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Date : 20251015


Dossier : T-1196-24

Référence : 2025 CF 1531

Vancouver, (Colombie-Britannique), le 15 octobre 2025

En présence de l’honorable juge Benoit M. Duchesne

ENTRE :

STEVE LANGLOIS

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 25 avril 2024 par l’Unité nationale des appels de second palier d’Anciens Combattants Canada [ci-après la Décision, le Décideur et ACC]. Dans cette décision, ACC a rejeté la demande de versement d’allocation pour études et formation [AEF] que le demandeur a soumise en vertu de la Loi sur le bien-être des vétérans, LC 2005, c 21 [LBEV] et du Règlement sur le bien-être des vétérans, DORS/2006-50 [Règlement].

[2] Le Décideur a conclu que la demande d’AEF soumise par le demandeur devait être rejetée, puisque celui-ci avait entrepris et terminé sa formation avant de soumettre son plan de formation au ministre d’ACC pour approbation, ce qui le rendait dès lors inadmissible au versement d’une AEF. Le Décideur a interprété et appliqué les dispositions de la LBEV à la lumière des faits au dossier. Il a par la suite conclu que le législateur, en adoptant les dispositions de la Partie 1.1 de la LBEV, n’a pas prévu le versement d’une AEF pour couvrir des frais d’études ou de formation engagés avant le dépôt d’une demande d’admissibilité au programme d’AEF. Le Décideur a conclu que le versement d’une AEF prévu à la Partie 1.1 de la LBEV vise uniquement les études et les formations admissibles prospectives.

[3] La Décision fait état du processus décisionnel du Décideur. Il ressort clairement de la Décision et de la preuve au dossier que le Décideur a considéré les faits, les éléments de preuve soumis par le demandeur, ainsi que les contraintes juridiques prévues par la LBEV et son Règlement qui encadrent l’admissibilité à une AEF. Le Décideur a également pris en compte les arguments que le demandeur a soulevés devant lui.

[4] Malgré ses arguments éloquents, le demandeur n’a pas établi que la Décision est entachée d’une insuffisance de justification ou d’une erreur suffisamment capitale ou importante pour rendre la Décision déraisonnable.

[5] La demande du demandeur est donc rejetée pour les motifs qui suivent.

I. Le contexte

[6] Il n’y a pas de dispute entre les parties concernant les faits de cette affaire.

[7] Le demandeur est un vétéran de la force régulière des armées canadiennes [FAC] qui détient plus de 22 ans de service et qui a participé à des missions opérationnelles outre-mer.

[8] En septembre 2011, le demandeur est déployé en Haïti. Il soumet une demande de libération des FAC après y avoir vécu des expériences éprouvantes. À la fin du mois de mars 2012, le demandeur revient au Canada. Le 16 mai 2012, il est libéré honorablement des FAC.

[9] En avril 2015, le demandeur entreprend un programme de formation en ostéopathie à l’Académie Sutherland d’ostéopathie du Québec à Montréal. Il complète sa formation au cours des sept prochaines années et obtient son diplôme en janvier 2023.

[10] Vers la fin de décembre 2022, le demandeur apprend qu’ACC administre un programme de financement d’études et de formation offert aux vétérans. Le 29 décembre 2022, le demandeur présente une demande à ACC. Le demandeur affirme dans un courriel en date du 29 décembre 2022 à ACC que sa demande de financement est présentée en retard non pas par négligence, mais parce qu’il ignorait l’existence du programme d’AEF.

[11] Le 30 décembre 2022, le demandeur reçoit une lettre d’ACC l’informant que sa demande d’AEF a été approuvée en vertu de l’article 5.2 de la LBEV. La lettre l’informe également qu’il doit soumettre une copie dûment remplie du formulaire Allocation pour études et formation — Plan de programme officiel (formulaire VAC 1547), ainsi qu’une preuve d’inscription de l’établissement d’enseignement, ou un formulaire Allocation pour études et formation — cours de courte durée (formulaire VAC 1549), et que son plan de programme doit être approuvé avant la date de début de son programme ou cours pour obtenir l’approbation du versement de l’AEF.

[12] Le 13 janvier 2023, le demandeur remplit le formulaire VAC 1547 et fournit les détails demandés à titre de plan de programme officiel et le soumet à ACC. Le demandeur indique dans son formulaire que son programme d’études commence le 18 septembre 2015 et qu’il envisage le terminer le 20 janvier 2023. Il y inscrit également le coût total du programme, soit 44 376,48 $, ainsi que les paiements de droits de scolarité qu’il a effectués en plusieurs versements, soit, en avril 2015, janvier 2016, janvier 2017, janvier 2018, janvier 2019, janvier 2020, janvier 2021 et janvier 2023. Il est clair que le plan de programme soumis ne pourra pas être soumis et approuvé avant le début du programme comme indiqué dans la lettre du 30 décembre 2022 puisque la demande du demandeur a été soumise plus que 7 ans après le début de son programme de formation.

[13] Le 20 janvier 2023, le demandeur reçoit son diplôme en ostéopathie. Le 22 janvier 2023, il en informe ACC. Le demandeur a terminé ses études et a reçu son diplôme avant que sa demande de versement d’AEF fût approuvée par ACC.

II. Décision d’ACC concernant la demande d’AEF

[14] Le 24 janvier 2023, ACC rejette la demande de versement d’AEF du demandeur pour trois motifs :

  1. L’établissement d’enseignement indiqué dans sa demande ne figure pas dans le répertoire des établissements d’enseignement agréés d’Emploi et Développement social Canada [EDSC];

  2. Le programme d’études ne mène pas à l’obtention d’un grade, d’un diplôme, d’une certification ou d’une désignation postsecondaire;

  3. Les études ou la formation qu’il compte suivre doivent être approuvées au préalable par ACC et viser une période future. Un versement ne peut être effectué puisqu’au moment du dépôt de sa demande, le demandeur avait terminé ses études ou sa formation.

III. Demande de révision auprès de l’Unité nationale des appels de premier palier

[15] Le 20 février 2023, le demandeur dépose une demande de révision de la décision auprès de l’Unité nationale des appels de premier palier.

[16] Le demandeur souligne dans sa demande de révision qu’il estime qu’ACC manquait un complément d’information au moment de rendre sa décision. Le demandeur soumet que l’établissement d’enseignement où il a suivi sa formation d’ostéopathe figure effectivement dans le répertoire d’EDSC, même si la LBEV ne l’exige pas, et que le programme en ostéopathie mène à l’obtention d’un diplôme.

[17] Le demandeur soumet qu’il estime injuste de refuser son admissibilité à l’AEF en 2023 parce qu’il n’a pas suivi la formalité de présenter une demande de financement avant d’entamer sa formation. Il fait valoir que l’article 78.1 de la LBEV permet expressément au ministre et à ses représentants d’autoriser une dispense de l’obligation de présenter une demande d’AEF. Il soutient par ailleurs que la politique 2684 d’ACC concernant la dispense de l’obligation de présenter une demande d’AEF prévoit que le ministre dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accorder une telle dispense lorsque toute l’information nécessaire pour prendre une décision concernant l’admissibilité au programme est déjà en sa possession.

[18] Compte tenu des circonstances personnelles entourant sa demande de libération des FAC qu’il détaille dans sa demande de révision, ainsi que sa méconnaissance du programme d’AEF avant la fin de décembre 2022, le demandeur demande au ministre de lui accorder une dispense rétroactive de l’obligation de présenter une demande d’admissibilité au programme d’AEF.

[19] Le demandeur admet dans sa demande de révision auprès de l’Unité nationale des appels de premier palier que la Politique 2685 d’ACC prévoit qu’aucun versement rétroactif ne peut être effectué pour des études ou une formation déjà terminée. Il soumet toutefois que rien dans la LBEV ou le Règlement n’empêche le ministre d’autoriser le versement d’une AEF pour une formation déjà complétée.

[20] Il soumet davantage que les paragraphes 5.9(1) et (3) de la LBEV permettent au ministre de verser une AEF après la date à laquelle elle aurait pu être versée, tout comme l’article 5.4 de la LBEV permet au ministre de verser une prime d’achèvement d’études ou de formation à un vétéran.

[21] Le demandeur soutient que l’article 2.1 de la LBEV énonce l’objet de la loi et que la loi doit être lue à la lumière du principe selon lequel une loi doit être interprétée de manière à en permettre la pleine réalisation. Lire la LBEV en conformité avec ce principe, il plaide, confère alors l’autorité au ministre de lui verser une AEF pour sa formation déjà complétée.

[22] Finalement, le demandeur demande à l’Unité nationale des appels de premier palier que le ministre exerce son autorité en vertu de l’article 5.5 de la LBEV et de l’article 5.06 du Règlement pour reconnaître l’Académie Sutherland d’ostéopathie du Québec comme un établissement de formation professionnelle en ostéopathie admissible, et autoriser le versement d’une AEF.

IV. La décision de l’Unité nationale des appels de premier palier

[23] L’Unité nationale des appels de premier palier accueille la demande de révision en partie, mais la rejette sur le fond. Les motifs saillants de la décision rejetant la demande révision se lisent comme suit :

« Nous avons examiné votre dossier et nous comprenons que vous aviez soumis votre demande de financement pour le cours d’Ostéopathie à l’Académie Sutherland d’ostéopathie du Québec ASOQ le 13 janvier 2023. Cependant, votre période d’études a débuté le 18 septembre 2015. Nous avons déterminé que votre formation n’avait pas été préalablement approuvée et que votre période d’études a débuté avant la date de soumission de votre plan d’études et de formation. Par conséquent, vous n’êtes pas admissible au financement pour votre formation Diplôme d’Ostéopathie.

Nous confirmons donc la décision originale. »

V. Demande de révision auprès de l’Unité nationale des appels de deuxième palier

[24] Le 8 juin 2023, le demandeur dépose une demande de révision de la décision de l’Unité nationale des appels de premier palier auprès de l’Unité nationale des appels de deuxième palier.

[25] Le demandeur remarque au début de sa deuxième demande de révision que sa demande d’AEF a été rejetée pour les motifs suivants : a) sa période d’études a débuté le 18 septembre 2015; et b) celle-ci n’avait pas été préalablement approuvée avec un plan d’études et de formation.

[26] La demande de révision du demandeur réitère presque à la lettre les arguments qu’il avait soumis à l’appui de sa demande de révision à l’Unité nationale des appels de premier palier. Il ajoute toutefois que les politiques d’ACC ne peuvent pas limiter les pouvoirs et la discrétion qui sont octroyés au Ministre par la LBEV. Selon l’argument du demandeur, sa demande d’AEF est conforme aux objectifs du programme d’AEF et devrait être approuvée, et ce, même si celle-ci ne satisfait pas les exigences « usuelles » du programme.

VI. La décision

[27] L’Unité nationale des appels de second palier a rejeté la deuxième demande de révision du demandeur et a affirmé la décision de l’Unité nationale des appels de premier palier. La Décision confirme que le dossier du demandeur a été examiné avec soin et considération. Les extraits saillants de la Décision se lisent comme suit :

« Selon la Loi et les politiques d’ACC, l’AEF est une allocation, introduite en 2018, qui vise à aider les Vétérans à effectuer une transition réussie de la vie militaire à la vie civile, à atteindre leurs objectifs en matière d’études après leur service militaire et à les préparer à être plus compétitifs sur le marché du travail civil. Le financement des programmes officiels d’études et de formation est offert aux vétérans admissibles pour leur permettre de poursuivre leur formation et leurs études au niveau postsecondaire.

Pour être admissibles à l’AEF les vétérans doivent en premier lieu faire une demande. Selon le Règlement (Règlement sur le bien-être des vétérans), les demandes d’avantages présentées en vertu de la Loi doivent être faites « par écrit ». Cependant, ACC peut accorder une dispense de l’obligation de présenter une demande si le Ministère estime que, selon l’information qu’il a recueillie ou obtenue dans le cadre de ses activités quotidiennes et de sa gestion courante des programmes et services, la personne peut être admissible à l’avantage (indemnisation, services ou assistance; indemnisation peut être une Allocation pour études et formation) lorsque cette personne présente une demande à cet effet. Si, après avoir examiné l’information recueillie ou obtenue, ACC estime qu’une personne peut être admissible à un avantage ou à un service, il peut aviser cette personne de son intention de la dispenser de l’obligation de présenter une demande. Il est à noter que les dispenses ne s’appliquent qu’aux décisions de premier niveau relatives à l’admissibilité. Elles ne s’appliquent donc pas aux révisions de décisions (Unités nationales des appels de premier et second palier).

Suite à la confirmation par ACC de l’admissibilité du Vétéran à l’AEF, le Vétéran peut avoir accès au financement des programmes officiels d’études et de formation. Pour recevoir un financement, le programme d’étude doit satisfaire certains critères tels que menés à l’obtention d’un grade, d’un diplôme, d’un certificat ou d’une certification. Selon l’alinéa 5.3 (2), le vétéran qui demande un versement au titre de l’allocation aux fins prévues à l’alinéa (1)a) fourni au ministre une preuve d’inscription ou d’admission à l’établissement pour toute période d’études à venir ainsi que les renseignements réglementaires. Donc, un plan d’études et de formation doit être élaboré et présenté à ACC, avec tous les renseignements requis pour mener à une décision, par le Vétéran avant le début du programme d’enseignement. Aucun versement rétroactif ne peut être effectué pour des études ou une formation déjà commencée ou terminée. Il est aussi à noter que l’objectif n’est pas d’accorder le plein montant de la prestation si le coût et la durée du programme d’études ne l’exigent pas. Les vétérans libérés honorablement entre le 1er avril 2006 et le 31 mars 2018 ont jusqu’au 1er avril 2028 pour recevoir les fonds.

Les informations contenues dans votre dossier ont été examinées avec soin et considération. Selon les informations disponibles, vous avez présenté à ACC une demande d’admissibilité à l’AEF le 29 décembre 2022. Cette demande fut approuvée le 30 décembre 2022. Le 13 janvier 2023, vous avez soumis votre plan de programme officiel pour votre programme de formation en Ostéopathie à l’établissement d’enseignement Académie Sutherland d’ostéopathie du Québec. Ce plan démontrait que votre formation débutait le 18 septembre 2015 et était étalée sur une période de sept ans pour terminer le 20 janvier 2023. Comme expliqué ci-haut, puisque votre formation a débuté avant la soumission de votre plan de formation je ne peux en approuver le financement. Basé sur les informations contenues dans votre dossier, je dois confirmer la décision précédente. »

[28] Le demandeur dépose une demande de contrôle judiciaire de la Décision à cette cour par la suite.

VII. Question en litige

[29] La question en litige est de savoir si la Décision est déraisonnable.

VIII. La norme de contrôle

[30] Les parties soumettent que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable. Je suis en accord avec les parties.

[31] La Cour suprême du Canada réitère la manière dont la norme de contrôle est déterminée dans l’arrêt Pepa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CSC 21 au para 35 [Pepa] comme suit :

[35] L’arrêt Vavilov a établi une présomption suivant laquelle lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Cette présomption est réfutée dans deux cas. Le premier est celui où le législateur a soit (A) indiqué qu’il souhaite qu’une norme différente s’applique en prescrivant expressément la norme de contrôle, soit (B) prévu l’appel de la décision administrative devant une cour de justice (par. 17; voir aussi Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 40; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900, par. 27). Le deuxième est celui où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov, par. 17; Mason, par. 39; Société canadienne des postes, par. 27). Cette deuxième catégorie comporte trois sous‑catégories : les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, par. 17; Mason, par. 41).

[32] La Cour suprême du Canada résume la façon dont la norme de contrôle doit être appliquée à une décision administrative aux paragraphes 46 à 49 du même arrêt, comme suit :

[46] Les décideurs administratifs jouissent « [d’un privilège] en matière d’interprétation » (Société canadienne des postes, par. 40, citant McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 40). Une méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable commence par un examen des motifs donnés et « cherch[e] à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, par. 84). Les motifs sont examinés pour établir s’ils ont mené à une décision qui était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est assujetti (par. 84‑85).

[47] Suivant cette méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », les cours de révision devraient se rappeler que « les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et qu’il n’est pas nécessaire que ceux‑ci « fassent […] référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » (Vavilov, par. 84 et 91, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 16). Ce qui est requis dépendra du contexte (Société canadienne des postes, par. 30). Le juge siégeant en révision doit interpréter les motifs du décideur « de façon globale et contextuelle » (Vavilov, par. 97), « en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus », y compris « la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question » (par. 94).

[48] Les cours de révision ne devraient pas se demander comment elles auraient elles‑mêmes tranché une question, mais elles devraient plutôt se concentrer sur la question de savoir si la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu — était déraisonnable (Vavilov, par. 75 et 83). Une cour de révision ne devrait pas établir son « propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait [le décideur administratif] » (par. 83, et Société canadienne des postes, par. 40, citant tous les deux Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 100 Admin. L.R. (5th) 315, par. 28). Une cour de révision ne devrait pas non plus se demander « quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif [...] tente[r] [...] de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur [...] se livre[r] [...] à une analyse de novo, [ni] cherche[r] [...] à déterminer la solution “correcte” au problème » (Vavilov, par. 83; voir aussi Société canadienne des postes, par. 40).

[49] La lacune qu’invoque la partie contestant la décision doit être « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, par. 100). L’arrêt Vavilov a fait état de deux types de « lacunes fondamentales » qui indiquent qu’une décision administrative est déraisonnable : (1) le manque de logique interne du raisonnement; et (2) le manque de justification compte tenu des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision (par. 101). Une cour de révision n’est pas tenue de classer le caractère déraisonnable dans l’une de ces catégories, car ces dernières constituent simplement des descriptions utiles permettant de comprendre comment une décision pourrait être déraisonnable (par. 101).

[33] Dans Pepa, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la norme de contrôle applicable lorsqu’un décideur administratif est appelé à interpréter une disposition législative, même s’il existe de multiples interprétations de la même disposition. Appliquant le cadre établi dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason], elle a réitéré que l’interprétation législative, lorsqu’elle ne concerne pas une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, une question constitutionnelle ou une question liée aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs, doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable, conformément à la présomption établie dans Vavilov [Pepa aux paras 38 et 39].

[34] Cette affaire ne soulève aucune question d’interprétation législative relevant d’une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, ni une question constitutionnelle, ni encore une question liée aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs. Ainsi, je conclus, comme la Cour suprême du Canada l’a fait dans Pepa, que la norme de contrôle applicable à la décision de l’Unité nationale des appels de deuxième palier dans cette affaire est celle de la décision raisonnable.

[35] Comme l’indique la Cour suprême du Canada au paragraphe 124 de Vavilov, une cour de révision devrait hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif :

[124] Enfin, même si la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas procéder à une analyse de novo ni déterminer l’interprétation « correcte » d’une disposition contestée, il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle‑ci : Dunsmuir, par. 72‑76. Cette conclusion a été tirée notamment dans l’arrêt Nova Tube Inc./Nova Steel Inc. c. Conares Metal Supply Ltd., 2019 CAF 52, où, après avoir analysé le raisonnement du décideur administratif (par. 26‑61 (CanLII)), le juge Laskin a statué que l’interprétation de ce décideur était déraisonnable et, en outre, que les facteurs dont il a tenu compte militaient si fortement en faveur de l’interprétation contraire qu’elle constituait la seule interprétation raisonnable de la disposition en cause : par. 61. Comme nous l’expliquerons plus loin, il ne servirait à rien de renvoyer la question de l’interprétation au décideur initial en pareil cas. Par contre, les cours de justice devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif.

[36] La Cour suprême du Canada indique aussi au paragraphe 51 de Pepa, citant Vavilov, qu’une décision révisée selon la norme de la décision raisonnable peut souffrir d’un manque de justification compte tenu des contraintes juridiques et factuelles si elle est indéfendable sous certains rapports, notamment en raison :

« […] du régime législatif applicable et de tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent, des principes d’interprétation des lois, de la preuve portée à la connaissance du décideur et des faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office, des observations des parties, des pratiques et décisions antérieures de l’organisme administratif et, enfin, de l’impact potentiel de la décision sur l’individu qui en fait l’objet » Vavilov, par. 106, voir aussi les par. 99‑115). »

[37] En matière d’interprétation législative, le décideur administratif doit tenir compte des contraintes imposées par les principes modernes d’interprétation des lois. Le fait de ne pas procéder à sa propre interprétation d’une disposition législative n’est pas, en soi, une erreur fatale, car les décideurs administratifs ne sont pas tenus en toutes circonstances d’entreprendre une interprétation formaliste de la loi. Néanmoins, le fond de l’interprétation d’une disposition législative par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet, tout en appliquant les principes habituels d’interprétation législative, soit, en lisant les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Pepa aux paras 63 et 87; Vavilov au para 120).

IX. Le cadre législatif

[38] La Loi no 1 d’exécution du budget de 2017, LC 2017, c 20, sanctionnée le 22 juin 2017, a modifié la LBEV et y a ajouté, entre autres, la Partie 1.1 qui établit les AEF ainsi que les conditions d’admissibilité permettant à un vétéran de demander une AEF et d’en recevoir son versement. Le Règlement a été modifié en conséquence.

[39] Les dispositions de la LBEV qui sont d’intérêt dans cette affaire sont libellées comme suit :

Définitions

Definitions

2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2 (1) The following definitions apply in this Act.

Forces canadiennes Les forces armées visées à l’article 14 de la Loi sur la défense nationale, ainsi que les forces navales, les forces de l’armée ou les forces aériennes du Canada ou de Terre-Neuve qui les ont précédées.

Canadian Forces means the armed forces referred to in section 14 of the National Defence Act, and includes any predecessor naval, army or air forces of Canada or Newfoundland.

Indemnisation Allocation pour études et formation, prime à l’achèvement des études ou de la formation, prestation de remplacement du revenu, allocation de soutien du revenu, indemnité pour blessure grave, indemnité d’invalidité, indemnité pour douleur et souffrance, indemnité supplémentaire pour douleur et souffrance, indemnité de décès, allocation vestimentaire, indemnité de captivité ou allocation de reconnaissance pour aidant prévues par la présente loi.

Compensation means any of the following benefits under this Act, namely, an education and training benefit, an education and training completion bonus, an income replacement benefit, a Canadian Forces income support benefit, a critical injury benefit, a disability award, pain and suffering compensation, additional pain and suffering compensation, a death benefit, a clothing allowance, a detention benefit or a caregiver recognition benefit.

Objet

Purpose

2.1 La présente loi a pour objet de reconnaître et d’honorer l’obligation du peuple canadien et du gouvernement du Canada de rendre un hommage grandement mérité aux militaires et vétérans pour leur dévouement envers le Canada, obligation qui vise notamment la fourniture de services, d’assistance et de mesures d’indemnisation à ceux qui ont été blessés par suite de leur service militaire et à leur époux ou conjoint de fait ainsi qu’au survivant et aux orphelins de ceux qui sont décédés par suite de leur service militaire. Elle s’interprète de façon libérale afin de donner effet à cette obligation reconnue.

2.1 The purpose of this Act is to recognize and fulfil the obligation of the people and Government of Canada to show just and due appreciation to members and veterans for their service to Canada. This obligation includes providing services, assistance and compensation to members and veterans who have been injured or have died as a result of military service and extends to their spouses or common-law partners or survivors and orphans. This Act shall be liberally interpreted so that the recognized obligation may be fulfilled.

PARTIE 1.1

PART 1.1

Allocation pour études et formation

Education and Training Benefit

Définitions

Definitions

5.11 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

5.11 The following definitions apply in this Part.

Force de réserve S’entend au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la défense nationale.

Regular force has the same meaning as in subsection 2(1) of the National Defence Act.

Force régulière S’entend au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la défense nationale.

Reserve force has the same meaning as in subsection 2(1) of the National Defence Act.

Réserve supplémentaire S’entend au sens de l’article 2.034 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes.

Supplementary Reserve has the meaning assigned by article 2.034 of the Queen’s Regulations and Orders for the Canadian Forces.

Vétéran Ex-militaire ou militaire de la Réserve supplémentaire.

Veteran means a former member or a member of the Supplementary Reserve.

Admissibilité : vétéran

Eligibility — veterans

5.2 (1) Le ministre peut, sur demande, verser une allocation pour études et formation au vétéran, en conformité avec les articles 5.3 ou 5.5, si celui-ci, à la fois :

5.2 (1) The Minister may, on application, pay an education and training benefit to a veteran in accordance with section 5.3 or 5.5 if the veteran

a) a servi pendant au moins six ans au total dans la force régulière ou dans la force de réserve, ou dans les deux;

(a) served for a total of at least six years in the regular force, in the reserve force or in both; and

b) a été libéré honorablement des Forces canadiennes le 1er avril 2006 ou après cette date ou a été transféré de la force régulière ou d’un sous-élément de la force de réserve à la Réserve supplémentaire à cette date ou après celle-ci.

(b) was honourably released from the Canadian Forces on or after April 1, 2006 or was transferred from the regular force or another subcomponent of the reserve force to the Supplementary Reserve on or after that date.

Somme cumulative maximale

Maximum cumulative amount

(2) La somme cumulative maximale qui peut être versée au vétéran est de 40 000 $ ou, s’il a servi pendant au moins douze ans au total dans la force régulière ou dans la force de réserve, ou dans les deux, 80 000 $.

(2) The maximum cumulative amount that the Minister may pay to a veteran is $40,000 or, if the veteran served for a total of at least 12 years in the regular force, in the reserve force or in both, $80,000.

(3) [Abrogé, 2019, ch. 29, art. 319]

(3) [Repealed, 2019, c. 29, s. 319]

Programme d’études : établissement d’enseignement

Course of study at educational institution

5.3 (1) L’allocation pour études et formation peut être versée aux fins suivantes :

5.3 (1) An education and training benefit may be paid to a veteran entitled to a benefit under this Part in respect of

a) les cours ou la formation suivis dans un établissement d’enseignement, dans le cadre d’un programme d’études en vue de l’obtention d’un diplôme, d’un certificat ou d’un titre;

(a) education or training received from an educational institution as part of a course of study leading to the completion of a degree, diploma, certification or designation; and

b) les frais, notamment de subsistance, encourus par le vétéran pendant qu’il est inscrit à cet établissement.

(b) any expenses, including living expenses, that may be incurred by the veteran while enrolled at the institution.

Demande

Request for payment

(2) Le vétéran qui demande un versement au titre de l’allocation aux fins prévues à l’alinéa (1)a) fournit au ministre une preuve d’inscription ou d’admission à l’établissement pour toute période d’études à venir ainsi que les renseignements réglementaires.

(2) A veteran requesting payment in respect of education or training described in paragraph (1)(a) shall provide the Minister with proof of acceptance, enrolment or registration at the institution for an upcoming period of study and with any prescribed information.

Renseignements supplémentaires

Additional information

(3) Le ministre peut demander que le vétéran lui communique des renseignements supplémentaires afin de prendre la décision visée au paragraphe (4).

(3) The Minister may request that the veteran provide the Minister with additional information for the purpose of making the determination under subsection (4).

Décision du ministre

Minister’s determination

(4) Sur réception de la preuve et des renseignements et s’il est convaincu que le versement demandé peut être fait, le ministre, à la fois :

(4) On being provided with the proof and information, the Minister shall, if he or she is satisfied that the requested payment may be made to the veteran, determine

a) fixe le montant du versement;

(a) the amount of the payment;

b) décide de la période d’études à laquelle il sera appliqué;

(b) the period of study to which that amount is allocated; and

c) décide de la date du versement.

(c) the day on which the payment is to be made.

Date de versement

Payment day

(5) Le versement au titre de l’allocation ne peut être fait avant le soixantième jour précédant la date à laquelle les frais associés aux études ou à la formation doivent être acquittés auprès de l’établissement pour la période d’études en cause ou, si aucune date n’a été fixée, avant le soixantième jour précédant le début de cette période.

(5) The day on which the payment is to be made must be no earlier than the 60th day before

 

(a) the day on which fees for the education or training are due to be paid to the institution in respect of the period of study; or

 

(b) the day on which the period of study begins, if the institution fixes no day on which the fees are due.

Dispense

Waiver

Dispense de l’obligation de présenter une demande

Waiver of requirement for application

78.1 (1) Le ministre peut dispenser une personne de l’obligation de présenter une demande d’indemnisation, de services de réorientation professionnelle, de services de réadaptation ou d’assistance professionnelle visés par la présente loi s’il estime, d’après les renseignements qu’il a obtenus dans l’exercice de ses attributions, que la personne pourrait être admissible à cette indemnisation, à ces services ou à cette assistance si elle présentait une demande.

78.1 (1) The Minister may waive the requirement for an application for compensation, career transition services, rehabilitation services or vocational assistance under this Act if he or she believes, based on information that has been collected or obtained by him or her in the exercise of the Minister’s powers or the performance of the Minister’s duties and functions, that a person may be eligible for the compensation, services or assistance if they were to apply for it.

Notification

Notice of intent

(2) S’il entend dispenser une personne de l’obligation de présenter une demande, le ministre l’en avise selon les modalités prévues par règlement.

(2) If the Minister intends to waive the requirement for an application in respect of a person, the Minister shall notify the person in the prescribed manner of that intention.

Acceptation

Accepting waiver

(3) La personne peut accepter d’être dispensée de cette obligation en avisant le ministre, selon les modalités prévues par règlement, de sa décision; elle est alors tenue de fournir au ministre les renseignements ou les documents que celui-ci demande dans le délai qu’il fixe.

(3) The person may accept to have the requirement for an application waived by notifying the Minister in the prescribed manner of their decision to accept the waiver and, in that case, the person shall, in any period specified by the Minister, provide him or her with any information or document that he or she requests.

Date de la dispense

Date of waiver

(4) La dispense est octroyée à la date où le ministre reçoit l’avis d’acceptation.

(4) The requirement for an application is waived on the day on which the Minister receives the person’s notice of their decision to accept the waiver of the requirement.

Demande exigée par le ministre

Minister may require application

(5) Le ministre peut, à tout moment après avoir avisé la personne qu’il entend lui accorder une dispense et pour toute raison qu’il estime raisonnable dans les circonstances, exiger que cette personne présente une demande, notamment si elle n’a pas fourni les renseignements demandés dans le délai fixé; le cas échéant, le ministre l’en avise par écrit.

(5) The Minister may, at any time after he or she notifies the person of his or her intention to waive the requirement for an application and for any reason that he or she considers reasonable in the circumstances, including if the person does not provide the Minister with the information that he or she requested in the period that he or she specifies, require that the person make an application and, in that case, the Minister shall notify the person in writing of that requirement.

Dispense annulée

Waiver cancelled

(6) La dispense est annulée à la date où le ministre avise la personne qu’elle doit présenter une demande.

(6) A waiver is cancelled on the day on which the Minister notifies the person that they are required to make an application.

Effet de la dispense

Effect of waiver

78.2 (1) Lorsque le ministre dispense une personne de l’obligation de présenter une demande d’indemnisation, de services de réorientation professionnelle, de services de réadaptation ou d’assistance professionnelle visés par la présente loi, la demande est réputée avoir été présentée à la date de l’octroi de la dispense.

78.2 (1) If the requirement for an application for compensation, career transition services, rehabilitation services or vocational assistance under this Act is waived by the Minister, the application is deemed to have been made on the day on which the requirement is waived.

Effet de l’annulation de la dispense

Effect of cancelling waiver

(2) Malgré le paragraphe (1), si la dispense est annulée après la date où le ministre reçoit l’avis d’acceptation, aucune demande n’est réputée avoir été présentée.

(2) Despite subsection (1), if the waiver is cancelled after the day on which the Minister receives the person’s notice of their decision to accept the waiver, no application is deemed to have been made.

[40] Le Règlement et les politiques d’ACC, bien que soulevés à certains égards par les parties, ne figurent pas dans la Décision sous révision. Leur étude n’est pas nécessaire pour les fins de ce jugement. Leurs dispositions ne seront donc pas reproduites ici.

X. Les arguments des parties

A. Les arguments du demandeur

[41] Le demandeur soutient que la Décision est déraisonnable pour deux motifs.

[42] Dans un premier temps, le demandeur plaide que l’interprétation des mots « pour toute période d’études à venir » retenue dans la Décision par rapport au paragraphe 5.3(2) de la LBEV reflète une lecture opportune des mots employés dans la loi, sans tenir compte de son texte, de son contexte et de son objet, et sans s’efforcer de réellement discerner le sens des mots et de l’intention du législateur, et ce contrairement à ce qui est requis en vertu de l’arrêt Vavilov (Vavilov au para 121). À l’appui de cet argument, il soumet que l’interprétation du paragraphe 5.3(2) de LBEV retenue dans la Décision est déraisonnable:

  • a)parce que le Décideur ne s’est pas efforcé de discerner le sens du paragraphe 5.3(2) de la LBEV;

  • b)parce que le sens ordinaire des mots n’est pas décisif;

  • c)parce qu’elle n’est pas conforme au principe de cohérence;

  • d)parce qu’elle produit des conséquences juridiques et pratiques absurdes;

  • e)parce qu’elle n’est pas conforme à l’intention du législateur;

  • f)parce qu’elle n’est pas conforme à l’objet de la LBEV.

[43] Dans un deuxième temps, le demandeur argumente que la Décision ne tient pas compte de ses arguments principaux. Le demandeur fait valoir qu’il a formulé des arguments précis contestant l’interprétation stricte et littérale de la LBEV retenue par ACC tout au long de son processus de révision devant les Unité nationale des appels de premier et de deuxième palier. Il allègue que la Décision est muette à l’égard de ses arguments et ce, à tort, puisqu’un décideur administratif doit, dans sa décision, démontrer qu’il était conscient des éléments essentiels des arguments soulevés (Vavilov au para 120).

(1) Les arguments d’interprétation

[44] Le demandeur soutient que le Décideur interprète l’expression « pour toute période d’études à venir », libellé au paragraphe 5.3(2) de la LBEV comme imposant une condition indispensable, sine qua non, au versement de l’AEF. Ce faisant, soutient-il, le Décideur a rendu une décision déraisonnable en affirmant ne pas avoir l’autorité d’accorder une dispense au demandeur en vertu de l’article 78.1 de la LBEV dans le cadre d’une demande de révision. Or, la LBEV prévoit une telle possibilité sans préciser à quel stade décisionnel en révision elle peut s’appliquer à une demande « d’indemnisation » tel que défini dans la LBEV.

[45] Le demandeur plaide que, bien qu’il soit apparemment clair et exempt d’ambiguïté, le sens ordinaire des mots « pour toute période d’études à venir » figurant au paragraphe 5.3(2) de la LBEV n’est pas décisif (R c Alex, 2017 CSC 37, [2017] 1 RCS 967 au para 31 [Alex]). Il note par ailleurs que la version anglaise du libellé du paragraphe, « for an upcoming period of study », ne souffre pas d’ambiguïté. Il allègue que des mots en apparence clairs et exempts d’ambiguïté peuvent, en fait, se révéler ambigus ou créer des conflits, des incohérences ou des effets absurdes, une fois placés dans leur contexte et que c’est précisément ce qui se passe dans cette affaire.

[46] Le demandeur fait valoir qu’à cet égard l’interprétation stricte et littérale du Décideur du paragraphe 5.3(2) de la LBEV crée un conflit au sein de l’article 5.3 de la LBEV. Les tribunaux présument que l’ensemble des textes législatifs édictés par une législature ne comporte pas de contradictions ou d’incohérences et que chaque disposition peut être appliquée sans entrer en conflit avec une autre (Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 au para 93). En outre, il est présumé que les dispositions législatives sont destinées à fonctionner ensemble, tant sur le plan logique que téléologique (English v Richmond (City), 2021 BCCA 442 au para 114). Le demandeur invoque le temps des verbes employés à l’alinéa 5.3(1)(a) et aux paragraphes 5.3(1) et 5.3(2) de la LBEV, dans leurs versions anglaise et française, afin de soutenir qu’une interprétation plausible reconnaît, dans la LBEV, le pouvoir de verser l’AEF pour des études déjà commencées ou terminées.

[47] Le demandeur fait remarquer en plus que l’article 78.1 de la LBEV est un indice significatif que le législateur ne voulait pas que l’obligation de soumettre une demande « pour toute période d’études à venir » fasse échec au versement de l’AEF. Le simple fait de l’existence d’une disposition qui permet l’octroi d’une dispense de l’obligation de présenter une demande d’indemnisation en vertu de la LBEV suffit à contrecarrer l’interprétation retenue dans la Décision.

[48] Le demandeur plaide ensuite que l’interprétation de la LBEV retenue par le Décideur dans la Décision produit des conséquences juridiques et pratiques absurdes. Il soutient qu’en édictant le paragraphe 5.2(1)b) de la LBEV, le législateur a exprimé clairement son intention de permettre aux vétérans de la force régulière ayant servi pendant au moins six ans et libérés honorablement à partir du 1er avril 2006 de bénéficier de l’AEF. Malgré cette intention clairement exprimée, le demandeur soumet que le défendeur a interprété le paragraphe 5.3(2) de manière à conclure que la demande devait absolument être soumise avant le début des études pour permettre le versement de l’AEF. Le demandeur avance que cette interprétation restrictive produit des effets pratiques absurdes puisque les vétérans libérés honorablement avant l’entrée en vigueur des dispositions de la LBEV en 2018 n’auront pas accès à des AEF s’ils ont suivi des programmes de formation avant 2018. Il soutient en outre que si la soumission d’une demande avant le début des études constitue effectivement une condition nécessaire au versement d’une l’AEF, il faut rappeler que le régime législatif de l’AEF n’existait pas avant le 1er avril 2018 (incluant le règlement d’application, la politique, la procédure et les formulaires concernant l’AEF). De ce fait, il plaide, l’effet de l’interprétation privilégiée par le défendeur est qu’aucun vétéran libéré entre le 1er avril 2006 et le 1er avril 2018 ne peut avoir accès à l’AEF.

[49] Le demandeur allègue également que l’interprétation retenue dans la Décision ne reflète pas l’intention du législateur parce qu’elle n’est pas conforme à l’historique législatif du projet de loi C-44. À l’appui de son argument, le demandeur cite des témoignages devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, défense et anciens combattants, lequel a étudié le projet de loi C-44.

[50] Finalement, le demandeur plaide que l’interprétation législative retenue dans la Décision n’est pas conforme à l’objet de la LBEV et réduit l’accessibilité des vétérans admissibles à l’AEF plutôt que de favoriser la réalisation des obligations reconnues dans la loi. L’interprétation du défendeur n’est pas justifiable au regard de l’objet fondamental exprimé à l’article 2.1 de la LBEV.

(2) Les arguments principaux non pris en compte par le Décideur

[51] Le demandeur soutient que les motifs de la Décision ne tiennent pas compte des arguments principaux qu’il a soulevés. Le demandeur affirme qu’il n’a pas l’impression d’avoir été écouté. Il s’inquiète à savoir si le Décideur a été attentif et sensible à ses arguments.

[52] Le demandeur soutient que le Décideur n’a pas véritablement écouté son argument relativement au pouvoir de dispense prévu à l’article 78.1 de la LBEV et dans les politiques d’ACC. Il insiste que le défendeur écarte cette question en avançant que les Unités nationales des appels n’ont pas l’autorité d’octroyer une dispense, seul le décideur de premier niveau peut le faire. Pourtant, aucune disposition de la LBEV ou du Règlement n’empêche l’Unité des appels de second palier d’autoriser une dispense pour remédier au seul obstacle qui, selon le demandeur, empêche le versement de l’AEF. Le demandeur s’appuie sur l’article 83 de la LBEV et le paragraphe 69(4) du Règlement pour réclamer un large pouvoir de révision et de modification de toute décision prise dans son cas.

[53] Finalement, le demandeur plaide que le Décideur aurait pu fort bien arriver à un résultat différent s’il avait pris en compte le texte, le contexte et l’objet de la LBEV.

B. Les arguments du défendeur

[54] Le défendeur plaide que la Décision s’inscrit solidement dans les paramètres prévus par les contraintes juridiques et factuelles auxquelles était astreint le Décideur. Il plaide que le demandeur ne démontre pas que la Décision repose sur une analyse irrationnelle ni qu’elle soit dépourvue de fondement dans l’analyse effectuée. Il soumet qu’aucune faille dans la logique interne de la Décision ne peut être identifiée.

(1) Les arguments d’interprétation

[55] Le défendeur affirme que l’AEF prévu par la LBEV est entré en vigueur le 1er avril 2018. L’AEF permet à un vétéran ayant un minimum de six ou douze années de service de percevoir une allocation allant jusqu’à 40 000 $ ou 80 000 $. Cette allocation est indexable et a pour objectif de compenser les frais de cours, de formation ou d’autres frais encourus dans le cadre d’un programme d’études, ainsi que les frais de subsistance encourus.

[56] Le défendeur plaide que la LBEV prévoit que le processus de demande d’AEF se décline en deux étapes : le vétéran doit d’abord être déclaré admissible en vertu de l’article 5.2 de la LBEV, puis il peut soumettre une demande d’AEF visant une période d’études à venir en vertu de l’article 5.3 de la LBEV.

[57] Le défendeur plaide que l’alinéa 5.2(1)b) n’a pas d’effet rétroactif et ne s’applique pas aux périodes antérieures à son entrée en vigueur, le 1er avril 2018, comme le prétend le demandeur. Il avance que les mots employés dans le paragraphe 5.2(1)(b) de la LBEV signifient seulement que seuls les vétérans libérés des FAC après le 1er avril 2006 sont admissibles et peuvent soumettre une demande d’allocation visant une période à venir en vertu de l’article 5.3 de la LBEV. Ainsi, la LBEV reflète le choix du législateur de rendre l’AEF disponible aux vétérans libérés à compter du 1er avril 2006, excluant effectivement ceux qui ont été libérés avant cette date. La date du 1er avril 2006 n’est pertinente qu’aux fins de l’admissibilité au programme. Cependant, l’admissibilité au programme n’entraîne pas automatiquement un droit à une AEF. Étant donné la présomption de non-rétroactivité des lois, la Décision tient compte des contraintes législatives et est raisonnable. Le défendeur est d’avis que donner raison au demandeur dans de telles circonstances équivaudrait à faire fi de l’intention évidente et manifeste du législateur, qui a choisi la date du 1er avril 2018 pour l’entrée en vigueur du programme d’AEF.

[58] Le défendeur note que l’admissibilité du demandeur au programme n’est pas en litige puisqu’il a été déclaré admissible à l’allocation le 30 décembre 2022. Le litige porte uniquement sur la question de savoir si le refus d’accorder une AEF est raisonnable dans les circonstances.

[59] Le défendeur invoque que le paragraphe 5.3(2) de la LBEV exige qu’un vétéran soumette une demande de versement en fournissant les renseignements exigés pour « toute période d’études à venir ». En s’appuyant sur la méthode moderne d’interprétation des lois réaffirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 RCS 27, le défendeur soumet que l’interprétation de la LBEV requiert la considération des termes de cette loi dans leur « contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».

[60] Le défendeur souligne que de nombreux indicateurs textuels au paragraphe 5.3(2) de la LBEV démontrent que l’AEF a une vocation prospective. Le plus important indicateur est l’emploi de l’expression « toute période d’études à venir » en français et « for an upcoming period of study » en anglais. Selon le défendeur, ces mots ne laissent place qu’à une seule interprétation : le législateur entendait instaurer un programme permettant aux vétérans de bénéficier d’une allocation pour des périodes d’études à venir, et non pour des périodes d’études déjà complétées.

[61] Le défendeur souligne aussi que, pour l’application du paragraphe 5.3(2) de la LBEV, le Règlement exige du vétéran intéressé, à l’alinéa 5.02(a), un « plan d’études et de formation / education and training plan » qui contienne « la durée prévue du programme / the anticipated duration of the course of study ». De même, la notion de « prévoir / anticipate », dans l’expression « durée prévue / anticipated duration » à ce même alinéa, situe nécessairement le vétéran en amont de sa période de formation. Le verbe « prévoir » signifie « imaginer à l’avance comme probable », « envisager », « organiser d’avance » ou encore « décider pour l’avenir ». La durée prévue s’oppose ainsi à la durée réelle.

[62] Le défendeur fait valoir que le Règlement exige également que le vétéran fournisse ses résultats d’évaluations de la période en cours pour les demandes de versements subséquents. Cette exigence est un autre indice du caractère prospectif du programme d’AEF, puisque le ministre doit pouvoir évaluer les résultats du vétéran à chaque période d’études afin d’exercer son pouvoir de suspension ou d’annulation de l’allocation prévu à l’article 5.92 de la LBEV.

[63] Le défendeur soutient que l’interprétation du demandeur, selon laquelle le ministre disposerait du pouvoir discrétionnaire d’ordonner un paiement d’une AEF pour une période antérieure, équivaudrait à nier :

la présomption de non-rétroactivité des lois, sauf disposition claire en ce sens, laquelle n’existe pas en l’espèce;

les termes « pour toute période d’études à venir », figurant à l’article 5.3 de la LBEV;

le pouvoir du ministre de suspendre ou annuler l’allocation, prévu à l’article 5.92 de la LBEV;

le pouvoir du ministre de vérifier que le vétéran progresse vers les objectifs de son plan d’études, comme prévu à l’article 5.1 de la LBEV et au paragraphe 5.11(1) du Règlement;

l’obligation du vétéran de fournir un plan de formation, prévue à l’alinéa 5.02(a) du Règlement, afin que le ministre puisse prendre une décision sur la demande de versement.

[64] Selon le défendeur, l’ensemble de ces exigences légales et réglementaires démontre que l’article 5.3 de la LBEV, interprété selon le sens ordinaire des mots et dans son contexte global, doit être compris comme prévoyant un programme destiné à fournir une allocation pour des périodes d’études à venir. Interpréter le programme d’AEF comme s’appliquant rétroactivement équivaudrait ni plus ni moins à faire fi du libellé de la LBEV et à ignorer entièrement le cadre réglementaire.

(2) Le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense

[65] Le défendeur soutient que le pouvoir du ministre d’accorder une dispense d’admissibilité, prévu à l’article 78.1 de la LBEV, est d’abord discrétionnaire et, ensuite, vise la demande d’admissibilité au programme au sens de l’article 5.2 de la LBEV, et non le versement d’une AEF après la satisfaction des exigences du paragraphe 5.3(2) de la LBEV. Selon le défendeur, l’interprétation du demandeur confère au pouvoir de dispense une portée trop large et erronée qui ne s’applique pas dans les circonstances.

(3) L’historique législatif est peu probant et irrégulièrement produit

[66] Le défendeur fait valoir que le recours du demandeur à certains extraits des débats parlementaires tenus au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, défense et anciens combattants, afin de soutenir sa prétention que le décideur a « échafaudé une interprétation à partir d’un résultat souhaité » et n’a pas étudié le contexte dans lequel s’inscrivent les termes « pour toute période d’études à venir » est peu probant et irrégulièrement produit.

[67] Les extraits cités par le demandeur ne faisaient pas partie de la demande soumise au Décideur pour examen et décision. Ainsi, ces extraits ne sauraient avoir d’incidence sur le caractère raisonnable de la décision. Par ailleurs, ces extraits n’ont pas été produits en preuve en vertu de la règle 306 des Règles des Cours fédérales, privant le défendeur de l’opportunité de répondre à cet argument.

[68] De toute façon, comme exprimé par la Cour suprême du Canada au paragraphe 89 du Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, les débats parlementaires doivent être abordés avec une grande prudence dans l’exercice de l’interprétation des lois. Il faut reconnaître que « que le dossier regorgera souvent de déclarations contradictoires, que les personnes prenant la parole peuvent faire des erreurs par inadvertance en présentant un texte de loi ou en en parlant, et que prélever sélectivement des passages apparemment utiles du dossier est une mauvaise pratique ».

XI. Analyse

[69] La question de la raisonnabilité de la Décision comporte deux volets : a) est-ce que l’interprétation du Décideur des dispositions the LBEV est raisonnable; et b) est-ce que le Décideur a effectivement fait preuve d’attention et de sensibilité à l’égard de la question qui lui était soumise par le demandeur?

A. L’interprétation du Décideur des dispositions de la LBEV est raisonnable

[70] Le juge Stratas résume bien un grand corpus jurisprudentiel qui discute du rôle d’une cour de révision saisie d’une demande de contrôle judiciaire lorsque la question en litige implique l’interprétation d’une loi ou d’un règlement dans Le-Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66, où il précise :

[16] L’évaluation de l’utilité repose sur l’examen des questions véritables et réelles en litige dans l’instance. Les intervenants proposés doivent les examiner avec précision. Par exemple, bien que cet appel puisse être vaguement considéré comme portant sur l’interprétation du Règlement, la Cour, qui procède au contrôle du caractère raisonnable d’une décision, n’interprétera pas le Règlement lui-même pour imposer cette interprétation au décideur, ce qui équivaudrait à un examen fondé sur la norme de la décision correcte. Au lieu de cela, la Cour devra, notamment en se penchant sur la particularité de ce dossier, se prononcer sur la question de savoir si le ministre était suffisamment conscient du texte, du contexte et de l’objet de la loi, et qu’il en a dégagé une interprétation d’une manière qui était acceptable et défendable. Voir l’arrêt Vavilov aux paras. 115-124.

[17] L’intervenant qui entend inviter la Cour à adopter une interprétation particulière de la loi et à l’imposer au décideur administratif fait fausse route. Sauf en de rares circonstances où un bref de mandamus est justifié, notre Cour, en tant que cour de révision qui procède au contrôle du caractère raisonnable d’une décision, ne donnera pas sa propre interprétation du Règlement, ne s’en servira pas comme critère pour comparer son interprétation à celle du décideur administratif, et n’imposera pas son interprétation au décideur administratif : Vavilov au para. 83, renvoyant à l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL) au para. 28; voir également l’arrêt Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] A.C.F. no 228 (QL) aux paras. 31-33. Après tout, il revient au décideur administratif de se prononcer sur le bien-fondé, y compris les questions d’interprétation législative. La cour de révision n’examine que la décision administrative, rien de plus : Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263; [2015] A.C.F. no 1396 (QL); Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, [2019] A.C.F. no 577, de même que les décisions qui y sont citées. Tout au plus, lors d’un contrôle du caractère raisonnable d’une décision, notre Cour peut encadrer le décideur administratif en lui enseignant la méthode d’interprétation législative et la façon de faire son travail. Elle ne peut toutefois pas indiquer au décideur administratif comment la méthode d’interprétation devrait entrer en jeu dans un cas donné.

[Je souligne.]

[71] Le fond de ces propos a été repris par la Cour suprême du Canada dans la dissidence des juges Côté et O’Bonsawin, au paragraphe 179 de Pepa, dissident sur des points autre que ceux-ci:

[179] Le tribunal qui applique la norme de la décision raisonnable lorsqu’il procède au contrôle d’une décision administrative qui soulève une question d’interprétation statutaire « ne procède pas à une analyse de novo de la question soulevée ni ne se demande “ce qu’aurait été la décision correcte” » (Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 68, citant Vavilov, par. 116; voir aussi Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900, par. 40; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 40). Les cours de révision ne doivent pas établir leur propre critère « pour ensuite jauger ce qu’a fait [le décideur administratif] » (Société canadienne des postes, par. 40, citant Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 100 Admin. L.R. (5th) 315, par. 28). Elles doivent plutôt examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu, en se rappelant que les décideurs administratifs « joui[ssent] d’un privilège en matière d’interprétation » (McLean, par. 40; Société canadienne des postes, par. 40; Vavilov, par. 116).

[Je souligne.]

[72] Dans tous les cas, cependant, il faut tenir compte du texte même de la loi. Comme l’indique la Cour suprême du Canada dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43 au paragraphe 24 :

… le texte de la loi, lequel demeure le point d’ancrage de l’opération d’interprétation. Le texte précise notamment les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs. Ces moyens [traduction] « peuvent révéler des réserves concernant les objectifs principaux, et c’est pourquoi le texte demeure le point central de l’interprétation » (M. Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022), 59 Alta. L. Rev. 919, p. 927; voir aussi les p. 930-931).

[73] Il s’impose donc de constater que les parties s’égarent dans leurs arguments lorsqu’ils invitent la Cour à adopter une interprétation de la LBEV ou du Règlement et à l’imposer au Décideur. Cette remarque s’applique aussi bien au demandeur qu’au défendeur. Le demandeur argumente qu’il existe une interprétation « plausible » de la LBEV et du Règlement qui permettrait le versement d’une AEF de façon rétroactive dans le cas d’une formation qui a débuté avant l’entrée en vigueur du programme d’AEF en 2018. Quant au défendeur, il invite cette Cour à accueillir son interprétation de la LBEV, sans pour autant la rattacher au raisonnement reflété dans la Décision.

[74] Une remarque préliminaire s’impose ici en raison de la question à l’étude et de la récente trilogie d’arrêts de la Cour suprême du Canada en matière d’interprétation des lois. La Cour suprême du Canada a rendu ses motifs dans les arrêts Piekut c. Canada (Revenu national), 2025 CSC 13, le 17 avril 2025, Telus Communications Inc. c. Fédération canadienne des municipalités, 2025 CSC 15, le 25 avril 2025, et Pepa, le 27 juin 2025. Ces trois arrêts ont été rendus postérieurement à la Décision, ainsi qu’à l’audition des arguments des parties dans le présent dossier. Aucun de ces arrêts ne modifie la méthode moderne de l’interprétation des lois qui précise qu’il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Vavilov au para 117; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. au para 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42 au para 26). Ni l’une ni l’autre des parties n’a, par ailleurs, demandé l’autorisation de présenter des arguments additionnels en raison de cette nouvelle jurisprudence.

[75] La Cour observe que la Partie 1.1. de la LBEV décrit des demandes distinctes ayant lieu à différentes étapes d’un schème d’allocation et de versement de bénéfices variés dans la mesure où un vétéran admissible en fait la demande et satisfait par ailleurs les exigences fixées par la LBEV et son Règlement. L’article 5.2 vise l’admissibilité d’un vétéran à potentiellement recevoir le versement d’une AEF en raison de son cheminement de carrière et de sa libération des FAC tout en prévoyant un montant maximal de bénéfices disponibles. Le paragraphe 5.3(1) circonscrit les programmes et frais pour lesquels une AEF peut être versée, les paragraphes 5.3(2) et 5.3(5) visent le mécanisme et les conditions de versement d’une AEF en lien avec la formation décrite par le vétéran, et le paragraphe 5.3(4) vise la discrétion du ministre par rapport au montant versable, de la période d’études à laquelle un versement peut être appliqué ainsi que sa date de versement. L’article 5.4 vise une demande pour une prime d’achèvement en sus d’une AEF. L’article 5.9, lui, vise la date limite à laquelle une AEF peut être versée à un vétéran en fonction de dates déterminées en fonction du cheminement de carrière d’un vétéran auprès des FAC. La Cour observe de plus que l’admissibilité d’un vétéran à une étape du schème d’allocation et de versement de bénéfices ne garantit pas l’admissibilité du vétéran au versement d’un bénéfice prévu à une autre étape du schème prévue dans la LBEV et son Règlement. Finalement, les articles 76 à 78.2 visent la procédure à suivre pour faire des demandes envisagées par la LBEV ainsi que le pouvoir discrétionnaire du ministre d’accorder une dispense de l’obligation de présenter une demande d’indemnisation.

[76] Le dossier devant la Cour contient la Décision elle-même ainsi que la feuille de travail du Décideur qui expose son raisonnement et sa démarche analytique à la lumière des arguments et de la preuve qui lui avaient été soumis. Cette feuille de travail permet à la Cour de mieux comprendre le raisonnement et les démarches du décideur et devrait être considérée dans l’analyse de la raisonnabilité de la Décision (Vavilov au para 103).

[77] La feuille de travail du Décideur démontre que celui-ci a examiné les correspondances au dossier, le contenu du dossier d’ACC, des documents variés et de l’information au dossier, ainsi que la LBEV, le Règlement et les politiques sur l’Allocation pour études et formation, la Dispense de l’obligation de présenter une demande, et sur la Révision des décisions rendues en vertu de la Partie 1, de la Partie 1.1, de la Partie 2 et de la Partie 3.1 de la LBEV.

[78] Le Décideur a examiné les circonstances factuelles que le demandeur avait soumises par rapport à son empêchement de déposer une demande de financement avant l’obtention de son diplôme en ostéopathie, ainsi qu’à sa demande de dispense en vertu de l’article 78.1 de la LBEV. À cet égard, le Décideur a noté ce qui suit dans sa feuille de travail :

« Le client explique que le Ministre devrait lui autorisé une dispense de l’obligation de soumettre une demande d’application. La politique concernant cette autorisation explique « Les dispenses ne s’appliquent qu’aux décisions de premier palier relatives à l’admissibilité. Elles ne s’appliquent pas aux révisions de décisions. ». Donc, l’UNASP n’a pas l’autorité d’accorder une dispense. De plus, La dispense concerne l’admissibilité à l’AEF, ce qui lui a été accordé le 2022-12-30. »

[Je souligne.]

[79] Le Décideur a également étudié l’argument du demandeur selon lequel il est injuste de lui refuser une AEF parce qu’il n’a pas suivi la procédure fixée par la LBEV, qui exige le dépôt d’une demande avant la fin de sa formation, alors même qu’il peut recevoir une allocation jusqu’au 1er avril 2028 en vertu du paragraphe 5.9(1.1) de la LBEV. Le demandeur avait formulé son argument en ces termes :

« Dans ses [sic] circonstances, il est clair qu’ACC possède toute l’information nécessaire pour prendre une décision concernant mon admissibilité à l’allocation. Avec cette information détaillée, il ne fait aucun doute que le ministre m’aurait accordé à l’époque une dispense de l’obligation de présenter une demande pour l’allocation.

Il est injuste de refuser mon éligibilité à l’allocation aujourd’hui parce que je n’ai pas suivi la formalité de présenter une demande avant la complétion de ma formation alors que la Loi permet expressément de déroger à cette manière de procéder. Le droit n’est pas le servant de la procédure.

Considérant les circonstances exceptionnelles susmentionnées qui expliquent pourquoi je n’ai pu présenter une demande avant la complétion de ma formation professionnelle en ostéopathie, je demande au ministre d’accorder rétroactivement une dispense de l’obligation de présenter une demande puisqu’ACC est en possession de toute l’information nécessaire pour prendre une décision concernant mon admissibilité à l’allocation.

Le ministre a l’autorité de verser l’allocation pour une formation déjà complétée.

Ayant été libéré honorablement en 2012, j’ai jusqu’au 1er avril 2028 pour recevoir les fonds (article 5.9(1.1) de la Loi). »

[80] La feuille de travail du Décideur démontre qu’il a considéré l’argument du demandeur fondé sur le paragraphe 5.9(1.1) de la LBEV et qu’il l’a écarté parce que l’article sur lequel s’appuie le demandeur vise la durée de l’allocation plutôt que l’approbation d’une demande d’octroi d’une AEF. Le raisonnement du Décideur est limpide à cet égard :

« Le client indique dans la lettre que la loi à présence [sic] sur la politique si il y a des erreurs dans la politique. Le client explique que, malgré la politique, il n’y aucune obligation de fournir une demande de financement pour une formation (plan formelle). Pour appuyer son argument le client cite la section 5.9 (1.1) de la Loi. Par contre cette section fait référence à la durée de l’allocation, c’est-à-dire que les Vétérans ont jusqu’à une certaine date pour recevoir les fonds de l’AEF (dans le cas du client, il a jusqu’au 31 mars 2028) suite à l’approbation d’une demande de financement pour une formation. »

[81] Le Décideur s’est ensuite penché sur le texte des paragraphes 5.3(1) et 5.3(2) de la LBEV sans pour autant prendre de notes à leur égard dans sa feuille de travail.

[82] La feuille de travail du Décideur ne reflète pas qu’il a particulièrement examiné les arguments du demandeur fondés sur l’article 5.4 et le paragraphe 5.9(3) de la LBEV, ni à l’argument selon lequel il devait interpréter la LBEV en fonction de l’objet de la loi, tel qu’énoncé à son article 2.1.

[83] La Décision elle-même reflète le raisonnement et l’analyse du Décideur.

[84] Au troisième paragraphe de la Décision, le Décideur expose ce qu’il a considéré pour les fins de la Décision.

[85] Au quatrième paragraphe de la Décision, le Décideur expose le contexte et l’objet de la Partie 1.1 de la LBEV, tout en notant que l’AEF n’a été introduite qu’en 2018. Le Décideur a particulièrement noté que :

« […] l’AEF est une allocation, introduite en 2018, qui vise à aider les Vétérans à effectuer une transition réussie de la vie militaire à la vie civile, à atteindre leurs objectifs en matière d’études après leur service militaire et à les préparer à être plus compétitifs sur le marché du travail civil. Le financement des programmes officiels d’études et de formation est offert aux vétérans admissibles pour leur permettre de poursuivre leur formation et leurs études au niveau postsecondaire. »

[86] Le cinquième et sixième paragraphe de la Décision expliquent, en grandes lignes, le schème et le processus prévu dans la LBEV et dans le Règlement, permettant à un vétéran de recevoir une AEF. Le processus décrit par le Décideur est un processus comportant deux étapes.

[87] À la première étape, un vétéran doit présenter une demande d’admissibilité au programme. La Décision ne précise pas explicitement quelles dispositions régissent une telle demande. Le Décideur indique toutefois qu’une demande doit être présentée par écrit, conformément au Règlement, sous réserve d’une éventuelle dispense. La Décision ajoute que l’ACC peut accorder une dispense de l’obligation de présenter une demande si le Ministère estime, d’après l’information recueillie ou obtenue dans le cadre de ses activités quotidiennes et de la gestion courante des programmes et services, que la personne peut être admissible à l’avantage (indemnisation, services ou assistance).

[88] Tel que le reflète la feuille de travail du Décideur ainsi que ses propos au paragraphe 8 de la Décision, l’admissibilité du demandeur n’est pas en cause puisque l’admissibilité du demandeur au sens de l’article 5.2 de la LBEV a été confirmée le 30 décembre 2022.

[89] La deuxième étape suit la confirmation de l’admissibilité du vétéran au programme d’AEF. Il s’agit du processus et des exigences prescrites aux paragraphes 5.3(1) et (2) de la LBEV que doivent satisfaire le vétéran admissible afin d’obtenir le versement d’une AEF.

[90] Le Décideur explique que le programme d’études pour lequel l’AEF est demandée doit satisfaire à certains critères, notamment de mener à l’obtention d’un grade, d’un diplôme, d’un certificat ou d’une certification. Cette étape du processus n’est pas en litige puisque la décision de l’Unité nationale des appels de premier palier avait déjà accepté que le programme d’études du demandeur répondait à cette exigence. De plus, le demandeur n’en demande pas la révision judiciaire.

[91] Le Décideur expose ensuite son interprétation des paragraphes 5.3(1) et (2) de la LBEV. Son interprétation commence par la reproduction du texte précis du paragraphe 5.3(2) de la LPEV, en mettant certains mots clés de la disposition en gras. Le Décideur écrit ainsi :

« Selon l’alinéa 5.3 (2), le vétéran qui demande un versement au titre de l’allocation aux fins prévues à l’alinéa (1)a) fournis au ministre une preuve d’inscription ou d’admission à l’établissement pour toute période d’études à venir ainsi que les renseignements réglementaires. »

[92] Il clore son interprétation en expliquant :

« Donc, un plan d’études et de formation doit être élaboré et présenté à ACC, avec tous les renseignements requis pour mener à une décision, par le Vétéran avant le début du programme d’enseignement. »

[Je souligne.]

[93] L’interprétation du Décideur des mots choisis par le législateur au paragraphe 5.3(2) de la LBEV — en particulier l’emploi du qualificatif temporel « à venir » plutôt que de la formule « pour toute période d’études » sans qualificatif temporel autrement limitatif — reflète sa compréhension de la volonté du législateur et des moyens retenus pour atteindre ses objectifs en matière d’AEF en considérant l’ensemble des mots utilisés dans la disposition dans le contexte de la Partie 1.1 de la LBEV. L’interprétation du Décideur des mots utilisés par le législateur s’inscrit dans le texte, le contexte et l’objet de la LBEV, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause. L’interprétation du paragraphe 5.3(2) de la LBEV par le Décideur est cohérente, justifiée et raisonnable.

[94] Le Décideur explique ensuite la conséquence des choix législatifs contenus au paragraphe 5.3(2) de la LBEV, en attaquant l’argument central du demandeur, notamment que rien dans la LBEV ne prohibe le versement d’un AEF de façon rétroactive. Le Décideur indique :

« Aucun versement rétroactif ne peut être effectué pour des études ou une formation déjà commencée ou terminée. Il est aussi à noter que l’objectif n’est pas d’accorder le plein montant de la prestation si le coût et la durée du programme d’études ne l’exigent pas. Les vétérans libérés honorablement entre le 1er avril 2006 et le 31 mars 2018 ont jusqu’au 1er avril 2028 pour recevoir les fonds. »

[95] L’interprétation du Décideur selon laquelle une AEF ne peut être versée, en vertu du paragraphe 5.3(2) de la LBEV, pour des programmes d’études déjà commencés ou terminés — et donc, par définition, non « à avenir » — constitue une conclusion logique et cohérente découlant de l’utilisation du qualificatif temporel et limitatif dans le libellé du paragraphe 5.3(2) de la LBEV. L’interprétation donnée par le Décideur au paragraphe 5.3(2) de la LBEV à cet égard est cohérente, justifiée et raisonnable.

[96] Le demandeur soulève six arguments d’interprétation pour tenter d’établir que la Décision est déraisonnable. Il soutient que l’interprétation retenue par le Décideur est déraisonnable parce que : a) le Décideur ne s’est pas efforcé de discerner le sens du paragraphe 5.3(2) de la LBEV; b) le sens ordinaire des mots n’est pas décisif; c) l’interprétation n’est pas conforme au principe de cohérence; d) l’interprétation retenue par le Décideur produit des conséquences juridiques et pratiques absurdes; e) l’interprétation donnée par le Décideur n’est pas conforme à l’intention du législateur; et, f) l’interprétation retenue par le Décideur n’est pas conforme à l’objet de la LBEV. L’ensemble de ces arguments vise l’adoption d’une interprétation particulière des articles de la LBEV qui mène au résultat convoité par le demandeur plutôt que la démonstration que l’interprétation des dispositions de la LBEV par le Décideur est déraisonnable.

[97] Le demandeur ne plaide pas ce que le Décideur aurait dû faire pour discerner le sens du paragraphe 5.3(2) de la LBEV. Le Décideur s’est attardé sur les mots employés dans la disposition, ainsi que sur leur signification, tels que compris dans leur sens ordinaire et grammatical. Il a considéré l’importance du terme « à venir » figurant au paragraphe 5.3(2) de la LBEV, et s’est penché sur l’intention législative afin de déterminer si le législateur entendait permettre le versement d’une AEF pour une période d’étude qui n’est pas « à venir ». L’argument du demandeur doit être rejeté, car la Décision présente un exercice de discernement du sens des mots employés par le législateur dans leur contexte. L’argument du demandeur reflète qu’il est en désaccord avec le résultat de l’interprétation retenu par le Décideur, et non pas que l’interprétation retenue est déraisonnable.

[98] Le même sort s’impose aux arguments selon lesquels le sens ordinaire des mots ne serait pas décisif, que l’interprétation retenue ne respecterait pas le principe de cohérence, et qu’elle produirait des conséquences juridiques et pratiques absurdes.

[99] L’argument du demandeur s’appuie sur les propos de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Alex. Il est exact que la Cour a écrit dans Alex que le sens ordinaire n’est pas en soi déterminant et qu’une démarche d’interprétation législative demeure incomplète sans l’examen du contexte, de l’objet et des normes juridiques pertinentes. Or, le demandeur omet que la Cour a également maintenu au paragraphe 33 d’Alex qu’une interprétation par ailleurs défendable ne peut être retenue si elle est contraire à l’objet et au contexte des dispositions.

[100] Les arguments du demandeur ici visent une interprétation selon laquelle les mots employés dans la LBEV énonçant les conditions d’admissibilité et de réception d’un bénéfice statutaire soient déformés afin de faire fi des choix et des moyens choisis par le législateur. L’interprétation qu’il propose ne donne aucun effet au qualificatif temporel utilisé au paragraphe 5.3(2) de la LBEV, et, par ailleurs, confonds la nature et la finalité des demandes et versements distincts prévus dans la LBEV aux articles 5.2, 5.3, 5.4, 5.9 78.1 et 78.2 de la LBEV. Les conséquences de l’interprétation retenue par le Décideur ne sont ni illogiques ni absurdes : elles reflètent les conséquences de l’application de la LBEV à une situation factuelle dans laquelle le demandeur reconnaît qu’il a agi tardivement et demande une exception qui n’est pas prévue dans la loi. Ainsi, ces trois arguments du demandeur doivent être rejetés puisqu’ils n’établissent pas que l’interprétation du Décideur est déraisonnable.

[101] Le dernier argument d’interprétation avancé par le demandeur porte sur l’intention du législateur. Il s’appuie sur des témoignages recueillis par le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, défense et anciens combattants, lequel a étudié le projet de loi C-44. Cet argument doit également être rejeté. La Cour est d’accord avec les objections du défendeur à cet argument. Les extraits des témoignages devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, défense et anciens combattants n’ont pas été administrés en preuve conformément à la Règle 306 des Règles des Cours fédérales et ne peuvent pas être considérés. De plus, l’argument présenté n’a jamais été soulevé devant le Décideur. Ce nouvel argument ne peut pas être considéré pour la première fois en contrôle judiciaire sans porter atteinte à l’intégrité du processus (Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 875 au para 59).

[102] Les arguments d’interprétation du demandeur n’établissent pas que la Décision est déraisonnable.

B. Le Décideur était attentif et sensible à la question soumise par le demandeur

[103] Ce dernier argument du demandeur doit également être rejeté.

[104] Le demandeur insiste que le Décideur n’aborde pas son argument portant sur le pouvoir de dispense prévu à l’article 78.1 de la LBEV. La feuille de travail du Décideur reflète que le Décideur s’est penché sur cette question et a conclu que « la dispense concerne l’admissibilité à l’AEF, ce qui lui a été accordé le 2022-12-30 ». Je reconnais que le Décideur indique dans la Décision qu’une dispense ne s’applique qu’aux décisions de premier niveau et que cette conclusion n’est pas justifiée par le libellé de l’article 78.1 de LBEV. Toutefois, l’erreur du Décideur est sans incidence puisque l’admissibilité du demandeur au programme en vertu de l’article 5.2 de la LBEV avait déjà été confirmée et n’était pas en litige. Le Décideur a tenu compte de l’argument du demandeur dans son analyse de la question devant lui.

[105] Le demandeur réfère aussi à son argument selon lequel l’article 5.9 de la LBEV prévoit que l’AEF peut lui être versée jusqu’au 1er avril 2028. La feuille de travail du Décideur démontre qu’il a bien considéré l’argument du demandeur lorsqu’il a noté ce qui suit :

« Pour appuyer son argument, le client cite la section 5.9 (1.1) de la Loi. Par contre cette section fait référence à la durée de l’allocation, c’est-à-dire que les Vétérans ont jusqu’à une certaine date pour recevoir les fonds de l’AEF (dans le cas du client, il a jusqu’au 31 mars 2028) suite à l’approbation d’une demande de financement pour une formation ».

[106] Ainsi, le Décideur a tenu compte de l’argument du demandeur dans son analyse de la question devant lui.

[107] Le Décideur n’a pas formulé de commentaire dans sa feuille de travail ou dans la Décision concernant la soumission du demandeur selon laquelle l’article 5.4 de la LBEV confère au ministre le pouvoir de verser une prime d’achèvement d’études ou de formation au vétéran qui a obtenu un diplôme. Le demandeur a fait mention de cette disposition une seule fois dans sa demande de contrôle judiciaire, à titre d’appui à son argument basé sur le paragraphe 5.9(1.1) de la LBEV. L’article 5.4 de la LBEV réfère à une « une somme réglementaire comme prime à l’achèvement des études et de la formation, en sus de l’allocation pour études et formation », et non pas à une demande de versement d’AEF en vertu du paragraphe 5.3 de la LBEV. L’argument du demandeur ne porte pas sur le point en litige et doit alors être rejeté. L’omission du Décideur d’en traiter constitue un manquement mineur qui ne saurait invalider la Décision (Vavilov au para 100).

XII. Conclusions

[108] La Décision est justifiée et fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent. Elle est raisonnable. Le demandeur n’a pas établi que la Décision est entachée d’une insuffisance de justification ou d’une erreur suffisamment capitale ou importante pour rendre la Décision déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire du demandeur doit alors être rejetée.

[109] Le défendeur ne réclame pas ses dépens dans la présente instance. Comme il ne les réclame pas, aucune partie n’aura droit à ses dépens.

 


JUGEMENT au dossier T-1196-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

  2. Aucune partie n’a droit à ses dépens dans l’instance.

« Benoit M. Duchesne »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1196-24

INTITULÉ :

STEVE LANGLOIS c SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

QUÉBEC (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 avril 2025

jugement ET motifs :

le juge duchesne

DATE DES MOTIFS :

LE 15 octobre 2025

COMPARUTIONS :

Larry Langlois

Pour le demandeur

Vincent Riendeau

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

Pour le défendeur

 

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