propriétaire de la boutique » désigne également le « titulaire du compte Shopify » (affidavit de M. Fazeli, au para 13, dossier de la défenderesse, à la p 32). Par conséquent, la définition du terme « marchand » employée par Shopify elle-même inclut le « propriétaire de la boutique » ou le « titulaire du compte » même si, comme le démontrent ses propres éléments de preuve, le « représentant désigné du compte qui conclut un contrat avec Shopify » n’est peut-être pas le véritable « propriétaire » de l’entreprise, mais plutôt un employé ou un tiers (affidavit de M. Fazeli, aux para 18(c), 44, 76, dossier de la défenderesse, aux pp 33, 39, 45; affidavit de Mme Lee, au para 38, dossier de la défenderesse, à la p 64).

[352] Les Conditions de service de Shopify étayent cette conclusion. D’emblée, elles indiquent que le titulaire du compte doit « confirme[r] qu[‘il reçoit] tout Service fourni par Shopify uniquement dans le but d’exercer une activité professionnelle et non dans un but personnel, familial ou domestique » (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 85, onglet 4, pièce B – « Conditions de service de Shopify »). Les Conditions de service indiquent ensuite que, bien que le « propriétaire de la boutique » soit généralement la personne qui s’inscrit au Service Shopify, « [s]i vous vous inscrivez au nom de votre employeur, celui-ci est le Propriétaire de la boutique responsable de votre Compte » (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 87, onglet 4, pièce B – « Conditions de service de Shopify »). Dans le même ordre d’idées, les Conditions de service précisent que, « [s]i vous vous inscrivez aux Services pour le compte de votre employeur, […] vous devez utiliser une adresse e-mail émise par votre employeur, et vous déclarez et garantissez que vous êtes habilité(e) à lier votre employeur à nos Conditions de service » (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 87, onglet 4, pièce B – « Conditions de service de Shopify »). Enfin, les Conditions de service de Shopify indiquent également qu’un ou plusieurs comptes d’employé peuvent être créés et que le propriétaire de la boutique peut configurer le niveau d’accès de chaque compte, ce qui signifie que ces comptes demeurent liés au propriétaire de la boutique (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, aux pp 87-88, onglet 4, pièce B – « Conditions de service de Shopify »).

[353] De plus, Shopify utilise le terme « marchand » dans ses propres Directives pour les demandes juridiques d’information, dont la définition inclut [traduction] « les entreprises qui utilisent la plateforme ou les services Shopify pour exploiter leurs boutiques, à quelque titre que ce soit » (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 170, onglet 4, pièce E – « Directives de Shopify »). Je juge que la définition du terme « marchand » donnée par Shopify se rapproche suffisamment de celle donnée par le ministre, à savoir [traduction] « les entités et les particuliers qui détiennent un compte Shopify et utilisent la plateforme Shopify pour exploiter leurs boutiques en ligne » (affidavit de Mme Tremblay, au para 9, dossier du demandeur, à la p 14), de sorte que Shopify devrait être en mesure de circonscrire le groupe sur lequel le ministre sollicite des renseignements.

[354] Je souligne par souci de clarté que le ministre n’est pas tenu de définir un groupe « identifiable » selon la nomenclature interne privilégiée par Shopify, ni d’employer le vocabulaire utilisé par Shopify dans ses conditions de service. Tant que la Cour et le tiers peuvent facilement déterminer avec exactitude ou suffisamment de précision l’identité des personnes faisant partie du groupe cible, le ministre aura rempli la condition préalable énoncée à l’alinéa 231.2(3)a) et visé un groupe « identifiable » suffisamment précis. Compte tenu des éléments de preuve produits, je juge que c’est le cas en l’espèce.

[355] Par conséquent, je conclus que le terme « marchand », comme il est défini par le ministre, correspond aux termes « marchand », « propriétaire de la boutique » et « titulaire du compte » définis par Shopify, et qu’il est suffisamment précis pour constituer un groupe « identifiable ». Les termes « marchand », « propriétaire de la boutique » et « titulaire du compte » renvoient aux [traduction] « particuliers ou entités » qui ont utilisé la plateforme Shopify pour louer ou vendre des produits ou des services pour leur propre profit, et ces « marchands » sont connus de Shopify. Le fait que des employés et des tiers puissent également avoir des comptes liés au « marchand » ou au « propriétaire de la boutique » n’a aucune incidence sur cette conclusion, car Shopify est toujours en mesure de relier un compte au « propriétaire de la boutique » ou au « marchand » ultime, même si le compte a été ouvert par un employé. En effet, comme il est indiqué dans les Conditions de service, les renseignements sur le compte Shopify contiennent toujours l’information nécessaire pour identifier le « marchand » ultime, comme il est défini par le ministre et Shopify.

[356] Je rejette l’affirmation de Shopify selon laquelle le ministre n’a pas prouvé l’existence d’un groupe « identifiable » et que la définition de « marchands » est inapplicable. Premièrement, la preuve à ce sujet est abondante en l’espèce, notamment dans l’affidavit de Mme Tremblay et dans le contre-interrogatoire de M. Fazeli et de Mme Lee. La preuve démontre clairement que Shopify peut identifier ses clients et ses « marchands », y compris précisément ceux qui ont effectué des ventes en Australie, en activant ses services financiers comme « Shopify Payments » ou « Shopify Checkout ». Par conséquent, la définition du terme « marchand » est applicable, et la preuve démontre l’existence du groupe.

[357] Je conclus donc que le terme « marchand », comme il est défini par le ministre, est suffisamment précis pour constituer un groupe « identifiable ». Le groupe s’entend uniquement des « marchands » qui sont des entités et des particuliers qui détiennent un compte Shopify et qui utilisent la plateforme Shopify pour exploiter leurs boutiques en ligne pour leur propre profit et qui ont fait des ventes à des clients ayant une adresse australienne. J’estime également que les renseignements demandés dans le projet de demande péremptoire ne concernent que les « marchands » et personne d’autre.

[358] Le principal argument de Shopify est qu’elle ne dispose que d’une partie des renseignements demandés et que les seuls renseignements qui pourraient lui permettre d’identifier correctement ces « marchands » nécessitent l’activation d’un service financier comme « Shopify Checkout » ou « Shopify Payments » (affidavit de M. Fazeli, aux para 13, 18(b), 22(e), 23-26, 45, 47, 53-58, 60, 65, 70, 74, 78-80, 86-87, dossier de la défenderesse, aux pp 32, 33, 35-36, 39, 40, 41, 43, 45, 46, 47; contre-interrogatoire de M. Fazeli, aux para 31-34, 40-44, 98, 101-109, 113-126, dossier du demandeur, aux pp 65-68, 74-78, 132, 135-143, 147-160).

[359] Si tel est le cas, Shopify est en mesure de répondre au projet de demande péremptoire du ministre. La LIR exige seulement du tiers qu’il fournisse les renseignements en sa possession. Si les renseignements sollicités par le ministre dans la demande péremptoire sont uniquement contenus dans les comptes « Shopify Checkout » ou « Shopify Payments », il est acceptable de ne fournir que ces renseignements pour se conformer au projet de demande péremptoire. On ne s’attend pas à ce que Shopify fournisse ce qu’elle n’a pas.

[360] Shopify peut également consulter la jurisprudence de notre Cour portant sur le terme « marchand » pour s’assurer de fournir dans sa réponse des renseignements comparables à ceux fournis en réponse à d’autres demandes péremptoires autorisées par la Cour; ainsi, elle ne sera pas passible d’outrage au tribunal du fait de sa réponse.

[361] À cet égard, j’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que, dans la décision Helcim (en anglais seulement), le ministre a utilisé le terme « merchant » et que dans la décision Bambora, il a employé à la fois le terme « vendeurs » et le terme « marchand ». Dans les deux cas, la Cour a approuvé l’utilisation de ces termes. Quoi qu’il en soit, l’utilisation du terme « marchand », comme il est défini par le ministre (affidavit de Mme Tremblay, au para 9, dossier de demandeur, à la p 14), cadre avec la démarche de l’ARC consistant à solliciter des renseignements sur des particuliers et des entités qui ont réellement généré des revenus et des profits pour leur propre compte. Cette interprétation est également conforme à la définition et à l’interprétation courante du terme « marchand ». Selon le Black’s Law Dictionary, le terme s’entend d’une [traduction] « personne qui a pour profession d’acheter et de vendre des marchandises pour en tirer un profit » et, selon le Canadian Oxford Dictionary, il s’entend d’une [traduction] « personne dont la profession consiste à acheter et à vendre des produits ou des marchandises pour en tirer un profit ». Dans ce contexte, la manière dont le ministre utilise ou interprète le terme n’a rien d’incongru.

[362] À la lumière de ma conclusion dans le présent dossier, il convient d’examiner celle que j’ai tirée dans le dossier no T-778-23, selon laquelle le ministre n’a pas établi de groupe « identifiable ». En résumé, j’ai rejeté le groupe cible dans le dossier no T-778-23 parce que le manque d’uniformité dans la terminologie utilisée par le ministre a semé la confusion entre diverses interprétations du terme « marchand » et a rendu la définition du groupe « identifiable » floue et contradictoire. Shopify ne savait donc pas ce qu’elle devait fournir au ministre en réponse à sa demande péremptoire : a) des renseignements sur les « marchands »; ou b) des renseignements sur tout particulier ou toute entité « associé à » un compte. En fournissant des renseignements concernant une catégorie plus restreinte de « marchands », Shopify était passible d’outrage au tribunal. Cependant, en fournissant des renseignements sur des particuliers ou des entités « associés à » un compte, Shopify risquait d‘enfreindre ses obligations contractuelles. Il n’était pas clair non plus si la demande péremptoire visait uniquement les comptes ayant une adresse canadienne au moment de leur création ou si elle visait tous les comptes ayant eu une adresse canadienne à un moment donné. Le projet de demande péremptoire dont il est question en l’espèce n’est pas source d’une telle confusion.

[363] Enfin, Shopify fait valoir que, dans le projet de demande péremptoire, le ministre sollicite des renseignements sur des entités et des particuliers du monde entier, et pas seulement sur ceux qui ont réalisé un chiffre d’affaires de plus de 75 000 dollars australiens auprès de clients australiens. Elle fait donc valoir que la portée du projet de demande péremptoire dépasse celle de la demande de l’ATO.

[364] Je ne suis pas d’accord. Bien que la demande de l’ATO se rapporte principalement à l’inscription pour l’application de la TPS australienne, son libellé ne s’y limite pas (affidavit de Mme Tremblay, dossier de la défenderesse, aux pp 22, 24, onglet 3.(a), pièce A – « Demande d’échange de renseignements de l’Australie »). En effet, l’ATO souhaite obtenir des renseignements sur les marchands qui ont réalisé un chiffre d’affaires de moins de 75 000 dollars australiens, peut-être en vue d’ajouter le montant de ces ventes aux autres ventes réalisées avec un autre système de paiement, comme PayPal.

[365] En ce qui concerne l’allégation de Shopify selon laquelle le projet de demande péremptoire s’étend aux marchands du monde entier alors que la demande de l’ATO ne vise que Shopify Inc. (donc vraisemblablement les comptes ayant des adresses au Canada, aux États-Unis ou à Porto Rico seulement), la demande de l’ATO n’est pas claire à cet égard. Comme il a été mentionné, la demande de l’ATO pourrait être interprétée comme visant uniquement Shopify Inc. (et les adresses qui y sont associées en conséquence). Toutefois, il est également raisonnable de l’interpréter comme visant toutes les entités de Shopify du monde entier compte tenu de la raison pour laquelle l’Australie a demandé les renseignements.

[366] Bien que, dans sa demande, l’ATO utilise le nom « Shopify Inc. » pour parler de Shopify et fait référence à une adresse à Ottawa, les éléments de preuve fournis par Mme Lee démontrent que Shopify Inc. contrôle Shopify Singapour et Shopify Irlande et que ces trois entités concluent des contrats avec des marchands du monde entier (affidavit de Mme Lee, aux para 25-28, dossier de la défenderesse, aux pp 61-62). Dans la notice annuelle de 2022 de Shopify Inc., il est également indiqué que le terme « Shopify » [traduction] « désigne Shopify Inc. et ses filiales consolidées » (affidavit de M. Fazeli, dossier de la défenderesse, à la p 52, onglet 3.(a), pièce A – « Notice annuelle de 2022 de Shopify Inc. »). En utilisant « Shopify Inc. » dans sa demande de renseignements, l’ATO pourrait donc viser toutes les entités de Shopify faisant partie de la structure principale de Shopify Inc.

[367] Les éléments de preuve démontrent également que Shopify a elle-même interprété la demande de l’ATO d’une manière conforme à l’interprétation du ministre. Dans son affidavit, M. Fazeli note en effet que [traduction] « la demande [péremptoire présentée pour l’Australie] n’est pas limitée par l’emplacement des “boutiques Shopify”, de sorte que celles-ci peuvent se trouver dans n’importe quel pays où Shopify exerce ses activités » (au para 31, dossier de la défenderesse, à la p 37; voir aussi le para 88, dossier de la défenderesse, à la p 47). Cette interprétation est également conforme aux Directives pour les demandes juridiques d’information de Shopify, qui indiquent que toutes les demandes pour tous les pays sont faites au moyen d’un [traduction] « portail de demandes juridiques d’accès » centralisé et traitées par les trois mêmes analystes de la réglementation (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 170, onglet 4, pièce E – « Directives de Shopify »; contre-interrogatoire de Mme Lee, aux para 9-13, 26-29, dossier du demandeur, aux pp 679-683, 696-699; voir aussi l’affidavit de Mme Lee, aux para 6, 29-33, dossier de la défenderesse, aux pp 55, 62-63).

[368] De toute évidence, lorsqu’ils ont reçu la demande de l’ATO, le ministre et Shopify ont considéré qu’elle visait toutes les entités de Shopify. Par conséquent, l’allégation de Shopify selon laquelle le projet de demande péremptoire étend la portée de la demande de l’ATO aux marchands de Shopify du monde entier n’est pas étayée par les éléments de preuve et doit être rejetée.

D. L’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel

[369] Comme je l’indique plus haut, même si le ministre remplit les conditions préalables prévues par la loi, le pouvoir discrétionnaire du juge demeure un élément essentiel du processus d’autorisation établi au paragraphe 231.2(3) (Derakhshani, au para 19; RBCLIC, aux para 23, 30; Rona CAF, au para 7; Roofmart, au para 56). Bien que je conclue que le ministre ne remplit pas la condition préalable de l’alinéa 231.2(3)b), il remplit la première condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)a). Si je commets une erreur au sujet de l’alinéa 231.2(3)b), il convient de déterminer si la preuve milite en faveur de l’autorisation du projet de demande péremptoire.

1) Argument du ministre : il est dans l’intérêt de la justice d’autoriser le projet de demande péremptoire

[370] Le ministre soutient qu’il est approprié et dans l’intérêt de la justice que notre Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour autoriser le projet de demande péremptoire.

[371] D’entrée de jeu, le ministre met en garde notre Cour contre le réexamen des choix politiques du législateur en matière de protection des renseignements personnels. La protection des renseignements personnels des contribuables est une question délicate à laquelle le législateur est sensible. Il a notamment adopté l’article 241 de la LIR pour interdire la communication à autrui des registres et des renseignements obtenus par le ministre, sauf aux fins de l’application ou de l’exécution de la LIR. Bien que le législateur ait imposé des restrictions à la communication des renseignements confidentiels, le ministre demeure habilité à recueillir des registres, y compris ceux d’une entreprise en ligne. L’intérêt public au sens large en ce qui concerne l’intégrité du système fiscal l’emporte sur les intérêts privés et commerciaux des contribuables de ne pas communiquer leurs renseignements personnels au ministre (eBay, 2008 CAF 141, au para 39). Le ministre soutient qu’il peut donc exiger de Shopify qu’elle fournisse des renseignements, que ce soit par écrit ou autrement, y compris des renseignements stockés sur un serveur.

[372] Bien que Shopify invoque plusieurs politiques et protocoles internes (dont bon nombre concernent la protection des renseignements personnels des utilisateurs) pour faire valoir que le projet de demande péremptoire lui impose un fardeau excessif (voir, p. ex., affidavit de Mme Lee, aux para 40-49, dossier de la défenderesse, aux pp 64-66), le ministre réitère que le législateur a déjà tenu compte de la protection des renseignements personnels des contribuables et a établi un régime cohérent qui met en équilibre les restrictions en matière de communication et les vastes pouvoirs dont dispose le ministre pour obtenir des renseignements. Pour les grandes sociétés comme Shopify, les coûts associés à la demande péremptoire du ministre font partie de leurs obligations civiques fondamentales (Société Télé-Mobile c Ontario, 2008 CSC 12 aux para 50, 57 [Télé-Mobile]; Deegan, aux para 60-63). La Cour ne peut se fonder sur les processus internes de Shopify pour limiter les pouvoirs dont dispose le ministre pour obtenir des renseignements.

[373] Le ministre ne demande pas à Shopify de fournir des renseignements qu’elle n’a pas. Il demande simplement les renseignements auxquels Shopify a [traduction] « accès » et qui se rapportent aux éléments demandés. Cette notion d’« accès » est importante, car Shopify a accès à des renseignements du monde entier à partir du Canada, ce qui signifie que Shopify a accès aux renseignements concernant tous les marchands. À ce sujet, le ministre soutient que [traduction] « la possession et le contrôle » des renseignements ne constituent pas la norme applicable en l’espèce. Le fait que Shopify Irlande et Shopify Singapour puissent avoir en leur possession et sous leur contrôle certains des renseignements demandés n’est pas pertinent. Ce qui l’est, c’est la possibilité d’avoir accès à ces renseignements au Canada : « il ne rime à rien [de] soutenir sans démordre que les renseignements stockés sur des serveurs situés à l’étranger sont en droit situés à l’extérieur du Canada [parce] qu’ils n’ont pas été téléchargés. Qui, après tout, se rend à l’emplacement des serveurs pour lire les renseignements qui y sont stockés? » (eBay, 2008 CAF 348, au para 48).

2) Argument de Shopify : le projet de demande péremptoire est irréalisable et disproportionné

a) Le pouvoir discrétionnaire des juges existe pour empêcher les recherches à l’aveuglette

[374] Shopify soutient que l’autorisation judiciaire, compte tenu du pouvoir discrétionnaire qu’elle implique, existe précisément pour limiter et régir les recherches à l’aveuglette. Un tel régime perdrait son sens s’il ne s’appliquait pas à une demande péremptoire comme celle en cause, qui ne vise pas à recueillir des renseignements concernant des personnes que l’ATO a réellement l’intention de cibler, ce qui n’équivaut à rien de plus qu’« une enquête générale cherchant à voir si ces [personnes] observent la [loi pertinente] » ou, en d’autres termes, à une recherche à l’aveuglette (Hydro-Québec no 1, au para 36).

b) Shopify n’est pas en mesure de respecter le délai fixé par le ministre

[375] Dans la décision PayPal, le juge Gascon a examiné s’il était faisable pour le tiers visé par une demande péremptoire de fournir les renseignements demandés (aux para 5-6). Shopify demande à notre Cour de considérer la [traduction] « faisabilité » comme un facteur pertinent pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Elle soutient qu’il lui sera impossible de répondre au projet de demande péremptoire dans un délai de quarante-cinq jours. Notre Cour ne devrait pas tenir Shopify à l’impossible, surtout qu’elle est passible d’outrage au tribunal par application du paragraphe 231.7(4) de la LIR.

[376] Dans le dossier no T-778-23, Shopify a présenté à la Cour des éléments de preuve censés démontrer que huit années de travail à temps plein seraient nécessaires pour qu’elle se conforme au projet de demande péremptoire du ministre. Elle ne présente pas d’éléments de preuve aussi précis en l’espèce, mais s’appuie plutôt sur les observations qu’elle a présentées dans le dossier no T-778-23 pour étayer ce qu’elle avance. Mme Lee invoque ces mêmes raisons pour affirmer qu’elle [traduction] « ne croit pas que l’examen manuel des renseignements à communiquer au ministre soit faisable » (affidavit de Mme Lee, au para 48, dossier de la défenderesse, à la p 66). Shopify fait valoir que, même s’il y a moins de comptes en jeu dans la demande péremptoire en cause dans le présent dossier que dans la demande péremptoire canadienne en litige dans le dossier no T-778-23, il serait tout de même impossible de répondre au projet de demande péremptoire dans le délai imparti.

[377] La prétention de Shopify concernant la faisabilité se heurte à l’objection voulant que, comme pour toute grande société, les coûts associés à la demande péremptoire du ministre fassent partie des obligations civiques fondamentales de Shopify. Pour soulever cette objection, le ministre s’appuie en partie sur l’arrêt Télé-Mobile, où il fallait déterminer si un tiers faisant l’objet d’une ordonnance de communication fondée sur le Code criminel, LRC 1985, c C-46, pouvait être indemnisé des frais découlant du respect de cette ordonnance. Shopify répond à cette objection en demandant à la Cour d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Télé-Mobile, principalement parce que le fardeau qu’imposait le respect de l’ordonnance dans l’affaire Télé-Mobile était considérablement plus léger. Dans l’affaire Télé-Mobile, les deux ordonnances de communication visaient respectivement les données d’appels sur une personne en particulier et les données d’appels de plusieurs numéros de téléphone dans le cadre d’une enquête sur une affaire de drogue (Télé-Mobile, aux para 5-6). La présente affaire vise des renseignements sensibles concernant des centaines de milliers (voire de millions) de comptes en ligne.

[378] Shopify soutient qu’en raison des importantes différences d’échelle, l’affaire Télé-Mobile s’applique difficilement en l’espèce. En effet, dans l’arrêt Télé-Mobile, la Cour suprême du Canada a conclu que, même en matière criminelle, il peut y avoir exemption de l’obligation découlant d’une ordonnance de communication pouvant imposer un « fardeau déraisonnable » (au para 63). Autrement dit, même si le respect de l’ordonnance constitue une obligation civique, un juge peut refuser de rendre l’ordonnance parce que le fardeau financier qu’impose le respect de l’ordonnance est déraisonnable.

c) Il est impossible pour Shopify de se conformer à la demande péremptoire présentée pour l’Australie

[379] Shopify soutient qu’elle ne peut tout simplement pas se conformer au projet de demande péremptoire pour l’une ou l’autre des raisons suivantes : (1) elle ne recueille pas les renseignements demandés par le ministre ou (2) elle les supprime régulièrement. Cet argument est lié à celui sur la faisabilité, mais il en est tout de même distinct. Shopify n’avance pas que le fait de se conformer à la demande péremptoire lui imposerait un fardeau déraisonnable. Elle soutient plutôt qu’il est impossible de s’y conformer et que notre Cour ne devrait pas autoriser une demande péremptoire si elle sait d’avance que Shopify ne peut s’y conformer. Shopify affirme qu’elle possède uniquement les renseignements concernant les marchands ayant activé un service financier comme « Shopify Checkout » ou « Shopify Payments », et non tous les renseignements demandés. De plus, Shopify supprime tous les renseignements deux ans après qu’un compte est devenu inactif. Pourtant, le ministre n’a pas proposé de modifier la demande péremptoire en conséquence et ainsi réduire le risque que Shopify ne puisse s’y conformer.

[380] Shopify soutient qu’il n’appartient pas à la Cour de corriger les lacunes de la requête du ministre. Bien que le pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour lui permette d’autoriser une demande péremptoire aux conditions qu’elle estime indiquées, seul le ministre peut s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe en ce qui concerne les conditions préalables établies dans la loi. Il faudrait demander au ministre d’en faire davantage avant d’obliger Shopify à communiquer une telle quantité de données.

d) Les lois étrangères s’appliquent aux données détenues par les entités étrangères de Shopify

[381] Shopify affirme qu’elle doit tenir compte de l’incidence des lois étrangères en matière de protection des données avant de communiquer les renseignements demandés au ministre, puisqu’elle ne possède pas toutes les données des utilisateurs. En effet, les propriétaires de boutique qui ont fourni une adresse à l’extérieur du Canada, de Porto Rico et des États-Unis concluent plutôt un contrat avec Shopify Singapour ou Shopify Irlande, et leurs données sont détenues par ces entités étrangères. Les données de ces utilisateurs sont assujetties à des lois et règlements étrangers en matière de protection des données et de la vie privée, y compris à des lois qui régissent la collecte, l’utilisation et la communication des renseignements personnels.

[382] Le ministre n’a fourni aucune preuve démontrant qu’il a tenu compte des limites fixées par le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne, qui s’applique aux données détenues par Shopify Irlande, et par la loi sur la protection des données personnelles de Singapour, qui s’applique aux données détenues par Shopify Singapour. Ces deux textes de loi ont une incidence sur la capacité de Shopify à produire des renseignements sur les utilisateurs du monde entier et devraient être pris en compte en l’espèce.

[383] De plus, le ministre n’a pas désigné Shopify Singapour et Shopify Irlande comme parties à la présente requête. Malgré les conseils en ce sens, le ministre a décidé de faire abstraction des lois étrangères en matière de protection des données et de la vie privée qui restreignent la communication de renseignements par ces entités de Shopify. Le ministre aurait dû faire preuve de diligence dans la préparation de la présente requête, et la Cour ne devrait pas l’autoriser.

3) Analyse : la preuve milite en faveur de l’autorisation du projet de demande péremptoire

[384] Je suis convaincu que, si la Convention avait été mise en œuvre à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR, il aurait été approprié et dans l’intérêt de la justice que notre Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour autoriser le projet de demande péremptoire.

a) La proportionnalité et la faisabilité du projet de demande péremptoire

[385] Dans les décisions Rona CF, PayPal et Bambora, la Cour s’est penchée sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire relativement à la faisabilité d’une demande péremptoire. Je fais de même dans la présente requête, en tenant compte des principes exposés aux paragraphes 91 à 113 des présents motifs.

[386] Shopify n’a pas démontré que le projet de demande péremptoire est irréalisable. Après avoir mentionné que l’examen manuel de chaque compte nécessite de cinq à dix minutes (affidavit de Mme Lee, au para 45, dossier de la défenderesse, à la p 65), Mme Lee indique [traduction] « [qu’]environ un pour cent » des comptes qui ont fait des ventes à des clients ayant une adresse en Australie « sont susceptibles d’avoir réalisé un chiffre d’affaires de 75 000 dollars australiens ou plus » (affidavit de Mme Lee, au para 48, dossier de la défenderesse, à la p 66). Cependant, rien n’indique le nombre de comptes qui doivent être examinés manuellement. Selon le seul élément de preuve présenté par Shopify, des centaines de milliers de comptes actifs ont une adresse au Canada (affidavit de M. Fazeli, au para 57, dossier de la défenderesse, à la p 41; affidavit de Mme Lee, aux para 20, 40, dossier de la défenderesse, aux pp 60, 64). Cet élément se rapportait à la demande péremptoire canadienne en litige dans le dossier no T-778-23 qui, comme je le mentionne plus haut, avait une portée beaucoup plus vaste. L’élément de preuve relatif au nombre de marchands ayant fait des ventes à des clients dotés d’une adresse en Australie et visés par le projet de demande péremptoire en cause dans le présent dossier est beaucoup plus limité et ne permet pas de savoir si les « comptes Shopify canadiens ayant fait des ventes à des clients dotés d’une adresse de facturation australienne » se comptent en centaines, en milliers ou en centaines de milliers, de sorte que la Cour n’a aucun moyen de déterminer si une réponse de la part de Shopify est faisable ou non, même si l’examen manuel de chaque compte prend de cinq à dix minutes.

[387] Selon le seul élément de preuve présenté, Shopify ne peut pas fournir de réponse dans le délai de quarante-cinq jours fixé (affidavit de Mme Lee, aux para 24, 48-49, dossier de la défenderesse, aux pp 61, 66). Néanmoins, l’incapacité d’un tiers de répondre à une demande péremptoire dans le délai prescrit par l’ARC ne suffit pas à ce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’autoriser une demande péremptoire. Comme l’a conclu la Cour fédérale dans la décision Rona CF, la Cour devrait plutôt réserver compétence, sur requête du tiers, pour prolonger le délai de réponse si Shopify est incapable de produire les renseignements dans le délai initialement fixé.

[388] Par conséquent, rien ne démontre que le projet de demande péremptoire est disproportionné ou irréalisable. Si elle ne peut pas y répondre dans le délai imparti, Shopify peut demander une prolongation par voie de requête, étayée par des éléments de preuve expliquant pourquoi elle n’a pas été en mesure de fournir les renseignements à temps et le délai supplémentaire dont elle a besoin pour se conformer à la demande péremptoire.

[389] De plus, comparativement au projet de demande péremptoire en litige dans le dossier no T-778-23, en l’espèce, le ministre a présenté à la Cour une demande péremptoire beaucoup plus limitée dans laquelle il ne sollicite que (i) le nom commercial de la boutique du « marchand »; (ii) la dénomination sociale de la boutique; (iii) le nom des personnes-ressources; (iv) le numéro de téléphone des personnes-ressources; (v) l’adresse courriel; (vi) le code postal; (vii) l’URL « .myshopify.com »; et (viii) le chiffre d’affaires. En l’absence d’une preuve contraire plus détaillée, la Cour ne peut conclure que Shopify ne peut pas ou ne devrait pas fournir ces renseignements au ministre.

[390] Bien que ce ne soit pas un facteur déterminant quant à l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire résiduel, je note que notre Cour a autorisé des demandes péremptoires de portée et de nature semblables dans des affaires antérieures, notamment eBay, 2008 CAF 348, Roofmart, PayPal, Bambora, Helcim et Hydro-Québec no 2 (où le ministre demandait le nom des clients, leur nom et numéro d’entreprise, leurs coordonnées, leurs renseignements bancaires et le montant mensuel de leurs transactions).

[391] Fait important, dans ces autres demandes péremptoires, le ministre n’exigeait pas la communication des autres éléments demandés dans le dossier no T-778-23, à savoir : (i) le nom de tout autre particulier ou de toute autre entité « associé » au compte; (ii) les adresses IP; (iii) les passerelles de paiement ou les entreprises de traitement des paiements utilisées ou répertoriées; (iv) les documents relatifs à la connaissance du client; ou (v) les dates d’activation ou de fermeture d’un compte. Contrairement au projet de demande péremptoire en cause dans le dossier no T-778-23, dans celui du présent dossier, le ministre ne cherche pas à savoir si l’adresse canadienne était inscrite dans le compte [traduction] « au moment de l’inscription » et ne demande pas de numéro d’assurance sociale [NAS], de date de naissance ni de date d’activation ou de fermeture du compte Shopify.

[392] Sur ce dernier élément, deux nuances sont peut-être nécessaires, par souci de clarté.

[393] Premièrement, la distinction que j’établis entre ces autres affaires et le dossier no T-778-23 n’a pas pour but d’encourager le ministre à solliciter une gamme de renseignements en particulier dans ses futures demandes péremptoires ni à le décourager de le faire. Le ministre a le droit de solliciter ce qu’il veut, pourvu qu’il respecte les conditions préalables établies au paragraphe 231.2(3) de la LIR. Autrement dit, dans ces autres demandes péremptoires, le ministre ne sollicitait pas les mêmes renseignements que dans le dossier no T-778-23 parce qu’il s’agissait d’affaires différentes. Le ministre peut solliciter des renseignements qu’il n’a jamais demandés auparavant, mais il doit respecter le cadre établi dans la LIR.

[394] Deuxièmement, la notion de « proportionnalité » ne doit pas être considérée comme une exigence supplémentaire que le ministre doit remplir pour respecter le paragraphe 231.2(3) de la LIR. En l’espèce, compte tenu des éléments de preuve présentés à la Cour, la disponibilité des renseignements demandés et le fardeau que leur obtention impose sont devenus des facteurs à prendre en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Ce n’est pourtant pas toujours le cas. Les parties en l’espèce ont, dans le cadre d’un processus fondé sur les faits et la preuve, présenté des éléments de preuve et des arguments concernant la proportionnalité du projet de demande péremptoire, dont la Cour a tenu compte. Cependant, a priori, rien n’oblige la Cour à effectuer une quelconque [traduction] « analyse de la proportionnalité » dans le cadre d’une demande péremptoire ou relativement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel. Il s’agit d’une décision à prendre cas par cas. Je conclus que la question se pose en l’espèce, et que le projet de demande péremptoire en cause est proportionnel et n’est pas abusif.

b) Lois internationales en matière de protection des renseignements personnels

[395] Shopify soutient que la Cour devrait rejeter le projet de demande péremptoire parce que le ministre n’a pas tenu compte de l’incidence des lois étrangères en matière de protection des données sur la capacité de Shopify à répondre à la demande.

[396] Je rejette cet argument.

[397] Premièrement, Shopify n’a produit aucune preuve, d’expert ou autre, au sujet des dispositions étrangères qu’elle enfreindrait (et encore moins de commentaires ou de jurisprudence interprétant ces dispositions) en fournissant des renseignements à l’ARC en réponse à une demande péremptoire autorisée par la Cour. Shopify s’est plutôt contentée d’énumérer cinq textes de loi s’appliquant dans différents pays et de faire sommairement remarquer qu’ils limitent la façon dont les renseignements peuvent être recueillis, protégés et communiqués. Elle n’a toutefois pas avancé d’argument juridique quant à l’application de ces textes de loi aux renseignements visés par la présente requête (affidavit de M. Fazeli, au para 98, dossier de la défenderesse, à la p 49; affidavit de Mme Lee, aux para 27-28, dossier de la défenderesse, à la p 62). L’application du droit étranger est une question de fait qui exige habituellement une preuve d’expert (Nevsun, au para 97; ATAI, au para 65).

[398] Deuxièmement, dans son affidavit, Mme Lee s’est présentée comme l’une des trois analystes de la réglementation chez Shopify qui ont le pouvoir délégué d’accéder aux données de Shopify en vue de répondre à des demandes juridiques de renseignements (aux para 5-6; dossier de la défenderesse, à la p 55). En contre-interrogatoire, elle a fait remarquer que toutes les demandes juridiques de renseignements sont présentées à l’aide d’un formulaire unique sur un portail centralisé pour tous les pays (contre-interrogatoire de Mme Lee, aux pp 9-13, 26-29, dossier du demandeur, aux pp 679-683, 696-699; voir aussi l’affidavit de Mme Lee, aux para 6, 29-33, dossier de la défenderesse, aux pp 55, 62-63). En contre-interrogatoire, Mme Lee a également admis qu’elle avait personnellement répondu à des demandes juridiques de renseignements concernant des comptes ayant une adresse dans un pays relevant de l’une des trois entités de Shopify, à savoir Shopify Inc. (Canada) (pour les adresses situées au Canada, aux États-Unis ou à Porto Rico), Shopify Commerce Singapore Pte Ltd (Singapour) (pour les adresses situées dans la région de l’Asie-Pacifique, y compris l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Chine, le Japon et Singapour) et Shopify International Limited (Irlande) (pour les adresses situées en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique, en Amérique du Sud, dans les Caraïbes ou au Mexique) (affidavit de Mme Lee, aux para 25-28, dossier de la défenderesse, aux pp 61-62; contre-interrogatoire de Mme Lee, aux pp 26-29, dossier du demandeur, aux pp 696-699).

[399] Enfin, selon le rapport de transparence de Shopify (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 74, onglet 4, pièce A – [traduction] « Rapport de transparence 2022 »), Shopify a accédé à des demandes de renseignements en fournissant des renseignements dans des pays relevant de chacune des trois entités de Shopify et dans lesquels les prétendues [traduction] « lois étrangères en matière de protection des données » s’appliqueraient.

[400] Par conséquent, je conclus que Shopify n’a pas démontré que les lois étrangères en matière de protection des données l’empêchent de communiquer des renseignements à l’ARC en réponse à une demande péremptoire autorisée par notre Cour. Rien ne permet de croire que Shopify enfreindrait une loi étrangère si elle communiquait des renseignements en réponse à une [traduction] « demande juridique valide », puisqu’elle indique, dans son rapport de transparence, avoir déjà répondu à pareilles demandes par le passé (affidavit de Mme Lee, dossier de la défenderesse, à la p 74, onglet 4, pièce A – « Rapport de transparence 2022 »). En effet, selon la preuve, bien que la communication des renseignements doive se faire en conformité avec les lois étrangères, Shopify est en mesure de le faire et a déjà communiqué des renseignements par le passé sans contrevenir aux lois applicables. Shopify n’a présenté aucune preuve ni aucun argument juridique démontrant qu’elle contreviendrait à l’une ou l’autre de ces lois applicables si elle communiquait des renseignements à l’ARC à la suite de l’autorisation du projet de demande péremptoire.

[401] De plus, notre Cour a déjà jugé que les renseignements situés sur un serveur étranger peuvent également être situés « au Canada » s’ils sont accessibles par voie électronique à partir du Canada et que leur communication peut être exigée en vertu de l’article 231.2 du fait de leur emplacement au Canada (eBay, 2008 CAF 348, aux para 38-53; voir aussi Ghermezian, au para 99; Shokouhi, aux para 21-26).

[402] En l’espèce, Mme Lee est située au Canada et a accès aux demandes juridiques de communication de renseignements de tous les pays. Elle a même déjà répondu à de telles demandes par le passé. Pour ces motifs, si je commets une erreur en ce qui concerne l’application de la Convention à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR, je conclus que Shopify a accès aux renseignements à partir du Canada et qu’elle peut être tenue de les communiquer au titre du paragraphe 231.2(3) (affidavit de Mme Lee, aux para 1, 25-28, dossier de la défenderesse, aux pp 54, 61-62; contre-interrogatoire de Mme Lee, aux pp 26-29, dossier du demandeur, aux pp 696-699).

c) Renseignements non disponibles

[403] Les éléments de preuve démontrent que Shopify ne dispose pas de certains des renseignements demandés par le ministre. Étant donné la possibilité d’être reconnu coupable d’outrage au tribunal par application du paragraphe 231.7(4) de la LIR, la Cour ne devrait pas autoriser les demandes péremptoires visant des renseignements indisponibles.

[404] Comme le reconnaît le ministre, on ne s’attend pas à ce que Shopify fournisse ce qu’elle n’a pas. Par exemple, il ressort des éléments de preuve que Shopify supprime les renseignements deux ans après qu’un compte est devenu inactif. Shopify ne serait donc pas tenue de fournir des renseignements supprimés. Dans le dossier no T-778-23, Shopify a également présenté des éléments de preuve établissant, par exemple, qu’elle ne recueille pas certains renseignements, comme le « type de boutique » et le NAS (sous réserve d’une éventuelle preuve contraire). Par conséquent, la Cour peut, à sa discrétion, radier des éléments de la demande s’il est prouvé que le tiers ne peut les fournir afin de l’assurer qu’il ne sera pas accusé d’outrage au tribunal.

[405] Dans la présente requête, sous réserve du fait que Shopify a peut-être supprimé certains renseignements et recueille uniquement certains types de renseignements concernant les marchands qui ont utilisé les services « Shopify Checkout » ou « Shopify Payments » (affidavit de M. Fazeli, au para 61, dossier de la défenderesse, aux pp 42-43), rien ne prouve que Shopify est incapable de fournir l’un ou l’autre des éléments demandés.

[406] Au lieu d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour radier des éléments précis du projet de demande péremptoire, comme je l’aurais fait dans le dossier no T-778-23 si la demande péremptoire avait été autorisée, la Cour réserverait compétence pour trancher une requête dans laquelle Shopify fait la preuve qu’elle ne peut se conformer à la demande péremptoire et répondre à la demande du ministre pour un élément en particulier. Comme l’a reconnu le ministre, Shopify n’est tenue de communiquer que les renseignements dont elle dispose.

[407] Bien entendu, ce dernier point n’a aucune conséquence réelle sur le résultat de la présente décision, puisque je conclus que, dans le cadre de la présente requête, le ministre ne remplit pas la condition énoncée à l’alinéa 231.2(3)b) de la LIR, ce qui m’empêche d’autoriser le projet de demande péremptoire.

E. Le Rapport spécial du Commissariat à la protection de la vie privée

[408] Shopify demande à la Cour l’autorisation de déposer en preuve le rapport spécial au Parlement du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada intitulé « Enquête sur la communication et la modification non autorisées de renseignements personnels détenus par l’Agence du revenu du Canada et Emploi et Développement social Canada découlant de cyberattaques » (15 février 2024) [le Rapport spécial]. Shopify soutient que la Cour devrait tenir compte de ce rapport en raison du risque accru que pourrait représenter la communication de renseignements de nature sensible pour l’intérêt public, car l’ARC est une cible de choix pour les auteurs de cyberattaques.

[409] Shopify a tenté d’introduire en preuve le Rapport spécial au cours du contre-interrogatoire des déposants du ministre, plutôt que de faire appel à l’un de ses propres déposants ou de l’introduire en preuve de toute autre manière valide. Le ministre a soulevé une objection quant à la pertinence des questions posées à ses déposants concernant ce rapport. Toutefois, les déposants ont pu y répondre en vertu du paragraphe 95(2) des Règles, et ils ont répondu qu’ils ne l’avaient pas vu et qu’ils n’avaient que vaguement connaissance de la cyberattaque dont l’ARC avait fait l’objet. Par conséquent, selon le ministre, comme les déposants n’étaient pas au courant du Rapport spécial, ce dernier ne pouvait être introduit en preuve au cours de leur contre-interrogatoire. Le ministre est également d’avis qu’il n’est pas pertinent en l’espèce.

[410] Dans les circonstances, je n’ai pas à me prononcer sur cette requête.

[411] En effet, le Rapport spécial ne peut étayer l’argument de Shopify selon lequel l’atteinte à la sécurité des données ayant eu lieu en 2020 met en péril les intérêts en matière de vie privée en jeu en l’espèce. Il ne prouve pas de manière concluante que le système de l’ARC est compromis à l’heure actuelle et pourrait nuire aux données obtenues dans la présente affaire. De plus, rien n’indique que le système de l’ARC est susceptible de faire l’objet d’une cyberattaque qui nuirait à tout renseignement obtenu par l’ARC.

[412] Bien que le Rapport spécial eût pu être pertinent s’il avait été régulièrement introduit en preuve, je conviens avec le ministre qu’il n’aurait aucune incidence sur la validité du projet de demande péremptoire, car il ne démontre pas qu’un problème en matière de protection de la vie privée lié à une cyberattaque se pose à l’heure actuelle.

V. Dépens

[413] Shopify est présumée avoir droit aux dépens, car elle a eu gain de cause dans la présente requête (Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 au para 30 [Allergan]; Crocs Canada, Inc c Double Diamond Distribution Ltd, 2023 CF 184 au para 1 [Crocs Canada]).

[414] Shopify sollicite une ordonnance lui adjugeant une somme globale au titre des dépens équivalant à 30 % des dépens avocat-client, plus la totalité des débours. Elle allègue avoir supporté plus de 1 000 000 $ en frais pour les deux dossiers (T-777-23 et T-778-23) : 58 % pour le présent dossier, 36 % pour l’autre dossier et 6 % pour la requête relative au refus concernant le Rapport spécial. Pour les motifs que j’expose plus haut, je ne peux adjuger de dépens à Shopify pour la requête relative au refus.

[415] Shopify n’a produit aucun élément de preuve étayant les frais juridiques qu’elle dit avoir supportés. Il ressort des éléments de preuve que la majeure partie du dossier de preuve se rapportait au dossier no T-778-23, et non à la présente requête. Rien n’explique pourquoi la présente requête aurait donné lieu à des frais juridiques aussi élevés comparativement à ceux du dossier no T-778-23, d’autant plus que la thèse de Shopify dans la présente requête reposait davantage sur des arguments juridiques que sur des prétentions de fait distinctes. Bien que je reconnaisse la complexité des questions juridiques, je conclus que les frais juridiques supportés étaient disproportionnés dans les circonstances.

[416] En vertu du paragraphe 400(1) des Règles, le juge saisi de la requête a un pouvoir discrétionnaire absolu en matière d’adjudication des dépens et peut décider d’adjuger des dépens sur la base avocat-client ou une somme globale. Comme l’a déclaré le juge Favel au paragraphe 23 de la décision McCarthy v Whitefish Lake First Nation #128, 2023 FC 1492 [McCarthy], [TRADUCTION] « [c]e pouvoir discrétionnaire doit être exercé de façon judiciaire. L’adjudication des dépens comporte inévitablement un risque d’arbitraire et de justice approximative de la part de la Cour (Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 842, conf par 2013 CAF 220 au para 9). Ce risque est toutefois atténué par les principes juridiques applicables ».

[417] Shopify s’appuie sur le paragraphe 400(3), qui est ainsi libellé :

(3) Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe (1), la Cour peut tenir compte de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

a) le résultat de l’instance;
[…]

c) l’importance et la complexité des questions en litige;
[…]

g) la charge de travail;

h) le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens;
[…]

o) toute autre question qu’elle juge pertinente.

(3) In exercising its discretion under subsection (1), the Court may consider

(a) the result of the proceeding; […]

(c) the importance and complexity of the issues; […]

(g) the amount of work;

(h) whether the public interest in having the proceeding litigated justifies a particular award of costs; […]

(o) any other matter that it considers relevant.

[418] La Cour a résumé les principes directeurs applicables aux ordonnances relatives aux dépens aux paragraphes 23 à 26 de la décision Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2022 CF 392 [Canadien Pacifique] (voir aussi Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 10 [Nova]). Ces principes reposent sur « le pouvoir discrétionnaire [de la Cour] de déterminer le montant des dépens et de les répartir » et sur le fait que « [l]es dépens fournissent habituellement une compensation partielle […], ce qui représente un compromis entre l’indemnisation de la partie qui a obtenu gain de cause et l’imposition d’une charge excessive à la partie déboutée » (Canadien Pacifique, au para 23).

[419] Comme l’a fait remarquer le juge en chef Crampton au paragraphe 19 de la décision Allergan, la Cour doit également garder à l’esprit les trois principaux objectifs sous-tendant l’adjudication des dépens, à savoir (i) fournir une indemnisation pour les frais engagés pour faire reconnaître un droit valide ou pour se défendre contre une action infondée; (ii) pénaliser une partie qui a refusé une offre raisonnable de règlement; (iii) sanctionner les comportements qui prolongent la durée du litige et en augmentent les coûts, ou qui sont par ailleurs déraisonnables ou vexatoires (voir Canadien Pacifique, au para 24).

[420] De façon générale, l’adjudication des dépens devrait « contribuer à la réalisation de l’objectif […] d’apporter “une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible” » (voir Nova, au para 11, et Allergan, aux para 22-23, citant tous les deux l’article 3 des Règles; voir aussi Canadien Pacifique, au para 25), et la Cour devrait envisager l’adjudication d’une somme globale lorsque le tarif « a peu de rapport avec l’objectif consistant à contribuer de façon raisonnable aux dépens liés au litige » (Canadien Pacifique, au para 26, citant Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc (CA), 2002 CAF 417, aux para 9-10).

[421] Comme l’a expliqué la juge au paragraphe 10 de la décision Crocs Canada (citant Loblaws Inc c Columbia Insurance Company, 2019 CF 1434 au para 15), la somme globale adjugée au titre des dépens correspond généralement à un pourcentage oscillant entre 25 % et 50 % des frais juridiques réellement supportés par la partie ayant obtenu gain de cause (voir aussi Nova, au para 17).

[422] Quant à la preuve requise pour l’adjudication des dépens sous forme de somme globale, le juge Favel a déclaré au paragraphe 32 de la décision McCarthy qu’il n’est pas nécessaire d’apporter la preuve des frais juridiques réellement supportés. Toutefois, pour éviter d’établir les dépens « de façon arbitraire » (Shirt c Nation Crie de Saddle Lake, 2022 CF 321 au para 107, citant Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 au para 33, et Nova, au para 15), la Cour peut s’appuyer sur les calculs fournis par les parties dans leur mémoire de frais, qui sont basés sur l’extrémité supérieure de la fourchette établie aux colonnes III et V du tarif B, ou sur une preuve semblable fournie par les parties pour étayer les frais et dépenses.

[423] Le ministre a présenté à la Cour une ébauche de mémoire de frais établie selon le tarif B pour étayer ses observations sur les dépens. Shopify n’a présenté aucun mémoire de frais ni aucun autre document justifiant les frais juridiques de 1 000 000 $ qu’elle aurait supportés.

[424] Shopify s’appuie principalement sur les alinéas 400(3)c), 400(3)g), 400(3)h) et 400(3)o) des Règles et soutient que la somme globale qu’elle demande est justifiée, car la requête était importante et complexe pour les parties. Dans le cadre de la présente affaire, les parties, qui sont des plaideurs avertis, ont assumé une charge de travail considérable. De plus, du propre aveu du ministre, la présente affaire était [traduction] « importante », car elle devait servir de cause type pour d’autres requêtes présentées au titre du paragraphe 231.2(3). Shopify soutient en outre qu’elle a informé le ministre des lacunes de sa requête, mais que ce dernier a décidé d’aller de l’avant au lieu de retirer et de modifier le projet de demande péremptoire et de déposer une nouvelle requête pour demander l’autorisation de la Cour, comme il l’avait fait à la suite de la décision Hydro-Québec no 2.

[425] Le ministre répond que les observations de Shopify sur les dépens sont déraisonnables et qu’elles ne sont pas cohérentes avec les dépens adjugés dans de précédentes affaires de demande péremptoire visant des personnes non désignées nommément, où la Cour n’a adjugé aucuns dépens ou en a adjugé selon le tarif B. Le montant de dépens le plus élevé jamais adjugé dans une telle affaire est de 30 000 $. Le ministre soutient également que la Cour devrait éviter l’arbitraire auquel pourraient mener les dépens proposés par Shopify, qui manquent de cohérence dans leur ensemble (voir Canada c Bowker, 2023 CAF 133, aux para 26-32).

[426] Compte tenu des principes juridiques exposés plus haut, des observations des parties et du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400, j’ordonne au ministre de verser à Shopify la somme globale de 45 000 $, tout compris. Compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce exposées plus haut, il s’agit d’une somme raisonnable.

[427] Premièrement, je conviens avec Shopify qu’il serait insuffisant de lui adjuger des dépens calculés selon le tarif B. À cet égard, le ministre a déposé une ébauche de mémoire de frais dans laquelle il propose à la Cour d’adjuger au plus 15 000 $ en dépens pour chaque requête, ce qui se rapprocherait des dépens adjugés par défaut selon le tarif B. Je conviens avec le ministre que cette somme se rapproche des dépens adjugés selon le tarif B.

[428] Shopify indique que la présente requête représente environ 58 % de ses frais juridiques totaux, qu’elle évalue à environ 1 000 000 $, soit environ 580 000 $. Des dépens équivalant à 30 % de cette somme se chiffrent à 174 000 $. Shopify n’a déposé aucune ébauche de mémoire de frais ni aucun autre document pour justifier sa demande.

[429] Je juge que la demande de Shopify est déraisonnable. Bien qu’elle ait démontré que le ministre ne pouvait pas fonder sa demande péremptoire sur la Convention, ses arguments concernant le groupe « identifiable » et le pouvoir discrétionnaire de la Cour étaient sans fondement. De plus, j’estime qu’une bonne partie des frais supportés par Shopify ont servi à constituer le dossier factuel et le dossier de preuve en vue de contester la requête dans le dossier no T-778-23. Il importe de noter que, dans la présente requête, la preuve a été partiellement rejetée. Vu l’adjudication de dépens majorés, le ministre ne devrait pas avoir en plus à indemniser Shopify d’un montant disproportionné de frais juridiques.

[430] Je ne critique pas la stratégie juridique de Shopify. Elle était en droit de contester la demande péremptoire du ministre comme elle l’a fait. Cependant, elle a choisi d’opposer une défense rigoureuse et de présenter un dossier de preuve détaillé sur des questions à l’égard desquelles elle n’a pas eu gain de cause, et ce choix fait en sorte que les deux parties doivent assumer leurs propres frais, dans une certaine mesure. Comme l’a conclu la Cour supérieure de justice de l’Ontario aux paragraphes 12 et 15 de la décision Gordon v Altus, 2015 ONSC 6642, les parties qui [traduction] « donnent tout » doivent s’attendre à devoir assumer une grande partie des frais élevés qu’elles supportent, ce qui est le cas de Shopify dans la présente requête.

[431] Pour ces motifs, je conclus que la somme globale demandée par Shopify est déraisonnable. Les frais juridiques proposés par Shopify sont trop élevés dans les circonstances et ne sont pas étayés par la preuve. Néanmoins, je reconnais que des dépens d’environ 15 000 $ calculés selon le tarif B sont également disproportionnés en raison de la complexité et de l’importance des questions juridiques en jeu et de l’étendue même de la preuve. Je conclus donc qu’une somme globale de 45 000 $ tout compris (soit trois fois les dépens adjugés selon le tarif B) est raisonnable dans les circonstances. La somme de 45 000 $ tout compris correspond à 30 % des frais qui auraient dû être nécessaires pour contester la présente requête, en particulier pour ce qui est de la question de droit concernant la mise en œuvre de la Convention en droit canadien.

VI. Conclusion

[432] La Convention n’a pas été incorporée au paragraphe 231.2(3) de la LIR. Le ministre n’a donc pas démontré que la Cour peut autoriser la demande péremptoire étant donné que cette dernière n’a pas été faite « pour vérifier [le respect de] quelque devoir ou obligation prévu par la [LIR] » comme l’exige l’alinéa 231.2(3)b).

[433] La requête est rejetée avec dépens, fixés à 45 000 $, tout compris.


ORDONNANCE dans le dossier T-777-23

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée.

  2. Des dépens de 45 000 $ sont adjugés en faveur de Shopify.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-777-23

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c SHOPIFY INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 25 ET 26 SEPTEMBRE 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 29 MAI 2025

COMPARUTIONS :

Montano Cabezas

Martin Lamoureux

POUR LE DEMANDEUR

Brynne Harding

Jehad Haymour

Daphne Wang

Hannah Lecach

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Bennett Jones LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE

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