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Date : 20250623


Dossier : T-2519-22

Référence : 2025 CF 1128

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 23 juin 2025

En présence de monsieur le juge Battista

ENTRE :

CONNIE TUHARSKY

demanderesse

et

PREMIÈRE NATION O’CHIESE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il ne peut y avoir d’État administratif solide en l’absence du degré voulu de retenue judiciaire à l’égard des travaux des décideurs administratifs. Le respect des tribunaux judiciaires quant aux décisions des tribunaux administratifs se manifeste notamment par l’application de la doctrine de la prématurité, qui consiste à permettre aux processus décisionnels administratifs de se dérouler dans leur entièreté avant que la procédure judiciaire ne soit engagée.

[2] La demanderesse, Mme Tuharsky, a été congédiée de son poste d’avocate générale de la défenderesse, la Première Nation O’Chiese. Elle a intenté un recours en vertu du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le Code), afin d’obtenir une décision portant qu’elle avait été injustement congédiée, et qu’elle avait droit à diverses mesures de réparation, notamment la réintégration dans son emploi, des dommages-intérêts majorés et punitifs, ainsi que les dépens.

[3] L’arbitre saisie de l’affaire a concédé que Mme Tuharsky avait été injustement congédiée. Elle a néanmoins estimé que les circonstances ne justifiaient pas sa réintégration, ni l’octroi de dommages-intérêts punitifs ou majorés. L’instance a ensuite été ajournée afin d’obtenir des éléments de preuve supplémentaires, et ainsi tirer de nouvelles conclusions relativement aux questions liées à la réparation. Mme Tuharsky a introduit la présente procédure de contrôle judiciaire avant que l’arbitre ne se prononce définitivement sur ces questions restées en suspens.

[4] En bref, Mme Tuharsky a obtenu la plupart des mesures qu’elle avait sollicitées devant l’arbitre, mais pas toutes. Elle s’adresse maintenant à la Cour pour lui demander d’annuler la sentence arbitrale de sorte qu’elle puisse entamer — une nouvelle fois — le processus visant à obtenir toutes les mesures souhaitées.

[5] Pour les motifs exposés aux présentes, la demande de contrôle judiciaire est prématurée; elle est donc rejetée avec dépens.

II. Contexte

[6] Mme Tuharsky a agi comme avocate générale pour la défenderesse de 2010 jusqu’à son congédiement, en 2019. Elle a déposé contre la défenderesse une plainte de congédiement injuste visée à l’article 242 du Code, plainte jugée fondée. En guise de réparation, elle a demandé sa réintégration dans son poste. À titre subsidiaire, elle réclamait des dommages-intérêts pour souffrance morale, des dommages-intérêts punitifs et des dommages-intérêts majorés.

[7] Les audiences relatives à la plainte se sont déroulées en 12 séances réparties sur une période d’environ dix mois, entre juillet 2020 et mai 2021.

[8] Dans une décision rendue le 2 novembre 2022, l’arbitre a conclu que le congédiement était injuste, mais elle a refusé d’accorder à Mme Tuharsky des dommages-intérêts majorés ou punitifs ou d’ordonner qu’elle soit réintégrée dans ses fonctions d’avocate générale de la défenderesse.

[9] L’arbitre a réservé sa compétence pour trancher les questions liées à la mise en application de la décision, corriger les erreurs ou omissions et déterminer le montant convenable des dommages-intérêts à accorder à la défenderesse. Elle a ajourné l’audience afin d’examiner la question des dommages-intérêts, car elle avait besoin de renseignements supplémentaires de la part de Mme Tuharsky.

[10] Mme Tuharsky a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour le 2 décembre 2022, soit avant la fin de l’instance pour congédiement injuste. Elle fait valoir que l’arbitre aurait modifié les procédures en sa défaveur et fait preuve de partialité, et ainsi favorisé l’avocate de la défenderesse. En outre, selon Mme Tuharsky, la conclusion qu’elle n’avait droit ni à des dommages-intérêts majorés et punitifs ni à la réintégration dans son emploi auprès de la défenderesse était déraisonnable. Enfin, elle fait valoir que le montant qui lui a été accordé pour l’indemniser de ses dépens est déraisonnablement bas.

[11] Le 3 février 2023, la défenderesse a déposé une requête en radiation de la présente procédure pour cause de prématurité. La requête était assortie de demandes subsidiaires. Le juge adjoint Crinson a rejeté la requête, concluant que la défenderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de démontrer que la demande était [traduction] « manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie ». Le juge adjoint Crinson a aussi estimé qu’il convenait plutôt de laisser au juge chargé de statuer sur la demande de contrôle judiciaire le soin de trancher la question du caractère prématuré.

III. Question en litige

[12] Mme Tuharsky conteste la décision de l’arbitre, mettant en doute son caractère juste et raisonnable. Toutefois, la question déterminante en l’espèce consiste, selon moi, à savoir si la présente demande est prématurée.

[13] C’est en réponse à une objection préliminaire que la cour de justice examinera la question de la prématurité d’une procédure de contrôle judiciaire. Pour ce faire, elle doit se fonder sur les principes relatifs au caractère opportun du contrôle judiciaire des actes administratifs. La question du caractère prématuré ne saurait être analysée en fonction d’une norme de contrôle en l’absence d’une décision à examiner.

IV. Analyse

[14] Pour désigner le principe interdisant les contrôles judiciaires prématurés, on parle aussi de la doctrine de l’épuisement des recours. Ce principe, qui prend la forme d’une objection préliminaire à la révision judiciaire, empêche une personne de s’adresser à un tribunal judiciaire si le processus décisionnel administratif n’est pas terminé. Il s’applique également dans le cas où un autre recours convenable est à disposition, c’est-à-dire, lorsqu’il est possible de se prévaloir d’un processus administratif qui prévoit des réparations efficaces avant de chercher à exercer un recours devant les tribunaux judiciaires.

[15] Si le processus administratif n’est pas terminé, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux judiciaires que dans des circonstances exceptionnelles. Le seuil à atteindre pour faire reconnaître l’existence de circonstances exceptionnelles est d’ailleurs élevé (Camara c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1329, au para 32 [renvois omis]). La Cour d’appel fédérale (la CAF) a statué que cette règle peut être assouplie dans de rares cas, lorsque l’affaire soulève des questions liées à la primauté du droit ou aux valeurs du droit public qui justifient de s’adresser immédiatement à une juridiction réformatrice (Budlakoti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, au para 60 [renvois omis], demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada (la CSC) rejetée le 28 janvier 2016, n° 36591).

[16] La common law canadienne offre plusieurs justifications au principe interdisant les interventions judiciaires prématurées, notamment :

  • -la manifestation de l’attitude de respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs;

  • -le fait d’empêcher les recours en justice fragmentés et morcelés, ce qui permet de réduire les délais et les coûts;

  • -la reconnaissance de ce que le tribunal judiciaire a avantage à disposer de l’ensemble des conclusions du décideur administratif.

(Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], au para 32).

[17] Comme nous l’expliquerons ci-après, ces justifications portent appui à la conclusion que le principe est correctement appliqué en l’espèce.

A. Le contexte législatif de l’espèce appelle la retenue judiciaire

[18] C’est la loi habilitante applicable aux mesures administratives en cause qui établit les règles fondamentales définissant les rapports entre le décideur administratif et les cours de justice. Pour déterminer quelle est la portée du contrôle judiciaire, et s’il est possible de s’en prévaloir, il faut donc examiner les dispositions de cette loi qui expriment le point de vue du législateur sur ces rapports.

[19] Comme je l’ai déjà dit, la présente affaire a commencé par un recours introduit en vertu du Code, dont les articles 242 et 243 régissent le traitement des plaintes de congédiement injuste.

[20] Selon l’article 242, la décision relative au congédiement injuste doit être mise en œuvre au moyen d’une ordonnance. Or cette ordonnance n’a pas encore été rendue en l’espèce. À ce moment-ci, l’arbitre n’a fait qu’« adjuger » les dépens.

[21] L’article 243 traite du caractère définitif des ordonnances du Conseil et de l’intégrité des processus de plainte pour congédiement injuste fondés sur le Code. Il est libellé ainsi :

243 (1) Les ordonnances du Conseil sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

243 (1) Every order of the Board is final and shall not be questioned or reviewed in any court.

Interdiction de recours extraordinaires

No review by certiorari, etc.

(2) Il n’est admis aucun recours ou décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action du Conseil exercée au titre de l’article 242.

(2) No order shall be made, process entered or proceeding taken in any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain the Board in any proceedings under section 242.

[22] Le paragraphe 243(1) est une disposition d’inattaquabilité qui vise à restreindre ou à interdire le contrôle judiciaire des décisions prises et des processus menés en vertu du Code.

[23] La question de la mesure dans laquelle les dispositions d’inattaquabilité [aussi appelées « clauses privatives »] peuvent limiter le contrôle judiciaire n’a pas été réglée en droit canadien (voir Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2024 CAF 158, demande d’autorisation d’appel devant la CSC accueillie le 1er mai 2025, n° 41576). Toutefois, la Cour a déjà statué que le paragraphe 243(1) du Code n’écartait pas sa compétence en matière de contrôle judiciaire. Reste que ce paragraphe dénote une « volonté du législateur relativement à une déférence » (Hristova c CMA CGM (Canada) Inc, 2019 CF 1611, au para 11 [renvois omis]). Je conviens qu’il traduit clairement l’intention du législateur de limiter au minimum, voire d’exclure, toute intervention judiciaire dans les décisions.

[24] Le paragraphe 243(2) exprime avec fermeté l’intention du législateur de limiter l’intervention judiciaire dans les processus de plainte de congédiement injuste. Le paragraphe 243(1) restreint l’examen judiciaire des ordonnances rendues en matière de congédiement injuste, tandis que le paragraphe 243(2) limite l’intervention des tribunaux judiciaires dans l’« action du Conseil ». Le législateur a ainsi démontré qu’il entendait limiter le contrôle judiciaire des processus en instance en plus des ordonnances définitives.

[25] Le Code vise à garantir l’efficacité des procédures tout en limitant au minimum l’examen judiciaire. La Cour a déjà exposé cet objectif en ces termes :

[…] Le législateur a conféré aux arbitres, qui sont nommés ad hoc, la compétence pour trancher les plaintes de congédiement injuste afin de minimiser les frais et les délais auxquels auraient pu s’attendre à faire face auprès des tribunaux les employés congédiés, qui sont souvent sans emploi et qui sont généralement loin de se situer parmi ceux qui gagnent les revenus les plus élevés. L’absence de droit d’appel et l’inclusion d’une disposition limitative étanche dans le Code (article 243) démontre l’intention du législateur de ne conserver qu’un examen judiciaire minimal des instances dont sont saisis les arbitres.

(Air Canada c Lorenz (TD), [2000] 1 CF 494, au para 33).

[26] Permettre à Mme Tuharsky de s’adresser à la Cour pour obtenir un contrôle préliminaire des conclusions de l’arbitre revient à contrer l’efficacité procédurale voulue par le législateur en ce qui concerne les processus de plainte pour congédiement injuste. Pareille autorisation irait aussi à l’encontre de l’une des justifications du principe interdisant les interventions judiciaires prématurées, à savoir que les tribunaux judiciaires doivent manifester du respect envers le processus décisionnel administratif (CB Powell, au para 32).

B. Empêcher le fractionnement du processus arbitral permet d’éviter des délais et des frais

[27] En plus d’être en dissonance avec le régime législatif, procéder à une révision judiciaire avant que l’arbitre ait rendu sa décision définitive engendre des délais et des frais.

[28] Voici une chronologie du déroulement de l’instance pour bien illustrer les délais écoulés dans le processus conçu pour résoudre le litige relatif au congédiement de Mme Tuharsky :

  • -le 3 juin 2019 : Mme Tuharsky est informée de son congédiement;

  • -le 8 juillet 2020-5 mai 2021 : sont tenues les audiences relatives à la plainte de congédiement injuste;

  • -le 2 novembre 2022 : l’arbitre rend une décision dans laquelle elle conclut que Mme Tuharsky a été licenciée de manière abusive et déclare qu’elle demeure saisie des questions relatives aux dommages-intérêts au terme d’une audience tenue ultérieurement;

  • -le 2 décembre 2022 : Mme Tuharsky introduit la présente demande de contrôle judiciaire;

  • -le 3 juin 2025 : est tenue l’audience relative au contrôle judiciaire.

[29] Les parties avaient déjà été informées auparavant que l’arbitre aurait besoin d’au plus une journée d’audience supplémentaire pour décider des dommages-intérêts à accorder. Or, plutôt que de laisser le processus arriver à terme, Mme Tuharsky a introduit la présente demande de contrôle judiciaire. Depuis, le déroulement de l’instance est suspendu, dans l’attente de la décision sur la demande de contrôle judiciaire.

[30] Comme nous l’avons vu, près de trois années se sont écoulées depuis que Mme Tuharsky a obtenu une décision portant que son congédiement était injuste. Malgré les efforts déployés en gestion de l’instance, nous sommes devant un volume considérable de documents, le dossier dépasse les 4 000 pages, sans oublier les requêtes en radiation de documents et en rejet de l’ensemble de la procédure pour cause de prématurité.

[31] Si la Cour devait décider de procéder au contrôle de la demande, le processus administratif devant l’arbitre devrait reprendre en vue de résoudre des questions en suspens, sans égard à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie ou rejetée. Quelle que soit la décision rendue sur la demande de contrôle, l’arbitre, à la reprise de l’instruction de la plainte, aurait à examiner les motifs de la Cour et à déterminer quelles questions demeurent ou non en suspens. Une fois que l’arbitre aurait rendu sa décision définitive, celle-ci pourrait faire l’objet d’un nouveau contrôle judiciaire, qui nécessiterait qu’un juge siégeant en contrôle judiciaire démêle les questions en litige. Bref, il en résulterait un beau fouillis, tout en déploiements longs, lourds et déroutants.

[32] Ainsi, la suspension du processus arbitral en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire a d’ores et déjà retardé le règlement de l’affaire, accru le risque de confusion et haussé les coûts pour le défendeur. Ces conséquences sont en contradiction directe avec les objectifs d’efficacité et de retenue judiciaire clairement énoncés dans le régime législatif applicable. Il y a donc lieu d’appliquer la doctrine du recours judiciaire prématuré à juste titre, dans les circonstances de l’espèce, afin d’éviter que les procédures n’augmentent en confusion, avec pour effet d’entraîner des retards et des frais supplémentaires (CB Powell, au para 32).

C. Le contrôle judiciaire doit idéalement porter sur l’entièreté du dossier et des conclusions

[33] Comme nous l’avons déjà dit, la demande dont je suis saisi a été introduite avant que l’arbitre n’ait achevé sa tâche, qui consistait à rendre une ordonnance tenant compte des droits des parties et reflétant ses conclusions sur les questions en litige. C’est cette ordonnance qui devait permettre de réaliser la visée de la loi.

[34] Dans un arrêt récent, la CSC décrit ainsi l’importance qu’il y a à ce que le processus de contrôle judiciaire porte sur une décision administrative :

Il s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision […] Cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus. Une approche différente compromettrait le rôle institutionnel du décideur administratif plutôt que de le respecter.

(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), aux para 83, 87 [texte mis en évidence dans l’original].)

[35] S’il s’agit de se pencher sur le caractère raisonnable d’une décision, le contrôle judiciaire consiste donc à examiner le processus de raisonnement et son résultat. À cet égard, rien dans l’arrêt Vavilov n’indique que les motifs ou le résultat de la décision ont systématiquement préséance les uns par rapport à l’autre; en fait, l’examen du caractère raisonnable peut reposer sur le seul résultat, en l’absence de motifs, à l’aide du dossier (Vavilov, au para 137-138; Auer c Auer, 2024 CSC 36, au para 52).

[36] En l’espèce, il n’y a pas eu de résultat, ce qui amoindrit l’efficacité du contrôle judiciaire, car « ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en main toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire » (CB Powell, au para 32). Si le contrôle devait aller de l’avant, la méthode des « motifs avant tout » décrite par la CSC serait desservie par l’incapacité de la Cour d’examiner l’interaction entre les motifs, le résultat et les éléments de preuve présentés à l’arbitre (voir Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, aux para 58-63).

[37] Mme Tuharsky s’oppose aux conclusions de l’arbitre quant à la réparation, et conteste le refus de lui accorder une réintégration dans son emploi ou des dommages-intérêts punitifs ou majorés. L’arbitre n’a toutefois pas terminé son évaluation de la réparation qui convient dans cette affaire. La Cour doit disposer des conclusions finales de l’arbitre pour être à même d’évaluer efficacement le caractère raisonnable ou non de la décision.

[38] En outre, un examen de l’ensemble du dossier est nécessaire pour permettre un contrôle judiciaire efficace (Halifax (municipalité régionale) c Nouvelle-Écosse (Commission des droits de la personne), 2012 CSC 10, au para 36; Vavilov, au para 137). L’un des éléments essentiels du contrôle du caractère raisonnable consiste à examiner la justification d’une décision au regard des faits (Vavilov, aux para 101, 126).

[39] En l’espèce, l’arbitre a expressément demandé des éléments de preuve supplémentaires concernant la réparation, or ces éléments ne figurent pas dans le dossier soumis à la Cour. Mme Tuharsky a, en revanche, présenté des observations détaillées sur la réparation devant convenir, dont des tableaux exposant des analyses financières détaillées, que l’arbitre n’a, pour sa part, jamais vus. La Cour usurperait des fonctions de l’arbitre si elle devait examiner ces éléments de preuve, à plus forte raison si elle tirait des conclusions fondées sur ceux-ci.

[40] Compte tenu du manque d’exhaustivité du dossier et des conclusions incomplètes de l’arbitre, l’application du principe interdisant les recours judiciaires prématurés est justifiée (CB Powell, au para 32).

D. Aucune exception à l’application du principe de la prématurité du recours n’est justifiée en l’espèce

[41] La common law a reconnu certaines exceptions à l’application du principe interdisant les recours prématurés (M. le juge Gerald Heckman, « Developments in Remedial Discretion on Judicial Review: Prematurity and Adequate Alternative Remedies » (2017) 30:1 Can J Admin L & and Prac 1, aux p 5-16). En l’espèce, deux de ces exceptions pourraient éventuellement trouver application, à savoir, l’allégation de graves manquements à l’équité procédurale et l’existence d’un fractionnement naturel ou d’un « moment d’arrêt » dans l’instance.

1) Aucun manquement grave à l’équité procédurale ne justifie d’intervenir à ce moment-ci

[42] Des cas de manquement à l’obligation d’équité procédurale jugés graves, [traduction] « manifestes » ou « appuyés par une preuve blindée », surtout s’il y a risque qu’ils se poursuivent dans le cadre d’une procédure administrative, ont déjà justifié une intervention judiciaire dans des instances administratives en cours (Heckman, aux p 9-12).

[43] En l’espèce, Mme Tuharsky soulève une crainte raisonnable de partialité de l’arbitre, crainte qu’elle appuie sur les allégations suivantes :

  • -l’arbitre a demandé à Mme Tuharsky quel était son point de vue au sujet d’une communication de sa liste de témoins, alors que la défenderesse, elle, n’a pas eu à communiquer sa liste;

  • -l’arbitre a dit à Mme Tuharsky de ne pas interrompre l’avocate de la défenderesse au cours de ses observations finales, mais elle a permis à l’avocate de la défenderesse d’« interrompre » Mme Tuharsky durant les observations finales de celle-ci;

  • -l’arbitre a [traduction] « réprimandé » Mme Tuharsky pour être arrivée peu avant le début d’une séance de l’audience;

  • -l’arbitre a demandé à Mme Tuharsky d’appuyer les prétentions formulées dans ses observations finales au moyen d’éléments de preuve, mais elle n’en a pas demandé autant à l’avocate de la défenderesse;

  • -l’arbitre a demandé à Mme Tuharsky d’utiliser une formule qui signale le statut d’avocate de la représentante de la partie adverse, pour la nommer, alors qu’elle a autorisé cette dernière à appeler la demanderesse « Connie ».

[44] Le critère applicable en cas de crainte de partialité consiste à se demander si une personne bien renseignée, qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, conclurait que le décideur ne rendra pas une décision juste (Commission scolaire francophone du Yukon c Yukon (Procureur général), 2015 CSC 25 [Commission scolaire francophone du Yukon], aux para 20-21). Les décideurs administratifs sont présumés impartiaux, et le seuil à franchir pour établir qu’il y a eu partialité est élevé, puisqu’il faut démontrer une « réelle probabilité de partialité » (Patanguli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 291, au para 50; Commission scolaire francophone du Yukon, aux para 25-26). Les allégations de partialité doivent clairement être soutenues par la preuve (Atay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1151, au para 30 [renvoi omis]).

[45] Les incidents mentionnés plus haut représentent des mesures de gestion de l’instance; ils n’atteignent pas le seuil du manquement « manifeste » à l’équité procédurale qui justifierait que la Cour intervienne à ce moment-ci.

[46] Qui plus est, rien n’indique que Mme Tuharsky ait soulevé ces allégations de partialité auprès de l’arbitre pendant l’audience ou au cours des quelque 18 mois écoulés entre la fin de l’audience et la décision qu’elle a rendue.

[47] Par conséquent, il y a de bonnes raisons de conclure que Mme Tuharsky a renoncé à son droit de soulever la partialité, et qu’il convient que la Cour examine ces allégations dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Alberta (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux para 22-23). Comme l’a déjà statué la Cour, les « questions relatives à l’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion, et le défaut de ce faire équivaut à une renonciation tacite relativement à tout manquement perçu à l’équité procédurale », ce qui peut inclure les questions de partialité (Sanusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1004, au para 7 [renvoi omis]; Oh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 161, au para 13 [renvois omis]).

2) Il n’y a pas eu de fractionnement naturel ni de « moment d’arrêt » dans l’instance

[48] Une exception à l’application du principe d’interdiction des recours judiciaires prématurés a déjà été reconnue dans les cas où des processus administratifs avaient bifirqué en raison d’un [traduction] « fractionnement naturel » de l’instance. La CAF a décrit de telles situations comme suit :

Il arrive parfois que les décideurs administratifs, à l’instar des tribunaux judiciaires, dissocient l’examen du fond de l’affaire de celui de la réparation. Ce type de fractionnement, qui survient naturellement à un moment d’arrêt entre deux phases distinctes de l’instance, engendre peu fréquemment le type de difficultés signalées dans l’affaire C.B. Powell, précitée, contrairement à ce qui se produit lorsque ce fractionnement se produit au beau milieu de l’audience sur le fond. Ainsi qu’il ressort à l’évidence des courriels de l’arbitre versés au dossier qui nous a été présenté, l’arbitre a considéré que ce fractionnement était naturel et pratique. Il est également significatif que l’appelant ne se soit pas opposé à cette mesure et qu’il n’ait pas formulé d’observations contraires devant l’arbitre.

(Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17 [Wilson], au para 36, inf. par 2016 CSC 29 (mais pas sur ce point)).

[49] Contrairement à la situation qui a prévalu dans l’affaire Wilson, il n’y a pas, en l’espèce, de séparation nette entre l’étape d’examen du fond de l’affaire et une autre étape portant sur la réparation. En réalité, dans la présente demande, Mme Tuharsky conteste les conclusions de l’arbitre quant à la réparation, avant même que celle-ci n’ait terminé son examen et soit parvenue à ses conclusions sur la question. En l’espèce, comme dans de nombreuses autres affaires, la question du bien-fondé de la demande et la question de la réparation sont étroitement liées.

[50] De plus, dans l’affaire Wilson (aux para 38-39), le soutien manifesté par l’arbitre en faveur de l’intervention judiciaire avait constitué un facteur déterminant dans la décision de la CAF de ne pas juger la demande prématurée :

Compte tenu des circonstances inusitées de la présente affaire, les décisions de l’arbitre de suspendre l’audience et de ne plus intervenir tant que le contrôle judiciaire était en cours constituaient un choix procédural qui reposait sur une analyse des faits et des principes applicables et qui mérite le respect. […] L’arbitre avait de nombreuses raisons défendables tant en fait qu’en principe d’agir comme il l’a fait.

Comme le laissent voir les motifs de l’arbitre, celui-ci était bien conscient de la question juridique qui nous est soumise, une question qui perdure depuis de nombreuses années et qui a divisé les arbitres en deux écoles de pensée. Il se peut qu’en ajournant l’audience et en s’abstenant d’intervenir, l’arbitre, un participant compétent et expérimenté de ce secteur réglementé, ait estimé que, même s’il risquait de retarder le dénouement de la présente affaire, le contrôle judiciaire aurait le mérite de régler une fois pour toutes cette persistante question de droit. […]

[51] En revanche, dans l’affaire qui nous occupe l’arbitre aurait de toute évidence préféré achever son travail avant que la procédure de contrôle judiciaire n’ait lieu. Au moyen d’une lettre envoyée à la Cour en date du 30 décembre 2022, elle a donné avis de son opposition à la demande de transmission fondée sur la règle 317 des Règles des cours fédérales, SOR/98-106. L’un des trois motifs qu’elle y soulevait était que, comme elle n’avait pas rendu d’ordonnance, la demande de contrôle était prématurée.

[52] L’arbitre a fait part, dans un courriel adressé à l’avocate le 19 janvier 2023, de son intention de suspendre le processus arbitral [traduction] « en ces circonstances inhabituelles, à savoir qu’une demande de contrôle judiciaire a été introduite sans que les questions aient toutes été tranchées ».

[53] Contrairement aux circonstances de l’affaire Wilson, la présente demande témoigne d’un manque de respect, plutôt que d’une attitude de respect, envers le processus décisionnel. Il n’y a pas eu à proprement parler de moment d’arrêt qui justifie l’intervention de la Cour à ce moment-ci.

V. Conclusion et dépens

[54] Les décisions qui reposent principalement sur des détails techniques affaiblissent la justice, et, d’un certain point de vue, le principe de l’interdiction des recours prématurés peut être perçu comme un détail technique. Cependant, comme l’illustre la présente affaire, le principe d’interdiction des interventions judiciaires prématurées est au cœur de ce qui fait la clarté, l’efficacité et la bonne méthode du contrôle judiciaire. La demande est rejetée au motif que Mme Tuharsky n’a pas permis au processus administratif d’arriver à son terme.

[55] La défenderesse a demandé les dépens. Bien que, par souci de favoriser l’accès à la justice, les justiciables agissant pour leur propre compte soient rarement condamnés aux dépens, Mme Tuharsky est avocate. Elle n’a rencontré aucun obstacle apparent pour ce qui est d’assurer elle-même sa défense de sa cause devant l’arbitre et la Cour.

[56] Il est clair que le recours engagé a déjà outrepassé les questions d’emploi, pour ce qui est de Mme Tuharsky. L’instance vise déjà la question du sens qu’elle tire des rôles qu’elle joue à titre de femme autochtone, de membre de sa communauté et d’avocate. Je rejette la demande, sans pour autant faire fi des répercussions de l’instance sur Mme Tuharsky.

[57] Toutefois, la défenderesse a été placée dans une situation inhabituelle. Elle a dû se défendre prématurément quant à une décision rendue à son encontre, décision qui citait défavorablement ses témoins à maintes reprises. Elle l’a fait parce qu’elle cherchait désespérément à obtenir une décision définitive sur les questions relatives au congédiement de Mme Tuharsky, restées sans réponse depuis plus de cinq ans. À mon avis, elle a droit à une décision définitive, ainsi qu’aux dépens afférents à la demande prématurée.

 


JUGEMENT dans le dossier T-2519-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Michael Battista »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2519-22

INTITULÉ DE LA CAUSE :

CONNIE TUHARSKY c PREMIÈRE NATION O’CHIESE

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUIN 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le JuGE BATTISTA

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JUIN 2025

COMPARUTIONS :

Connie Tuharsky

POUR La DEMANDEresse

(pour son propre compte)

J. Trina Kondro

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Emery Jamieson LLP

Edmonton (Alberta)

 

Pour la défenderesse

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