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Date : 20251023


Dossier : T-2696-22

Référence : 2025 CF 1715

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2025

En présence de madame la juge en chef adjointe St-Louis

ENTRE :

TERRAPURE BR LTD.

TERRAPURE BR LP

RYAN REID

ANDRÉ CHAUVETTE

ANDREA ARAGON

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse Terrapure BR Ltd. [Terrapure] est la commanditée de la demanderesse Terrapure BR LP (anciennement connue sous le nom de Revolution VSC LP) [collectivement, Terrapure]. Les demandeurs désignés sont des employés actuels ou antérieurs de Terrapure.

[2] Terrapure exploite un établissement de recyclage de batteries au plomb-acide [l’établissement] dans la ville de Sainte-Catherine [la ville], située dans la Communauté métropolitaine de Montréal. Dans le cadre de ses activités, l’établissement génère de l’eau de traitement qui est traitée avec ses eaux pluviales [les eaux usées]. Les eaux usées traitées, appelées « effluent », sont évacuées dans le réseau d’égout pluvial municipal, qui mesure environ 400 mètres de long, lequel se déverse ensuite dans la Voie maritime du Saint-Laurent, une voie maritime artificielle reliée au fleuve Saint-Laurent.

[3] La Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14 [la Loi] encadre, entre autres, la conservation et la protection du poisson et de son habitat, notamment par la prévention de la pollution. Les dispositions relatives à la protection du poisson et de son habitat ainsi qu’à la prévention de la pollution se trouvent aux articles 34 et suivants de la Loi. Par exemple, l’article 38 de la Loi porte sur la désignation, les pouvoirs et les fonctions des inspecteurs désignés par le ministre de l’Environnement et du Changement climatique [Environnement Canada] et le paragraphe 38(7.1) concerne les mesures correctives qu’un inspecteur peut prendre ou qu’il peut ordonner à une personne de prendre au moyen d’une directive.

[4] Le 24 novembre 2022, Mme Joëlle Brousseau, inspectrice et agente des pêches désignée par le ministre d’Environnement Canada [l’inspectrice], a donné une directive [la directive initiale] sur le fondement du paragraphe 38(7.1) de la Loi. L’inspectrice a modifié la directive une première fois le 16 janvier 2023 [la directive modifiée], puis une deuxième fois le 23 juin 2023 [la directive modifiée à nouveau]. En l’espèce, les trois directives sont appelées collectivement « la directive ». Terrapure et deux de ses employés sont désignés dans la dernière version de la directive.

[5] L’inspectrice a confirmé avoir des motifs raisonnables de croire, entre autres, (1) que plusieurs rejets de substances nocives (sulfate, plomb et eau à pH élevé) non autorisés sous le régime de la Loi s’étaient produits dans un lieu où les substances nocives provenant des rejets risquaient de pénétrer dans des eaux où vivent des poissons, (2) que ces rejets nuisaient ou risquaient de nuire aux poissons ou à leur habitat ou à l’utilisation du poisson par l’homme, (3) que toutes les mesures nécessaires compatibles avec la sécurité publique et la conservation et la préservation du poisson et de son habitat devaient être prises immédiatement pour prévenir de tels rejets ou pour neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui en résultent ou pourraient normalement en résulter, et (4) que toutes les mesures nécessaires compatibles avec la sécurité publique et la conservation et la préservation du poisson et de son habitat n’avaient pas été prises comme l’exige le paragraphe 38(6) de la Loi.

[6] Invoquant le pouvoir qui lui est conféré par le paragraphe 38(7.1) de la Loi, l’inspectrice a ordonné aux personnes désignées de prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires pour prévenir les rejets de substances nocives ou pour neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui en résultent ou pourraient normalement en résulter, notamment :

  1. Cesser le rejet immédiat de substances nocives dans l’égout pluvial connecté au fleuve Saint-Laurent par les installations et infrastructures de l’établissement qui nuit ou risque de nuire aux poissons ou à leur habitat ou à l’utilisation du poisson par l’homme dans des eaux où vivent des poissons ou en quelque autre lieu si le risque existe que la substance provenant de son rejet pénètre dans ces eaux;

  2. 2.Prendre toutes les mesures nécessaires afin de se conformer aux exigences des paragraphes 38(5) (avis) et 38(6) (obligation de prendre des mesures correctives) de la Loi;

  3. 3.Élaborer un plan d’action;

  4. 4.Suivre l’effluent final au moyen d’essais de toxicité hebdomadaires de la manière prescrite;

  5. 5.Mettre en œuvre toutes les mesures proposées pour cesser le rejet de substances nocives, comme le précise le plan d’action, au plus tard le 1er juillet 2023.

[7] Le 22 décembre 2022, les demandeurs ont déposé leur avis de demande initial dans lequel ils contestaient la directive initiale. Avec l’autorisation de la Cour, ils ont modifié leur avis de demande initial à deux reprises pour enfin déposer la version définitive le 1er août 2023, dans laquelle ils contestaient la directive.

[8] À l’appui de leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont déposé l’affidavit de M. Took Whiteley, directeur du développement et conseiller juridique de Terrapure BR LP, qui a présenté 21 pièces. M. Whiteley n’a pas été contre-interrogé.

[9] Les demandeurs soutiennent que la directive est déraisonnable au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle pour les quatre raisons suivantes. Premièrement, la directive a été donnée sans que les conditions prévues au paragraphe 38(7.1) de la Loi soient réunies, ce qui la rend invalide et déraisonnable; les demandeurs font plus particulièrement remarquer que certains pouvoirs que la Loi confère à l’inspectrice sont liés exclusivement aux rejets directs dans des eaux où vivent des poissons, par opposition aux rejets indirects, et que l’inspectrice, en présence d’un rejet indirect, n’avait pas le pouvoir de donner une directive ou d’ordonner la prise de mesures correctives. Deuxièmement, la directive n’était pas conforme aux lignes directrices énoncées dans la Politique de conformité et d’application de la Loi sur les pêches relatives à l’habitat et à la pollution [la Politique de conformité]. Troisièmement, en tout état de cause, les exigences de suivi énoncées dans la directive, même modifiées, étaient toujours irrationnelles, illogiques et déraisonnables. Quatrièmement, à titre subsidiaire, les personnes visées par la directive ont été désignées de façon déraisonnable. Les demandeurs soutiennent également que l’inspectrice a manqué aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

[10] Le défendeur, le procureur général du Canada [le PGC], a signifié l’affidavit de l’inspectrice, Mme Joëlle Brousseau, auquel étaient jointes 67 pièces. Mme Brousseau a été contre-interrogée. Je me penche plus en détail ci-après sur les questions qu’a soulevées la présentation d’une preuve par la décideuse elle-même.

[11] Le PGC répond essentiellement, dans un premier temps, que la directive est raisonnable, puisque l’inspectrice avait des motifs raisonnables de croire (1) qu’une substance nocive s’était déversée dans des eaux où vivent des poissons, (2) que les mesures correctives n’avaient pas été prises le plus tôt possible dans les circonstances et (3) que la prise de mesures immédiates était nécessaire et que les exigences en matière de suivi sont raisonnables. Le PGC ajoute que l’inspectrice a respecté les exigences en matière d’équité procédurale et, enfin, que sa décision concernant les personnes devant être désignées dans la directive est raisonnable.

[12] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs se sont acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer que la directive est déraisonnable, puisqu’ils ont prouvé que l’interprétation donnée par l’inspectrice à l’expression « substance nocive » en ce qui concerne les sulfates et que les exigences de suivi énoncées dans la directive sont entachées d’une erreur fatale.

II. Question préliminaire : preuve par affidavit non conforme

[13] Comme je le mentionne plus haut, le PGC a signifié l’affidavit de Mme Brousseau, l’inspectrice ayant donné la directive. Mme Brousseau a été contre-interrogée, et les demandeurs ont versé dans leur dossier son affidavit, la transcription de son contre-interrogatoire ainsi que la réponse aux engagements pris lors de son contre-interrogatoire. Les parties ont élaboré leurs arguments et leurs mémoires en fonction de la preuve présentée par Mme Brousseau.

[14] Au début de l’audience, j’ai exprimé des réserves quant à l’admissibilité de certains éléments de preuve de l’inspectrice, à titre de décideuse. Plus précisément, à la lumière de la jurisprudence pertinente, j’ai fait part de mes craintes que l’affidavit et la transcription du contre-interrogatoire, tous deux très volumineux, puissent indûment servir à modifier, à changer, à nuancer ou à compléter les motifs de l’inspectrice (Shahzad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 999 au para 19 [Shahzad], renvoyant à Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 246 au para 16) ou à verser au dossier présenté à la Cour des renseignements ou des éléments de preuve dont elle ne disposait pas au moment où elle a émis la directive (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13-28; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 aux para 41-42; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20; Shahzad, au para 19).

[15] À l’audience, les parties ont reconnu que ces réserves étaient légitimes. Elles ont accepté de s’appuyer uniquement sur la preuve contenue dans le dossier certifié du tribunal [le DCT] et ont confirmé qu’elles adapteraient leurs observations orales en ce sens. Je suis convaincue que Mme Brousseau, l’inspectrice, au moyen de son affidavit, de la transcription de son contre-interrogatoire ainsi que des engagements connexes, a présenté des éléments de preuve inadmissibles ayant pour but de modifier, de changer, de nuancer ou de compléter ses motifs ou de verser au dossier présenté à la Cour des éléments de preuve dont elle, en sa qualité de décideuse, ne disposait pas, et qu’aucune des exceptions limitées ne s’applique, sauf dans la mesure indiquée ci-dessous (Shahzad, au para 20). Par conséquent, à l’exception des paragraphes 3, 4 et 11, qui servent à produire en preuve le DCT et la Politique de conformité, la Cour n’accordera aucun poids à l’affidavit de l’inspectrice, à la transcription de son contre-interrogatoire ainsi qu’aux engagements connexes. Puisque les parties ont élaboré leurs arguments et ont rédigé leurs mémoires respectifs en fonction des renseignements inadmissibles, il s’est avéré difficile, tant à l’audience qu’à la rédaction des présents motifs, de distinguer ce qui était admissible de ce qui ne l’était pas pour ne tenir compte que des éléments de preuve admissibles, ce qui a davantage complexifié l’exercice.

III. Contexte

A. Les demandeurs

[16] M. Ryan Reid est le président de Terrapure depuis le 17 août 2021. Il est désigné dans la directive initiale, la directive modifiée et la directive modifiée à nouveau.

[17] Le 31 mai 2023, c’est-à-dire après le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire, mais avant l’émission de la directive modifiée à nouveau, M. André Chauvette a pris sa retraite et a quitté son poste de directeur de l’environnement au sein de Terrapure. Il est désigné dans la directive initiale ainsi que dans la directive modifiée.

[18] Le 5 juin 2023, à la suite du départ à la retraite de M. Chauvette, Mme Andrea Aragon s’est jointe à Terrapure à titre de directrice de l’environnement. Elle est désignée dans la directive modifiée à nouveau.

B. L’effluent

[19] Terrapure exploite un établissement de recyclage de batteries au plomb-acide. Dans le cadre de ses activités, l’établissement génère de l’eau de traitement qui est traitée avec ses eaux pluviales à partir de son usine de traitement. L’usine de traitement comprend des bassins interconnectés d’une capacité limitée collectant les eaux usées avant qu’elles ne soient traitées. L’effluent est évacué dans le réseau d’égout pluvial municipal, qui mesure environ 400 mètres de long et se déverse dans la Voie maritime du Saint-Laurent, une voie maritime artificielle reliée au fleuve Saint-Laurent. Lorsque nécessaire et pendant une période limitée, l’usine de traitement peut fonctionner en circuit fermé.

[20] Nul ne conteste qu’avant le déversement dans le réseau d’égout pluvial municipal, Terrapure prélève un échantillon de son effluent à des fins d’analyse des substances énumérées dans le règlement 2008-47 de la Communauté métropolitaine de Montréal [le règlement]. Il n’est pas non plus contesté qu’avant le déversement dans la voie maritime, le réseau d’égout municipal recueille les déversements de divers autres sites, lesquels se mélangent à l’effluent dans l’égout pluvial municipal.

C. Les événements ayant mené à la directive initiale

[21] Le 7 juillet 2022, à la suite d’une analyse de données concernant l’établissement dans l’Inventaire national des rejets de polluants et dans d’autres répertoires d’Environnement Canada, l’inspectrice a ouvert un dossier d’inspection afin de vérifier si Terrapure se conformait à la Loi. Elle a fait remarquer que Terrapure n’avait jamais fait l’objet d’une vérification de la conformité aux termes du paragraphe 36(3) de la Loi.

[22] Le 14 juillet 2022, l’inspectrice et une autre agente ont procédé à l’inspection de l’établissement en vue de vérifier sa conformité à la Loi. La même journée, Terrapure a fourni à l’inspectrice une série de documents qu’elle avait demandés, y compris les rapports d’analyse du laboratoire interne de Terrapure pour les mois d’avril et de mai 2022. Ces rapports font état de la concentration de certaines substances présentes dans l’effluent, comme le plomb, le sulfate ainsi que le pH de l’effluent, mais ne comportent aucune analyse de la toxicité de l’effluent. Il ressort de ces rapports que l’effluent présentait une concentration moyenne de sulfate de 44 393 mg/L en avril 2022 et de 51 879 mg/L en mai 2022, alors que la concentration maximale permise par le règlement est de 1 500 mg/L.

[23] Toujours la même journée, le 14 juillet 2022, l’établissement ne déversait pas son effluent. L’inspectrice n’a donc pas prélevé d’échantillon.

[24] Selon le rapport qu’a rédigé l’inspectrice à la suite de cette inspection, M. Chauvette, alors directeur de l’environnement au sein de Terrapure, a mentionné à l’inspectrice que Terrapure éprouvait des difficultés en lien avec les concentrations de sulfate dans son effluent. Il lui a remis une copie d’une entente conclue entre Terrapure et la ville, signée le 13 novembre 2020, selon laquelle la ville a) reconnaissait que l’effluent n’était pas conforme à la concentration maximale prévue dans le règlement et b) tolérait cette non-conformité en contrepartie de cautionnements.

[25] Le 23 août 2022, l’établissement a reçu environ 59,1 mm de pluie entre 4 h et 12 h. Comme ses bassins ne pouvaient retenir toutes ces précipitations, l’établissement a procédé à un déversement d’urgence de son effluent, bien que partiellement traité, dans l’égout pluvial municipal. Terrapure a avisé Environnement Canada, qui a dépêché ses agentes à l’établissement pour prélever des échantillons de l’effluent à des fins d’analyse par le laboratoire interne d’Environnement Canada. Dans leurs notes, les agentes d’Environnement Canada n’ont pas précisé la provenance des échantillons, mais ont indiqué que Terrapure avait mentionné qu’un déversement non signalé d’eaux usées partiellement traitées s’était également produit en juin 2022.

[26] Le 23 août 2022, Terrapure a prélevé des échantillons toutes les deux heures et a fourni à Environnement Canada une copie des résultats de l’analyse. Terrapure a également fourni à Environnement Canada les résultats de l’analyse de juin qui, comme les résultats d’avril et de mai, indiquaient des concentrations de sulfate supérieures à la concentration maximale de 1 500 mg/L prévue dans le règlement.

[27] Le 9 septembre 2022, le laboratoire d’Environnement Canada a émis le certificat d’analyse de l’essai de toxicité réalisé sur les échantillons d’effluent prélevés le 23 août 2022 [le certificat de toxicité]. Le certificat de toxicité indique que des essais sur les espèces Daphnia magna [la daphnie] et Hydra vulgaris ont été effectués et que ceux-ci ont révélé un taux de mortalité de 100 % dans tous les échantillons dilués.

[28] Bien qu’elle n’était pas présente à l’établissement le 23 août 2022, l’inspectrice a rédigé le rapport d’inspection qui a suivi. Le rapport en question n’est pas daté, mais il contient les résultats du certificat de toxicité du 9 septembre. On peut donc présumer qu’il a été rédigé après cette date. Dans son rapport, l’inspectrice indique que les échantillons ont été prélevés au point de rejet final de l’effluent et, se fondant sur le certificat de toxicité, a conclu que l’effluent présentait un niveau de toxicité très élevé. Elle a donc conclu qu’il y avait eu un rejet de substances nocives (sulfate, plomb et eau à pH élevé) dans des eaux où vivent des poissons, ce qui est contraire au paragraphe 36(3) de la Loi. L’inspectrice a également noté qu’environ 700 tonnes de sulfates avaient été déversées dans les égouts au cours des mois d’avril, de mai, de juin et d’août 2022, ce qui représente des niveaux de concentration nocifs pour le poisson. Elle a noté que l’égout était directement relié au fleuve Saint-Laurent.

[29] L’inspectrice a exposé la gravité de l’infraction prévue au paragraphe 36(3) de la Loi, à savoir que les niveaux de sulfate déversé étaient hautement nocifs pour le poisson, que ces déversements s’étaient produits à maintes reprises au cours de plusieurs années, et que Terrapure n’avait pas mis en place un système adéquat de traitement de l’eau, ni modifié son procédé de traitement de l’eau de façon à réduire les niveaux de concentration de sulfate déversé. Finalement, l’inspectrice a recommandé qu’une directive soit émise en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi.

[30] Le 22 septembre 2022, l’inspectrice a émis un avis d’intention de donner une directive [l’avis d’intention] fondé sur les déversements présumés non conformes de Terrapure survenus en avril, mai et juin 2022 ainsi que le 23 août 2022. L’inspectrice a accompagné son avis d’intention d’une ébauche de directive [l’ébauche de directive], mais n’a pas joint le certificat de toxicité du 9 septembre.

[31] Dans son avis d’intention, l’inspectrice a notamment souligné que des concentrations élevées de sulfate dans les milieux aquatiques peuvent entraîner des effets néfastes et que la littérature fait état d’une CL50 de 4 580 mg/L sur la daphnie. Quant aux résultats de toxicité des échantillons prélevés lors de l’inspection du 23 août 2022, l’inspectrice a fait savoir que l’effluent alors déversé était très nocif et que l’analyse d’écotoxicité de l’échantillon soumis à un essai de détermination de la létalité aiguë sur la daphnie avait causé 100 % de mortalité dans l’échantillon d’effluent non dilué, ainsi que dans les échantillons dilués à 50 %, à 25 % et à 12,5 %. Elle a également fait remarquer que le pH de l’effluent était de 9,67 et que la concentration de sulfate s’élevait à 59 400 mg/L. Enfin, elle a déclaré qu’elle attendait toujours le résultat de l’analyse sur le plomb et que celui-ci serait communiqué aussitôt que possible.

[32] Le 27 septembre 2022, Me Myriam Fortin, l’avocate de Terrapure, a demandé une copie du rapport d’échantillonnage et des certificats d’analyse relatifs aux échantillons prélevés par Environnement Canada le 23 août 2022, ainsi que tout autre échantillon prélevé par Environnement Canada, le cas échéant.

[33] Le 3 octobre 2022, le laboratoire d’Environnement Canada a remis à l’inspectrice le certificat d’analyse des échantillons prélevés le 23 août 2022 pour le sulfate, le plomb et le pH. La même journée, l’inspectrice a transmis une copie de ce certificat à Me Fortin, pour Terrapure, sans toutefois joindre une copie du certificat de toxicité du 9 septembre. Finalement, le 10 novembre 2022, à la suite d’une demande d’accès à l’information, Me Fortin a reçu une copie du certificat de toxicité.

[34] Le 18 octobre 2022, c’est-à-dire avant d’obtenir une copie du certificat de toxicité, MFortin a fait parvenir des observations écrites au nom de Terrapure en réponse à l’avis d’intention [les observations d’octobre 2022]. Me Fortin y exposait essentiellement a) l’opinion de Terrapure quant aux circonstances dans lesquelles une directive peut être donnée en vertu de la Loi, b) les commentaires de Terrapure sur les destinataires de l’ébauche de directive et sur les paragraphes 1 à 26 de la section de l’ébauche de directive intitulée Motifs raisonnables de croire, c) les mesures déjà prises et celles en voie d’être adoptées par Terrapure en ce qui concerne (i) les débordements en cas de fortes pluies et (ii) les concentrations de sulfate dans son effluent, ainsi que les détails et les explications sur le protocole définitif de suivi de l’effluent mis en place par Terrapure, d) les commentaires de Terrapure sur certaines exigences procédurales, et e) des conclusions sommaires sur le critère à appliquer pour donner une directive.

[35] Plus précisément, Me Fortin a notamment affirmé que, selon Terrapure, il n’était pas justifié pour Environnement Canada d’émettre une directive en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi pour les motifs suivants :

[36] Me Fortin a particulièrement insisté sur le fait que l’effluent n’est pas déversé dans des eaux où vivent des poissons, mais bien dans la Voie maritime du Saint-Laurent, une voie navigable artificielle. L’ébauche de directive est exempte de preuve et de renseignement à l’égard de la présence de poissons dans cette voie maritime. Me Fortin a également fait remarquer que l’égout pluvial municipal contient des eaux pluviales provenant d’usines avoisinantes, ce qui fait en sorte que l’eau déversée dans la voie maritime n’est pas la même que l’effluent.

[37] Le 21 novembre 2022, l’inspectrice et Me Fortin ont discuté au téléphone. Selon les notes prises par l’inspectrice en lien avec cet appel, Me Fortin l’a questionné sur la façon dont la norme sur les sulfates devrait être appliquée, faisant référence à la CL50 de 4 580 mg/L sur la daphnie mentionnée dans l’avis d’intention. L’inspectrice a répondu qu’étant donné que Terrapure n’était pas assujettie à un règlement pris en vertu du paragraphe 36(4) de la Loi, elle ne pouvait rejeter aucune substance nocive dans les eaux où vivent des poissons.

[38] L’inspectrice a également noté que, selon les observations de Terrapure, les déversements d’effluents s’effectuaient « par batch » (lot). Elle a ajouté que pour être raisonnable, c’est-à-dire pour ne pas nuire aux activités de l’établissement, elle exigerait des essais sur la daphnie afin d’évaluer la toxicité de chaque « batch » d’effluent avant le déversement dans l’égout pluvial municipal.

D. La directive initiale

[39] Le 24 novembre 2022, l’inspectrice a donné la directive initiale et a désigné Terrapure, M. Reid et M. Chauvette à titre de destinataires. Elle leur a ordonné de faire le suivi de l’effluent et a exigé qu’un laboratoire agréé effectue des essais de toxicité pour chaque lot d’effluent, en procédant d’abord à des essais sur la daphnie, puis à des essais sur la truite arc-en-ciel dans le cas où les essais sur la daphnie révèlent des échantillons non conformes. Si un essai mené sur la truite arc-en-ciel révèle une non-conformité, des essais de détermination de la létalité aiguë devront se poursuivre jusqu’à ce que trois échantillons consécutifs révèlent des résultats conformes.

[40] Selon la directive initiale, l’effluent est jugé non conforme s’il cause, lors de l’essai sur la daphnie à une concentration de 100 %, plus de 50 % de mortalité après une période d’exposition de 48 heures. De plus, l’effluent est jugé non conforme s’il cause, lors de l’essai de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel à une concentration de 100 %, plus de 50 % de mortalité après une période d’exposition de 96 heures. La directive initiale ne fait aucune mention de la CL50 de 4 580 mg/L sur la daphnie pour le sulfate.

[41] Toujours le 24 novembre 2022, l’inspectrice a visité l’établissement, a rédigé un rapport d’inspection et a souligné, entre autres, les points suivants :

[42] Quant à ce dernier point, l’inspectrice a insisté sur le fait que le déversement de l’effluent est interdit si les essais sur la daphnie ou les essais de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel révèlent une non-conformité. Elle a ajouté que les mesures énoncées dans la directive initiale seraient en vigueur jusqu’à ce qu’Environnement Canada détermine qu’elles ne sont plus nécessaires et qu’un plan d’action devait lui être soumis par écrit dans les 30 jours et mis en œuvre au plus tard le 1er juillet 2023.

[43] Toujours lors de la visite du 24 novembre 2022, et selon le rapport de l’inspectrice, M. Chauvette et M. Benoit Deschênes, vice-président, développement technique au sein de Terrapure, ont exprimé leurs inquiétudes quant au volume d’effluents à retenir, soit des millions de litres par jour, en attendant les résultats des essais, ce qui forcerait l’établissement à suspendre ses activités. M. Chauvette s’est également demandé pourquoi son nom figurait dans la directive initiale. L’inspectrice a fait savoir que si Terrapure pouvait démontrer la stabilité au niveau des sulfates dans l’effluent et que sa concentration n’était pas nocive pour le poisson, elle pouvait annuler la directive initiale. Elle a ajouté que le nom de M. Chauvette figurait dans la directive initiale en raison du rôle qu’il occupait, soit celui de personne chargée de la coordination de la mise en œuvre des mesures correctives énoncées dans la directive initiale.

E. La directive modifiée

[44] Le 7 décembre 2022, l’inspectrice a réalisé une inspection afin de vérifier la conformité à la Loi. M. Chauvette lui a fait savoir que Terrapure avait, depuis l’émission de la directive initiale, déversé l’effluent dans les égouts sans avoir mené à terme les essais de toxicité. Il a fait savoir qu’en raison d’une modification au procédé de Terrapure, les niveaux de sulfate avaient été abaissés, ce qui, selon la littérature, ne devrait pas être nocif pour la daphnie. M. Chauvette a également affirmé que le déversement de l’effluent ne s’était pas produit « par batch », contrairement à ce que l’inspectrice avait compris. Cette dernière a répondu que le fait de déverser l’effluent sans attendre les résultats des essais de toxicité n’était pas conforme à la directive initiale et pourrait donner lieu à une poursuite pénale. Avant de quitter l’établissement, elle a prélevé deux échantillons de l’effluent pour tester sa toxicité.

[45] Le 22 décembre 2022, les résultats de l’essai de toxicité des échantillons prélevés par Terrapure le 7 décembre 2022 n’ont démontré aucune nocivité aiguë sur la daphnie.

[46] La même journée, Me Fortin a écrit à l’inspectrice pour lui expliquer le plan d’action de Terrapure. En ce qui concerne le suivi de l’effluent, Me Fortin a indiqué que, par définition, lors d’un essai de toxicité, la daphnie doit être exposée à l’effluent pendant 48 heures alors que la truite arc-en-ciel doit y être exposée pendant 96 heures. Les laboratoires externes fournissent ensuite les résultats de ces essais près de 14 jours plus tard. Me Fortin a fait valoir que Terrapure ne pouvait pas cesser d’exploiter l’usine de traitement pendant 14 jours, voire 48 heures, en attendant les résultats des laboratoires externes. Elle a ajouté que les exigences de la directive initiale prévoyant le prélèvement d’un autre échantillon d’effluent pour des essais de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel et la poursuite de ces essais « jusqu’à ce que trois échantillons consécutifs révèlent que l’effluent final est conforme » paraissaient incompatibles avec l’exigence de prélever un échantillon d’effluent qui sera soumis à l’essai sur la daphnie « avant d’en permettre le rejet ». Elle a également précisé que l’effluent était rejeté par intermittence plutôt que « par batch ».

[47] Par conséquent, Me Fortin a proposé que Terrapure poursuive son échantillonnage et ses essais à l’interne. Elle a demandé à Environnement Canada de confirmer si un échantillonnage hebdomadaire et des essais de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel, menés par un laboratoire agréé et conformément aux autres conditions prévues dans la directive initiale, lui conviendraient. Elle a ajouté qu’il était entendu que Terrapure ne cesserait pas forcément ses déversements en attendant les résultats des laboratoires externes, puisque les résultats de son laboratoire interne seraient un bon indicateur de conformité et lui permettraient de stopper ou de prévenir tout déversement non conforme.

[48] Enfin, Me Fortin a avisé l’inspectrice qu’une demande de contrôle judiciaire serait déposée afin de réserver les droits des destinataires de la directive initiale dans l’éventualité où le plan d’action ne conviendrait pas à Environnement Canada et où Terrapure et Environnement Canada ne parviendraient pas à s’entendre. En effet, l’avis de demande a été déposé le 22 décembre 2022.

[49] Le 16 janvier 2023, à la lumière des faits présentés dans la lettre du 22 décembre 2022, l’inspectrice a émis la directive modifiée, dans laquelle elle avait apporté des changements aux exigences de suivi pour tenir compte du fait que l’effluent était déversé de façon intermittente plutôt que par « batch » et avait prévu de nouvelles exigences à cet égard. Ainsi, la directive modifiée ne prévoyait plus l’exigence de poursuivre des essais de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel jusqu’à l’obtention de trois échantillons consécutifs révélant la conformité de l’effluent avant d’en faire le rejet. Par conséquent, si un essai sur la daphnie révélait un échantillon non conforme, Terrapure devait simplement prélever un autre échantillon d’effluent en vue de le soumettre à un essai de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel.

[50] Le 15 février 2023, Terrapure a modifié son avis de demande pour tenir compte de la directive modifiée.

F. La directive modifiée à nouveau

[51] Le 21 mars 2023, Terrapure a transmis à l’inspectrice les résultats des essais de toxicité des échantillons prélevés le 15 mars 2023, lesquels étaient non conformes. Terrapure a également confirmé qu’elle procéderait à un essai de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel conformément à la directive modifiée.

[52] Le 17 mai 2023, l’inspectrice a procédé à une inspection et a demandé à savoir le nom de la personne qui remplacera M. Chauvette après son départ à la retraite, puisqu’elle désignerait cette personne dans la directive. De plus, selon son rapport d’inspection, l’inspectrice a été informée que plusieurs rejets de substances nocives avaient eu lieu au printemps. M. Deschênes l’a également avisée que Terrapure ne pouvait identifier la source des échantillons non conformes. Il a mentionné qu’une firme externe avait été embauchée pour faire l’étude de caractérisation de la toxicité de l’effluent et que Terrapure attendait ses conclusions. L’inspectrice a indiqué dans son rapport d’inspection qu’elle n’annulerait pas la directive modifiée puisqu’il subsistait des situations de non-conformité à la Loi.

[53] Le 1er juin 2023, Terrapure a transmis une lettre à l’inspectrice pour confirmer que les échantillons soumis à l’essai de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel étaient désormais conformes, après que l’essai sur la daphnie du 15 mars 2023 avait révélé des échantillons non conformes.

[54] Le 9 juin 2023, Terrapure a laissé savoir à l’inspectrice que la nouvelle directrice de l’environnement était Mme Aragon. Terrapure a également souligné que Mme Aragon occupait un poste de gestion de niveau inférieur, qu’elle n’était pas responsable de la gestion de l’usine de traitement des eaux usées et qu’elle n’avait aucun pouvoir décisionnel en ce qui concerne les activités de l’usine. Terrapure a ajouté qu’à la suite du départ à la retraite de M. Chauvette, M. Deschênes avait assumé les fonctions précédemment exercées par M. Chauvette en lien avec la gestion des eaux usées et la compilation de divers résultats d’échantillonnage de ses déversements d’effluents, mais n’avait aucun pouvoir décisionnel définitif sur les activités de l’usine. Par conséquent, Terrapure a soutenu que ni Mme Aragon ni M. Deschênes n’exerçaient des responsabilités suffisantes en matière de gestion ou de contrôle de l’usine pour être raisonnablement désignés dans la directive modifiée.

[55] Le 23 juin 2023, l’inspectrice a émis la directive modifiée à nouveau afin de remplacer M. Chauvette par Mme Aragon comme destinataire de la directive.

[56] Les exigences de suivi sont demeurées les mêmes que celles dans la directive modifiée et étaient rédigées en ces termes :

6. Dès la remise de la directive [modifiée], prélever une fois par semaine un échantillon d’eau à l’effluent final qui sera soumis à l’essai sur Daphnia Magna selon la méthode SPE 1/RM/14 deuxième édition. L’échantillon devra être prélevé hebdomadairement en choisissant la journée de la semaine aléatoirement et être représentatif de l’effluent complet déversé au pluvial. L’essai devra être réalisé par un laboratoire agréé. Tous les résultats devront être consignés dans un registre en format papier et inclure la méthode d’échantillonnage;

7. Si l’essai exigé au point 6 révèle un échantillon non conforme, prélever sans délai, dès la connaissance du résultat non conforme, un échantillon d’eau à l’effluent final qui sera soumis à l’essai de détermination de la létalité aigüe sur la truite arc-en-ciel selon la méthode SPE 1/RM/13 Deuxième édition. L’essai devra être réalisé par un laboratoire agréé. Tous les résultats devront être consignés dans un registre en format papier. De plus, des mesures correctives devront être prises sans délai afin de se conformer à 38(6); […]

[Notes de bas de page omises.]

[57] Le 1er août 2023, Terrapure a remodifié son avis de demande afin de tenir compte de la directive modifiée à nouveau.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[58] Comme je le mentionne plus haut, les demandeurs font valoir que la directive est déraisonnable (1) au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle et est invalide, car elle ne respecte pas le régime législatif applicable, (2) car la directive n’est pas conforme à la documentation interne faisant autorité d’Environnement Canada, c’est-à-dire la Politique de conformité, (3) car les exigences de suivi et les ordonnances énoncées dans la directive sont irrationnelles et illogiques et, (4) à titre subsidiaire, car il était déraisonnable pour Environnement Canada de désigner M. Chauvette, M. Reid et Mme Aragon dans la directive.

[59] Les demandeurs soulèvent également une question d’équité procédurale, à savoir si Environnement Canada a manqué aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale en émettant la directive.

[60] Quant aux trois premières questions précitées, je suis d’accord avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a confirmé la présomption selon laquelle la norme de contrôle des décisions administratives est celle de la décision raisonnable, et aucune des situations justifiant la réfutation de cette présomption ne se présente en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 17, 25, 33, 53 [Vavilov]; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 7, 44 [Mason]).

[61] Selon la norme de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85; Mason, au para 8). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15).

[62] La Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99, renvoyant à Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[63] Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur « doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov, au para 86; Mason, au para 59). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable tient dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 83). La Cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif.

[64] Le PGC souligne avec justesse que, « lorsque les décisions rendues par des décideurs administratifs relèvent davantage de l’expertise et de l’expérience de l’exécutif que de celles des tribunaux […], les tribunaux doivent accorder aux décideurs administratifs une plus grande marge d’appréciation » (Première Nation Crie Mikisew c Agence canadienne d’évaluation environnementale, 2023 CAF 191 au para 120; voir aussi Safe Food Matters Inc c Canada (Procureur général), 2023 CF 1471 aux para 102-103).

[65] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la directive est déraisonnable, ce qui peut être attribuable à deux types de lacunes fondamentales : un « manque de logique interne du raisonnement » ou un « manque de justification compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, aux para 100-101; Mason, au para 64).

[66] En ce qui concerne l’équité procédurale, l’exercice de révision par la Cour est « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée]; voir aussi Association canadienne du contreplaqué et des placages de bois dur c Canada (Procureur général), 2023 CAF 74 au para 57). Plus important encore, la Cour doit se demander si le processus était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances. Peu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs, la question fondamentale « demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 54-56).

V. Analyse

A. Le cadre juridique

[67] La Loi vise à encadrer la gestion et la surveillance judicieuses des pêches ainsi que la conservation et la protection du poisson et de son habitat, notamment par la prévention de la pollution (art 2.1 de la Loi; St-Brieux (Ville) c Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 427 au para 43 [St-Brieux]; voir également Rio Tinto Iron and Titanium Inc c Canada (Procureur général), 2025 CF 311 au para 54 [Rio Tinto]).

[68] L’expression substance nocive est définie de façon générale au paragraphe 34(1) de la Loi :

a) Toute substance qui, si elle était ajoutée à l’eau, altérerait ou contribuerait à altérer la qualité de celle-ci au point de la rendre nocive, ou susceptible de le devenir, pour le poisson ou son habitat, ou encore de rendre nocive l’utilisation par l’homme du poisson qui y vit;

b) toute eau qui contient une substance en une quantité ou concentration telle — ou qui, à partir de son état naturel, a été traitée ou transformée par la chaleur ou d’autres moyens d’une façon telle — que, si elle était ajoutée à une autre eau, elle altérerait ou contribuerait à altérer la qualité de celle-ci au point de la rendre nocive, ou susceptible de le devenir, pour le poisson ou son habitat, ou encore de rendre nocive l’utilisation par l’homme du poisson qui y vit.

[69] Le paragraphe 36(3) de la Loi interdit le dépôt de substances nocives et prévoit « [qu’]il est interdit d’immerger ou de rejeter une substance nocive – ou d’en permettre l’immersion ou le rejet – dans des eaux où vivent des poissons, ou en quelque autre lieu si le risque existe que la substance ou toute autre substance nocive provenant de son immersion ou rejet pénètre dans ces eaux » (non souligné dans l’original).

[70] Selon le paragraphe 34(1), l’expression « eaux où vivent des poissons » signifie « les eaux de pêche canadiennes ». Cette dernière expression est à son tour définie au paragraphe 2(1) de la manière suivante : « Les eaux de la zone de pêche et de la mer territoriale du Canada, ainsi que les eaux intérieures canadiennes. »

[71] Le paragraphe 37(1) prévoit que le ministre peut exiger de recevoir des plans et devis et, en des termes semblables à ceux du paragraphe 36(3), il fait référence à « […] l’immersion d’une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons ou son rejet en quelque autre lieu si la substance nocive en cause, ou toute autre substance nocive provenant de son rejet, risque de pénétrer dans ces eaux […] » (non souligné dans l’original).

[72] Selon l’article 38 de la Loi, le ministre peut désigner toute personne à titre d’inspecteur pour l’exécution et le contrôle d’application de la Loi et peut restreindre, de la façon qu’il estime indiquée, les pouvoirs que ce dernier est autorisé à exercer sous le régime de la Loi.

[73] Le paragraphe 38(5) crée l’obligation d’aviser un inspecteur en cas de rejet d’une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons qui n’est pas autorisé. Cette obligation vise particulièrement la personne qui a) est responsable, à titre de propriétaire ou autrement, selon le cas, de la substance nocive ou de l’ouvrage, de l’entreprise ou de l’activité à l’origine du rejet ou de l’immersion, et qui b) est à l’origine du rejet ou de l’immersion ou y contribue.

[74] Le paragraphe 38(6) de la Loi prévoit que toute personne visée aux alinéas 38(5)a) ou b), entre autres, est tenue de prendre, le plus tôt possible dans les circonstances, toutes les mesures nécessaires pour prévenir l’événement, ou neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui en résultent ou pourraient normalement résulter du rejet ou de l’immersion de la substance nocive (Rio Tinto, au para 56).

[75] Conformément au paragraphe 38(7.1), l’inspecteur peut prendre ou faire prendre, aux frais de la personne visée, entres autres, aux alinéas (5)a) ou b), les mesures mentionnées au paragraphe 38(6), ou ordonner à cette personne de le faire à ses frais lorsqu’il est convaincu, pour des motifs raisonnables, de l’urgence de ces mesures.

B. La directive est-elle raisonnable au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle ou est-elle invalide?

(1) La directive est-elle conforme au régime législatif applicable?

[76] À cet égard, les demandeurs soutiennent que la directive est intenable compte tenu des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle. Ils reconnaissent qu’un décideur administratif jouit d’un certain pouvoir discrétionnaire pour émettre une directive, mais soulignent que « l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (Vavilov, au para 82; Mason, au para 57) et que, lorsque le législateur assujettit le pouvoir du décideur à des conditions précises, celles-ci-ci doivent être appliquées rigoureusement (Parker c Canada (Procureur général), 2023 CF 1419 au para 199, renvoyant à Vavilov, aux para 68, 90).

[77] Les demandeurs soutiennent que la directive est invalide et déraisonnable puisqu’elle a été donnée sans que les conditions prévues au paragraphe 38(7.1) de la Loi soient réunies. Ils font valoir a) qu’aucun rejet ne s’est produit dans des eaux visées par la Loi, b) que la compréhension erronée de l’inspectrice de la notion de « substance nocive » a vicié son analyse et c) qu’il n’y avait aucun motif raisonnable justifiant la délivrance de la directive.

a) Les rejets dans des eaux visées par la Loi

[78] Les demandeurs affirment qu’aucun rejet ne s’est produit dans des eaux visées par la Loi puisque a) l’effluent est évacué dans l’égout pluvial municipal, qui se déverse à son tour dans la voie maritime, à savoir une voie navigable artificielle qui, selon eux, ne peut pas être considérée comme des eaux au sens de la Loi, et que b) le libellé du paragraphe 38(5) est clair et ne fait référence qu’aux rejets dans des eaux où vivent des poissons (rejet direct dans les eaux) et non aux rejets dans les réseaux d’égout (rejet indirect dans les eaux). Je ne souscris pas à la première affirmation des demandeurs, mais je partage leurs réserves concernant leur deuxième affirmation.

(i) La Voie maritime du Saint-Laurent : les eaux visées par la Loi

[79] Rappelons que l’effluent est évacué dans les égouts municipaux, lesquels se déversent dans la Voie maritime du Saint-Laurent, une voie maritime navigable et artificielle reliée au fleuve Saint-Laurent.

[80] Les demandeurs font valoir que la voie maritime artificielle ne peut être considérée comme des eaux où vivent des poissons au sens de la Loi. Ils soutiennent que, contrairement au libellé d’autres lois adoptées par le législateur, comme la Loi sur les eaux navigables canadiennes, LRC 1985, c N-22, la définition de l’expression « eaux de pêche canadiennes » dans la Loi ne fait pas référence à une voie navigable artificielle. Les demandeurs affirment par ailleurs que, puisque les lois sont présumées avoir été rédigées les unes en fonction des autres, de manière à assurer la cohérence et l’uniformité dans le traitement du sujet (Pierre-André Côté et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2021, au para 1065), l’intention du législateur était d’exclure la voie maritime de la définition de l’expression « eaux de pêche canadiennes ». Ils ajoutent que, si le législateur avait voulu inclure de telles structures artificielles dans la Loi, il l’aurait fait expressément.

[81] Le PGC répond que le fleuve Saint-Laurent est reconnu comme étant des eaux où vivent des poissons, et qu’une voie maritime artificielle comme la Voie maritime du Saint-Laurent qui partage les mêmes eaux où vivent des poissons que le fleuve Saint-Laurent est visée par la définition large de l’expression « eaux où vivent des poissons » de la Loi.

[82] Je partage l’avis du PGC et j’estime qu’il est raisonnable de conclure que les eaux de la Voie maritime du Saint-Laurent sont bel et bien des eaux où vivent des poissons au sens de la Loi. Je rappelle que le paragraphe 34(1) de la Loi définit l’expression eaux où vivent des poissons de la manière suivante : « Les eaux de pêche canadiennes. » À son tour, l’expression eaux de pêche canadiennes est définie à l’article 2 de la Loi comme étant : « Les eaux de la zone de pêche et de la mer territoriale du Canada, ainsi que les eaux intérieures canadiennes. »

[83] L’expression « eaux intérieures canadiennes » a été interprétée par les tribunaux comme englobant [traduction] « les havres, les baies, les estuaires et les autres étendues d’eau qui pénètrent dans les terres » (R v Newfoundland Recycling Ltd., [2004] NJ no 332 au para 51, disponible en anglais seulement), tandis que la Cour d’appel du Québec a déclaré que toutes les eaux intérieures canadiennes sont présumées être des eaux où vivent des poissons au sens des paragraphes 2(1) et 34(1) de la Loi (R c ArcelorMittal Canada inc, 2021 QCCQ 10578, conf. pour d’autres motifs par 2023 QCCA 1564, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, no 41119 (19 septembre 2024)). Le fait qu’une définition d’un autre terme figurant dans une autre loi, comme la Loi sur les eaux navigables canadiennes, renvoie expressément aux structures artificielles n’est d’aucune importance en l’espèce compte tenu de l’objet distinct de la Loi.

[84] Les demandeurs ne m’ont pas convaincue du bien-fondé de cet argument. Je suis plutôt d’avis que l’inspectrice a raisonnablement conclu que les eaux de la Voie maritime du Saint-Laurent, une voie maritime artificielle, sont des eaux où vivent des poissons au sens de la Loi.

(ii) Rejet direct ou indirect dans des eaux où vivent des poissons

[85] Les demandeurs soutiennent que la Loi établit une distinction entre les rejets directs et les rejets indirects dans des eaux où vivent des poissons. Ils affirment que les pouvoirs de l’inspectrice sont strictement liés aux situations de rejets directs et que, dans le cas de l’établissement, il s’agissait d’un rejet indirect, de sorte que l’inspectrice n’avait pas le pouvoir de donner un avis et d’ordonner la prise de mesures correctives.

[86] Les demandeurs soulignent que le législateur, par exemple aux paragraphes 36(3) et 37(1) et au sous‑alinéa 38(3)b)(ii) de la Loi, interdit le rejet de substances (1) « dans des eaux où vivent des poissons », qu’ils appellent rejet direct, et (2) « en quelque autre lieu » si le risque existe que la substance ou toute autre substance nocive provenant de son immersion ou rejet pénètre dans ces eaux, qu’ils appellent rejet indirect.

[87] Les demandeurs mettent en contraste le libellé de ces dispositions, qui visent tant le rejet direct que le rejet indirect, à celui employé par le législateur au paragraphe 38(5) de la Loi, sous le titre « Avis », qui fait uniquement référence au rejet d’une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons, c’est-à-dire un rejet direct, et non au rejet en quelque autre lieu, soit un rejet indirect. Les demandeurs soulignent que le paragraphe 38(6) de la Loi, sous le titre « Obligation de prendre des mesures correctives », renvoie au paragraphe 38(5) et ne vise donc pas non plus le rejet indirect. Enfin, ils affirment que le paragraphe 38(7.1), sous le titre « Mesures correctives », ne vise pas non plus le rejet indirect.

[88] Autrement dit, les demandeurs soutiennent que le libellé du paragraphe 38(5) est clair et vise uniquement les rejets effectués dans des eaux où vivent des poissons (rejets directs), et non les rejets d’abord effectués dans les réseaux d’égout (rejets indirects). Selon eux, cette distinction a une incidence sur les pouvoirs de l’inspectrice prévus aux paragraphes 38(6) et 38(7.1) de la Loi. Les demandeurs affirment que, compte tenu du libellé précis de la Loi, certains pouvoirs sont strictement liés aux situations où il y a un rejet direct et ces pouvoirs ne s’appliquent pas lorsque le rejet est effectué « en quelque autre lieu », c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’un rejet indirect. Ils soulignent que nul ne conteste que les effluents sont rejetés dans l’égout pluvial municipal, qu’ils ne sont donc pas rejetés directement dans des eaux où vivent des poissons et que, par conséquent, il s’agit manifestement de rejets indirects. Pour reprendre les termes du législateur, les rejets sont effectués en « quelque autre lieu » si le risque existe que la substance ou toute autre substance nocive provenant de son immersion ou de son rejet pénètre dans ces eaux, une situation non prévue par le paragraphe 38(5) de la Loi.

[89] À l’audience, les demandeurs ont également souligné que le législateur ne s’exprime pas pour ne rien dire, que des termes différents dans une même loi ont des significations différentes et que le législateur a exclu les rejets indirects des paragraphes 38(5), 38(6) et 38(7.1) de la Loi. À l’appui de leur thèse, ils ont renvoyé aux paragraphes 19, 32 et 33 de la décision Tshimuangi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1354, que j’ai rendue.

[90] Plus précisément, s’appuyant sur l’arrêt R c Multiform Manufacturing Co, [1990] 2 RCS 624, 1990 CanLII 79 (CSC), les demandeurs ont souligné que la « règle d’interprétation veut que l’on présume que “le législateur a voulu dire ce qu’il a exprimé” ». Ils affirment également qu’il « ne fait aucun doute que le devoir des tribunaux est de donner effet à l’intention du législateur, telle qu’elle est formulée dans le libellé de la Loi. Tout répréhensible que le résultat puisse apparaître, il est de notre devoir, si les termes sont clairs, de leur donner effet. » (R c McIntosh, [1995] 1 RCS 686 au para 28, 1995 CanLII 124 (CSC), citant New Brunswick v Estabrooks Pontiac Buick Ltd (1982), 44 NBR (2d) 201 à la p 210, 1982 CanLII 3042 (CA NB)).

[91] Le PGC s’oppose à l’interprétation proposée par les demandeurs et affirme qu’il existe dans la Loi un certain fondement donnant à penser que les rejets indirects sont visés par les paragraphes 38(5) et (6), même s’ils n’y sont pas expressément mentionnés. À l’audience, le PGC a d’abord renvoyé à la phrase « [e]n cas de rejet ou d’immersion – effectif ou fort probable et imminent – d’une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons » figurant au paragraphe 38(5) et a fait valoir qu’un rejet dans un égout pluvial municipal qui est ensuite évacué dans la Voie maritime du Saint-Laurent environ 400 mètres plus loin constitue un exemple de rejet ou d’immersion fort probable et imminent.

[92] En outre, le PGC a fait valoir que l’article 38 de la Loi, lu dans son ensemble, prévoit clairement les moyens de donner effet au paragraphe 36(3) de la Loi. Il a souligné que l’économie et l’objet de la Loi, en particulier la prévention de la pollution, ainsi que le principe moderne en matière d’interprétation des lois étayent tous la conclusion selon laquelle le paragraphe 38(5) vise les rejets indirects bien que ceux-ci n’y soient pas mentionnés. Cela dit, le PGC a reconnu que les paragraphes 38(5) et (6) de la Loi sont libellés différemment des paragraphes 36(3) et 37(1) et du sous‑alinéa 38(3)b)(ii).

[93] Après l’audience, j’ai soulevé des réserves concernant le fait que cet argument sur les principes d’interprétation législative n’avait pas été présenté à l’inspectrice avant qu’elle n’émette la directive, et je me suis demandé s’il pouvait être invoqué pour la première fois en contrôle judiciaire devant la Cour.

[94] J’ai invité les parties à présenter des observations écrites indiquant (1) si la question de l’interprétation avait été soulevée devant l’inspectrice et, (2) dans la négative, si la Cour pouvait ou devait l’examiner à la lumière de la jurisprudence applicable (p. ex. Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61; Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245; Benito c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 CF 1628).

[95] Pour leur part, les demandeurs ont essentiellement soutenu que cette question n’était pas totalement nouvelle, car il s’agit d’un argument plus poussé ayant trait à une question qui avait déjà été soulevée devant l’inspectrice. À titre subsidiaire, ils ont affirmé que si la Cour conclut qu’il s’agit d’une nouvelle question, elle devrait néanmoins l’examiner puisqu’elle ne porte pas indûment préjudice à la partie adverse et qu’aucun élément de preuve supplémentaire n’est nécessaire pour que la Cour tranche la question (Alberta Teachers, au para 26). Les demandeurs ont ajouté que (1) l’interprétation donnée à l’expression « eaux où vivent des poissons » par Environnement Canada lui permettrait de s’arroger des pouvoirs que la Loi ne lui confère pas, ce qui rend la directive déraisonnable, et que, (2) quoi qu’il en soit, notre Cour devrait faire preuve de souplesse dans l’application de la règle générale énoncée dans l’arrêt Alberta Teachers, comme elle l’a fait dans plusieurs situations semblables (Phan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 916 aux para 52, 54; Sedki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1071 aux para 50 et suivants; Natco Pharma (Canada) Inc c Canada (Santé), 2020 CF 788 aux para 82 et suivants).

[96] En réponse, le PGC a affirmé que cette question d’interprétation législative n’avait pas été soulevée devant l’inspectrice. Il a ajouté que la Cour ne devrait pas trancher cette question, car (1) le législateur a chargé les inspecteurs d’appliquer la Loi, (2) la Cour ne peut s’assurer qu’elle dispose de tous les éléments factuels et contextuels nécessaires pour trancher la question et, (3) contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, l’objet de la question n’est pas un facteur pertinent lorsque la Cour décide d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire (p. ex. Eadie c MTS Inc, 2015 CAF 173 aux para 59-65, 69, 71; Gomez c Canada (Procureur général), 2021 CF 1300 aux para 74-79, 84; Tan v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 600 aux para 22, 26, 31, 37-38; Benito, aux para 54-57; Forest Ethics, aux para 37, 41-43).

[97] Premièrement, je suis d’accord avec le PGC et je suis convaincue, au vu du dossier, que l’argument relatif à l’interprétation législative soulevé par les demandeurs devant la Cour n’avait pas été soulevé devant l’inspectrice.

[98] Deuxièmement, je suis au courant des principes d’interprétation de la loi, et en particulier du principe reconnu selon lequel « le législateur ne s’exprime pas en vain » (Davis v Canada (Royal Canadian Mounted Police), 2024 FCA 115 au para 71, renvoyant à Ebadi c Canada, 2024 CAF 39 au para 35; R c DAI, 2012 CSC 5 au para 31, renvoyant à Procureur général du Québec c Carrières Ste-Thérèse Ltée, [1985] 1 RCS 831 à la p 838, 1985 CanLII 35 (CSC)), et que, « [l]orsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation » (Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54 au para 10).

[99] Troisièmement, comme nous l’enseigne la Cour suprême du Canada aux paragraphes 64 et 69 de l’arrêt Mason, toute décision administrative doit être justifiable au regard des contraintes juridiques applicables qui ont une incidence sur elle, dont l’une est les principes d’interprétation législative (voir Vavilov, aux para 101, 119-123). Par conséquent, la décision administrative « doit être conforme au “principe moderne” d’interprétation législative, laquelle est axée sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition législative. Il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels. […] Et même si le décideur n’a pas examiné expressément le sens d’une disposition pertinente, la cour de révision peut être en mesure de discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier et se prononcer sur le caractère raisonnable de cette interprétation » (Mason, au para 69, voir aussi Rio Tinto, aux para 41-43, 47, 83). Dans l’arrêt Mason, aux paragraphes 104 et 117, la Cour suprême du Canada a procédé à une analyse des principes d’interprétation législative et a précisément examiné un argument qui n’avait pas été présenté au décideur.

[100] Quoi qu’il en soit, même si l’argument des demandeurs sur les principes d’interprétation législative pouvait être soulevé pour la première fois en contrôle judiciaire, je n’ai pas besoin de l’examiner puisque je conclus que la directive est déraisonnable dans les sections suivantes et que je ferai droit à la demande. Par conséquent, les parties auront l’occasion de soulever la question au décideur administratif dans le cadre du nouvel examen.

b) L’interprétation donnée par l’inspectrice au terme « substance nocive » est déraisonnable en ce qui concerne le sulfate

[101] Les demandeurs soutiennent que l’hypothèse de départ de l’inspectrice reposait sur une compréhension erronée de la notion de « substance nocive », qui a vicié l’ensemble de son analyse et l’a menée à agir de manière déraisonnable et à prendre des décisions déraisonnables.

[102] Les demandeurs renvoient au paragraphe 34(1) de la Loi et font remarquer que le sulfate n’est pas une substance prescrite par l’alinéa 34(2)a), de sorte que la disposition se trouvant sous l’alinéa b) de la définition du terme substance nocive ne s’applique pas. Ils ajoutent que, comme Terrapure rejette un effluent qui contient du sulfate, et non du sulfate pur, seul l’alinéa b) sous la définition de substance nocive s’applique dans leur cas.

[103] Les demandeurs font également valoir que les notes d’inspection de l’inspectrice, indiquant que « le rejet [de sulfate] devrait être de zéro », témoignent d’une compréhension erronée de la Loi. Ils affirment que les eaux contenant du sulfate ne sont pas en soi nocives pour le poisson et que tout dépend de sa concentration. Selon les demandeurs, la preuve en est qu’un échantillon prélevé à l’établissement par l’inspectrice le 7 décembre 2022, qui présentait une concentration en sulfate de 2 970 mg/L, ne s’est pas révélé nocif pour la daphnie. Les demandeurs soutiennent que, par conséquent, la compréhension erronée de l’inspectrice l’a menée à adopter une approche intransigeante, rigide et irréaliste tant dans la résolution du litige que dans ses rapports avec Terrapure.

[104] Le PGC affirme que la définition du terme « substance nocive » au paragraphe 34(1) de la Loi est large (St‑Brieux, au para 44). En l’espèce, l’inspectrice a conclu d’après les résultats des analyses en laboratoire que l’effluent présentait une concentration élevée en sulfate et en plomb, susceptible de devenir nocive pour le poisson ou son habitat ou de rendre nocive l’utilisation par l’homme du poisson qui y vit. Par conséquent, en raison des niveaux de concentration invariablement élevés en sulfate et en plomb dans l’effluent, l’inspectrice avait des motifs raisonnables de croire qu’il s’agissait d’une substance nocive.

[105] Selon le PGC, bien que le seuil de concentration en sulfate de 1 500 mg/L prescrit par le règlement ne soit pas incorporé dans la Loi, l’écart important entre ce seuil et la concentration de sulfate dans l’effluent, qui était jusqu’à 50 fois plus élevée que le seuil fixé par règlement dans les prélèvements d’avril, de mai et de juin 2022, est un renseignement pertinent qui appuie la thèse de l’inspectrice selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que l’effluent était une substance nocive.

[106] En ce qui concerne le plomb, le PGC renvoie à la directive, qui indique que, selon les critères de qualité d’eau de surface du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs du Québec, la concentration en plomb ne devrait pas dépasser 0,22 mg/L pour la protection de la vie aquatique. De plus, selon les Recommandations fédérales pour la qualité de l’environnement - Plomb, une concentration de 0,007 mg/L causerait un effet chronique chez la truite arc‑en‑ciel. La directive indique également que, dans la littérature, la toxicité du plomb varie selon les espèces de poissons, mais il est bien connu que les œufs de poissons et les alevins y sont plus vulnérables que les poissons adultes.

[107] En l’espèce, le PGC fait remarquer que les analyses chimiques inorganiques effectuées par Environnement Canada sur des échantillons prélevés par les agentes des pêches dans l’effluent le jour du déversement d’urgence, le 23 août 2022, indiquent que la concentration en sulfate était de 59 400 mg/L et que la concentration en plomb était de 0,375 mg/L. Ce fait appuyait également la thèse de l’inspectrice selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que l’effluent était une substance nocive.

[108] Le PGC fait également valoir que, contrairement à la thèse des demandeurs, le fait qu’un échantillon prélevé le 7 décembre 2022 présentant une concentration en sulfate de 2 970 mg/L se soit révélé inoffensif pour la daphnie lors d’un essai effectué après l’émission de la directive initiale n’est pas pertinent dans l’évaluation du caractère raisonnable de la directive. Un seul essai donnant des résultats qui démontrent une concentration qui ne serait pas nocive pour la daphnie ne suffit pas à lever la directive.

[109] À cet égard, le PGC fait remarquer que les résultats versés au dossier du seul autre essai effectué sur la daphnie après l’émission de la directive modifiée démontrent que l’échantillon d’effluent prélevé le 15 mars 2023 était nocif pour la daphnie. Il souligne que l’inspectrice doit être convaincue que les demandeurs seront en mesure de se conformer aux obligations prévues par la Loi pendant une période prolongée et d’une saison à l’autre avant de lever la directive.

[110] Enfin, à l’audience, le PGC a souligné que, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la directive elle-même ne dit pas qu’il doit y avoir [traduction] « absence totale de rejet de sulfate », mais plutôt qu’il doit y avoir absence totale de rejet de substances nocives, comme le prescrit la Loi.

[111] J’estime que les demandeurs ont démontré que l’interprétation donnée au terme « substance nocive » par l’inspectrice est déraisonnable. Premièrement, l’argument du PGC selon lequel la directive elle-même ne dit pas qu’il doit y avoir « absence totale de rejet de sulfate » n’est pas pertinent; il ressort du dossier que, selon l’interprétation que l’inspectrice a donnée à la Loi, la « norme de l’absence totale de rejet » s’appliquait puisqu’aucun règlement pris en vertu du paragraphe 36(4) n’autorisait Terrapure à rejeter des eaux contenant du sulfate. Bien qu’il aurait pu être raisonnable que l’inspectrice interprète la Loi de telle sorte que la norme de l’absence totale de rejet s’applique aux sulfates puisqu’aucun règlement ne s’appliquait aux activités de Terrapure, il ressort du dossier que cette interprétation était inintelligible en l’espèce.

[112] Comme je le mentionne plus haut, dans l’ébauche de directive jointe à son avis d’intention, l’inspectrice a initialement renvoyé à la littérature indiquant une CL50 de 4 580 mg/L pour le sulfate. Dans son analyse des observations présentées par Me Fortin en octobre 2022, l’inspectrice a indiqué ce qui suit :

J’ai inscrit une référence toxicologique à la directive proposée dans l’avis d’intention afin de démontrer que la nocivité de cette substance chez le poisson et chez Daphnia Magna est bien connue. La Loi sur les pêches ne permet pas le rejet de substance nocive et ne prévoit pas de norme de rejet à moins qu’il y ait une permission par règlement pris en vertu de 36(4).

J’ai retiré la référence littéraire de la directive finale pour éviter les confusions puisque Terrapure semble avoir conclu qu’ils ont la permission de rejeter du sulfate en dessous de la limite de toxicité aiguë de 4 580mg/L.

Terrapure ne peut pas assumer que leur effluent sera conforme à la Loi sur les pêches en respectant ces concentrations en sulfates puisque l’effluent peut contenir d’autres substances nocives pour le poisson. Un système de suivi incluant des tests d’écotoxicité est nécessaire pour s’assurer que leur effluent n’est pas nocif et ainsi démontrer toute diligence raisonnable pour se conformer à la Loi sur les pêches.

[113] Durant l’appel téléphonique du 21 novembre 2022, et en réponse à la question de Me Fortin concernant la norme applicable selon l’avis d’intention, l’inspectrice a confirmé que l’absence totale de rejet était la norme et, dans sa directive initiale, elle a supprimé la référence à la CL50 de 4 580 mg/L. La directive ne contient pas non plus de référence à la littérature.

[114] J’estime qu’il était déraisonnable et illogique de la part de l’inspectrice de conclure que Terrapure ne pouvait présumer que son effluent serait conforme à la Loi en respectant la référence littéraire, soit une CL50 de 4 580 mg/L pour le sulfate, d’autant plus que cette référence avait été fournie par l’inspectrice elle-même au départ et qu’elle avait souligné que l’effluent pouvait être toxique pour d’autres raisons. De plus, le règlement prévoit un seuil maximal de 1 500 mg/L pour le sulfate, ce qui donne à penser qu’une certaine concentration en sulfate pourrait ne pas être nocive. Les résultats de l’essai de toxicité du 7 décembre 2022, qui ont révélé qu’une CL50 de 2 970 mg/L correspondait à un taux de létalité de 0 % pour la daphnie, renforcent ma conclusion.

[115] Je souligne au passage, bien que ce point ne soit pas déterminant, que Terrapure a affirmé dans ses observations d’octobre 2022 que sa modélisation du mélange et de la dispersion de l’effluent garantissait que sa concentration en sulfate n’était pas toxique lorsqu’il atteignait la Voie maritime du Saint‑Laurent. Terrapure a également indiqué que son effluent était mélangé avec d’autres eaux de pluie dans les égouts municipaux et potentiellement avec d’autres substances provenant d’usines avoisinantes, ce qui change sa composition finale.

[116] En réponse, l’inspectrice a affirmé que le paragraphe 36(3) de la Loi s’appliquait à l’effluent non dilué qui quitte l’établissement avant d’entrer dans des eaux où vivent des poissons. Elle a fait référence à un article qui renvoyait à la jurisprudence établissant que c’est la nocivité de la substance qui doit être démontrée, et non celle des eaux où vivent des poissons (Paule Halley, « La Loi fédérale sur les pêches et son régime pénal de protection environnementale » (1992) 33:3 C de D 759 aux pp 773-777). On y renvoie notamment à l’arrêt R v MacMillan Bloedel (Alberni) Limited, 1979 CanLII 495 (CA CB), dans lequel la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a affirmé que [traduction] « [c]e qui est défini, c’est la substance ajoutée à l’eau, et non l’eau après l’ajout de la substance ».

[117] Comme je l’ai mentionné à l’audience, je suis réticente à souscrire à l’interprétation de l’inspectrice compte tenu du libellé de la Loi, et je pourrais en arriver à une conclusion différente si l’occasion se présentait. En l’espèce, toutefois, je ne suis pas chargée de faire une telle interprétation. L’inspectrice l’était et, comme elle s’est appuyée sur la jurisprudence, il était raisonnable qu’elle applique cette interprétation à la nocivité d’une substance dans l’effluent non dilué. En revanche, comme je le mentionne plus haut, je suis d’avis que son interprétation de la nocivité du sulfate est déraisonnable.

c) L’inspectrice avait des motifs raisonnables d’émettre la directive

[118] Les demandeurs soutiennent qu’une directive peut être donnée par Environnement Canada seulement lorsqu’il est convaincu, pour des motifs raisonnables, que les mesures nécessaires n’ont pas été prises pour prévenir les rejets de substances nocives et qu’il était urgent de prendre ces mesures (paragraphes 38(6) et (7.1) de la Loi).

[119] En l’espèce, les demandeurs soutiennent qu’aucun motif raisonnable ne justifiait la délivrance de la directive puisqu’il n’y avait aucune urgence et que les mesures nécessaires avaient été prises après la délivrance de l’avis d’intention, avant l’émission de la directive initiale et des autres directives. Ils ajoutent que l’inspectrice était au courant de ces mesures, qu’ils avaient exposées dans leurs observations d’octobre 2022, et soulignent que les échantillons prélevés par Environnement Canada le 7 décembre 2022 – qui présentaient une concentration en sulfate de 2 970 mg/L – confirmaient que les mesures prises avaient permis de réduire la concentration de sulfate à un niveau où l’effluent n’était pas nocif, puisque les résultats de l’essai de toxicité des échantillons prélevés ne démontraient aucune nocivité aiguë sur la daphnie.

[120] De plus, les demandeurs soulignent qu’à la suite du déversement d’urgence du 23 août 2022, Terrapure avait également pris toutes les mesures nécessaires pour éviter qu’un tel déversement survienne de nouveau et qu’aucun autre déversement similaire n’était survenu par la suite. Il n’y avait donc pas lieu de prendre des mesures immédiates.

[121] Enfin, selon les demandeurs, même si des motifs raisonnables justifiaient la délivrance de la directive, ce qu’ils nient, ils affirment que le paragraphe 38(7.1) de la Loi autorise seulement Environnement Canada à forcer une personne à prendre des mesures raisonnables « le plus tôt possible » (paragraphe 38(6) de la Loi), et que l’inspectrice n’avait donc pas le pouvoir d’ordonner que des mesures soient prises immédiatement, comme elle l’a fait.

[122] En réponse, le PGC affirme que les demandeurs n’ont pas agi le plus tôt possible pour remédier à leur problème de sulfates ou à tout autre problème les ayant menés à rejeter une substance nocive. Il souligne que Terrapure était au fait de ses problèmes de sulfates depuis plusieurs années. À cet égard, il renvoie à l’entente conclue avec la ville en novembre 2020, laquelle autorisait Terrapure à déverser son effluent dans l’égout pluvial municipal même s’il dépassait les seuils de concentration en sulfate prévus par le règlement.

[123] Le PGC fait observer que, dans son entente avec la ville, Terrapure s’était engagée à retenir une solution permanente à son problème de sulfates au plus tard le 30 septembre 2021 et à se conformer au seuil de concentration en sulfate de 1 500 mg/L prévu par le règlement au plus tard le 14 novembre 2023. Il souligne que Terrapure n’a toutefois rempli aucun de ces engagements.

[124] De plus, le PGC fait remarquer que Terrapure a bien mentionné à l’inspectrice plusieurs [traduction] « solutions possibles » pour prévenir le rejet d’une substance nocive, mais que les mesures correctives proposées étaient soit insuffisantes, soit irréalisables dans un avenir prévisible. Par exemple, il renvoie aux observations d’octobre 2022 dans lesquelles Me Fortin suggérait de rejeter l’effluent dans le réseau d’égout de la ville (solution refusée par la ville) et de transporter l’eau hors site à des fins de traitement par des installations tierces (solution jugée irréalisable par Terrapure). Par conséquent, le PGC soutient qu’au vu de la preuve dont disposait l’inspectrice au moment où elle a émis la directive initiale puis la directive modifiée, il était raisonnable qu’elle conclue que les mesures correctives n’avaient pas été prises conformément au paragraphe 38(6) de la Loi.

[125] Autrement dit, le PGC souligne qu’à la suite de l’évaluation de l’inspectrice selon laquelle les demandeurs n’avaient pas respecté les obligations que leur imposait le paragraphe 36(3) de la Loi et n’avaient pas pris les mesures correctives le plus tôt possible conformément au paragraphe 38(6), celle-ci a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que des mesures devaient être prises immédiatement. Le PGC prétend que les conditions étaient donc réunies pour qu’elle donne la directive en application du paragraphe 38(7.1) de la Loi.

[126] Enfin, le PGC soutient que le fait que la directive oblige les demandeurs à agir immédiatement pour mettre fin aux rejets de substances nocives n’est pas incompatible avec les mesures correctives énumérées dans la directive. Il ajoute que l’obligation principale prévue par la Loi consiste à prévenir le rejet de substances nocives; l’inspectrice ne peut imposer des mesures moindres que celles exigées par la Loi. Le PGC fait observer que les demandeurs pourraient juger nécessaire de cesser temporairement leurs activités pour se conformer à la Loi, mais ce n’est pas ce que l’inspectrice a exigé; elle a simplement ordonné qu’ils se conforment à la Loi.

[127] Je suis d’avis qu’il n’était pas déraisonnable pour l’inspectrice de conclure que Terrapure n’avait pas pris les mesures nécessaires pour prévenir le rejet de substances nocives. Comme le fait valoir le PGC, au vu de la preuve dont elle disposait au moment où elle a émis la directive initiale puis la directive modifiée, il était raisonnable qu’elle conclue que les mesures correctives n’avaient pas été prises conformément au paragraphe 38(6) de la Loi. Plus précisément, l’inspectrice est raisonnablement parvenue à cette conclusion compte tenu des admissions faites par Terrapure dans ses observations d’octobre 2022, à savoir que son usine de récupération des cristaux de sulfate, envisagée comme la solution définitive au problème de sulfates, ne devait être opérationnelle qu’à la fin de 2024.

[128] Les résultats des échantillons du 15 mars 2023 ont également démontré que les mesures correctives mises en place par Terrapure étaient insuffisantes, puisqu’ils avaient révélé un taux de létalité de 90 % sur la daphnie. Cette situation de non-conformité a été aggravée par les admissions de Terrapure à l’inspectrice durant l’inspection du 17 mai 2023, à savoir (1) que plusieurs rejets de substances nocives avaient eu lieu au printemps, (2) qu’ils n’avaient pas pu identifier la source de toxicité de l’effluent et (3) qu’une firme externe avait été embauchée pour faire l’étude de caractérisation de la toxicité de l’effluent, mais qu’il s’agissait d’une procédure complexe et longue pour trouver la cause exacte de la non-conformité.

[129] Étant donné qu’après l’inspection du 17 mai 2023, l’inspectrice ne disposait d’aucun nouveau renseignement qui aurait démontré que la directive modifiée n’était plus nécessaire, j’estime que l’inspectrice avait toujours des motifs raisonnables de délivrer la directive le 23 juin 2023.

(2) La directive respecte-t-elle la Politique de conformité d’Environnement Canada?

[130] Les demandeurs soutiennent qu’en plus de ne pas avoir respecté les conditions prévues par la Loi, l’inspectrice n’a pas suivi les lignes directrices énoncées dans la Politique de conformité pour émettre la directive, bien que celle-ci avait été prétendument délivrée conformément à cette politique.

[131] Les demandeurs font référence aux facteurs servant à évaluer la gravité de la contravention présumée et à déterminer les interventions qui peuvent être justifiées suivant la Politique de conformité, à savoir a) la gravité des dommages actuels ou éventuels, b) l’intention du présumé contrevenant, c) la récurrence des contraventions, d) la collaboration des personnes désignées dans la directive ou de leurs représentants, et la question de savoir s’ils tentent de dissimuler de l’information ou de contourner la Loi et e) les mesures correctives prises. Les demandeurs ajoutent que, selon la Politique de conformité, une directive ne doit être donnée que si une intervention immédiate est nécessaire.

[132] Les demandeurs soulignent qu’Environnement Canada doit suivre la Politique de conformité, un document interne faisant autorité, avant d’émettre une directive. S’il souhaite s’en écarter, Environnement Canada a le fardeau d’en expliquer les raisons dans ses motifs (Vavilov, au para 131). Par conséquent, les demandeurs prétendent qu’ils pouvaient légitimement s’attendre à être traités conformément à la Politique de conformité. Ils affirment également que le principe de l’attente légitime « fait partie de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle » et reconnaît que l’équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus lorsque l’administration agit contrairement à sa « pratique claire, nette et explicite » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 26; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 95 [Agraira]).

[133] Les demandeurs soutiennent que l’inspectrice s’est écartée sans justification des principes énoncés dans la Politique de conformité, en ce que :

  • a)Terrapure n’avait jamais fait l’objet d’une inspection antérieure ni de mesure d’exécution prévue par la Loi, puisqu’elle n’avait aucun antécédent de contraventions, d’avertissements ou de sanctions au titre de la Loi;

  • b)Terrapure et ses représentants ont pleinement collaboré avec Environnement Canada. Ils ont fourni des renseignements de manière franche et volontaire;

  • c)L’effluent de Terrapure n’est pas, en soi, une substance nocive et, dans le cours normal des activités, ne présente aucun risque de dommages graves au poisson ou à son habitat;

  • d)Terrapure avait déjà pris des mesures correctives le plus tôt possible pour prévenir, neutraliser, atténuer ou réparer les dommages.

[134] Le PGC répond que la décision de l’inspectrice est conforme à la Politique de conformité. Selon lui, bien que les demandeurs pouvaient légitimement s’attendre à ce que l’inspectrice tienne compte de la Politique de conformité et à ce que celle-ci oriente son interprétation des dispositions applicables de la Loi, ils ne pouvaient légitimement s’attendre à un résultat en particulier.

[135] Le PGC fait remarquer que la Politique de conformité ne peut miner les exigences de la Loi ni le pouvoir discrétionnaire conféré à l’inspectrice par le paragraphe 38(7.1) d’émettre une directive. Il ajoute que la Politique de conformité précise clairement qu’elle ne vise qu’à donner une orientation générale et qu’elle ne remplace par la Loi. Le PGC souligne que, selon la Cour suprême du Canada, les « [l]es lignes directrices peuvent servir à déterminer ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée », mais « ne lient pas légalement le ministre » et « ne sont pas exhaustives ni restrictives », et les décideurs « ne doi[vent] pas voir dans ces directives informelles des exigences absolues qui limitent le pouvoir discrétionnaire » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 32 [Kanthasamy]; voir aussi Agraira, au para 60).

[136] En outre, le PGC affirme qu’aucun des facteurs énumérés dans la Politique de conformité n’est déterminant à lui seul. Par exemple, il n’était pas interdit à l’inspectrice d’émettre une directive simplement parce que les demandeurs n’avaient jamais fait l’objet d’une inspection par Environnement Canada ou parce qu’il n’avait jamais été démontré qu’ils avaient contrevenu à la Loi. Le PGC fait remarquer que l’inspectrice a tenu compte de la gravité des dommages actuels ou éventuels, comme il est indiqué dans la directive, à savoir que le rejet d’effluent était alors très nocif.

[137] Le PGC ajoute qu’il est indiqué dans la directive qu’elle repose également sur le fait que Terrapure savait depuis plusieurs années que la concentration en sulfate de son effluent était nettement supérieure au seuil fixé par le règlement et n’avait pas pris de mesures pour remédier à la situation, malgré qu’elle s’était engagée à le faire dans son entente avec la ville. Enfin, le PGC affirme que l’inspectrice a examiné les mesures correctives proposées par les demandeurs, mais a conclu qu’elles ne satisfaisaient pas aux exigences du paragraphe 38(6) de la Loi.

[138] Cet argument ne peut être retenu. Je suis d’accord avec le PGC que les lignes directrices ou les politiques internes ne sont pas contraignantes et ne remplacent pas la loi. Au mieux, elles servent d’outils d’interprétation (Kanthasamy, au para 32; Agraira, au para 60; voir aussi Turp c Canada (Affaires étrangères), 2018 CAF 133 au para 59, renvoyant à Kanthasamy; JP Morgan Asset Management (Canada) Inc c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 au para 75 [JP Morgan]; Conseil des Innus de Ekuanitshit c Canada (Pêches et Océans), 2015 CF 1298 au para 86, renvoyant à Spencer c Canada (Procureur général), 2010 CF 33 au para 27; Leahy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 au para 92). Les demandeurs n’ont présenté aucune source à l’appui de leur argument selon lequel la Politique de conformité est un document interne faisant autorité que l’inspectrice devait appliquer avant d’émettre la directive.

[139] En fait, et comme l’a mentionné le PGC, la Politique de conformité indique expressément qu’elle ne l’emporte pas sur la Loi : « Le présent document et ses annexes ne visent qu’à donner une orientation générale. Ils ne remplacent pas la Loi sur les pêches. En cas d’incompatibilité entre le présent document et la Loi, celle-ci aura préséance. » (Affidavit de Mme Brousseau, pièce 3, DD, à la p. 1220; voir aussi en anglais l’affidavit de M. Whiteley, pièce 2, DD, à la p 183.)

[140] Les demandeurs ne m’ont pas non plus convaincue que l’inspectrice s’est écartée de la Politique de conformité en émettant la directive. Par exemple, il ressort du dossier que tout au long de son enquête, l’inspectrice a mentionné aux représentants de Terrapure qu’elle avait le pouvoir et la responsabilité de vérifier la conformité à la Loi et d’en appliquer ses dispositions. Ce pouvoir et cette responsabilité sont expressément prévus dans les principes directeurs de la Politique de conformité ainsi que dans son chapitre 3.

[141] L’inspectrice a également souligné que la directive visait à s’assurer que Terrapure respecte la Loi et qu’elle annulerait la directive si Terrapure pouvait démontrer qu’elle se conformait à la Loi. Elle a également mentionné qu’elle avait tenté de limiter autant que possible les conséquences de la directive sur les activités de Terrapure, ce qui est là encore conforme aux principes directeurs de la Politique de conformité.

[142] Lorsque les représentants de Terrapure ont mentionné les incidents de non-conformité, l’inspectrice a expliqué les conséquences auxquelles ils s’exposaient, notamment des poursuites pénales s’ils ne se conformaient pas à la directive. Cette façon de faire concorde avec le chapitre 6 de la Politique de conformité.

[143] Enfin, je suis d’accord avec le PGC que les attentes légitimes des demandeurs ne leur donnaient pas droit à un résultat en particulier. Ce principe ne crée que des droits procéduraux, et non des droits substantiels. À cet égard, « même lorsqu’une personne “a une attente légitime d’un résultat quant au fond à l’égard d’une affaire particulière, cette attente n’est pas exécutoire” » (Jennings-Clyde, Inc (Vivatas, Inc) v Canada (Attorney General), 2024 FC 1141 au para 40, citant JP Morgan, au para 75; voir aussi Centre hospitalier Mont‑Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41 aux para 29, 32-35).

(3) Les exigences de suivi figurant dans la directive étaient-elles rationnelles et logiques?

[144] Les demandeurs soutiennent que les exigences de suivi figurant dans la directive sont demeurées irrationnelles, illogiques et déraisonnables. Ils soulèvent quatre arguments à cet égard.

[145] Premièrement, les demandeurs font valoir que, selon les exigences de suivi actuelles, si les essais sur la daphnie révèlent un échantillon non conforme, la directive exige que Terrapure prélève un autre échantillon pour le soumettre à l’essai de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel et prenne des mesures correctives « sans délai » afin de se conformer au paragraphe 38(6), c’est-à-dire sans attendre les résultats de l’essai sur la truite arc-en-ciel. Toutefois, selon les demandeurs, un tel essai requiert que les truites arc-en-ciel soient exposées à l’effluent pendant une période de 96 heures, et les laboratoires externes prennent environ 14 jours pour fournir les résultats finaux signés. Par conséquent, Terrapure ne pourrait pas rejeter son effluent pendant une période de 14 jours, sans même connaître les résultats de l’essai sur la truite arc-en-ciel. Les demandeurs affirment que cette période de 14 jours est déraisonnablement longue en soi.

[146] Deuxièmement, les demandeurs font valoir que les exigences de suivi sont incompatibles avec le régime législatif applicable et sont plus sévères que la Loi, et qu’elles sont donc déraisonnables. Ils affirment que nul ne conteste que la directive prévoie une série d’exigences de suivi qui vont au-delà des dispositions de la Loi. Par exemple, les demandeurs renvoient au Règlement sur les effluents des fabriques de pâtes et papiers, DORS/92-269, et au Règlement sur les effluents des mines de métaux et des mines de diamants, DOR/2002-222. Ils soutiennent que ces deux règlements, qui exigent des essais sur la daphnie dans certaines circonstances, n’exigent pas que des mesures correctives soient prises dès qu’un essai révèle une non-conformité, contrairement à ce qui est ordonné dans la directive.

[147] Les demandeurs soulignent qu’aucun fondement de principe ne justifie le régime de suivi plus strict et l’exigence de mesures correctives énoncés dans la directive, puisque les substances prétendument nocives visées par celle-ci ne présentent en aucun cas un risque plus élevé pour le poisson ou son habitat que celles visées par ces deux règlements.

[148] Troisièmement, les demandeurs font valoir que les exigences de suivi sont alambiquées, contradictoires et arbitraires et ne sont pas fondées sur une analyse logique et rationnelle. Cet argument repose en grande partie sur des éléments de preuve inadmissibles figurant dans l’affidavit et le contre-interrogatoire de l’inspectrice, et il ne sera donc pas pris en considération.

[149] Quatrièmement, les demandeurs soutiennent que la directive exige simultanément qu’ils cessent de rejeter des substances nocives à deux dates différentes qui ne peuvent être conciliées. Les demandeurs soulignent que, comme ils pourraient être passibles d’amendes importantes s’ils ne se conforment pas à la directive, ils ont le droit de connaître et de comprendre précisément les ordonnances figurant dans la directive auxquelles ils doivent se conformer.

[150] En réponse, le PGC affirme que les exigences de suivi imposées par l’inspectrice sont logiques et intelligibles. Elles permettent aux demandeurs d’évaluer rapidement la nocivité de leur effluent au moyen d’un premier essai de toxicité sur la daphnie et, en cas de non-conformité, de mieux comprendre le niveau de nocivité de l’effluent et les mesures qui doivent être prises en effectuant un deuxième essai de toxicité sur la truite arc-en-ciel.

[151] Plus précisément, en réponse aux premier et troisième points soulevés par les demandeurs, le PGC fait valoir que lorsqu’un essai sur la daphnie révèle une non-conformité, les demandeurs ne doivent pas forcément cesser de rejeter leur effluent. Le paragraphe 38(6) prévoit que lorsqu’il y a rejet d’une substance nocive, ce que révèle un essai sur la daphnie qui démontre une non-conformité étant donné que celle-ci est considérée comme un poisson au sens de la Loi, la personne doit prendre toutes les mesures nécessaires pour « neutraliser, atténuer ou réparer les dommages ». Le PGC souligne que les demandeurs sont les mieux placés pour cerner les mesures correctives qui permettront de réparer les dommages découlant du rejet. Il renvoie également au contre-interrogatoire de l’inspectrice et à des éléments de preuve inadmissibles, lesquels, là encore, ne seront pas pris en considération.

[152] En réponse au deuxième point soulevé par les demandeurs, le PGC affirme qu’il n’est pas pertinent que les exigences en matière d’exploitation, de suivi et de rejet soient moins sévères dans les règlements invoqués par les demandeurs, puisqu’ils ne s’appliquent pas dans leur cas; aucun règlement ne s’applique en l’espèce. Le PGC souligne que les paragraphes 36(4) à (5.2) de la Loi permettent au gouverneur en conseil de prendre des règlements qui peuvent créer des exceptions à l’interdiction générale figurant au paragraphe 36(3). Il fait remarquer que l’intention du législateur est claire : le rejet de substances nocives est interdit par la Loi, et la seule façon d’être soustrait à cette interdiction générale est par l’adoption de règlements. Il serait contraire à l’intention du législateur d’utiliser les exceptions prévues par des règlements qui ne s’appliquent pas en l’espèce comme outil d’interprétation pour limiter l’interdiction générale prévue au paragraphe 36(3).

[153] Le PGC n’a pas répondu au quatrième point soulevé par les demandeurs.

[154] Je souscris au premier argument des demandeurs. Premièrement, dans ses exigences de suivi, l’inspectrice ordonne à Terrapure de cesser de rejeter son effluent si l’essai sur la daphnie révèle une non-conformité, puis de procéder à l’essai de détermination de la létalité aiguë sur la truite arc-en-ciel, lequel nécessite une période de 14 jours suivant le prélèvement. Cela signifie que Terrapure ne pourrait rejeter son effluent et ne pourrait, en pratique, au vu de la preuve, exploiter son usine lorsque ses bassins sont pleins.

[155] Bien que le PGC soutienne que l’inspectrice n’a pas exigé que les demandeurs cessent les activités de Terrapure, il ressort de ses notes d’inspection que les représentants de Terrapure lui ont dit que s’ils ne pouvaient pas rejeter leur effluent durant cette période, ils seraient forcés de cesser les activités de l’établissement. En soutenant que l’inspectrice ne voulait pas nécessairement que Terrapure cesse ses activités pendant plusieurs semaines, le PGC reconnaît en quelque sorte qu’il serait déraisonnable d’exiger que Terrapure le fasse dans ces circonstances.

[156] Le PGC ne nie pas que les résultats de l’essai sur la truite arc-en-ciel peuvent nécessiter une période d’attente de 14 jours. Cependant, comme les représentants de Terrapure l’ont expliqué à l’inspectrice, selon les exigences de suivi actuelles, Terrapure serait forcée de cesser ses activités durant la période d’attente, et ce, même si l’essai sur la truite arc-en-ciel révèle un échantillon conforme.

[157] De plus, selon la directive, ce n’est qu’après réception des résultats de l’essai sur la daphnie que Terrapure doit procéder à l’essai sur la truite arc-en-ciel dans le cas où le premier échantillon révèle une non-conformité. Étant donné que les échantillons sont prélevés à des moments différents et provenant d’un effluent différent, cela ne veut pas nécessairement dire que les résultats non conformes sur la daphnie seront toujours non conformes lorsque le deuxième échantillon sera soumis à l’essai sur la truite arc-en-ciel. Il semble que c’est ce qu’ont révélé l’échantillon du 15 mars 2023, qui a donné des résultats non conformes sur la daphnie, et l’échantillon subséquent, qui a donné des résultats conformes sur la truite arc-en-ciel.

[158] Par conséquent, je suis d’avis que les exigences de suivi sont déraisonnables et illogiques. Cette lacune est suffisamment capitale pour rendre la directive déraisonnable (Vavilov, au para 100).

C. À titre subsidiaire, était-il raisonnable qu’Environnement Canada désigne André Chauvette, Ryan Reid et Andrea Aragon comme destinataires?

[159] En résumé, les demandeurs soutiennent que l’inspectrice a mal interprété les conditions du paragraphe 38(5) de la Loi régissant la désignation d’une personne dans une directive lorsqu’elle a désigné M. Reid, M. Chauvette et Mme Aragon dans la directive en l’espèce. Ce faisant, elle a fait complètement abstraction des représentations de Terrapure concernant les véritables rôles et pouvoirs de ces personnes, ce qui l’a menée à donner la directive à des personnes qui ne satisfaisaient manifestement pas aux critères du paragraphe 38(5) et à manquer aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale au cours du processus.

[160] Plus précisément, les demandeurs font valoir que M. Chauvette était le directeur de l’environnement de Terrapure jusqu’à sa retraite le 31 mai 2023. Il s’agissait d’un poste de gestion de niveau inférieur. Il n’avait aucun pouvoir décisionnel sur les activités de l’usine et son rôle à l’égard des rejets se limitait à recueillir les données nécessaires pour permettre à Terrapure de préparer divers rapports environnementaux. M. Chauvette n’avait donc aucun pouvoir relativement aux rejets de Terrapure et était uniquement responsable des rapports environnementaux.

[161] Les demandeurs soutiennent que Mme Aragon a repris certaines des fonctions auparavant assumées par M. Chauvette, à l’exception de celles liées à la gestion des eaux usées et à l’échantillonnage de l’effluent, qui ont depuis été confiées à une autre personne. Mme Aragon est notamment chargée de compiler et de transmettre divers rapports annuels aux autorités réglementaires ainsi que de déposer les demandes de permis requises. Les demandeurs soutiennent que Mme Aragon n’a donc aucun pouvoir décisionnel à l’égard des activités de l’usine et qu’elle n’a ni le pouvoir direct ni la capacité directe de mettre en œuvre des mesures préventives et correctives permettant à Terrapure de se conformer aux obligations que lui imposent la Loi et la directive.

[162] Enfin, les demandeurs renvoient aux alinéas 38(5)a) et b) de la Loi et soutiennent que ces dispositions ne visent que les personnes qui remplissent effectivement, et non hypothétiquement, les conditions qui y sont énumérées. À cet égard, ils font également référence à l’affidavit de l’inspectrice et à son contre-interrogatoire, ainsi qu’à des renseignements qui ne figurent pas au DCT et qui ne peuvent donc pas être pris en considération.

[163] Finalement, les demandeurs soulignent non seulement que la décision de désigner ces personnes était déraisonnable, mais également que l’inspectrice a complètement fait abstraction de leurs représentations concernant le véritable rôle que ces personnes occupaient au sein de Terrapure, alors que ces dernières avaient le droit de comprendre le processus décisionnel de l’inspectrice.

[164] Les demandeurs font valoir qu’il s’agit là d’un autre manquement aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale, que notre Cour ne saurait approuver, puisque la décision de l’inspectrice « impliqu[ait], sur le plan de la “justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées”, de graves lacunes de nature à amener une cour de révision à perdre confiance dans la décision » (Mason, au para 10), surtout en l’espèce, où la directive peut avoir des « conséquences particulièrement graves pour [les personnes] concerné[es] » (Vavilov, au para 133).

[165] En réponse, le PGC affirme que l’inspectrice a désigné Mme Aragon et M. Reid dans la directive parce qu’ensemble, ils ont le pouvoir et la responsabilité d’assurer le respect de la directive et sont physiquement présents à l’établissement à cette fin. Il fait valoir que le paragraphe 38(7.1) de la Loi permet à l’inspectrice de désigner les personnes visées aux alinéas 38(4)a) ou b) et 38(5)a) ou b) de la Loi. À ce titre, il soutient que Mme Aragon est la seule personne directement visée par la directive qui est physiquement présente sur les lieux de l’établissement et qu’il est nécessaire qu’une personne sur place soit désignée afin qu’elle effectue les essais appropriés et avise les personnes compétentes, si nécessaire. Il ajoute que, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la Loi n’exige pas qu’une personne dispose « d’un pouvoir direct ou d’une capacité directe » pour être assujettie à une directive. Il suffit qu’elle soit « à l’origine » de l’événement effectif ou fort probable et imminent ou qu’elle « y [ait] contribué ». Le PGC précise que la contribution à un événement n’exige pas une participation active au rejet de la substance; il suffit que la personne permette que la contravention se produise.

[166] En ce qui concerne M. Chauvette, le PGC soutient que la Cour ne devrait pas se prononcer sur la question de savoir s’il aurait dû être désigné, car cette question est désormais théorique. Quoi qu’il en soit, il avait été désigné dans les directives précédentes pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles Mme Aragon est désignée dans la plus récente.

[167] Le PGC souligne que les demandeurs n’ont présenté aucun argument dans leur mémoire pour contester la désignation de M. Reid. Il ajoute que l’inspectrice a désigné M. Reid parce qu’à titre de président, il disposait au sein de la société du pouvoir d’approuver les mesures correctives nécessaires pour satisfaire aux obligations de la Loi et les budgets nécessaires à leur mise en œuvre.

[168] Le PGC fait également observer que Terrapure n’a proposé aucun autre nom et se contente de demander qu’aucune personne physique ne soit tenue responsable de la directive.

[169] Enfin, le PGC soutient que, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, l’inspectrice a tenu compte de leurs représentations concernant les personnes désignées, renvoyant à l’analyse de leurs observations d’octobre 2022 qu’elle a effectuée.

[170] À mon humble avis, l’argument des demandeurs ne peut être retenu. Premièrement, à l’instar du PGC, je suis d’accord que la question de savoir si M. Chauvette devait être destinataire est théorique étant donné que son nom a été retiré de la directive. M. Chauvette ne sera pas directement touché par la présente décision, qu’elle qu’en soit l’issue (Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, art 18.1(1); Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central Inc, 2019 CAF 83 aux para 31-32). Les demandeurs doivent me convaincre que je dois me prononcer sur cette question malgré son caractère théorique (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 aux pp 353, 358-363, 1989 CanLII 123 (CSC)).

[171] De plus, comme le souligne le PGC, les demandeurs ne contestent pas devant notre Cour que M. Reid est la personne qui occupe la plus haute fonction d’autorité au sein de Terrapure. Je conclus qu’il était raisonnable que l’inspectrice le désigne puisqu’au moment des faits, il était « responsable, à titre de propriétaire ou autrement, […] de l’entreprise ou de l’activité à l’origine du rejet » (art 38(5)a) de la Loi).

[172] Les demandeurs ne m’ont pas non plus convaincue qu’il était déraisonnable que l’inspectrice désigne Mme Aragon dans la directive. Son rôle à titre de directrice de l’environnement de Terrapure et sa présence à l’établissement donnent à penser qu’elle est chargée d’assurer la conformité aux lois environnementales, dont l’alinéa 38(5)a) de la Loi.

[173] En outre, je suis d’avis que l’inspectrice n’a pas fait abstraction des représentations de Terrapure concernant les véritables rôles de chaque personne. Son analyse détaillée des observations d’octobre 2022 figurant dans le DCT montre qu’elle a tenu compte des représentations, mais qu’elle n’y a pas souscrit. Quoi qu’il en soit, les demandeurs n’ont pas précisé quelle partie de leurs représentations n’a pas été examinée.

[174] À mon sens, l’argument des demandeurs repose plutôt sur leur opposition à la décision de l’inspectrice de les désigner dans la directive, décision qui ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle en soi. Comme le fait remarquer le PGC, les demandeurs n’ont proposé aucune autre personne physique pour assumer la responsabilité de la directive. Par conséquent, j’estime qu’il était raisonnable que l’inspectrice les désigne compte tenu du paragraphe 38(7.1) de la Loi.

D. L’inspectrice a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale en émettant la directive?

[175] Les parties s’entendent que la question pertinente consiste à savoir si les demandeurs ont eu la possibilité d’être entendus et de connaître la preuve à réfuter (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 56). Au vu du dossier, je suis d’avis qu’ils ont eu cette possibilité et que l’inspectrice n’a pas manqué aux principes d’équité procédurale.

[176] Les demandeurs affirment principalement qu’ils n’ont pas reçu dans les délais une copie du certificat de toxicité du 9 septembre et que, lorsqu’ils l’ont reçue, celle-ci ne mentionnait pas les procédures d’échantillonnage ni les protocoles d’essai utilisés. Toutefois, ils n’ont pas démontré que le retard dans l’obtention du certificat de toxicité a compromis leur capacité à répondre à l’avis d’intention ou à présenter des observations (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 au para 102).

[177] Il ressort du dossier que les résultats de toxicité figuraient dans l’avis d’intention. Les demandeurs connaissaient donc cette information lorsqu’ils ont présenté leurs observations en octobre 2022. Je suis d’accord avec le PGC que les demandeurs n’ont pas démontré que la preuve à réfuter aurait été différente si Environnement Canada avait communiqué les protocoles d’essai et les documents liés à l’état des échantillons.

[178] De plus, je ne souscris pas à l’affirmation des demandeurs selon laquelle le certificat de toxicité finalement transmis était incomplet. La preuve dans le DCT montre que le certificat de toxicité reçu par les demandeurs le 10 novembre 2022 était identique à celui que l’inspectrice avait reçu le 9 septembre 2022. Ce certificat de toxicité comprend les procédures d’échantillonnage et les protocoles d’essai, ainsi que les déclarations signées des analystes ayant effectué les essais de toxicité. Les demandeurs n’ont pas mentionné les autres procédures d’échantillonnage ou protocoles d’essai qui auraient dû y figurer.

[179] Par ailleurs, les demandeurs ne nient pas que l’inspectrice a expliqué la Loi et leur a remis une copie de la Politique de conformité durant sa première visite en juillet 2022 pour leur faire connaître le régime législatif applicable. Ils ne nient pas non plus que l’inspectrice a énoncé l’avis d’intention durant sa visite de septembre 2022 et leur a donné le temps de présenter des observations détaillées en réponse. La directive initiale a été modifiée après que l’avocate de Terrapure y ait apporté des corrections. À mon sens, les demandeurs ont donc été entendus et connaissaient la preuve à réfuter tout au long du processus, c’est-à-dire du moment où l’avis d’intention a été délivré jusqu’à ce que la directive soit donnée.

VI. Conclusion

[180] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la directive est déraisonnable, car l’inspectrice a mal interprété le terme « substance nocive » en ce qui concerne le sulfate et que les exigences de suivi qu’elle a ordonnées étaient illogiques et irrationnelles.

[181] Les demandeurs n’ont pas soutenu qu’un résultat en particulier était inévitable en l’espèce. Compte tenu du large pouvoir discrétionnaire dont dispose l’inspectrice en vertu du paragraphe 38(7.1) et de son expertise, j’estime que la réparation appropriée consiste à lui renvoyer l’affaire (Vavilov, aux para 140-142). Les parties auront la possibilité de présenter des observations concernant la question des demandeurs sur l’interprétation législative des notions de rejets directs et de rejets indirects, si elles choisissent de le faire.

[182] Les deux parties ont sollicité des dépens. À l’audience, les demandeurs ont précisément demandé une somme globale de 8 958,61 $ taxée selon le tarif B, alors que le PGC a sollicité des dépens de 8 370 $.

[183] Puisque la demande de contrôle judiciaire est accueillie, des dépens de 8 958,61 $ seront adjugés aux demandeurs.


JUGEMENT dans le dossier T-2696-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. L’intitulé est modifié afin de désigner seulement le procureur général du Canada comme défendeur, conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La directive est annulée.

  4. L’affaire est renvoyée à l’inspectrice pour qu’elle rende une nouvelle décision en fonction des présents motifs.

  5. Les dépens, d’un montant global de 8 958,61 $, sont adjugés aux demandeurs.

« Martine St-Louis »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, jurilinguiste principale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2696-22

INTITULÉ :

TERRAPURE BR LTD. ET AL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 OCTOBRE 2024

DATE DES OBSERVATIONS ÉCRITES SUPPLÉMENTAIRES PRÉSENTÉES APRÈS LA DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MAI 2025

LE 6 JUIN 2025

LE 11 JUIN 2025

 

DATE D’ENVOI DE LA DÉCISION À LA TRADUCTION :

LE 20 AOÛT 2025

JUGeMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 23 OCTOBRE 2025

COMPARUTIONS :

Marc-André Boutin

Luca Teolis

POUR LES DEMANDEURS

Andréane Joanette-Laflamme

Olivier Beaubien

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 
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