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Date : 20250619


Dossier : T‑354‑25

Référence : 2025 CF 1112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 juin 2025

En présence de monsieur le juge Grant

ENTRE :

ERIC BUNN

demandeur

(intimé)

et

LA PREMIÈRE NATION SAGKEENG

défenderesse

(requérante)

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. SURVOL

[1] La défenderesse en l’espèce dépose une requête en vue d’obtenir :

1) conformément aux alinéas 221(1)a) et f) des Règles des Cours fédérales, une ordonnance radiant la déclaration du demandeur dans son intégralité, sans autorisation de la modifier;

2) une ordonnance portant que les dépens relatifs à la présente requête sont payables sans délai par le demandeur à la défenderesse sur la base avocat‑client;

3) subsidiairement, si la réparation susmentionnée n’est pas accordée, une ordonnance prorogeant le délai dont dispose la défenderesse pour signifier et déposer sa défense.

[2] Pour les brefs motifs qui suivent, la présente requête sera accordée.

II. LE CONTEXTE

A. Les faits

[3] Le demandeur, Eric Bunn, a déposé une déclaration contre la défenderesse, la Première Nation Sagkeeng [la PNS], au sujet d’une entente d’honoraires conditionnels entre les parties qui aurait été signée en mai 2000. L’entente censément signée, que le demandeur n’a pas produite, avait trait à des services liés à une revendication de droits fonciers issus de traité [la revendication de DFIT]. M. Bunn soutient avoir droit à 15 % du produit de tout règlement obtenu par la PNS dans le cadre de cette revendication.

[4] La PNS est une bande au sens de la Loi sur les Indiens, établie dans le territoire visé par le Traité no 1 au Manitoba. Le demandeur, M. Bunn, est membre de la PNS; il a travaillé pour celle-ci à divers titres, dont celui de conseiller juridique au début des années 2000.

[5] Le 17 mai 2000, la PNS a soumis une revendication de DFIT au ministre des Affaires indiennes et du Nord par l’entremise de la Direction générale des revendications particulières, souhaitant obtenir du Canada un dédommagement pour son droit non réglé concernant des terres de réserve visées par le Traité no 1.

[6] M. Bunn a pris part aux premières étapes de la revendication de DFIT et il a censément agi comme conseiller juridique auprès de la Bande pendant ce temps.

[7] Aux environs de 2006, des discussions ont eu lieu entre M. Bunn et le chef et le conseil de l’époque de la PNS à propos de la conclusion d’un contrat officiel pour les services juridiques qu’il fournissait en lien avec la revendication de DFIT. Une ébauche d’entente a été établie, mais l’entente ne semble jamais avoir été finalisée ou signée. Cette entente envisageait : a) le versement d’un paiement à M. Bunn après le passage de certains jalons menant à l’acceptation, par le ministre, de la revendication de DFIT pour négociation; b) des honoraires annuels de 60 000 $ pendant l’étape de la négociation ainsi qu’une [traduction] « prime » de 2 % du montant du règlement final; et c) une clause de règlement de conflit, relativement aux honoraires juridiques de M. Bunn.

[8] En 2007, la PNS a changé de conseiller juridique pour la revendication de DFIT, retenant officiellement les services de Maurice Law en 2008.

[9] En avril 2024, la PNS a accepté du Canada une offre de principe concernant le règlement de la revendication de DFIT, sous réserve de diverses étapes, dont la signature d’une entente de règlement finale, l’établissement d’une fiducie de règlement, et la tenue d’un référendum auprès des membres de la collectivité. Tout cela pour dire que l’offre, d’un montant de 100 000 000 $, n’a pas encore été ratifiée, et que les fonds de règlement n’ont pas été distribués.

[10] Le 13 janvier 2025, M. Bunn a engagé l’action sous‑jacente. Dans sa brève déclaration, il allègue qu’à la même date où le chef et le conseil de l’époque de la PNS ont soumis la revendication de DFIT (le 17 mai 2000), il a conclu une entente avec la PNS, par l’entremise du chef et du conseil. Comme je l’ai mentionné, le demandeur affirme que cette entente prévoyait qu’il toucherait 15 % de tout montant de règlement futur que le Canada paierait à la PNS par suite de la revendication de DFIT. Dans sa déclaration, M. Bunn sollicite la réparation suivante :

  • Il [traduction] « aimerai[t] être dédommagé pour le travail qu’il a consacré à la revendication et pour lequel le chef et le conseil de Sagkeeng ont convenu qu’il devait être rémunéré ».

  • Il [traduction] « aimerai[t] que la Cour conclue qu’il y avait un contrat entre Eric Bunn et la Première Nation Sagkeeng ».

  • Il aimerait que [traduction] « la Cour interdise au chef et au conseil de Sagkeeng d’utiliser une part quelconque des fonds découlant de l’entente de règlement des droits fonciers issus de traité jusqu’à ce que la présente action ait été tranchée ».

III. LES QUESTIONS EN LITIGE

[11] La défenderesse soutient que la déclaration du demandeur devrait être radiée dans son intégralité, conformément aux alinéas 221(1)a) ou f) des Règles des Cours fédérales. Elle est d’avis que la demande ne révèle aucune cause d’action valable ou qu’elle constitue un abus de procédure. Elle sollicite également les dépens sur la base avocat‑client.

IV. LES DISPOSITIONS APPLICABLES

A. Les Règles des Cours fédérales

Requête en radiation

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure. Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

Motion to strike

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

(b) is immaterial or redundant,

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court, and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

V. ANALYSE

[12] La présente requête peut être tranchée de manière simple. En bref, la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable parce que notre Cour n’a pas compétence pour statuer sur le litige contractuel qui se situe au cœur de la demande du demandeur.

[13] Comme l’a fait remarquer le juge Pentney dans la décision Fitzpatrick c District 12 du Service régional de la GRC de Codiac, 2019 CF 1040 (au para 14), le droit régissant une requête en radiation vise à établir un équilibre entre le fait d’assurer un accès aux tribunaux et celui d’éviter les fardeaux associés aux demandes « vouées à l’échec dès le départ ».

[14] Le critère applicable à une requête en radiation est bien établi. Pour radier une déclaration, il doit être évident et manifeste, en présumant que les faits plaidés sont véridiques, que l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action valable : R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 17 [Imperial Tobacco]. Le seuil à atteindre pour pouvoir radier une déclaration est élevé, et l’affaire se doit d’être instruite s’il existe une chance raisonnable de succès.

[15] Ce critère ne change pas si le « vice fondamental » allégué d’une déclaration est une question de compétence : le manque de compétence doit être clair et évident pour qu’il soit justifié de radier un acte de procédure : Hodgson c Bande indienne d’Ermineskin no 942, 2000 CanLII 15066 au para 10; Suss c Canada, 2024 CF 137 au para 6.

[16] Pour déterminer s’il est évident et manifeste qu’il y a absence de compétence, la Cour doit appliquer un autre critère, soit celui qui permet de décider si la Cour fédérale a compétence sur un sujet particulier, ainsi qu’il a été énoncé pour la première fois dans l’arrêt ITO Int’l Terminal Operators Ltd. c Miida Electronics Inc., 1986 CanLII 91 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 75 à la p 766, et plus tard confirmé dans l’arrêt Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 [Windsor] au para 34 (le critère des arrêts ITO‑Windsor). Selon ce critère, la Cour fédérale n’a pas compétence, sauf dans les cas suivants :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence;

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[17] Pour déterminer si un acte de procédure relève de la compétence de la Cour fédérale, il est essentiel d’évaluer comme il faut, sans excès de rigidité ou de permissivité, les objectifs réels du demandeur, tels qu’ils sont exposés dans la déclaration. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Domtar Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CAF 218, au para 28 (passage cité et approuvé dans l’arrêt Windsor au para 26), il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur ».

[18] Si l’on applique ce qui précède aux faits en cause, il me semble clair que la déclaration dont il est question en l’espèce se limite entièrement à l’affirmation du demandeur selon laquelle il dispose d’un contrat valide et en vigueur avec la PNS et que, vu l’offre en principe de régler la revendication de DFIT, on lui doit maintenant une rémunération dans le cadre de ce contrat. J’emploie le mot « clair » parce qu’il s’agit explicitement de la réparation demandée dans la déclaration du demandeur.

[19] Je tiens à faire remarquer que, outre son désir d’obtenir réparation, M. Bunn fait également valoir quelques préoccupations en matière de gouvernance au sujet de la PNS et, plus particulièrement, de ses plans de dépense. Je conclus toutefois d’avis que cette préoccupation relève carrément aussi du litige contractuel qu’a M. Bunn avec la défenderesse. Comme ce dernier l’indique dans la déclaration, il aimerait que la Cour impose une injonction à la PNS [traduction] « jusqu’à ce que la présente action ait été tranchée ». Autrement dit, son souci est que les plans de dépense de la PNS mineront sa capacité de récupérer des fonds liés à sa demande en vertu du contrat allégué. Je suis convaincu que la demande du demandeur, pour l’essentiel, est liée à une allégation portant que la défenderesse n’avait pas respecté ce que l’on considère à juste titre comme un contrat d’honoraires conditionnels entre les parties. Je réitère ici que la défenderesse conteste l’existence même de ce contrat, et le demandeur n’a pas produit celui-ci, malgré qu’il ait inclus de nombreuses autres pièces dans ses documents relatifs à la requête, en réponse.

[20] Une fois que l’on considère que la demande du demandeur est liée à son présumé contrat avec la PNS, la question consiste maintenant à déterminer si la présente affaire relève de la compétence de la Cour fédérale. À mon avis, il est évident et manifeste que ce n’est pas le cas, même après une interprétation généreuse de la déclaration. Pour arriver à cette conclusion, je conviens avec la défenderesse que la présente affaire ressemble beaucoup à une décision récente de notre Cour, Windsun Energy Corp. c Première Nation Cat Lake, 2022 CF 1505 [Windsun], laquelle mettait elle aussi en cause un litige de nature contractuelle entre un fournisseur de services et une bande des Premières Nations. Pour considérer que la déclaration, dans cette affaire, ne révélait pas une cause d’action valable, la Cour a tout d’abord conclu que le litige n’avait pas trait à une demande découlant d’un contrat conclu avec la Couronne ou pour le compte de cette dernière. Cela étant, la compétence attribuée à la Cour par l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales [la Loi] ne s’appliquait pas. Il en va de même dans la présente affaire.

[21] Ensuite, dans l’affaire Windsun, la Cour a fait remarquer qu’il n’était pas sous‑entendu que la déclaration comportait d’autres attributions de compétence explicites énoncées dans la Loi, comme celles qui figurent aux articles 23 ou 26. Dans le même ordre d’idées, le demandeur en l’espèce n’a souligné aucun autre pouvoir prévu par la Loi qui pourrait, même en théorie, étendre la compétence au litige contractuel qu’il a décrit dans sa déclaration.

[22] Dans l’affaire Windsun, la demanderesse a également fait valoir que la Cour était compétente pour instruire l’affaire en vertu de diverses dispositions de la Loi sur les Indiens. M. Bunn n’a formulé aucun argument de cette nature, du moins pas en lien avec ses prétentions d’ordre contractuel. Je signale que M. Bunn a toutefois fait référence à la Loi sur les Indiens dans les documents liés à sa requête, mais ses propos se rapportaient au processus de consultation des membres de la collectivité de la PNS, ce qui n’a rien à voir avec les prétentions énumérées dans la déclaration.

[23] Compte tenu de ce qui précède, je suis arrivé à la conclusion que la déclaration du demandeur ne satisfait pas au premier volet du critère énoncé dans les arrêts ITO‑Windsor. Autrement dit, selon moi, il est évident et manifeste que la loi ne confère pas à notre Cour compétence de connaître des demandes de M. Bunn contre la PNS. Je suis également convaincu que les lacunes de la déclaration sont structurelles et que l’on ne peut pas y remédier par voie de modification. De ce fait, je me dois d’accueillir la présente requête et d’ordonner que la déclaration soit radiée, sans autorisation de la modifier.

VI. LES DÉPENS

[24] La défenderesse sollicite une ordonnance d’adjudication des dépens liée à la présente requête, payables sans délai à elle par le demandeur, sur la base procureur‑client. Globalement, cela représente une demande de dépens d’un montant de 7 000 $.

[25] La défenderesse ayant eu gain de cause dans la présente requête, je conviens qu’il est justifié de rendre une ordonnance de dépens. Cependant, en vertu du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré, je limiterai ces dépens à 3 000 $, tout inclus.

 


ORDONNANCE dans le dossier T‑354‑25

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en radiation de la défenderesse, la Première Nation Sagkeeng, est accueillie.

  2. La déclaration du demandeur, Eric Bunn, est radiée sans autorisation de la modifier, et la présente instance est rejetée.

  3. Le demandeur, Eric Bunn, paiera sans délai à la défenderesse des dépens d’un montant de 3 000 $.

« Angus G. Grant »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑354‑25

 

INTITULÉ :

ERIC BUNN c LA PREMIÈRE NATION SAGKEENG

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 juin 2025

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge GRANT

 

DATE DES MOTIFS :

le 19 juin 2025

 

COMPARUTIONS :

Eric Bunn (pour son propre compte)

 

pour Le demandeur

(intimé)

 

Megan E. Young

 

pour la défenderesse

(requérante)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cochrane Sinclair LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA défenderesse

(requérante)

 

 

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