Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20250612


Dossier : IMM-5748-24

Référence : 2025 CF 1056

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2025

En présence de l’honorable juge Régimbald

ENTRE :

AVEDIS DEMIRDJIAN

ROULA ABI RACHED

CHRISTAPOR DEMIRDJIAN

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] La Section de la protection des réfugiés [SPR] et la Section d’appel des réfugiés [SAR] ont conclu que le demandeur principal n’est pas un réfugié au sens de la Convention et ne se qualifie pas à titre de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Il sollicite le contrôle judiciaire de cette décision de la SAR, alléguant qu’elle aurait contrevenu aux normes d’équité procédurale et mal apprécié la preuve versée au dossier.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Compte tenu des conclusions de la SAR, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, la décision ne comporte aucune lacune qui nécessite l’intervention de la Cour.

II. Faits

[3] Le demandeur principal est un citoyen libanais et arménien qui travaillait au Liban dans la distribution de produits pharmaceutiques. Dans le cadre de son travail, il a été intercepté à deux reprises en 2019 par des éléments du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth, et interrogé sur son travail, les produits vendus et l’entreprise pour laquelle il travaillait. Il fut à nouveau contrôlé par la suite, sans toutefois que ce soit long. Il appert que le motif de ces interceptions est que le Hezbollah contrôlait la zone.

[4] Les demandeurs affirment avoir quitté le Liban en 2020 puisqu’ils ne supportaient plus leurs conditions de vie difficiles et parce que le demandeur mineur, alors âgé de 5 ans, a été traumatisé par l’explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth qui a partiellement détruit leur logement.

[5] Après leur arrivée au Canada, ils ont appris qu’un ancien collègue du demandeur principal avait été arrêté par le Hezbollah en septembre 2022 parce qu’on le soupçonnait d’être responsable de la distribution d’un produit pharmaceutique importé ayant eu des effets nocifs sur plusieurs enfants. Détenu pendant deux jours avant d’être relâché, il fut torturé et interrogé quant à savoir où se trouvait le demandeur principal. Cela fait craindre à celui-ci qu’il soit arrêté dès son retour au Liban. Il soutient que ni lui ni l’entreprise pour laquelle il travaillait n’étaient responsables de la distribution du produit sur lequel le Hezbollah enquêtait.

[6] Le demandeur principal soutient par ailleurs qu’il serait persécuté en Arménie puisqu’il n’a pas de réseau social ou familial dans ce pays et qu’il parle un dialecte différent.

[7] En ce qui a trait au risque prospectif au Liban, la SPR a conclu que les faits au soutien de leur demande sur place avaient été établis par la preuve et elle n’a pas mis en doute leur véracité. Or, elle a également conclu qu’il n’y avait pas de risque que le demandeur principal soit arrêté par le Hezbollah, compte tenu du fait que son ancien collègue fut relâché et n’a pas été importuné depuis. La SPR ayant conclu que la demande d’asile des demandeurs n’était pas fondée à l’égard du Liban, n’a pas examiné la crainte face à l’Arménie pour le demandeur principal.

[8] La SAR a identifié comme nouvelle question celle du risque principal en Arménie, et a invité le demandeur principal à répondre à cette question par écrit. Dans sa réponse, il a demandé que la SAR tienne une audience afin de lui permettre de témoigner de vive voix. La SAR a refusé cette demande en s’appuyant sur le paragraphe 110(6) de la LIPR, au motif que les demandeurs n’ont pas déposé un nouvel élément de preuve documentaire en appel.

[9] Quant au risque prospectif des demandeurs au Liban, la SAR a confirmé les conclusions de la SPR. Selon elle, il n’y avait aucune possibilité sérieuse de persécution au Liban puisque le départ des demandeurs date de 2020, alors que l’arrestation de l’ancien collègue du demandeur principal date de 2022, et que le Hezbollah n’a ni importuné son ancien collègue ni tenté de retrouver le demandeur principal depuis.

[10] Pour ce qui est de l’Arménie, la SAR a conclu, là encore, qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse de persécution et qu’au besoin, le demandeur principal devrait pouvoir se développer un réseau social et maîtriser sa connaissance du dialecte local.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] Les demandeurs plaident que la décision de la SAR est raisonnable, et que la SAR a manqué à son devoir d’équité procédurale en refusant aux demandeurs une audience de vive voix.

[12] Sur les questions de fond, nul ne conteste que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 25 [Vavilov]; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 7, 39–44 [Mason]). Dans ce contexte, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Mason au para 64). La cour de révision doit ainsi se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[13] Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84; Mason aux para 58, 60). Par conséquent, une décision peut être déraisonnable simplement parce que le décideur ne tient pas compte ou ne traite pas, dans ses motifs, des conséquences particulièrement graves pour les parties (Vavilov aux para 133–135; Mason aux para 69, 76). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).

[14] En ce qui a trait aux questions d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a toutefois affirmé qu’il appartient à la cour de révision de se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]). Par conséquent, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et sur des manquements aux principes de justice fondamentale, la véritable question n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte ». C’est plutôt de déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et a donné aux parties concernées le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité complète et équitable d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (Canadien Pacifique au para 56; voir aussi Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1617 au para 11).

IV. Analyse

[15] Les demandeurs soutiennent que la SAR a mal apprécié la preuve versée au dossier puisqu’elle n’a pas mis en corrélation les démêlés antérieurs du demandeur principal avec le Hezbollah en 2019 et la détention de son collègue en 2022, qui a ensuite été interrogé à savoir où il se trouvait, alors que le Hezbollah est à la recherche des coupables ayant vendu un produit dangereux sur son territoire. La SAR a conclu que le Hezbollah ne s’intéressait plus au demandeur principal, mais elle aurait aussi pu conclure que le Hezbollah ne faisait qu’attendre son retour, ayant déjà torturé son collègue à son sujet.

[16] Avec égards, je ne peux donner raison aux demandeurs en l’espèce. Le demandeur invite la Cour à repondérer les éléments de preuve déposés devant la SPR et d’y substituer sa propre appréciation. La Cour ne peut accepter cette invitation dans le cadre d’un contrôle judiciaire en l’absence de circonstances exceptionnelles, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Vavilov au para 125). Il était loisible à la SAR de préférer une interprétation des faits à une autre, et d’en tirer des inférences selon son appréciation de la preuve versée devant elle.

[17] Les demandeurs avancent que les conclusions de la SAR à cet égard ne sont que pure spéculation : la SAR n’était pas en mesure de savoir si le Hezbollah avait réellement passé à autre chose après avoir torturé son collègue.

[18] La même conclusion s’impose quant à cet argument. Il n’est pas question de savoir si la SAR peut établir avec certitude le fait que le Hezbollah ne cherche plus le demandeur principal; elle n’est pas tenue de conclure qu’il n’existe aucun risque à l’égard du Liban. Il incombe plutôt aux demandeurs d’asile de s’acquitter du fardeau de la preuve et démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution en vertu de l’article 96, ou un risque de préjudice identifié à l’article 97 (Sierra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 881 aux para 28, 46–48). Je note par ailleurs que le rôle de la Cour ne consiste pas à considérer l’éventail des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur (Vavilov au para 83). Certes, décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif revient à considérer à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu, mais un examen de ce résultat ne permet pas pour autant à la Cour de soupeser à nouveau la preuve afin d’en tirer une conclusion différente. Les demandeurs peuvent ne pas être d’accord avec les conclusions de la SAR, mais il n’appartient pas à la Cour de réexaminer la preuve afin de tirer des conclusions qui lui seraient favorables (Gadiaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1255 au para 11).

[19] Les demandeurs soutiennent que la SAR aurait fait abstraction de la preuve documentaire soumise à la SPR, selon laquelle le Hezbollah serait capable de suivre et de trouver des personnes dans tout le Liban. Or, la conclusion de fait en l’espèce est que le Hezbollah n’a pas manifesté d’intérêt à retrouver le demandeur principal après avoir relâché son collègue en 2022, à qui on n’a d’ailleurs plus parlé par la suite. Il n’était donc pas nécessaire pour la SAR de traiter des capacités organisationnelles du Hezbollah à cet égard, et l’omission de la preuve documentaire ici ne mine pas le caractère raisonnable de la décision.

[20] Ayant conclu que la décision est raisonnable à l’égard du risque prospectif au Liban, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de traiter du risque en Arménie ou de la question d’équité procédurale en l’instance.

V. Conclusion

[21] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification, et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5748-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5748-24

INTITULÉ :

AVEDIS DEMIRDJIAN, ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MAI 2025

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUIN 2025

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

PoUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Mario Blanchard

PoUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jacques Beauchemin

Avocat

Montréal (Québec)

PoUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.