Date : 20251205
Dossier : T-1207-23
Référence : 2025 CF 1926
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2025
En présence de monsieur le juge Favel
|
ENTRE : |
|
PREMIÈRE NATION DE ST. THERESA POINT |
|
demandeurs |
|
et |
|
SA MAJESTÉ LE ROI |
|
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le 30 avril 2024, notre Cour a autorisé la présente action comme recours collectif et a certifié la question commune suivante :
[traduction]
Du 12 juin 1999 jusqu’à ce jour, le défendeur avait-il envers les membres du groupe le devoir ou l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour leur donner accès à un logement adéquat dans les réserves des Premières Nations, de s’assurer qu’il leur soit donné un tel accès, ou de s’abstenir de faire entrave à un tel accès?
[Question commune de la première étape]
[2] Le présent recours collectif vise en général à corriger l’accès inadéquat au logement dans les réserves et ses répercussions sur les membres du groupe. Il se divise en deux étapes : au cours de la première étape, une seule question commune, celle mentionnée ci-dessus, a été certifiée; et, au cours de la deuxième étape, si la question commune de la première étape reçoit une réponse affirmative, la Cour devra trancher neuf autres questions communes.
[3] Le groupe se compose de Premières Nations situées dans des régions éloignées et de leurs membres. Les logements des membres du groupe sont suroccupés et délabrés, ce qui, selon les demandeurs, nuit grandement à la santé, à la sécurité et à la capacité des membres du groupe de mettre leur culture et leur spiritualité en pratique et de les partager.
[4] Les demandeurs ont présenté une requête en jugement sommaire qui ne se concentre que sur la question commune de la première étape. Dans cette requête, ils demandent à la Cour de déterminer la nature et la portée des obligations que le défendeur, aussi appelé « le Canada »
, a envers les membres du groupe pour ce qui est de l’accès à un logement adéquat et sûr dans leurs réserves. La deuxième étape aura lieu par la suite pour établir s’il y a eu manquement à des obligations et déterminer, le cas échéant, les dommages-intérêts à verser aux membres du groupe.
[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il convient en l’occurrence de rendre un jugement sommaire. Compte tenu des faits en l’espèce, je reconnais l’intérêt autochtone au logement dans les réserves. Par conséquent, le Canada a des obligations de fiduciaire envers le groupe, en tant qu’individus et en tant que collectivités des Premières Nations en leur qualité de représentantes. Je conclus également que l’application du critère énoncé dans les arrêts Anns et Cooper aux faits de l’espèce crée, pour le Canada, une obligation de diligence en common law envers les membres du groupe. Je reconnais en outre que l’espèce présente des circonstances particulières qui pourraient engendrer, pour le Canada, des obligations positives envers les membres du groupe aux termes de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 (Charte). Je conclus en outre que l’article 15 et les alinéas 2a) et 2b) de la Charte entrent en jeu en application du paragraphe 32(1) de la Charte. Enfin, je conclus que l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11, n’entre pas en jeu. Ainsi, la question commune de la première étape reçoit une réponse affirmative sur tous les points, exception faite de l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982.
II. Contexte
[6] La présente action a été autorisée sur consentement comme recours collectif le 30 avril 2024. Elle avait été introduite par le chef honoraire Elvin Flett et le chef Raymond Flett en leur propre nom et au nom de la Première Nation de St. Theresa Point (St. Theresa Point) ainsi que par la chef Delores Kakegamic en son propre nom et au nom des membres de la Première Nation de Sandy Lake (Sandy Lake). Les demandeurs prétendent, dans leur action, que le groupe a subi d’importants préjudices en raison de l’accès inadéquat au logement dans les réserves. Ils allèguent en outre que le Canada a porté atteinte à l’honneur de la Couronne et manqué à ses obligations de fiduciaire envers le groupe en faisant entrave à l’accès au logement adéquat dans les réserves des Premières Nations et en omettant de corriger la situation.
[7] Nul ne conteste que, dans les collectivités des membres du groupe, il est monnaie courante que des douzaines de personnes, dont bon nombre sont des enfants, habitent de minuscules maisons décrépites. Souvent, ces maisons ont des défauts de structure et nécessitent d’importantes réparations, telles celles décrites ci-dessous. En général, il manque quelques centaines de maisons dans les réserves des membres du groupe pour loger tout le monde convenablement. Dans de nombreux cas, des familles doivent habiter des logements condamnés, faute d’avoir d’autres possibilités. Il arrive aussi que des gens quittent leur collectivité, leur famille, leur culture et leurs traditions pour trouver un logement ailleurs. Il est très difficile, voire impossible, pour ces gens de retourner dans leur collectivité vu le manque d’accès à des logements sûrs. Peu de progrès semblent avoir été réalisés pour corriger la situation et, donc, les conditions continuent de se dégrader et les logements de se détériorer.
[8] Certaines des tragédies dues aux conditions qui sévissent ont fait les manchettes, par exemple, lorsque deux jeunes filles de 14 ans sont mortes de froid à St. Theresa Point, le 1er mars 2023, ou que trois enfants, âgés de 9, 6 et 4 ans, de Sandy Lake, sont morts en janvier 2022, dans l’incendie de leur maison mal construite.
[9] Le Canada a désigné des terres réservées aux Premières Nations, y compris le groupe, souvent dans des régions éloignées et inaccessibles au sein du territoire ancestral des Premières Nations. En adoptant et en appliquant la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, le Canada a pris et maintenu le contrôle sur tous les aspects de la vie quotidienne des Premières Nations et des membres des Premières Nations qui vivent dans des réserves. Vu l’histoire complexe des relations coloniales entre le Canada et les Premières Nations, les membres du groupe, en l’espèce, dépendent du Canada pour avoir accès au logement dans leur réserve. Une faille structurelle s’est créée et il est pour ainsi dire impossible de répondre aux besoins des Premières Nations en matière de logement.
[10] Le Canada convient qu’il existe de nombreux manques à combler en matière de logement dans les réserves et reconnaît qu’il faut faire plus pour donner aux Premières Nations accès au logement sûr et adéquat. Le Canada déclare que son engagement continu à financer le logement des Premières Nations est une politique d’intérêt public, et il collabore en continu avec les organismes autochtones nationaux et régionaux pour mettre au point des stratégies à long terme afin de corriger la situation du logement et de s’assurer que les Premières Nations disposent des outils voulus pour trouver des solutions au logement dans leurs collectivités. Il dit être engagé à travailler avec les Premières Nations pour satisfaire leurs besoins immédiats et futurs en matière de logement.
[11] Les demandeurs veulent que le groupe obtienne 5 milliards de dollars en dommages-intérêts et un financement pour soutenir le logement dans les réserves partout au pays.
[12] Ces faits d’ordre général sont exposés dans le volumineux dossier dont la Cour dispose. Trente-trois témoins ordinaires ont fourni des affidavits faisant état des conditions et des répercussions. Les demandeurs ont également produit les affidavits de douze témoins experts, qui ont présenté onze rapports d’expert. Par voie d’ordonnance rendue le 28 février 2025, la Cour a autorisé les demandeurs à produire cinq autres rapports d’expert, étant entendu que, à ce point, elle ne se prononçait pas sur l’admissibilité ou la pertinence de la preuve d’expert (Première Nation de St. Theresa Point c Canada (Procureur général), 2025 CF 382).
III. Champs de compétences des témoins experts et admissibilité de la preuve d’experts des demandeurs
A. Les témoins experts des demandeurs
[13] Les demandeurs ont présenté douze témoins experts, dont onze ont rédigé et soumis des rapports d’expert. La Cour passe brièvement en revue ci-dessous les champs de compétences et la preuve des douze témoins experts.
a) Kerry Black, PhD
[14] Champ de compétences : Ingénieure civile, ingénieure en environnement et conseillère en infrastructures ayant des connaissances spécialisées sur l’approche du Canada à l’égard des infrastructures dans les réserves, leur exploitation et leur entretien, donnant ainsi une idée de ce que constitue le logement adéquat dans les réserves des Premières Nations.
[15] Preuve : Mme Black traite de l’approche du Canada à l’égard des infrastructures dans les réserves, de leur exploitation et de leur entretien, et donne ainsi une idée de ce que constitue le logement adéquat dans les réserves des Premières Nations. Elle est, par ses antécédents, en mesure d’analyser la façon dont le gouvernement fédéral a financé le logement de 1999 à nos jours. Elle fait état dans son rapport de la façon dont les politiques fédérales, surtout en ce qui concerne le financement, influencent la conception et la construction des logements, et met l’accent sur divers facteurs, notamment la structure, la ventilation, l’isolation, les systèmes électriques, les égouts, la plomberie, les matériaux, la conception et la disponibilité de la main-d’œuvre. Mme Black tente aussi de définir ce en quoi consiste le logement adéquat dans les réserves des Premières Nations, d’évaluer les coûts liés à la construction et à l’entretien de tels logements et de comparer ces coûts pour les habitations de 2, 3 et 4 chambres à coucher dans différentes zones établies par le Manuel de la classification des bandes du Canada.
b) Michael Prince, PhD
[16] Champ de compétences : Professeur de politique sociale ayant des connaissances sur la capacité financière des Premières Nations, les mécanismes de financement du logement dans les réserves et les mécanismes intergouvernementaux de péréquation qui existent en général au Canada.
[17] Preuve : M. Prince traite de la capacité financière des Premières Nations, des mécanismes de financement du logement dans les réserves et des mécanismes intergouvernementaux de péréquation qui existent en général au Canada. Il concentre son analyse sur les mécanismes de financement du gouvernement du Canada dans le cadre de la Politique sur le logement dans les réserves, et donne un aperçu des limites et des contrôles que ces mécanismes exercent sur les Premières Nations. Il examine les conséquences des contraintes financières sur les Premières Nations et explore les effets de ces mécanismes dans les paiements de péréquation et l’application de l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982.
c) Jocelyn Burzuik
[18] Champ de compétences : Gérante de construction ayant une expérience directe du travail avec des Premières Nations du Manitoba, capable d’évaluer la conformité du parc de logements dans les réserves aux codes du bâtiment et de décrire les effets des matériaux et des méthodes de construction utilisés sur la longévité et la qualité des habitations des Premières Nations membres du groupe.
[19] Preuve : Mme Burzuik décrit les matériaux de construction convenables utilisés dans les logements dans les réserves et les effets de ces matériaux, ainsi que des méthodes de construction adoptées dans les réserves, sur la longévité et la qualité des habitations des Premières Nations représentantes. Elle fait aussi part des constatations qu’elle a pu faire dans son travail avec les Premières Nations du Manitoba. Ses services ont été retenus pour donner une expertise sur les habitations dans les réserves des Premières Nations, et plus précisément pour effectuer l’évaluation des logements dans les réserves de St. Theresa Point et de Sandy Lake. Ses champs de compétences incluent la gestion de projets, l’établissement de calendriers, la gérance de la construction sur le chantier et la coordination de divers aspects des projets, notamment la sous-traitance et l’administration des contrats. Mme Burzuik évalue la pertinence de matériaux utilisés dans les logements, la qualité des méthodes de construction adoptées et l’à-propos des lieux de construction choisis. Elle examine de quelle façon ces facteurs jouent tant sur la qualité de vie dans les habitations que sur leur longévité. Elle formule les constatations et les réflexions qu’elle a accumulées après avoir travaillé dans d’autres réserves des Premières Nations.
d) Hymie Anisman, PhD, et Kim Matheson, PhD
[20] Champ de compétences : M. Anisman et Mme Matheson enseignent tous les deux la neuroscience et ont des connaissances sur la corrélation entre l’inadéquation du logement, la suroccupation et les effets de santé néfastes dans les collectivités des Premières Nations.
[21] Preuve : M. Anisman et Mme Matheson présentent un rapport conjoint sur la corrélation entre l’inadéquation du logement, la suroccupation et les effets de santé néfastes auxquels sont confrontées les Premières Nations.
e) Marleny Bonnycastle, PhD
[22] Champ de compétences : Professeure de travail social et chercheuse interdisciplinaire, elle décrit de quelle façon les lacunes du logement se répercutent sur l’itinérance, la toxicomanie, la violence familiale, les problèmes de santé mentale et l’exode des membres des Premières Nations.
[23] Preuve : Les services de Mme Bonnycastle ont été retenus pour fournir un rapport d’expert sur les effets des lacunes du logement sur l’itinérance, la toxicomanie, la violence familiale, les problèmes de santé mentale, plus particulièrement chez les jeunes, les femmes et les membres de la collectivité LGBTQ2+. Mme Bonnycastle fait aussi état de l’incidence des lacunes du logement sur le départ de membres des Premières Nations de leur collectivité, occasionnant ainsi une dégradation culturelle et des discordances intergénérationnelles. Son rapport aborde en outre la corrélation entre les mauvaises conditions de logement et les problèmes de santé, surtout dans le contexte de la COVID-19 et d’autres maladies.
f) Shirley Thompson, PhD
[24] Champ de compétences : Professeure en gestion des ressources naturelles, elle se concentre sur la santé environnementale et la recherche participative pilotée par la collectivité et connaît bien l’incidence des politiques fédérales sur les lacunes du logement dans les réserves et la façon dont ces lacunes aggravent les effets des maladies infectieuses, notamment la COVID‑19.
[25] Preuve : Dans son rapport, Mme Thompson explique les différents effets du contrôle restreint des Premières Nations sur le logement dans les réserves. Elle fournit des éléments de preuve indiquant en quoi les obstacles au financement rendent inabordables les matériaux et l’équipement de construction de qualité, et en quoi les limites imposées par la Loi sur les Indiens sur le crédit hypothécaire limitent l’accès à la propriété et les possibilités de financement. Mme Thompson analyse la façon dont les politiques fédérales, et la Loi sur les Indiens en particulier, ajoutent aux lacunes du logement et la façon dont ces lacunes aggravent les effets des maladies infectieuses, notamment la COVID-19, dans les collectivités des Premières Nations.
g) Genevieve Painter, PhD
[26] Champ de compétences : Historienne du droit ayant des connaissances sur l’évolution de l’approche du gouvernement fédéral à l’égard du logement dans les réserves et sur le degré de contrôle du Canada sur le logement dans les réserves de 1960 à 2017.
[27] Preuve : Mme Painter fait état des lacunes qui existent de longue date dans les conditions de logement, et souligne l’incidence des décisions fédérales de politique générale fondamentale prises depuis les années 1930 sur la crise actuelle. Par son analyse, elle brosse le tableau de l’évolution de la politique fédérale en matière de logement et note une nette tendance à délaisser la fourniture directe des logements au profit d’approches basées sur les subventions et la dépendance croissante aux capitaux privés pour le financement. Mme Painter examine en outre les fondements, du point de vue du droit et des compétences, du contrôle du Canada sur le logement dans les réserves, et souligne les fluctuations, dans le temps, des responsabilités fédérales et les objectifs qui sous-tendent les décisions de politique générale fondamentale.
h) Barry Lavallee, MD
[28] Champ de compétences : Médecin ayant acquis des connaissances sur les effets de la suroccupation des logements et de l’inadéquation des logements sur la santé et le bien-être des membres des Premières Nations.
[29] Preuve : L’analyse de Dr Lavallee repose sur sa vaste expérience dans la fourniture des soins de première ligne et la recherche sur les effets des conditions de logement sur la santé des Premières Nations du Manitoba. Son rapport fait état de la façon dont l’inadéquation du logement se répercute sur la santé physique et mentale et souligne le lien critique entre la qualité du logement et les effets sur la santé dans les collectivités du Manitoba.
i) Brenda Gunn, LLM
[30] Champ de compétences : Professeure de droit ayant acquis des connaissances sur la réponse internationale aux conditions de logement chez les Premières Nations du Canada et les obligations du Canada de fournir un logement adéquat aux termes du droit international et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). Elle est une experte de la DNUDPA, ayant accumulé plus de 20 années d’expérience dans la recherche sur l’harmonisation du droit international et du droit interne en ce qui concerne les droits des peuples autochtones.
[31] Preuve : Mme Gunn décrit la réponse internationale aux conditions de logement des Premières Nations du Canada et les obligations du Canada de fournir un logement adéquat aux termes du droit international.
j) Stephen Burnett, P Eng
[32] Champ de compétences : Ingénieur professionnel ayant acquis des connaissances sur la qualité des logements appartenant aux Premières Nations, l’accès restreint au financement des logements appartenant aux Premières Nations et les obstacles à l’obtention et au transport de matériaux dans les collectivités des Premières Nations de l’Ontario.
[33] Preuve : M. Burnett a une vaste expérience dans la gestion de projets, la planification des infrastructures et le génie municipal. Il fournit ses services de génie aux Premières Nations du nord de l’Ontario et des régions éloignées, surtout pour ce qui est de la conception d’habitations, de l’infrastructure, des études d’impact environnemental et de l’approvisionnement en eau.
k) James Reynolds, PhD
[34] Champ de compétences : Historien du droit, avocat et auteur ayant des connaissances sur l’historique des relations entre le Canada et les Premières Nations, notamment pour ce qui de la façon dont le Canada exerce le contrôle sur les Premières Nations et leurs terres.
[35] Preuve : M. Reynolds s’est penché sur les sujets suivants : a) le rôle des agents des Indiens dans l’histoire des relations entre la Couronne et les Premières Nations et du traitement que la Couronne réserve aux Premières Nations; b) les tenants et les aboutissants de la relation entre la Couronne et les Premières Nations, du traitement des Premières Nations par la Couronne et de l’assimilation des Premières Nations aux notions d’« ennemis/alliés »
, de « pupilles »
, puis de « titulaires de droits »
; c) le contrôle historique que la Couronne exerce sur les biens des Premières Nations situés dans les réserves, y compris l’infrastructure des logements et les répercussions des actions de la Couronne sur la capacité des Premières Nations à contrôler l’infrastructure des logements sur leurs terres; d) l’évolution du contrôle par la Couronne des biens situés dans les réserves depuis les années 1970 à nos jours, et l’incidence de cette évolution sur la capacité des Premières Nations à contrôler l’infrastructure des logements sur leurs terres. M. Reynolds fait état d’importants changements historiques qui, au fil des siècles, ont façonné les relations entre la Couronne et les Premières Nations, surtout en ce qui a trait à l’approche de la Couronne envers les Premières Nations, notamment pour ce qui est des infrastructures dans les réserves.
B. Le droit
[36] Le juge du procès doit déterminer la nature et la portée de la preuve d’expert proposée avant d’appliquer le critère de l’admissibilité de la preuve d’expert (R c Bingley, 2017 CSC 12, au para 17 [Bingley]). Alors, le juge applique le critère à deux volets pour déterminer l’admissibilité de la preuve d’expert, tel qu’énoncé dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 [White Burgess], renvoyant à l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, 1994 CanLII 80 (CSC) [Mohan], en tenant compte de : (1) quatre critères minimaux – la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert; et (2) la mise en équilibre des risques et des avantages potentiels de l’admission de la preuve pour le procès (White Burgess aux para 23-24).
C. La position des parties
(1) Position du défendeur
[37] Le Canada s’oppose en général à l’admission de tout ou partie de trois rapports d’experts des demandeurs du fait que ces rapports renfermeraient des opinions juridiques inadmissibles qui interprètent le droit interne ou le droit international et qui résumeraient indûment divers rapports : M. James Reynolds, Mme Brenda Gunn et Mme Shirley Thompson. Des passages du rapport de cette dernière ne peuvent être admis, car leur teneur excède le domaine d’expertise de Mme Thompson.
[38] Bien qu’il se soit opposé au départ aux compétences et à la qualification des experts des demandeurs, le Canada a convenu, à l’audience, des compétences de tous, exception faite de Mme Painter. L’admissibilité est toujours en jeu.
[39] La portée des témoignages d’experts et l’admissibilité en preuve, une question de droit, doivent être établies avant toute décision rendue en jugement sommaire (Moffitt v TD Canada Trust, 2021 ONSC 6133, aux para 61, 64, conf par 2023 ONCA 349 [Moffitt]). La preuve d’expert doit se limiter aux seules connaissances spéciales ou particulières acquises grâce aux études ou à l’expérience. Si tel n’est pas le cas, la preuve est inadmissible (Bingley au para 15; Mohan à la p 25).
[40] Il appartient à la partie qui présente une telle preuve de satisfaire au critère de l’admissibilité à deux volets énoncé dans les arrêts White Burgess et Mohan (Signalta Resources Limited v Canadian Natural Resources Limited, 2023 ABKB 108, aux para 51-52 [Signalta]; Moffitt au para 71) et de s’assurer que la preuve vient renforcer, plutôt que fausser, le processus de détermination des faits (Bingley au para 13).
[41] Les opinions d’experts sont, par présomption, inadmissibles (Signalta au para 50). Les opinions présentées sur le droit interne sont inadmissibles (R c Comeau, 2018 CSC 15, au para 40). La preuve offrant des conclusions de droit est inadmissible (Boily c Canada, 2017 CF 1021, au para 33 [Boily]). Les questions de droit ayant trait au droit international, notamment l’interprétation d’instruments internationaux, relèvent de la prérogative de la Cour. Les opinions d’experts en droit international ne satisfont pas au critère minimal de la nécessité (Association du transport aérien international c Canada (Office des transports), 2024 CSC 30, aux para 65, 73-75, 78 [ATAI]). La preuve d’expert en droit international peut s’avérer utile si elle traite de questions de fait, par exemple, les questions concernant le droit étranger ou la pratique des États dans l’application des traités (ATAI au para 73).
[42] Les tribunaux se méfient des experts qui ont simplement lu de la documentation sur un sujet précis et qui avancent une opinion comme étant celle d’un expert (R v Mathisen, 2008 ONCA 747 aux para 126-127). Vu les répercussions éventuelles de la preuve d’expert, le juge du procès doit veiller à bien encadrer l’expert et à dûment circonscrire son témoignage (R c Sekhon, 2014 CSC 15, au para 46).
[43] Le Canada doute du poids et de la fiabilité des rapports susmentionnés ainsi que des rapports de Mme Black et M. Prince. Il convient que le reste de la preuve est admissible en gros, sous réserve de toute question découlant de la portée, et se réserve le droit de s’opposer à nouveau si le procès devait se rendre à la deuxième étape.
[44] Le Canada prétend que le curriculum vitae de Mme Painter n’indique aucune expertise ayant trait aux réserves et au logement dans les réserves. Le gros de l’éducation de Mme Painter a trait aux études juridiques féminines, qui ne se prêtent pas à l’expérience ou à la connaissance de la vie dans les réserves. Le Canada avance donc que le rapport de celle-ci est inadmissible.
[45] Subsidiairement, le Canada soutient que le rapport de Mme Painter, s’il était jugé admissible, devrait recevoir moins de poids pour les raisons suivantes : l’utilisation d’un langage subjectif; les limites dans la collecte de données, y compris les contraintes visant d’importants documents pertinents du Cabinet; le défaut de tenir compte de certaines périodes; le recours aux reportages médiatiques de tiers sur la politique gouvernementale; les opinions offertes sans fondement factuel; l’absence de connaissances sur le logement dans les réserves de Premières Nations précises, telle celle de St. Theresa Point.
[46] Le Canada soutient que le rapport de M. Reynolds est inadmissible en partie, du moins dans la mesure où il fait le constat de la législation fédérale et de l’historique législatif. Selon lui, les passages en question du rapport ne répondent pas au critère minimal de la nécessité. De même, les passages du rapport de M. Reynolds qui résument des rapports politiques exposant des conclusions de nature juridique, notamment le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), devraient être exclus (Buffalo c Canada, 2001 CanLII 22131 (CF), au para 23 [Buffalo]). L’histoire du droit interne devrait être exposée par des avocats, puis interprétée et déterminée par la Cour. De même, les passages exposant des interprétations législatives dans le rapport de M. Reynolds sont inadmissibles (Cowichan Tribes v Canada (Attorney General), 2020 BCSC 917, aux para 55-56 [Cowichan]).
[47] Certains passages du rapport de M. Reynolds renferment des opinions juridiques inutiles, puisque ce dernier tire des conclusions juridiques des notions du contrôle de la Couronne, tant du point de vue historique que du point de vue actuel (Boily aux para 38-39). Ces passages devraient également être exclus parce qu’il s’agit d’« argument[s] sur l’état du droit présenté[s] sous le couvert d’une opinion »
(Mathias c Canada, 1998 CanLII 7607 (CF), au para 9 [Mathias]).
[48] Les passages du rapport de M. Reynolds qui présentent une opinion de contenu plutôt qu’un contexte historique sont inadmissibles (Cowichan aux para 55-56, 60, 76). Certes, les règles de preuve s’appliquent avec plus de souplesse aux revendications historiques des Autochtones, mais le Canada laisse entendre que la présente action ne s’apparente pas à une telle revendication.
[49] Le Canada fait valoir que le rapport de la Mme Gunn n’est d’aucune inutilité et est inadmissible, notamment parce qu’il contient une myriade de citations de rapporteurs spéciaux des Nations Unies, qui sont considérés comme des autorités de second plan (Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5, au para 16 [Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants des PN]).
[50] La majeure partie du rapport de Mme Gunn expose les opinions de cette dernière sur des questions de droit qui relèvent de la compétence de la Cour, par exemple : les obligations du Canada en vertu du droit international; le statut de la DNUDPA, de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, LC 2021, c 14 (Loi sur la DNUDPA); divers traités internationaux; ses interprétations de la DNUDPA et de traités qui soulèvent la présomption de conformité (ATAI aux para 75-77).
[51] S’il devait être jugé admissible, le rapport de Mme Gunn devrait recevoir un poids moindre parce qu’il : se fonde sur des sources désuètes; manque d’analyse indépendante; mélange les preuves ou les revendications non fondées; et expose des opinions partisanes. En somme, ce sont des articles de presse qui ont donné forme à la compréhension du financement fédéral que s’est forgée Mme Gunn, et cette dernière se présente elle-même comme défenseuse de la cause, ce qui laisse place à une éventuelle partialité et à un manque d’analyse objective indépendante.
[52] Le Canada prétend que le rapport de Mme Thompson est en partie inadmissible. La première partie, les pages 4 à 12, de ce rapport renferme des opinions et des conclusions juridiques qui sont inacceptables visant à interpréter : diverses dispositions actuelles ou historiques de la Loi sur les Indiens en lien avec la Loi constitutionnelle de 1982; le sens actuel et historique de « personne »
dans la Loi sur les Indiens; les questions portant sur le titre de la Couronne; l’interdiction d’hypothéquer les terres de réserve; l’utilisation des terres; la notion juridique de propriété foncière; et le « contrôle »
de la Couronne sur le logement, dérivé de la Loi sur les Indiens. Même si ces éléments de preuve sont jugés admissibles, ils excèdent le domaine d’expertise de Mme Thompson.
(2) Position des demandeurs
[53] Il n’existe aucune raison d’exclure la preuve des experts à ce stade préliminaire. Si des questions se posent vraiment, il sera toujours possible d’y répondre en fonction du poids à donner à la preuve.
[54] En général, les tribunaux « ont adopté une approche souple concernant les règles de preuve applicables aux revendications des Autochtones »
(Southwind c Canada, 2016 CF 890, au para 18). Comme l’explique la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mitchell c Ministre du Revenu national, 2001 CSC 33, au para 30 [Mitchell] :
L’adaptation souple des règles traditionnelles de preuve au défi de rendre justice dans les revendications autochtones n’est qu’une application du principe traditionnel selon lequel les règles de preuve n’ont rien d’« immuable et n’ont pas été établies dans l’abstrait » […]. Elles s’inspirent plutôt de principes larges et souples, appliqués dans le but de promouvoir la recherche de la vérité et l’équité. Les règles de preuve devraient favoriser la justice, et non pas y faire obstacle. Les différentes règles d’admissibilité de la preuve reposent sur trois idées simples. Premièrement, la preuve doit être utile au sens où elle doit tendre à prouver un fait pertinent quant au litige. Deuxièmement, la preuve doit être raisonnablement fiable; une preuve non fiable est davantage susceptible de nuire à la recherche de la vérité que de la favoriser. Troisièmement, même une preuve utile et raisonnablement fiable peut être exclue à la discrétion du juge de première instance si le préjudice qu’elle peut causer l’emporte sur sa valeur probante.
[Renvois omis.]
[55] M. Reynolds est un historien du droit ayant de vastes antécédents de travaux professionnels dans l’histoire du droit ayant trait aux relations entre la Couronne et les Premières Nations, qui ont été largement exposés dans son affidavit, en contre-interrogatoire et en réinterrogatoire. La description avancée par le Canada fausse la preuve d’expert de M. Reynolds, qui se concentre sur l’historique du droit, lequel repose nécessairement sur l’historique législatif, des rapports secondaires et l’évolution du droit qui ont façonné les relations entre la Couronne et les Premières Nations.
[56] Dans la décision Première Nation d’Alderville c Canada, 2014 CF 747 [Alderville], au para 46, notre Cour a expressément reconnu que :
[…] dans le domaine du droit autochtone traitant de l’histoire et de l’ethnographie des Premières Nations et de leurs relations avec la Couronne, des experts suffisamment qualifiés peuvent être autorisés à donner des témoignages d’opinion pouvant porter sur des questions juridiques. C’est le cas lorsque l’expert est suffisamment qualifié et que le témoignage d’opinion d’un expert est nécessaire pour aider la Cour.
[57] Bien que la période visée dans la présente affaire soit de 1999 à nos jours, il importe de comprendre l’histoire entre les parties, y compris les longs différends juridiques historiques et l’approche historique de la Couronne envers les Premières Nations et les infrastructures dans les réserves (Saugeen First Nation v The Attorney General of Canada, 2021 ONSC 4181, aux para 1-7, 9, 13, 23, 64; R c Montour, 2023 QCCS 4154 [Montour], aux para 1-2, 750, 751, 757; Ermineskin c Canada, 2005 CF 1623; Buffalo aux para 24, 31).
[58] Le Canada invoque en outre la décision Buffalo pour étayer sa proposition selon laquelle les experts ne peuvent présenter des [traduction] « résumés de rapports politiques »
. Cette proposition est inexacte. Des deux rapports étaient contestés dans cette décision, l’un était inadmissible en raison de sa nature politique générale, car il s’agissait d’un résumé d’un seul document de la CRPA. Toutefois, le deuxième rapport, présenté par un historien du droit, qui mentionnait la jurisprudence, des instruments législatifs, des rapports et des ouvrages de doctrine, a été admis. La Cour a rejeté les arguments très semblables du Canada en déclarant que, si la position du Canada était acceptable, alors « il serait en fait possible d’empêcher l’histoire canadienne du droit de faire l’objet du témoignage d’un expert »
(Buffalo au para 24).
[59] Le rapport de Mme Gunn traite de deux questions : (1) la réponse internationale à l’état du logement des Premières Nations au Canada; et (2) la DNUDPA en ce qui a trait au logement. Il s’agit précisément du genre de sujets émergents nouvellement explorés et contestés à propos desquels l’opinion experte de Mme Gunn peut aider la Cour, ce qui satisfait au critère minimal de la nécessité (ATAI au para 73). L’analyse de Mme Gunn excède les connaissances normales du juge des faits et répond donc au critère de la nécessité (R v F., D.S., [1999] OJ No 688, 1999 CanLII 3704 (ONCA), au para 65).
[60] Le Canada se fonde sur un traitement sélectif de l’arrêt ATAI qui ne tient pas. Dans cet arrêt, le juge Rowe a déclaré unanimement au nom de la Cour que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux à l’égard de la preuve d’expert en droit international doit être maintenu :
Conformément à l’arrêt Mohan, l’admissibilité de la preuve d’expert relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal pour autant que les conditions minimales préalables d’admissibilité sont remplies. Compte tenu de la diversité de contextes dans lesquels la production de preuves d’expert est demandée sur des questions de droit international, il est préférable que l’admissibilité de telles preuves continue de relever de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal plutôt que de l’application d’une règle fixe et invariable [para 79].
[61] Le statut sans cesse controversé de la DNUDPA en droit international et en droit canadien, comme en fait foi la divergence des parties en l’espèce, montre la complexité et la nature non résolue de la question (Première Nation de Kebaowek c Laboratoires nucléaires canadiens, 2025 CF 319 [Kebaowek], au para 229; Dickson c Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10 [Dickson], au para 317, les juges Martin O’Bonsawin dissidents). La preuve de Mme Gunn est nécessaire pour aider la Cour, et les avantages qu’apporte cette preuve l’emportent largement sur les risques de son admission (Mohan; R v V.K., 1991 CanLII 5761 (BCCA)).
[62] Le rapport de Mme Thompson fait état de politiques et de lois fédérales, notamment la Loi sur les Indiens, ayant trait au logement dans les réserves des Premières Nations. De toute évidence, il ne s’agit pas d’une opinion juridique; ce rapport expose plutôt les divers effets du contrôle restreint qu’ont les Premières Nations sur le logement dans les réserves, notamment les obstacles au financement et les restrictions hypothécaires imposées par la Loi sur les Indiens. Pour fournir la preuve de ces effets, Mme Thompson donne le contexte et analyse les dispositions et les politiques qui ont entraîné ces effets.
[63] Dans la décision Cowichan, certains passages d’un rapport d’expert rédigé par un cartographe et géographe historien ont été jugés inadmissibles du fait qu’ils offraient des opinions juridiques. La juge Young [traduction] « a tiré la ligne à l’interprétation juridique »
et s’est dite d’avis que l’expert « ne peut être autorisé à conseiller la Cour sur la force exécutoire de documents légaux »
. Toutefois, l’analyse d’une Proclamation par cet expert a été admise : la juge Young a conclu que mettre cette proclamation [traduction] « en contexte est utile pour la Cour et ne constitue pas […] une analyse juridique inadmissible »
(Cowichan au para 64). C’est exactement la voie suivie dans le rapport de Mme Thompson.
[64] Mme Thompson est hautement qualifiée pour analyser les effets des politiques fédérales sur les lacunes du logement dans les collectivités des Premières Nations. Elle a mené de vastes recherches, lesquelles incluent des publications précisément sur ce sujet, qui ont été revues par des pairs. Les compétences de Mme Thompson, qui n’ont pas fait l’objet d’un contre-interrogatoire, sont exposées dans son affidavit.
[65] Il est vrai que Mme Painter a étudié le logement dans les réserves dans le contexte du rétablissement du statut des femmes des Premières Nations, mais pour les besoins de la présente audience, la différence est sans importance. Les demandeurs ont chargé Mme Painter de passer en revue l’historique de l’évolution des politiques canadiennes, et le défendeur convient qu’elle est qualifiée pour le faire. Mme Painter n’est pas un témoin des faits, elle est une historienne du droit qui brosse le tableau de l’historique et de l’évolution de l’approche du gouvernement fédéral en ce qui concerne le logement dans les réserves. Il n’y a rien de plus à ajouter à son rapport.
[66] Le Canada se dit préoccupé par la proposition selon laquelle il aurait participé, au tout début, directement à la construction des logements dans les réserves. Le rapport de Mme Painter indique très clairement d’où vient cette proposition et la preuve tire sa source des propres documents archivés du défendeur. De même, le « langage subjectif »
, dans le rapport, est cité directement des documents et rapports rédigés par des sources telles que la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). Ces constatations ont été confirmées et étayées par les témoins des faits du Canada ainsi que par le Bureau du vérificateur général du Canada, les rapports du vérificateur général du Canada au Parlement du Canada, Rapport2 : Le logement dans les collectivités des Premières Nations, Rapport indépendant de la vérificatrice (2024) (Rapport de 2024 de la vérificatrice générale).
[67] Le Canada ne peut parler de l’insuffisance de la preuve des demandeurs sans présenter lui-même des éléments de preuve. L’article 214 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles), dispose que les parties ne peuvent se fonder sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve. Il incombe plutôt au défendeur de produire une contre-preuve et de faire valoir ses points dans son propre dossier de preuve. Mais le Canada a décidé de ne pas procéder ainsi.
[68] Les rapports que le Bureau du Conseil privé n’a pas fournis demeurent confidentiels pendant une ou deux années. La suggestion du Canada que les demandeurs attendent que le Canada divulgue ces rapports va à l’encontre de la Directive du procureur général du Canada sur les litiges civils mettant en cause les peuples autochtones et fait abstraction de l’urgence de la situation.
[69] Cependant, toutes les objections formulées par le défendeur concernent le poids à donner. Les demandeurs ont répondu de façon pragmatique en ne se fondant pas sur la preuve à laquelle le défendeur s’opposait.
(3) Conclusion
[70] Les litiges impliquant les peuples autochtones, qui portent sur des renseignements et des détails historiques, entraînent souvent l’examen d’un dossier volumineux. La question minimale, à la première étape, est de savoir s’il existe des obligations légales et si les droits protégés par la Charte entrent en jeu. Il serait presque impossible de déterminer s’il existe de telles obligations légales sans un dossier plus complet que celui généralement requis dans les litiges civils non autochtones. En l’espèce, un dossier plus complet de la preuve d’expert est nécessaire étant donné les effets ou les conséquences que les relations de longue date entre le Canada et les peuples autochtones pourraient avoir sur la présente affaire.
[71] D’abord, j’accepte le champ d’expertise de Mme Painter tel qu’exposé ci-dessus, au paragraphe 26. La preuve de Mme Painter, qui traite directement des questions touchant le logement chez les Premières Nations, fournit à la Cour le contexte voulu pour l’aider à trancher la question commune de la première étape. Comme c’est le cas pour tous les éléments de preuve, la Cour déterminera le poids à donner à la preuve de Mme Painter dans la mesure nécessaire pour statuer sur la question commune de la première étape.
[72] Ensuite, à ce stade précoce et vu la question générale à laquelle elle cherche à répondre, la Cour admet dans leur entièreté les rapports d’expert de M. Reynolds, de Mme Thompson et de Mme Gunn. Je conclus que ces experts, et tous les autres experts des demandeurs, sont qualifiés et satisfont au critère d’admissibilité énoncé dans les arrêts White Burgess et Mohan pour les motifs qui suivent.
[73] La preuve d’expert des demandeurs est pertinente et fournit à la Cour le contexte dont elle a besoin pour répondre à la question commune de la première étape [Alderville au para 46]. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que les tribunaux ont en général adopté une approche plus souple concernant les règles de preuve dans les causes autochtones (Southwind c Canada, 2016 CF 890 au para 18). Bien que la période visée par la présente action ne remonte pas aussi loin dans le temps qu’une cause traitant, disons, d’un traité historique, les points de droit soulevés dans la présente action appellent un examen de l’historique des relations entre la Couronne et les Premières Nations, ce qui inclut l’analyse de l’approche législative et politique du Canada envers les Premières Nations. Une telle preuve aidera la Cour à saisir pleinement le contexte et facilitera l’examen de la question commune de la première étape.
[74] Je suis également d’avis que l’expertise et la preuve de Mme Gunn en matière de droit international aideront la Cour. J’exerce le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’admettre cette preuve [ATAI au para 79].
[75] La preuve d’expert des demandeurs n’est frappée d’aucune autre règle d’exclusion.
[76] Enfin, je conclus que tous les experts sont qualifiés pour fournir l’opinion d’expert contenue dans leurs rapports respectifs.
[77] Dans l’ensemble, je conclus que les avantages de l’admission de la preuve d’expert l’emportent sur tout préjudice à ce stade précoce de l’instance. Je note et reconnais que le Canada aurait dû produire sa propre preuve pour contester la portée et l’admissibilité conformément à l’article 214 des Règles, mais qu’il a choisi de ne pas le faire.
IV. Survol de la preuve
[78] La preuve au dossier en l’espèce abonde. Elle totalise plus de 12 000 pages. Outre les pages consacrées aux observations écrites des parties, les cahiers de jurisprudence et de doctrine font 184 pages, sans compter la jurisprudence additionnelle que les parties ont présentée durant les plaidoiries.
[79] Les requêtes en jugement sommaire doivent être tranchées suivant le dossier dont la Cour dispose. Toute action visant à établir le fondement historique d’une obligation ou d’une cause d’action actuelle, comme le formule la question commune de la première étape dont les parties ont convenu, nécessitera inévitablement des éléments de preuve historique et législative, comme c’est le cas en l’espèce.
A. La preuve des demandeurs
(1) Témoins des faits
[80] Les demandeurs ont appelé 35 témoins des faits issus des représentants demandeurs, de membres de conseil et de membres des Premières Nations de diverses collectivités faisant partie du groupe. Tous les témoins ordinaires résident actuellement dans diverses réserves et ont fait la description des éléments communs suivants concernant la grave crise du logement :
-
Les logements sont mal construits. Des matériaux inadaptés ou inappropriés ont été utilisés dans la construction des logements. Les logements sont mal ventilés et mal isolés. Ils ne disposent pas de systèmes adéquats d’eau courante ou d’égout. Tous ces défauts concourent à la détérioration rapide des logements et accroissent le risque d’incendie.
-
Le financement offert pour l’entretien ou la réparation des logements est inadéquat, ce qui, au fil du temps, rend les logements irréparables.
-
Les logements sont régulièrement infestés de moisissures, d’insectes, de blattes et de punaises de lit. Certaines infestations ne peuvent se résorber et il faut alors condamner ou brûler les logements. Les infestations se propagent dans les écoles et les élèves ne peuvent s’y rendre pour suivre leurs cours. Les moisissures et la pourriture causent des problèmes respiratoires.
-
Vu l’inadéquation de la construction des logements, l’eau s’infiltre dans les panneaux et les fils électriques, ce qui entraîne des risques d’incendie et de décharges électriques pour les occupants.
-
Les failles structurales obligent les ménages à absorber des factures mensuelles d’électricité d’environ 1 000 $.
-
Les membres enveloppent couramment leur logement de bâches en polyéthylène pour retenir la chaleur à l’intérieur et empêcher l’eau de s’infiltrer, ce qui accroît l’humidité.
-
Les logements sont suroccupés, et ce problème est exacerbé par la croissance de la population. Typiquement, de 8 à 34 personnes habitent dans le même logement et n’ont donc d’autre choix que de dormir à tour de rôle.
-
Bon nombre se résolvent à construire des cabanes, des maisons recouvertes d’une bâche ou des tentes pour y vivre avec leur famille. D’autres sont forcés de quitter la réserve et ont rarement la capacité d’y revenir étant donné les distances, le coût et l’absence de logements disponibles.
-
·Les logements qui ont l’eau courante sont aux prises avec de fréquentes pénuries d’eau. Certains sont équipés de citernes et de réservoirs d’eaux usées qui ne répondent pas à la demande étant donné le nombre d’occupants. En hiver, la plomberie gèle, vu la mauvaise isolation et le mauvais chauffage, ce qui entraîne des difficultés, surtout pour les personnes âgées et les personnes handicapées.
-
·Les ménages doivent établir la priorité des besoins en eau, ce qui compromet souvent le lavage et le nettoyage. Dans bon nombre de collectivités, il faut faire bouillir les réserves d’eau avant d’utiliser l’eau et, dans certains cas, l’eau est inutilisable même après ébullition. Ces conditions exacerbent les maladies telles que l’eczéma et d’autres problèmes cutanés graves.
-
Les membres qui ont des fournitures et des appareils médicaux n’ont pas d’espaces pour les ranger et, dans certains cas, les fournitures nécessaires à la dialyse gèlent dans les logements. Les membres qui ont des besoins ou des handicaps spéciaux sont incapables d’avoir un logement accessible.
-
Les mesures de santé publique, comme la distanciation sociale durant la COVID‑19 et la grippe H1N1, ne sont tout simplement pas possibles, et de telles épidémies affectent tous les membres d’un ménage en même temps. Dans certaines collectivités qui avaient connu auparavant des éclosions de la tuberculose, les infections telles que la COVID-19 entraînent des mesures sanitaires encore plus strictes. Ce genre de maladie a ravagé ces collectivités et entraîné des effets disproportionnés, y compris le nombre de vies perdues.
-
Les logements sans chaudière sont chauffés grâce à des poêles à bois, qui doivent être alimentés toute la nuit, ce qui nécessite une attention assidue. En outre, bon nombre de ces poêles à bois et de leur conduit de cheminée n’ont jamais été remplacés. Les membres qui vivent dans les logements chauffés à l’électricité doivent souvent utiliser d’autres moyens de chauffage que les logements ne sont pas conçus pour accommoder, car l’alimentation en électricité n’est pas fiable. De même, comme les Premières Nations membres du groupe ne disposent pas de l’équipement voulu de lutte contre les incendies et d’eau courante pour combattre les incendies, les risques de dommages aux logements et de préjudices subis par les occupants, y compris la mort, sont aggravés lorsqu’un incendie éclate.
-
Le taux de prise en charge des enfants qui vivent dans de telles conditions est beaucoup plus élevé que dans le reste de la population. Ces enfants ne peuvent se laver régulièrement, leur sommeil est perturbé en raison de la suroccupation; ils sont souvent malades en raison du froid, de l’humidité et des infestations de moisissures et de nuisibles. Ces conditions nuisent à leur bien-être mental, émotionnel et physique et à leur éducation. Lorsque les enfants tombent malades et qu’ils sont emmenés dans des hôpitaux des grands centres urbains, le nombre de prises en charge et de retraits de leur famille et de leur collectivité s’accroît.
-
Les conditions de vie nuisent à la santé mentale, émotionnelle, physique, relationnelle et spirituelle. Par conséquent, les membres sont victimes d’un taux anormalement élevé de troubles de santé mentale, de toxicomanie, de suicide et d’autres séquelles neurologiques et biologiques. La suroccupation se répercute sur les familles et les relations, et mène souvent à la violence familiale et aux ruptures familiales.
-
Ces conditions poussent les membres du groupe à quitter leur réserve et leur territoire, qui perdent ainsi leur culture, leur langue, leurs enseignements, leurs cérémonies et leur spiritualité. Les aînés, détenteurs du savoir et autres qui restent dans les réserves le font au détriment de leur santé et de leur vie. Les membres qui n’ont d’autre choix que de quitter la réserve ne reçoivent ni ne donnent des enseignements et ne peuvent prendre part à la culture, aux cérémonies et à la vie communautaire qui définissent leur identité autochtone. Bon nombre des membres qui ont quitté les réserves finissent sans abri dans les grandes villes, et sont exposés à la violence, à la maladie et à la mort. Nombreux sont ceux qui ne reviendront jamais dans leur collectivité.
[81] Le défendeur a contre-interrogé les témoins experts et les témoins ordinaires suivants : Mme Black; M. Reynolds, M. Prince, Mme Painter, Mme Gunn, le chef honoraire Elvin Flett, le chef Raymond Flett, la chef Kakegamic, le chef Denechezhe, le conseiller Kennedy, M. Adam Fiddler, Mme Seetta Roccola, Mme Valerie Fiddler et M. Oscar MacDougall.
[82] Le dossier expose aussi les conditions de logement à St. Theresa Point, à Sandy Lake, dans la réserve de la Première Nation des Dénésulines de Northlands, de la Première Nation Little Pine, de la Première Nation crie de Woodland et de la Nation crie de Tataskweyak. En général, les éléments communs sont les suivants :
-
Bon nombre des collectivités vivent avec l’inadéquation du logement depuis la signature de traités et le déménagement forcé dans les réserves. Nombreuses sont celles qui n’ont accès à aucune ressource, si ce n’est les occasions de générer des revenus.
-
Bon nombre de collectivités sont en régions éloignées. Bon nombre ne sont accessibles que par aéronefs ou, l’hiver, par les routes de glace.
-
Nombreuses sont celles qui se classent dans les derniers rangs de l’Indice de bien-être des communautés du Canada.
-
Tous les logements dans ces collectivités appartiennent aux Premières Nations et tous les logements sont suroccupés. Les conditions de logement sont telles que les membres ont difficilement accès à un logement dans les réserves.
-
Les membres sont incapables de louer ou d’acheter un logement étant donné les conditions socio-économiques dans les réserves.
-
Services aux Autochtones Canada (SAC) et la SCHL, au rythme où ils financent les nouveaux logements, sont incapables de répondre à la demande de logements. Qui plus est, il n’y a actuellement aucun financement disponible pour entretenir les logements existants.
-
Bon nombre de logements devraient être condamnés, et de nombreux membres vivant à l’extérieur des réserves attendent un logement dans les réserves.
-
Les bons matériaux de construction coûtent cher et, lorsqu’ils arrivent par les routes de glace, l’hiver, les lieux pour les entreposer sont inadéquats. Les matériaux utilisés pour construire ou rénover les logements sont donc détériorés.
-
Les fonds alloués par SAC ne sont pas à la hauteur, et les Premières Nations sont toujours obligées de détourner les fonds limités auxquels elles ont accès par l’entremise d’autres programmes ou d’autres secteurs. Le bien-être des collectivités, l’éducation, les soins de santé et les services d’urgence des collectivités en souffrent.
-
SAC ne libère les fonds qu’après la fonte des routes de glace, ce qui accroît les difficultés et les coûts d’achat et de transport des matériaux pour les collectivités qui ne sont accessibles que par les routes de glace, en hiver.
-
Le financement reçu du Canada n’aide pas à régler la crise du logement et, dans bon nombre de cas, ne permet pas de construire un nombre insuffisant de logements chaque année. Le financement n’a pas suivi la croissance de la population, la hausse du coût des matériaux, des coûts de transport, ni même l’inflation.
-
Une part importante des fonds attribués aux bandes pour les dépenses de capital liées au budget du logement est nécessaire pour assurer les logements et les fonds restants sont insuffisants pour entretenir les logements et encore plus pour en construire de nouveaux.
B. La preuve du défendeur
[83] Le Canada a appelé deux témoins des faits. Les voici :
a) Paul McKinstry
[84] M. McKinstry a occupé divers emplois au gouvernement du Canada depuis le 3 janvier 1994. Depuis les huit dernières années, il est gestionnaire des Services d’immobilisation et de logement de la Direction du logement et de l’infrastructure de SAC pour la région du Manitoba. M. McKinstry est responsable des éléments suivants : Programme de logement dans les réserves des Premières Nations; Garanties d’emprunt ministérielles (articles 10 et 95 de la Loi nationale sur l’habitation, LRC 1985 c N-11); financement annuel ciblé du logement (financement temporaire); et attribution annuelle de base au logement des collectivités des Premières Nations (financement permanent); et le classement.
[85] M. McKinstry déclare que tous les biens immobilisés servant au logement dans les réserves appartiennent aux bandes et que les bandes sont responsables de la construction et de l’entretien, y compris l’achat et la livraison des matériaux de construction. SAC aide toutefois au financement de l’aménagement des routes de glace vers les 17 collectivités qui en dépendent. Il explique le document quinquennal que les Premières Nations doivent utiliser pour planifier les projets d’investissement dans le logement avec SAC doit également exposer leurs plans quinquennaux d’infrastructure pour chacune des années. SAC utilise le Système national de classement des priorités pour affecter les fonds aux priorités les plus élevées dans chaque région. Les fonds disponibles varient en raison des programmes de durée limitée de financement ciblé. Il ajoute qu’il existe un fonds d’investissement mineur pour financer les infrastructures communautaires et des programmes de financement ciblé et que ces voies de financement peuvent éventuellement servir à financer le logement.
[86] Pour maintenir son admissibilité au programme de prêts de la SCHL aux termes de l’article 95 de la Loi nationale sur l’habitation, la Première Nation doit : avoir achevé son projet dans les 24 mois suivant son engagement; soumettre des audits financiers annuels; ne pas avoir fait l’objet de suspension de subventions pour quelque raison que ce soit. SAC fournit une allocation-logement aux membres qui habitent dans un logement visé par l’article 95, pour aider au remboursement du prêt de la SCHL. La Première Nation est responsable de fournir une contribution minimale aux recettes, de provisionner un fonds de réserve pour remplacement et d’entretenir les logements de la SCHL dans la réserve.
[87] Les Premières Nations qui reçoivent un financement global obtiennent des fonds pour 15 programmes d’activité, peuvent affecter les fonds selon leurs besoins [traduction] « et ont ainsi l’occasion de réaliser des gains d’efficacité »
. Tout financement est versé sous réserve du Protocole pour les infrastructures financées par SAC, qui est une énumération de lois et de règlements applicables que les bénéficiaires admissibles doivent respecter, notamment en ce qui a trait à diverses étapes des processus d’inspection, aux documents de collecte de données, à la certification et à l’affectation des fonds. [traduction] « Malheureusement, une fois que les logements sont occupés, la Première Nation peut éprouver des difficultés à déterminer si les inspections requises ont été effectuées ou non »
. M. McKinstry explique en outre les exigences de déclaration que doivent remplir les Premières Nations.
[88] M. McKinstry décrit aussi l’ébauche de Stratégie nationale sur le logement et les infrastructures connexes des Premières Nations (ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations), élaborée conjointement par SAC, la SCHL et l’Assemblée des Premières Nations et approuvée par l’Assemblée extraordinaire des Chefs le 5 décembre 2018 :
[traduction]
Les principes fondamentaux de la Stratégie incluent le financement prévisible à long terme des Premières Nations, le soutien de la capacité de gestion du logement au sein des Premières Nations, le soutien de la collecte de données par les Premières Nations pour aider à l’élaboration de plans et de priorités, de même qu’au développement institutionnel. La Stratégie tient compte de la construction de nouveaux logements et de la réparation des logements existants, vise à répondre au besoin d’un financement suffisant, prévisible et durable, compte tenu des objectifs à court terme, à moyen terme et à long terme, pour que les Premières Nations puissent prendre en charge l’entretien, le contrôle et la gestion des logements dans leurs collectivités.
[89] Le Canada n’a pas mis en œuvre l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations.
b) Karim Hajiani
[90] M. Hajiani est au service du gouvernement du Canada depuis 1999 et a occupé divers postes. Il s’est joint à SAC en 2008. Il était autrefois gestionnaire, Planification du capital de la Direction de l’infrastructure communautaire (DIC), et est depuis 2023 gestionnaire, planification du capital, allocation, logement et incendies de la DIC de SAC, pour la région de l’Ontario. M. Hajiani est responsable des éléments suivants : Programme de logement dans les réserves des Premières Nations; Garanties d’emprunt ministérielles visant la SCHL (articles 10 et 95 de la Loi nationale sur l’habitation); Plans communautaires annuels d’investissement dans l’infrastructure des Premières Nations; attribution annuelle de base aux collectivités des Premières Nations; et établissement annuel des priorités, selon les budgets régionaux de la DIC.
[91] M. Hajiani décrit la Politique sur le logement dans les réserves 1996, qui s’applique encore aujourd’hui, et qui prévoit les critères d’admissibilité au financement :
[Pour répondre aux critères d’admissibilité] au financement, les Premières nations devraient :
[a.] élaborer des politiques et des programmes de logement au niveau de[s] collectivités, incluant les mécanismes de redressement et un plan pluriannuel exhaustif en matière de logement;
[b.] établir [des] régimes d’entretien, d’assurance et de rénovation et par le fait même, réduire […] la détérioration rapide du parc immobilier dans les réserves;
[…]
[c.] lier leurs plans de logement pluriannuels à des plans de formation, de création d’emplois et de développement des entreprises, permettant ainsi aux collectivités situées dans les réserves de tirer davantage parti des occasions de développement économique sur le marché local du logement.
[L]es Premières nations [admissibles] devraient [également] :
[a.] être encouragées à introduire des régimes de charges domiciliaires. Là où des régimes de charges domiciliaires s’appliquant à l’ensemble de la collectivité sont adoptés, les ménages admissibles bénéficiant de l’aide au revenu pourraient toucher des allocations-logement, conformément à la politique provinciale; […]
[b.] utiliser de façon originale l’aide au revenu en ayant recours à des programmes d’emploi ou de transition de l’aide au revenu au marché du travail à l’appui du logement et de la création d’emploi[;]
[c.] élaborer des options en matière d’accession à la propriété que les particuliers pourraient exercer pour commencer à accroître leur valeur nette réelle […].
[92] Selon M. Hajiani, les fonds alloués reposent sur des facteurs démographiques et géographiques, par exemple, la proximité des centres urbains. Il y a, dans la région de l’Ontario, 127 Premières Nations qui reçoivent des fonds destinés au logement, et SAC les invite à présenter leurs intérêts pour obtenir un financement annuel permanent et un financement au logement offert par des programmes précis de durée limitée de financement ciblé. M. Hajiani partage en outre l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations. Tout comme M. McKinstry, M. Hajiani souligne que les Premières Nations peuvent bénéficier d’avantages économiques en contrôlant elles-mêmes leurs terres sous le régime de la Loi sur l’accord-cadre relatif à la gestion des terres de premières nations, LC 2022, c 19, art 121.
[93] Les demandeurs ont contre-interrogé MM. McKinstry et Hajiani.
C. Les séquelles de la colonisation
[94] Les demandeurs ont accordé une importance considérable aux effets de la colonisation, qui est à l’origine de la crise actuelle du logement. Deux passages du rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) résument somme toute la position des demandeurs à ce sujet :
« […] le Canada a forcé les Premières Nations à déménager leurs réserves situées sur des terres ayant un bon potentiel agricole ou riches en ressources naturelles vers des réserves éloignées et marginales du point de vue économique » [Citation reprise dans le rapport de M. Reynolds, à la p 7].
Le pouvoir officiel relativement au logement et aux lotissements domiciliaires dans les réserves est, pour l’essentiel, toujours détenu par le gouverneur en conseil ou le ministre des Affaires indiennes [Rapport de la CRPA, vol 3, à la p 440].
[95] La Loi sur les Indiens et d’autres politiques et programmes fédéraux confèrent au Canada un contrôle immense. Le régime des réserves conjointement avec le cadre politique et juridique ont créé ce que les demandeurs appellent un effet de « tenaille »
par lequel le Canada continue de restreindre systématiquement la capacité des Premières Nations à se procurer des fonds et à accroître leurs revenus tout en limitant simultanément l’aide financière, sachant très bien que les membres du groupe ne peuvent compenser le manque à gagner.
[96] Dans ses observations, le Canada n’aborde pas le rôle qu’il a joué à l’époque de la colonisation. Il se contente de dire qu’il ne conteste pas les faits historiques. Le Canada reconnaît que la situation du logement et la conjoncture socio-économique dans les réserves ont des conséquences négatives, mais il nie en être responsable. Il répète sans cesse que sa responsabilité, le cas échéant, sera déterminée à l’instruction des questions communes de la deuxième étape. Le Canada soutient que l’aide financière qu’il fournit aux Premières Nations n’est pas le seul moyen de résoudre le problème du logement. Il avance que les Premières Nations disposent d’options pour générer des revenus, notamment louer les logements, obtenir des prêts bancaires et utiliser leurs revenus tirés de leurs propres activités de développement socio-économiques.
V. Question en litige
[97] La seule question que doit trancher la Cour en l’espèce est la question commune de la première étape énoncée plus haut.
VI. Analyse
A. La question préliminaire : L’espèce se prête-t-elle à un jugement sommaire?
(1) Principes de droit
[98] L’article 215 des Règles prévoit ce qui suit :
|
|
[99] Les parties s’entendent sur les principes juridiques en jeu pour ce qui est du critère applicable en jugement sommaire selon l’article 215 des Règles : la Cour peut rendre un jugement sommaire si elle est convaincue qu’il n’existe aucune véritable question litigieuse. Il n’y a aucune véritable question litigieuse si la Cour dispose de toute la preuve voulue pour trancher de manière juste et équitable la question commune de la première étape de manière à favoriser les objectifs de l’efficacité et de l’économie des ressources judiciaires (Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 [Hryniak]; Saskatchewan (Procureur général) c Première Nation de Witchekan Lake, 2023 CAF 105 [Witchekan Lake], demande d’autorisation d’appel refusée, 2023 CanLII 122410 (CSC)).
[100] Les requêtes en jugement sommaire représentent un moyen important d’améliorer l’accès à la justice et l’article 215 des Règles doit être interprété de façon libérale dans le but d’assurer un équilibre raisonnable entre la rapidité et l’équité du règlement des litiges (CanMar Foods Ltd c TA Foods Ltd, 2021 CAF 7, au para 23, renvoyant à Hryniak au para 5; Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, au para 15; Canada (Procureur général) c Koestel, 2023 CF 1663, au para 29).
[101] Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si la présente affaire se prête au jugement sommaire et, si la Cour devait conclure que le jugement sommaire convient, elles n’arrivent pas à s’entendre non plus sur la question de savoir si les demandeurs satisfont au critère de l’article 215 des Règles. Après avoir exposé brièvement la position des parties, je résume ci-dessous les arguments qu’elles avancent.
(2) Positions des parties
[102] Le défendeur soutient que le jugement sommaire ne convient pas pour trancher la question commune de la première étape, car les revendications des demandeurs se rapportent à l’insuffisance du financement fourni par le Canada pour le logement des Premières Nations. Les demandeurs sollicitent une issue garantie pour le financement et une obligation positive aux sept causes d’action plaidées : (1) manquement au devoir de fiduciaire; (2) négligence; (3) violation de l’article 15 de la Charte; (4) violation de l’article 7 de la Charte; (5) violation de l’alinéa 2a) de la Charte; (6) violation de l’alinéa 2c) de la Charte; et (7) violation de l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982. Aucune de ces causes d’action n’est étayée par le dossier et aucune ne se prête à un jugement sommaire.
[103] La portée des obligations découlant de la Charte est inextricablement reliée aux violations de la Charte : l’une ne peut être tranchée sans l’autre. Tenter de déterminer seule l’obligation équivaut à rendre une décision fondée sur la Charte dans un vide factuel (Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 [Mackay], à la p 361).
[104] Le jugement sommaire n’est d’aucune utilité pour résoudre efficacement l’action, car tout manquement aux obligations, quelles qu’elles soient, devra quand même être déterminé à la deuxième étape. Le jugement sommaire pourrait « morceler »
le litige (Wenzel Downhole Tools Ltd c National-Oilwell Canada Ltd, 2010 CF 966, au para 38). Les effets exposés à l’annexe 7 du mémoire des faits et du droit des demandeurs sont des questions à trancher dans le cadre de l’instruction des questions communes de la deuxième étape.
[
105
]
Il incombe aux demandeurs de satisfaire à la norme élevée qui consiste à établir l’absence d’intérêt réel pour le procès (Witchekan Lake au para 22, sous-para C). Les jugements sommaires sont toujours une exception, et non la règle (
Mason v Perras Mongenais
, 2018 ONCA 978, au para 44). Les tribunaux ne doivent pas sacrifier la procédure au profit d’une justice expéditive (
Nafie v Badawy
, 2015 ABCA 36, au para 104).
[106] Les demandeurs font valoir qu’en plus des principes applicables, la seule question d’importance qu’il reste est de savoir si l’affaire soulève une question de crédibilité ou présente des éléments de preuve complexes qui ne peuvent être convenablement appréciés qu’au moyen d’un procès (Witchekan Lake aux para 33-34). La présente affaire ne soulève pas de question de crédibilité et ne présente aucun élément de preuve complexe.
[107] Si elle devait déterminer qu’il existe une véritable question litigieuse, la Cour peut « néanmoins trancher cette question par voie de procès sommaire »
(art 215(3) des Règles; Witchekan Lake au para 32).
[108] Le Canada a consenti à la certification de la question commune de la première étape, la présente requête était prévue dans le plan du déroulement de l’instance des demandeurs, et elle convient tout à fait. L’opposition d’ordre procédural du défendeur au caractère approprié du jugement sommaire constitue en fait une contestation de l’existence de la question commune, une attaque indirecte de l’ordonnance d’autorisation et un abandon de l’engagement du Canada à la réconciliation avec les Premières Nations, qui requiert la résolution rapide du fond de leurs revendications. L’objection procédurale du Canada n’a aucun fondement.
(3) Conclusion
[109] La présente affaire se prête bien au jugement sommaire. La question commune de la première étape ne vise pas à établir l’existence ou non d’une violation d’un droit légal; elle vise simplement à déterminer s’il existe certaines obligations de fiduciaire ou une obligation de diligence en common law et si des droits protégés par la Charte entrent en jeu. Je suis d’avis que la formulation de la question commune de la première étape et l’instruction des questions communes de la deuxième étape sont conformes à l’article 213 des Règles. Cet article prévoit que le jugement sommaire peut porter sur « toutes ou […] une partie des questions que soulèvent les actes de procédure ».
[110] Dans les circonstances, je conclus, vu le volumineux dossier, que la Cour est en mesure de trancher la question commune de la première étape dans le cadre de la présente requête. Malgré les tentatives du Canada pour mettre en doute la crédibilité de certains témoins ordinaires et experts des demandeurs, je suis d’avis que le dossier ne révèle aucune question de crédibilité. La majeure partie du dossier se compose de rapports et de documentation. Le contre-interrogatoire de certains témoins a déjà eu lieu, et le Canada n’a pas indiqué qu’une preuve orale était requise.
[111] Je ne peux accepter les arguments du Canada selon lesquels la Cour ne devrait pas accueillir la requête étant donné la structure du groupe et la teneur ou le libellé de la question commune de la première étape. D’abord, je suis d’avis qu’il n’y a rien d’inacceptable dans la structure du recours collectif ou dans la façon dont les questions ont été scindées. Ensuite, je prends acte que le Canada a consenti à l’ordonnance d’autorisation. S’il avait des réserves par rapport à la structure du recours collectif, le Canada aurait dû ne pas consentir à l’ordonnance d’autorisation ou, à tout le moins, aurait dû dévoiler ses réserves avant le dépôt de la requête en jugement sommaire et des volumineux documents qui ont suivi. Enfin, je conclus que la question commune de la première étape rejoint tous les membres du groupe. S’il existe des doutes quant à la nature et à la portée des obligations envers certains membres du groupe, ces doutes pourront être examinés à la deuxième étape.
B. L’honneur de la Couronne et la DNUDPA ont-ils une incidence sur la question commune de la première étape?
a) Position des demandeurs
(i) Honneur de la Couronne
[112] Le principe de l’honneur de la Couronne donne le ton aux relations entre la Couronne et les Premières Nations. Il vise principalement à favoriser la réconciliation ainsi qu’à protéger et à restaurer ces relations. L’honneur de la Couronne s’applique lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard des terres et des intérêts des Premières Nations (Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 [Manitoba Metis], au para 73); dans la mise en œuvre des promesses faites dans les traités et des concessions prévues par la loi (Manitoba Metis au para 73; Ontario (Procureur général) c Restoule, 2024 CSC 27 [Restoule]), aux para 71-74, 104-107 et 219-221; et dans ses liens contractuels avec les Premières Nations (Québec (Procureur général) c Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, 2024 CSC 39 [Takuhikan]). L’honneur de la Couronne soutient la reconnaissance d’un devoir qui permet aux Premières Nations de demander des comptes au Canada et favorise ainsi l’objectif de la réconciliation (Takuhikan au para 187). Il aide à baliser l’analyse de l’obligation de diligence en common law.
[113] L’honneur de la Couronne ajoute une approche de « justice réconciliatrice »
qui fait en sorte que « les tribunaux peuvent et doivent faire preuve de créativité afin de trouver une réparation qui favorise la réconciliation »
(Takuhikan aux para 203, 148). Le principe de l’honneur de la Couronne détermine les normes de conduite à adopter et oblige le Canada à agir honorablement avec les Premières Nations.
[114] Les accords désuets de financement et de prêt ainsi que les formules inappropriées de financement régional du Canada régissent le flux de fonds alloués au logement dans les réserves. Ils ont peu à avoir avec les besoins ou les coûts réels. Ils ne laissent que peu de place, voire aucune place, aux négociations et imposent de strictes conditions en échange d’un financement indispensable (Première nation d’Attawapiskat c Canada, 2012 CF 948 [Attawapiskat], au para 59; Première nation Thunderchild c Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2015 CF 200, au para 29). L’honneur de la Couronne entre en jeu lorsqu’il s’agit des accords de financement.
(ii) DNUDPA
[115] La DNUDPA « est consacrée dans le droit positif du pays »
(Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants des PN aux para 4, 15, 59 et 85). La DNUDPA étaye la reconnaissance des obligations alléguées envers le groupe, et si l’on interprète la Charte à la lumière de la DNUDPA, l’on reconnaît le droit au logement.
[116] La DNUDPA ne crée pas de nouveaux droits, mais aborde les droits fondamentaux existants d’application universelle. Les dispositions de la DNUDPA constituent les « normes minimales »
à respecter pour la survie, la dignité et le bien-être des peuples autochtones, y compris le droit au logement adéquat, tout comme le font les Conventions contraignantes qu’elles commentent.
[117] Comme l’a constaté la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le logement convenable, Leilani Farha, il existe une « complémentarité entre le droit au logement tel qu’il est énoncé dans le droit international des droits de l’homme et les principes énoncés dans la [DNUDPA] ». En effet, la propre loi du Canada – la Loi sur la stratégie nationale sur le logement, LC 2019, c 29, art 313, – reconnaît que « le droit à un logement suffisant est un droit fondamental de la personne confirmé par le droit international » (art 4a)).
[118] Selon le principe bien établi de la présomption de conformité du droit interne au droit international (R c Hape, 2007 CSC 26 [Hape], au para 53; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, aux para 46, 60-75, 119), la Charte doit être interprétée compte tenu de la DNUDPA. Selon la présomption de conformité, l’organe législatif est présumé respecter les obligations internationales du Canada ainsi que les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel, qui circonscrivent le contexte dans lequel les lois sont adoptées (Hape au para 53). Ainsi, la présomption de conformité s’applique aux traités mis en œuvre ou non (Québec (Procureure générale) c 9147-0732 Québec inc, 2020 CSC 32 [Québec inc]), aux para 33-35.
[119] La DNUDPA a été « incorporée en droit canadien par la Loi sur la DNUDPA »
(Dickson aux para 117, 317; voir aussi, Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants des PN aux para 4, 14-15; Kebaowek aux para 79-85, actuellement en appel; Montour aux para 1175, 1188-1201), la majorité interprète l’article 25 de la Charte au regard de la DNUDPA (Dickson au para 117). Les demandeurs prient la Cour de faire de même avec les articles 7 et 15 et les alinéas 2a) et 2c) de la Charte, ainsi qu’avec l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’interprétation de la Charte permet de définir l’étendue et la portée d’un droit protégé par la Charte tant selon la jurisprudence canadienne que selon la jurisprudence internationale (Québec inc aux para 34, 37).
[120] Il faut présumer que la Charte offre une protection au moins aussi grande que celle des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière des droits de la personne (Divito c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, au para 23, renvoyant à Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn c Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, au para 70).
b) Position du défendeur
(i) Honneur de la Couronne
[121] Il n’y a aucun fondement à la proposition des demandeurs voulant que l’honneur de la Couronne puisse jouer dans l’analyse relative au droit des délits ou permettre de conclure à l’existence d’une obligation de diligence là où elle n’existe pas. Les demandeurs ne peuvent pas invoquer la simple existence d’accords de financement pour avancer que l’honneur de la Couronne entre en jeu dans l’analyse de l’obligation de diligence. Le dossier, vu les rares mentions de ces accords, ne traite pas suffisamment de la question pour permettre de déterminer si l’honneur de la Couronne entre en jeu selon les critères récemment énoncés dans l’arrêt Takuhikan (aux para 161-163).
(ii) DNUDPA
[122] D’abord, selon l’application qu’en fait le Canada, la DNUDPA est une source persuasive d’interprétation des lois constitutionnelles, des lois ordinaires et de la common law. La DNUDPA ne modifie pas le fond de l’analyse relative à la Charte et n’oblige pas la Charte à imposer les obligations que la DNUDPA décrit. Bien qu’elle soit une source persuasive d’interprétation des lois, il n’y a aucune présomption de conformité avec la DNUDPA et ce n’est pas un instrument contraignant.
[123] Ensuite, puisqu’il s’agit d’un instrument international, la DNUDPA ne peut définir la portée des droits protégés par la Charte. La Charte doit être interprétée principalement selon les principes du droit interne, et ses résultats doivent être atteints suivant une analyse ordinaire. Les tribunaux ne peuvent tenir compte des instruments internationaux pour changer les méthodes utilisées ordinairement pour interpréter la Charte.
[124] Enfin, dans la mesure où les demandeurs se fondent sur des instruments internationaux contraignants qui mettent de fait en jeu la présomption de conformité, cette présomption ne s’applique que dans les cas de similarité conceptuelle entre les dispositions visées de la Charte et le libellé des instruments internationaux. En l’occurrence, ni le « niveau de vie suffisant »
, prévu à l’Article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), ni le libellé de tout autre instrument international contraignant n’est similaire au point d’influencer l’interprétation des droits protégés par la Charte. Même s’il devait y avoir une certaine similarité conceptuelle, la Charte n’impose en général aucune obligation positive.
c) Conclusion
(i) Honneur de la Couronne
[125] Je conviens avec les demandeurs que le devoir de fiduciaire de la Couronne est unique dans les relations de la Couronne avec les Premières Nations et tire son origine de l’honneur de la Couronne (Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 [Williams Lake], au para 44; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, au para 78 [Wewaykum]). Le principe de l’honneur de la Couronne guidera, au cas par cas, l’analyse plus approfondie de l’étendue et de la portée du manquement éventuel aux obligations de fiduciaire. Il permettra en outre de développer davantage le contexte afin de déterminer la nature et la portée du devoir de diligence que le Canada pourrait avoir envers le groupe. La détermination de l’existence ou non d’un devoir de diligence, selon une analyse fondée sur la responsabilité délictuelle, passe nécessairement par l’examen de la relation entre les parties. L’honneur de la Couronne peut aider à délimiter les paramètres de cette relation.
[126] L’honneur de la Couronne, dans les relations continues et mutuellement respectueuses entre la Couronne et les Premières Nations, oblige la Couronne à agir avec diligence pour respecter ses obligations constitutionnelles vers les peuples autochtones (R c Desautel, 2021 CSC 17, au para 30, renvoyant à Beckman c Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, au para 10; Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, au para 21; Nation haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 [Nation haïda], au para 25; Première nation Tlingit de Taku River c Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, au para 24; et Manitoba Metis au para 75).
[127] Les intérêts autochtones dans les terres sont au cœur des relations entre la Couronne et les Premières Nations. Je suis d’avis que l’honneur de la Couronne ajoute une approche de « justice réconciliatrice »
qui fait en sorte que « les tribunaux peuvent et doivent faire preuve de créativité afin de trouver une réparation qui favorise la réconciliation »
(Takuhikan aux para 203, 148). Une telle approche peut s’avérer utile, surtout s’il n’a jamais été auparavant établi légalement que l’accès au logement dans les réserves est un intérêt autochtone dans les terres.
(ii) DNUDPA
[128] La DNUDPA « est consacrée dans le droit positif du pays »
(Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants des PN aux para 4, 15, 59, 85). La Cour suprême du Canada a déclaré, s’agissant des droits collectifs protégés par l’article 25 de la Charte, que la protection des droits et libertés collectifs s’accorde aussi avec la DNUDPA, incorporée en droit canadien par la Loi sur la DNUDPA (Dickson au para 117). Au-delà de cette déclaration de la Cour suprême du Canada, cette dernière n’a pas poussé la réflexion sur l’incidence de la DNUDPA dans l’analyse relative à la Charte. La DNUDPA ne crée pas de nouveaux droits : elle commente les droits existants déjà reconnus par la Charte, compte tenu de la situation sociale, économique, culturelle et historique particulière des peuples autochtones.
[129] Donc, en ce qui concerne la question commune de la première étape, il suffit à ce point-ci d’établir que la DNUDPA pourrait aider à l’interprétation et à l’examen de la Charte, dans la mesure où les éléments de preuve et les observations des parties le permettent. La portée précise de son application devra être déterminée au cas par cas, en fonction du droit prévu par la Charte invoqué par une partie et selon que la Cour conclut ou non à une violation de ce droit.
C. Le Canada a-t-il des obligations de fiduciaire envers les demandeurs?
(1) Principes de l’obligation de fiduciaire sui generis
[130] L’obligation de fiduciaire de la Couronne est unique aux relations de la Couronne avec les Premières Nations et tire son origine de l’honneur de la Couronne (Williams Lake au para 44; Wewaykum au para 78; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 1984 CanLII 25 (CSC) [Guerin], à la p 385; R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, 1990 CanLII 104 (CSC), à la p 1108). Elle vise à protéger les intérêts des peuples autochtones en reconnaissance de « l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à l’égard des populations autochtones sur les plans économique, social et foncier[, qui] a […] eu pour effet d’exposer ces populations aux risques de faute et d’ineptie de la part de la Couronne »
(Wewaykum au para 80).
[131] L’obligation de fiduciaire sui generis prend naissance lorsque : (i) il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable; et (ii) la Couronne prend un engagement ou exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt (Williams Lake au para 44; Manitoba Metis aux para 49-51; Wewaykum aux para 79-83).
[132] L’« intérêt collectif autochtone dans les terres »
est un intérêt identifiable sur lequel repose une relation de fiduciaire sui generis avec la Couronne à l’égard des réserves (Wewaykum aux para 76, 98-100). L’intérêt est dit être un intérêt autochtone identifiable lorsque :
i. il est distinctement autochtone;
ii. il est collectif par sa nature;
iii. il fait partie intégrante du mode de vie distinctif de la collectivité autochtone.
a) Position des demandeurs
[133] Il existe un intérêt autochtone collectif particulier ou identifiable dans le logement dans les réserves, et plus précisément pour vivre dans les réserves, où il faut avoir un abri (Peter Ballantyne Cree Nation v Canada (Attorney General), 2016 SKCA 124 [Peter Ballantyne], au para 84; Guerin aux p 379-382; Wewaykum au para 98; Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85 [Osoyoos], [2001] 3 RCS 746, aux para 46, 52, 55, 163; Southwind c Canada, 2021 CSC 28 [Southwind], au para 63). En réservant des terres pour les Premières Nations, la Couronne a tenu compte « de leurs habitudes, de leurs souhaits et de leurs activités, de la superficie disponible dans la région occupée par elles »
(Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150 [Kitselas], aux para 7, 52).
[134] L’intérêt identifiable dans les terres de réserve où des villages historiques ou des établissements autochtones existaient fait ressortir le lien entre le logement et les terres de réserve (Kitselas au para 54; Première Nation malécite de Madawaska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 5, aux para 397-401; Nation de We Wai Kai c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 4, au para 159). La Couronne a réservé des terres pour « que les Indiens puissent continuer à occuper leurs villages conformément à la politique coloniale qui consistait à laisser les Indiens vivre dans leurs villages »
(Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3 [Williams Lake TRPC], aux para 108-109, 113, 152; Williams Lake au para 63). S’agissant de St. Theresa Point, les terres ont été réservées compte tenu du fait que bon nombre avaient perdu leurs maisons situées sur des terres ancestrales à l’extérieur de la réserve (Southwind au para 63). Le logement est forcément au cœur de l’existence du système des réserves. Il est également au cœur du maintien de la langue et des pratiques culturelles et spirituelles (Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere], 1999 CanLII 687 (CSC), aux para 62, 83-85, 91).
[135] Le pouvoir et le contrôle que le Canada exerce sur la vie dans les réserves des Premières Nations ont créé des conditions de pauvreté extrême, de dépendance et de vulnérabilité.
[136] Dans l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations, le Canada a reconnu que les « séquelles de la colonisation ont privé les Premières Nations de la possibilité de répondre à leurs besoins de logement », de sorte qu’elles sont « exclusivement dépendantes des programmes gouvernementaux ». Il y est également reconnu que les « programmes et les politiques du gouvernement n’ont pas réussi à obtenir des résultats positifs durables dans le domaine du logement et ont abouti à des conditions de vie de piètre qualité persistantes […] ». L’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations visait à transférer le contrôle du logement dans les réserves aux Premières Nations, mais reconnaissait que la transition serait longue et qu’elle nécessitait un soutien gouvernemental et un financement réservé. Un des éléments centraux de cette transition est le « renforcement des capacités »
des Premières Nations. Le Canada reconnaît toutefois que le « renforcement des capacités »
n’en est qu’à ses premiers pas. Comme le note la vérificatrice générale dans son Rapport de 2024, le Canada n’a même pas de cadre stratégique global pour orienter la transition.
[137] Le Canada continue d’exercer le contrôle de facto sur le logement des Premières Nations. De nombreux programmes et politiques qui existaient dans les années 1960 sont en réalité appliqués aujourd’hui de la même façon. Le Canada continue, d’une part, de contraindre systématiquement la capacité des Premières Nations à se procurer des capitaux et à encaisser des revenus et, d’autre part, de restreindre l’aide financière, sachant que les membres du groupe ne peuvent compenser le manque à gagner. Le financement inadéquat fourni par le Canada peut fort bien constituer la totalité ou la quasi-totalité des fonds affectés au logement dans une année donnée. Comme le mentionne la chef Kakegamic, la façon dont le Canada administre ces fonds et le contrôle qu’il exerce dictent ce qui peut être construit, où il doit être construit et quand il doit être construit. MM. Hajiani et McKinstry, les propres témoins du Canada, ont également reconnu que de nombreuses Premières Nations n’ont aucun contrôle qui vaille sur le logement dans les réserves.
[138] La création et l’administration du système des réserves par le Canada ont entraîné la perte de la capacité des Premières Nations à s’abriter sur leurs propres terres. Le Canada continue aussi de participer aussi activement à la conception, à la construction et à l’entretien des logements dans les réserves, prolongeant ainsi son contrôle du financement. Le financement dépend des propositions reçues des Premières Nations, lesquelles doivent répondre à des critères stricts et inutiles, et respecter des délais de construction impossibles. Il ne tient aucunement compte des coûts réels des logements, ne suit pas adéquatement l’indice d’inflation et repose sur une approche invariable incapable de s’adapter aux besoins précis des Premières Nations.
[139] Tant et aussi longtemps qu’il conservera la propriété des terres de réserve, le Canada devra faire de son mieux pour aider les membres du groupe à se trouver un logement adéquat sur leurs réserves respectives. Il s’agit là d’un devoir et d’une norme de conduite, et non d’une garantie du résultat.
[140] Le Canada convient qu’il existe un intérêt autochtone collectif dans les terres [traduction] « à titre d’établissement »
et un intérêt [traduction] « dans les terres que les Premières Nations ont habituellement et historiquement utilisées et occupées »
. La jurisprudence l’établit clairement (Peter Ballantyne au para 84; Guerin aux p 379-382; Wewaykum au para 98; Osoyoos au para 163). Or, le Canada dénature l’intérêt des demandeurs et le réduit [traduction] « à la construction et au financement du logement dans les faits »
. La position du Canada ne tient aucunement compte des principaux arguments des demandeurs, qui revendiquent un intérêt dans les moyens pratiques de vivre sur leurs terres ancestrales.
[141] Les demandeurs revendiquent un intérêt à vivre sur les terres qui : a) ont été réservées pour qu’ils puissent y établir leurs résidences; et b) sont détenues en fiducie par le Canada à leur seul profit. Faute de logement, les terres de réserve ne peuvent être utilisées aux fins prévues et l’intérêt autochtone à vivre dans les réserves est compromis.
[142] Bien que les terres visées par un titre ancestral se distinguent des réserves de la Loi sur les Indiens, la Cour suprême du Canada reconnaît que « [l]e droit des Indiens sur les terres est le même dans les deux cas »
(Guerin à la p 379; Osoyoos au para 163). S’agissant d’un titre ancestral, l’intérêt peut être établi par la preuve de la construction des habitations (Tsilhqot’in Nation v British Columbia, 2007 BCSC 1700 [Tsilhqot’in CS CB], aux para 542-546, 572, 682, citant les propos du juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010 [Delgamuukw], 1997 CanLII 302 (CSC), au para 156; Nation Tsilhqot’in c Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, au para 38). Dans Tsilhqot’in CS CB, le juge Vickers a tiré d’importantes conclusions sur l’existence et l’emplacement des habitations traditionnelles des Tsilhqot’in (Tsilhqot’in CS CB aux para 364-397) et s’est appuyé sur l’emplacement de ces habitations pour fonder la première revendication reconnue d’un titre ancestral au Canada (Tsilhqot’in CS CB aux para 947, 955). Les habitations ne sont pas seulement une part de l’intérêt autochtone dans les terres; à de nombreux égards, elles constituent cet intérêt.
[143] Puisque les habitations qui servent à l’établissement sur les terres constituent le titre ancestral, les habitations font partie intégrante de l’intérêt des Premières Nations dans les terres de réserve. Le Canada ne nie pas avoir un pouvoir discrétionnaire sur cet intérêt, ayant dicté les lieux où les Premières Nations peuvent s’établir et le type de logement dans lequel elles peuvent habiter. Cette relation, à laquelle s’ajoute le pouvoir discrétionnaire que le Canada exerce encore de nos jours, donne naissance à une obligation de fiduciaire sui generis qui vise, entre autres, le logement.
[144] Le pouvoir discrétionnaire peut exister même si la Couronne n’administre pas directement ou entièrement les terres au nom des Premières Nations (Williams Lake TRPC au para 168; Williams Lake aux para 59-63). Pour que le pouvoir discrétionnaire existe, il suffit que la Couronne jouisse d’une certaine forme de discrétion sur l’intérêt autochtone; rien dans la jurisprudence ne donne à croire que la Couronne doit, dans les faits, exercer son pouvoir discrétionnaire. Qu’elle exerce ou non son pouvoir discrétionnaire, la Couronne sera tenue de respecter une norme de conduite et devra prendre des mesures concrètes pour respecter cette norme (Williams Lake TRPC aux para 202-210).
[145] La Cour doit examiner le degré de vulnérabilité de l’intérêt face aux « fautes et inepties »
de la Couronne lorsque celle-ci exerce (ou non) son pouvoir discrétionnaire (Williams Lake au para 60). Cette vulnérabilité peut suffire en soi pour donner naissance à une obligation de fiduciaire; elle ne dépend pas de la présence ou de l’absence « d’une capacité hypothétique [des Premières Nations] de se protéger contre les préjudices »
(Williams Lake, renvoyant à Wewaykum au para 80; Galambos c Perez, 2009 CSC 48, aux para 68-70, 83-84; Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 1994 CanLII 70 (CSC)). La Cour ne devrait pas, par exemple, chercher des possibilités de mobiliser des revenus autonomes pour compenser le manque à gagner dans le but de nier l’existence de l’obligation.
[146] Les intérêts des Premières Nations ne sont pas figés dans le temps : ils évoluent avec les collectivités qui en dépendent (R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507 [Van der Peet], 1996 CanLII 216 (CSC), au para 132). De même, l’obligation de la Couronne évolue (Première Nation de Kahkewistahaw c Canada (Relations Couronne-Autochtones), 2024 CAF 8 [Kahkewistahaw CAF], aux para 97-101). Les Premières Nations ont en grande partie été laissées pour compte dans l’amélioration de la construction des logements et des normes de construction, mais la capacité de vivre dans des habitations est au cœur de la promesse des terres de réserve pour qu’elles puissent y établir leur résidence. L’allégation d’obligation de la part des demandeurs ne vise qu’à actualiser cette promesse.
b) Position du défendeur
[147] Les demandeurs ne sont pas parvenus à établir un intérêt autochtone identifiable dans l’accès au logement ni à établir que le Canada jouit d’un pouvoir discrétionnaire sur le logement de Premières Nations (Williams Lake au para 52).
[148] L’intérêt autochtone identifiable doit être défini avec soin, car la portée et l’étendue de l’obligation de fiduciaire varient selon l’intérêt revendiqué (Williams Lake au para 52; Restoule au para 235). En l’espèce, les demandeurs ont délimité l’intérêt à [traduction] « l’accès adéquat au logement »
. Cette caractérisation n’est pas assez précise et ne répond pas aux critères selon lesquels l’intérêt autochtone identifiable doit : (1) être distinctement autochtone; (2) être collectif; et (3) faire partie intégrante du mode de vie distinctif de la collectivité autochtone. L’intérêt doit être préexistant, c’est-à-dire qu’il doit être suffisamment indépendant des fonctions exécutive et législative de la Couronne.
[149] Jusqu’à présent, les seuls intérêts autochtones reconnus par les tribunaux sont des intérêts collectifs dans l’usage et la jouissance des terres de réserve (Wewaykum au para 81; exception faite de Paddy-Cannon v Attorney General (Canada), 2023 ONSC 6748, actuellement en appel; Osoyoos au para 52; Kitselas au para 54). Les demandeurs revendiquent un intérêt qui va bien au-delà d’un intérêt dans les terres à titre d’établissement. Ils revendiquent un intérêt dans la construction et le financement du logement dans les faits et avancent l’obligation correspondante de la Couronne de prendre des mesures concrètes. Cet intérêt excède les limites des intérêts autochtones identifiables.
[150] D’abord, tout intérêt autochtone allégué doit être préexistant, en ce sens qu’il ne peut découler des fonctions exécutive ou législative de la Couronne (Restoule au para 238). Il ne peut être élargi pour inclure des programmes et un financement gouvernementaux contemporains. L’apport moderne du Canada au soutien du logement des Premières Nations découle simplement de mesures exécutives, et non d’un intérêt autochtone préexistant impliquant une obligation de fiduciaire sui generis.
[151] Ensuite, l’intérêt préexistant doit être particulier ou identifiable, en ce sens que la Couronne doit être en mesure de déterminer l’intérêt particulier dans les terres « à l’égard desquelles elle avait des obligations en qualité de fiduciaire lorsqu’elle prenait des mesures à l’égard de ces terres »
par l’entremise de ses fonctionnaires coloniaux (Williams Lake au para 67). Cette définition ne prévoit pas la possibilité que l’intérêt autochtone puisse naître de la création ultérieure de programmes de financement gouvernementaux.
[152] Le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour donner naissance à une obligation de fiduciaire sui generis fait en sorte que la Couronne doit, en vertu d’une loi, d’un accord ou d’un engagement unilatéral, détenir des terres ou des biens comme le ferait un fiduciaire. Le pouvoir discrétionnaire de la Couronne doit être tel qu’il appelle une responsabilité « de la nature d’une obligation de droit privé »
(Wewaykum au para 85). Une telle obligation peut prendre naissance lorsque la Couronne exerce un contrôle sur des « terres indiennes »
précises, c’est-à-dire des terres qu’elle administre au profit des Premières Nations (Nation haïda au para 18; Wewaykum aux para 78-79; Guerin aux p 382-87).
[153] En l’occurrence, les demandeurs ne peuvent qu’alléguer le contrôle de facto de la Couronne sur la construction et l’entretien des logements dans les réserves, compte tenu de l’engagement historique et moderne du Canada, ce qui est bien loin d’être une administration directe d’un intérêt comme le veut la jurisprudence. La participation passée et actuelle du Canada au logement dans les réserves ne vise qu’à fournir une aide financière, à offrir des prêts et à aider à attirer des investissements de capital. Cette participation peut donner naissance à des obligations de droit public, mais non à des obligations de fiduciaire. Les Premières Nations ne sont pas obligées d’utiliser seulement les fonds du Canada pour répondre à leurs besoins en matière de logement et ne sont assujetties aux contrôles prévus dans les conditions de financement du Canada que lorsqu’elles accèdent à ces fonds.
c) Conclusion
[154] Je conclus, sur la foi de la preuve étoffée des témoins ordinaires et experts, dont bon nombre ont été contre-interrogés, que le Canada a une obligation de fiduciaire sui generis envers les membres du groupe en ce qui concerne le logement dans les réserves. Ainsi, le Canada est tenu de prendre des mesures raisonnables pour donner aux membres du groupe accès à un logement adéquat dans les réserves des Premières Nations, de s’assurer qu’il leur soit donné un tel accès ou de s’abstenir de faire entrave à un tel accès.
[155] La majeure partie des observations des demandeurs et du défendeur portaient sur les manquements, mais il n’est pas nécessaire d’examiner les manquements, le cas échéant, à ce stade, vu le libellé de la question commune de la première étape.
[156] Je note que le Canada a contesté l’admissibilité de la preuve d’expert et tenté de discréditer une grande partie de la preuve des témoins ordinaires. Toutefois, le Canada n’a produit que peu de preuve de son propre chef pour exposer sa position en des termes clairs. Je note en outre que, si une partie néglige de contre-interroger les auteurs d’affidavits ou de déposer une preuve en réponse ou une contre-preuve, la Cour peut en tirer des conclusions défavorables, comme le prévoit le paragraphe 216(4) des Règles. La Cour tire une conclusion défavorable du fait que le Canada n’a déposé aucune contre-preuve.
[157] L’une des principales raisons qui explique les divergences dans les positions des parties vient de la façon dont ces dernières ont formulé leurs positions dans l’ensemble : le Canada soutient que les revendications des demandeurs ne visent que l’accès au financement et la garantie du résultat quant au financement, tandis que les demandeurs prient la Cour de reconnaître que le Canada a, envers eux, le devoir ou l’obligation : a) de prendre des mesures raisonnables pour leur donner accès à un logement adéquat dans les réserves des Premières Nations; b) de s’assurer qu’il leur soit donné un tel accès; ou c) de s’abstenir de faire entrave à un tel accès.
[158] Il faut satisfaire à deux conditions pour établir une obligation de fiduciaire : (1) il doit exister un intérêt autochtone identifiable; et (2) la Couronne jouit d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt (Manitoba Metis aux para 49-51). Au vu du dossier dont dispose la Cour, ces deux conditions sont remplies.
(i) Intérêt autochtone identifiable dans les terres
[159] Les observations des demandeurs me convainquent. Aucun énoncé jurisprudentiel ne confirme expressément que le droit au logement s’inscrit dans la catégorie générale reconnue que constitue le droit sur les terres de réserve, mais les faits de la présente affaire suffisent pour que la Cour puisse l’énoncer formellement. Par conséquent, les faits de l’espèce exigent d’élargir la notion de l’intérêt autochtone dans les terres de réserve de façon que cet intérêt englobe l’accès au logement dans les réserves.
[160] Premièrement, j’estime que le Canada donne dans ses observations une interprétation trop restrictive au droit sur les terres. Il dit, à juste titre, que ce droit comprend l’usage, la jouissance et la protection des terres de réserve (Osoyoos au para 85; Kitselas au para 54; Wewaykum aux para 86, 98). À mon avis, l’accès à un logement adéquat fait naturellement partie des droits collectifs d’usage et d’occupation des terres de réserve dont les pouvoirs administratifs relèvent du Canada, conformément à la Loi sur les Indiens. Il existe un lien inextricable entre la terre et le logement. Je tiens à le mentionner, car les gens ont besoin d’un toit pour se mettre à l’abri des éléments dans le territoire où ils vivent. Cet abri prend la forme d’un logement. De plus, le logement permet à une collectivité d’habiter sa terre et d’en faire usage; sans abri, il lui faudrait aller ailleurs. La condition de préexistence du droit invoquée par le Canada ferait obstacle à de nombreux types d’usage et d’occupation des terres et figerait la définition de ce terme. Une telle approche n’a pas la qualité réconciliatrice que les tribunaux doivent approuver.
[161] Au soutien de leur position, les avocats des demandeurs ont aussi cité le passage suivant de l’ouvrage intitulé Anger & Honsberger Law of Real Property, 3e éd, c 32:28 :
[traduction]
En règle générale, sous le régime de la Loi sur les Indiens, le droit d’utiliser les terres et d’en bénéficier englobe tous les droits et privilèges qui se rattachent à l’usage et à l’occupation des terres. Une bande peut occuper les terres, y construire des bâtiments, et tirer les avantages que procure le fait de travailler la terre ou de l’utiliser à d’autres fins. [Non souligné dans l’original.]
[162] Deuxièmement, et surtout, l’observation du Canada, selon laquelle le droit revendiqué doit déjà exister et que sa portée ne peut être élargie de manière à englober le financement et les programmes gouvernementaux contemporains, dénature l’argument des demandeurs. Selon les positions générales exposées par les parties, le Canada dit que le présent recours collectif vise à garantir un résultat quant au financement. Je ne suis pas de cet avis. Je souligne que les demandeurs ont établi l’existence de logements inadéquats et d’ententes de financement unilatérales; la preuve révèle également qu’ils veulent obtenir une réponse à la question de savoir si le Canada a une obligation liée à l’accès au logement adéquat dans les réserves devant être fourni aux Premières Nations. Je fais aussi remarquer que les témoignages de MM. McKinstry et Hajiani ne constituent pas, à mon avis, une preuve contradictoire. Ils ont généralement traité de politiques et de programmes, et ont fait des observations concernant les sources de financement possible dont pouvaient disposer les Premières Nations. Les observations des demandeurs me convainquent que la question commune de la première étape ne vise pas à obtenir une garantie de financement.
[163] S’agissant du droit revendiqué, le Canada fait fi des enseignements selon lesquels l’intérêt autochtone dans les terres n’est pas figé dans le temps et peut englober plus que les terres de réserve (Williams Lake au para 66; Van der Peet au para 132; Kahkewistahaw CAF aux para 97-101).
[164] Selon le Canada, l’action instituée par les demandeurs a changé au fil du déroulement de l’affaire jusqu’à la présente instruction de la question commune de la première étape. Je ne partage pas son avis. Après avoir examiné la déclaration, la déclaration modifiée ainsi que l’avis de requête en jugement sommaire, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que leur demande n’a pas changé au fil du temps et qu’ils ne sollicitent pas une garantie de financement.
[165] Les demandeurs sollicitent un jugement déclarant que le Canada a [traduction] « porté atteinte à l’honneur de la Couronne et manqué à son obligation de fiduciaire envers les demandeurs et les membres du groupe en faisant entrave à l’accès au logement adéquat dans les réserves des Premières Nations et en omettant de corriger la situation »
, et que [traduction] « le Canada est responsable des dommages qu’il a, par négligence, causés aux demandeurs et aux membres du groupe en faisant entrave à l’accès au logement adéquat dans les réserves des Premières Nations et en omettant de corriger la situation »
(alinéas 1(b) et (c)). Selon les faits exposés, les demandeurs ne sollicitent pas un niveau de financement garanti, ils disent plutôt que l’absence de financement et le contrôle exercé par le Canada (comme je l’ai expliqué ci-dessus) ont contribué à la présente crise du logement. Après avoir également examiné la déclaration modifiée (les paragraphes 4 et 7, par exemple) et l’avis de requête en jugement sommaire (les paragraphes 5, 7, 11-16, par exemple), je conclus que les demandeurs n’ont pas changé la teneur des actes de procédure et le fondement de leurs revendications.
(ii) Exercice, par la Couronne, d’un pouvoir discrétionnaire
[166] La preuve d’expert établit que le Canada a traditionnellement exercé un pouvoir et un contrôle sur toutes les facettes de la vie des Premières Nations, dont le logement. Cet état de fait a créé une dépendance qui subsiste encore aujourd’hui. L’approche du Canada a certes changé au fil du temps, mais l’accès au logement adéquat dans les réserves demeure sous son contrôle. Je répète que le Canada n’a pas déposé de preuve contradictoire.
[167] Les demandeurs ont aussi fait entendre des témoins ordinaires, comme le chef Raymond Flett et la chef Kakegamic, lesquels ont relaté que le Canada exerce encore de façon quotidienne un contrôle sur l’administration des logements et du financement dans les réserves. M. McKinstry a confirmé leur témoignage lors de son contre-interrogatoire. Les témoins ordinaires des demandeurs ont également fait état des obligations imposées par le régime de financement des logements, par exemple les exigences en matière de rapports, les conditions de financement et les longues périodes d’attente qui s’étirent souvent entre le processus de demande et la confirmation du financement. Comme les fonds insuffisants fournis par le Canada peuvent constituer la totalité, ou la quasi-totalité, du financement annuel pour le logement d’une Première Nation, la façon dont le Canada administre ce financement et le contrôle qu’il exerce dictent le nombre de logements qui pourront être construits, ainsi que l’endroit et le moment où ils pourront être construits.
[168] En revanche, le Canada fait valoir que la preuve historique n’est pas pertinente et que la Cour doit s’en tenir à la période visée par la question commune de la première étape : du 12 juin 1999 à aujourd’hui. Il soutient en outre que les demandeurs ne renvoient qu’à un contrôle de facto, lequel ne correspond pas à une administration directe. Le rôle du Canada, autrefois et actuellement, se limite à accorder des fonds, des prêts et l’aide nécessaire pour attirer des investissements en capital, ces formes d’aide pouvant faire naître des obligations de droit public, et non des obligations de fiduciaire. Il fait aussi valoir que rien n’empêche les demandeurs de chercher d’autres mécanismes de financement pour le logement dans les réserves.
[169] Le Canada soutient que l’évolution historique exposée par les demandeurs ne révèle que l’existence d’un pouvoir applicable aux personnes en général, et non au logement. Par conséquent, l’exercice général d’un pouvoir légal ne suffit pas pour établir l’existence d’une obligation applicable au logement. Le témoignage de Mme Painter, à l’égard duquel le Canada a exprimé des réserves, ne vise qu’une brève période et comporte peu de détails ayant mené à la situation actuelle. Cela dit, le Canada reconnaît que personne ne peut nier qu’il a joué un rôle en ce qui concerne le logement, mais un seul renvoi à l’exécution de travaux dans le témoignage de Mme Painter ne constitue pas une preuve suffisante.
[170] Avec égards, je ne peux faire miennes les observations du Canada. Ces observations font entièrement abstraction des séquelles et des effets néfastes de ses politiques coloniales qui, à première vue, semblent avoir bouleversé la vie des peuples des Premières Nations résidant dans les réserves et nui à leur capacité de trouver d’autres sources de financement, valables et réalistes, pour combler leurs besoins en matière de logement. La véritable détermination des répercussions aura lieu à la deuxième étape du présent recours collectif.
[171] Le Canada a raison de dire que, actuellement, il n’administre pas directement le logement et il n’exécute pas non plus de travaux. Toutefois, la preuve ainsi que les observations qui font allusion au labyrinthe complexe de politiques, d’ententes de financement et de programmes ne provenant pas de SAC, comme les prêts au logement que la SCHL consent en vertu de l’article 95 de la Loi nationale sur l’habitation, révèlent que le Canada exerce un contrôle beaucoup plus important qu’il ne l’admet. Ce labyrinthe complexe, les exigences auxquelles sont assujettis la présentation des propositions de financement et le respect des conditions du financement, ainsi que tout le temps mis par les fonctionnaires à décider des montants attribués et du moment où ces montants seront versés sont tous des éléments qui signalent l’exercice de pouvoirs importants, même si l’exécution de travaux ne fait pas partie de l’équation actuellement. Ces éléments suffisent à établir que le contrôle exercé est de la nature d’un pouvoir discrétionnaire.
[172] Il est bien établi que la Loi sur les Indiens, comme la loi qu’elle a remplacée, contrôle tous les aspects de la vie des Premières Nations sur les réserves depuis son entrée en vigueur. Bien que des modifications y aient été apportées, au moyen notamment de l’adoption d’une nouvelle loi intitulée Loi sur la gestion des terres des premières nations, LC 1999, c 24 (LGTPN), qui permettait aux Premières Nations de se soustraire à son application, le Canada pourrait mettre en œuvre d’autres régimes moins lourds relativement à la gestion et à l’aménagement des terres de réserve. Cela dit, l’isolement de nombreuses réserves des Premières Nations et le fait qu’elles soient dépourvues d’assises économiques viables rendent le développement commercial et résidentiel dans les réserves difficile, voire impossible. Affirmer que les Premières Nations disposent d’autres options en plus du Canada ne tient pas compte des séquelles de la colonisation qui sont à l’origine de l’état actuel des conditions qui leur sont dictées, parmi lesquelles figurent les dispositions restrictives de la Loi sur les Indiens et les obstacles à l’utilisation des terres de réserve et des biens des réserves pour garantir les prêts requis pour la création de projets de développement économique dans les réserves ou les alentours. Ce système a mis les Premières Nations dans une mauvaise posture, et elles ont beaucoup de mal à rattraper le reste de la société canadienne. Cette affirmation fait également abstraction des répercussions secondaires des séquelles de la colonisation, des conséquences de la Loi sur les Indiens et de la capacité de créer des occasions de développement économique dont il faudra tenir compte lors de la deuxième étape : le chômage généralisé, l’itinérance, la suroccupation des logements, les résultats scolaires, les déplacements et d’autres maux sociaux auxquels sont exposés de nombreux membres des Premières Nations.
[173] L’étendue des pouvoirs exercés par le Canada à l’égard des Premières Nations dans les réserves est amplement démontrée (CRPA, CVR). Ces rapports, ceux des experts et les dépositions des témoins ordinaires étayent tous la prétention des demandeurs portant que le Canada a exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard des collectivités et des membres des Premières Nations, et que ce contrôle les a mis en situation de vulnérabilité.
[174] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il n’est pas nécessaire que l’administration ou le contrôle soit direct, particulièrement en ce qui concerne la Couronne. La preuve de l’étendue du pouvoir discrétionnaire exercé et de la situation de vulnérabilité, présente en l’espèce, suffit à établir l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Williams Lake aux para 59, 60, 76, 77). J’estime que les témoignages de la chef Kakegamic, du chef Raymond Flett, de la conseillère Spence ainsi que le rapport de M. Reynolds l’établissent, à première vue. Quoi qu’il en soit, les demandeurs ont aussi présenté d’autres éléments de preuve provenant de M. Reynolds, qui citait d’autres sources, comme Mme Olsen et la CRPA, établissant que le Canada s’occupait directement du bien-être et du logement (onglet 33, aux p 265, 279, 280).
[175] De plus, dans son rapport de 2024, la vérificatrice générale confirme la position des demandeurs portant que le pouvoir en matière de logement dans les réserves a toujours été exercé par le Canada. Contrairement à la prétention du Canada selon laquelle les Premières Nations exercent ce pouvoir, la vérificatrice générale confirme dans ce même rapport que le Canada en est seulement aux premières étapes du transfert de la responsabilité aux Premières Nations (à la p 22). Comme le disent les demandeurs, le pouvoir relève peut-être encore du Canada, mais il renonce à l’exercer au détriment des Premières Nations.
(2) Principes de l’obligation de fiduciaire ad hoc
[176] Une obligation de fiduciaire ad hoc existe lorsque le gouvernement s’est engagé à exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt juridique ou d’un intérêt pratique important dans l’intérêt d’une Première Nation (Williams Lake au para 44; Manitoba Metis aux para 49-51). Les obligations de fiduciaire ad hoc relèvent du droit privé et exigent une loyauté absolue envers le bénéficiaire (Restoule au para 222).
[177] Une obligation de fiduciaire peut également découler d’un engagement si les trois éléments suivants sont réunis : (1) un engagement, exprès ou implicite, de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire; et (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable (Manitoba Metis au para 50; Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 [Elder Advocates], au para 36).
a) Position des demandeurs
[178] Tous les éléments énoncés ci-dessus sont réunis. Premièrement, comme l’histoire le démontre, le Canada s’est engagé à agir au mieux des intérêts des Premières Nations dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de logement dans les réserves.
[179] Deuxièmement, les membres du groupe appartiennent à un groupe de personnes définies qui se trouvent dans une situation unique de vulnérabilité à cause du pouvoir en matière de logement dans les réserves que le Canada exerce au moyen de mécanismes légaux visant à acquérir les terres des membres du groupe et à les priver des ressources leur permettant de percevoir d’importants revenus (Stagg c Canada (Procureur général), 2019 CF 630, aux para 8, 11). Parallèlement, les logements des membres du groupe étant sous-financés par le Canada depuis des décennies, il leur manque aujourd’hui des centaines de logements (Elder Advocates au para 28).
[180] Troisièmement, pareillement à l’intérêt autochtone identifiable dont ils ont établi l’existence, l’accès à un logement adéquat dans les réserves constitue un intérêt juridique et un intérêt pratique important qu’ont les membres du groupe. Cet accès est une obligation qui n’est pas « figée dans le temps »
(Kahkewistahaw CAF aux para 6, 23, 70-77, 87-88; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, aux para 35, 96; Osoyoos aux para 53-55; Bande indienne de Semiahmoo c Canada (CA), [1998] 1 CF 3, au para 48). La Couronne doit tenir compte des changements en adaptant les lois et les politiques de manière à agir au mieux des intérêts des personnes dont elle contrôle largement les conditions de vie et le bien-être (Ross River Band v HMTQ and Yukon, 1999 BCCA 750, au para 62, appel rejeté pour d’autres motifs, Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54).
[181] L’intérêt juridique et l’intérêt pratique qu’ont les membres du groupe à vivre dans les réserves, qui avaient été promises à titre de terres sur lesquelles ils pouvaient établir leur résidence, ne sont pas incompatibles avec les obligations du Canada envers le grand public (Barker v Barker, 2022 ONCA 567, aux para 82-83, demande d’autorisation d’interjeter appel devant la CSC refusée, 2023 CanLII 24517 (CSC)). Soit le Canada fournit aux membres du groupe les ressources dont ils ont besoin, soit il les replace dans une situation où ils peuvent subvenir à leurs besoins, mais il ne peut préserver le statu quo.
[182] En prenant si largement le contrôle sur un droit aussi essentiel que le droit au logement dans les réserves, et en le préservant, la Couronne a assumé l’obligation d’agir au mieux des intérêts des membres du groupe. Compte tenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne, le Canada est tenu à une obligation de loyauté absolue envers les intérêts des Premières Nations, à tel point que ces intérêts doivent avoir préséance sur l’intérêt public (Williams Lake au para 163).
[183] Le Canada ne traite pas de l’engagement formulé dans l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations, selon lequel les organisations des Premières Nations doivent être financées « à des niveaux comparables à ceux du gouvernement et d’autres homologues pertinents »
. Cet énoncé signifie qu’il s’est engagé à soutenir l’infrastructure des logements dans les réserves et à combler les écarts en matière d’infrastructure. Or, le Canada admet ne pas avoir rempli cet engagement.
[184] Selon le critère énoncé dans l’arrêt Elder Advocates, pour savoir si une obligation ad hoc existe, il faut tenir compte non seulement de l’existence d’un engagement, mais aussi de la vulnérabilité des membres du groupe envers lesquels cet engagement a été pris. Dans l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations, la question de la vulnérabilité est examinée dans son contexte historique général : « Les séquelles de la colonisation ont privé les Premières Nations de la possibilité de répondre à leurs besoins de logement […], ce qui les a laissées presque exclusivement dépendantes des programmes gouvernementaux. »
La situation de vulnérabilité créée dans ce contexte historique continue d’exister, peu importe les modifications récemment apportées aux politiques.
b) Position du défendeur
[185] L’obligation de fiduciaire ad hoc exige de la part du prétendu fiduciaire un engagement à agir au mieux des intérêts des bénéficiaires et un renoncement aux intérêts de toutes les autres parties. Les caractéristiques précises des responsabilités et des fonctions du gouvernement signifient que le gouvernement aura des obligations de fiduciaire seulement dans des circonstances restreintes et particulières (Elder Advocates au para 37; Restoule au para 231). Les situations où il sera démontré que la Couronne fédérale a un devoir de loyauté absolue envers une personne ou un groupe en particulier seront donc rares, particulièrement lorsque l’exercice d’un pouvoir ou d’un pouvoir discrétionnaire du gouvernement est en cause (Restoule au para 232).
[186] Le Canada ne s’est pas engagé à agir au mieux des intérêts des membres du groupe et n’a pas « renoncé aux intérêts de toutes les autres parties ». Le volet « engagement » exige une « loyauté absolue »
envers le bénéficiaire. Cet engagement « sera généralement absent » si l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du gouvernement est en cause. L’engagement sera nécessairement incompatible avec l’obligation du gouvernement d’agir au mieux des intérêts de la société dans son ensemble et « de répartir les ressources limitées entre les groupes opposés dont les demandes d’aide sont tout aussi valables »
(Elder Advocates aux para 31, 42-44, 49; Sagharian v Ontario (Education), 2008 ONCA 411 [Sagharian], aux para 47-49).
[187] En l’espèce, l’engagement requis n’est pas présent. Le Canada fournit des fonds pour l’infrastructure des logements et un soutien aux programmes, mais il ne le fait pas parce qu’il doit satisfaire à une obligation légale, ni parce qu’un devoir en equity le lui impose. Le financement du Canada et son soutien aux programmes relèvent des politiques publiques et du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral. Les dépenses du Canada liées au logement des Premières Nations sont manifestement en rivalité avec le reste de ses affectations budgétaires. Comme M. Hajiani l’a fait remarquer lors de son contre-interrogatoire, dans le contexte même du programme, la répartition du budget vaut pour l’ensemble des régions et l’ordre de priorité est établi parmi l’ensemble des Premières Nations.
[188] En revanche, le « principe fiduciaire n’a pas pour fonction de concilier les intérêts. Il doit garantir la suprématie des intérêts de l’une des parties »
(Elder Advocates aux para 43-44). Aucun engagement implicite ne peut découler de la conduite du Canada, quelle que soit l’importance du rôle que les demandeurs lui reprochent d’avoir assumé.
[189] S’il est allégué que l’engagement découle d’une loi, le libellé de la loi « doit manifestement l’appuyer »
(Elder Advocates aux para 45, 48). Il ne suffit pas simplement de conférer à une autorité publique un pouvoir discrétionnaire ayant une incidence sur les intérêts d’une personne. Rien n’étaye l’existence du prétendu engagement, mis à part l’exercice général de la compétence législative sur les Premières Nations prévue dans la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3.
[190] L’accès à un régime qui donne droit à des avantages – ou, comme en l’espèce, l’accès à des programmes gouvernementaux de financement du logement – ne constituera pas, à lui seul, un intérêt susceptible de donner naissance à une obligation de fiduciaire. En outre, les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’« un intérêt juridique ou [d’]un intérêt pratique important »
, selon le sens précis de cette expression, sur lesquels le Canada a une incidence. L’intérêt revendiqué doit équivaloir à un intérêt de droit privé. Il ne suffit pas de démontrer une incidence d’un caractère général sur le bien-être, les biens ou la sécurité d’une personne (Elder Advocates aux para 51-52), ou, comme en l’espèce, sur [traduction] « l’accès adéquat au logement dans les réserves »
. S’agissant de ce critère, les demandeurs renvoient uniquement à l’intérêt autochtone identifiable mentionné précédemment. Ce prétendu intérêt ne saurait constituer un intérêt juridique qui s’inscrit dans le contexte des obligations de fiduciaire.
[191] De plus, aucun intérêt juridique ou intérêt pratique important n’a été relevé, étant donné que l’accès au financement gouvernemental, à lui seul, ne constitue pas un intérêt susceptible de donner naissance à une obligation de fiduciaire (Elder Advocates au para 52). Les demandeurs invoquent à tort l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations, car les parties ne l’ont pas mise en œuvre. Le Canada reconnaît le rôle qu’il a assumé dans l’histoire de la colonisation, mais ces effets feront l’objet d’une décision lors de la deuxième étape.
[192] L’état actuel du dossier ne permet pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si une entente de financement sur le logement engage l’honneur de la Couronne. Dans la décision Attawapiskat, la Cour ne consacre qu’une seule phrase à ce principe et, dans l’arrêt Takuhikan, seul un type particulier de contrat était en cause. Selon le critère appliqué dans cet arrêt, différentes circonstances ont été examinées, mais aucune n’est présente en l’espèce.
c) Conclusion
[193] Les parties conviennent du critère à trois volets qui sert à déterminer si une obligation de fiduciaire ad hoc existe (Manitoba Metis au para 50; Elder Advocates aux para 30-31, 43).
[194] Le Canada fonde sa position sur les premier et troisième volets du critère, et semble reconnaître que le deuxième volet est rempli. À première vue, étant donné l’ampleur de la responsabilité potentielle en l’espèce, il semble que l’obligation du Canada d’agir avec loyauté au mieux des intérêts des membres du groupe en ce qui concerne le logement dans les réserves ne puisse se concilier avec d’autres priorités du gouvernement. Il ne s’agit pas d’un facteur prépondérant, mais son incidence sur le budget du gouvernement serait indéniable. Cela dit, la relation entre le Canada et les Premières Nations est une relation spéciale qui se distingue de celle qu’il a avec le reste de la société canadienne.
[195] Comme c’était le cas pour l’obligation de fiduciaire sui generis, vu les séquelles de la colonisation et le pouvoir qu’exerce actuellement le Canada sur la politique et le financement en matière de logement, je suis d’avis que les demandeurs ont établi que le Canada a envers eux une obligation de fiduciaire ad hoc.
[196] Premièrement, la Loi sur les Indiens ainsi que l’ensemble de programmes et de politiques sont la preuve que le Canada s’est expressément et implicitement engagé à agir au mieux des intérêts des Premières Nations. Tout avis contraire ne tient pas compte des séquelles de la colonisation, lesquelles sont au cœur du présent recours collectif. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’un avis contraire ne concorde pas avec l’approche réconciliatrice nécessaire à l’examen des poursuites, comme celle que la Cour doit régler.
[197] Deuxièmement, il n’est pas contesté que les Premières Nations et les Indiens inscrits vivant dans les réserves demeurent vulnérables au pouvoir que le Canada exerce sur la politique en matière de logement et sur les modalités d’accès au financement. Cette situation de vulnérabilité découle du système des réserves, déjà bien connu et longuement étudié, de l’héritage de la Loi sur les Indiens et du contrôle que le Canada a exercé, et continue d’exercer, sur la manière dont les Premières Nations peuvent avoir accès au financement et dont ce financement leur est attribué. Quant au système des réserves, le fait d’avoir établi les réserves dans des régions éloignées, où les possibilités de développement économique sont limitées, a accru la dépendance envers le Canada, rendant ainsi les Premières Nations plus vulnérables.
[198] Troisièmement, le fait pour le Canada d’avoir largement exercé son contrôle et son pouvoir discrétionnaire a eu une incidence sur l’intérêt pratique que revêt le logement dans les réserves. Si les Premières Nations ne peuvent se retrouver dans le labyrinthe complexe des processus de financement du logement ou si elles ne disposent pas d’une assise économique leur permettant de générer leurs propres revenus qui contribueraient à atténuer la pénurie de logements, elles n’auront pas accès à une offre sûre de logements dans les réserves. Elles ne pourront pas non plus gérer le parc immobilier existant, qui nécessite des investissements majeurs pour le rendre habitable et sécuritaire.
D. Le Canada est-il tenu à une obligation de diligence en common law envers les demandeurs?
(1) Position des demandeurs
[199] Si la Couronne a une obligation de fiduciaire envers le groupe, il est indubitable que la relation suffit à établir une obligation de diligence prima facie (Brown v Canada (Attorney General), 2017 ONSC 251 [Brown], aux para 78-79; Paddy-Cannon v Attorney General (Canada), 2023 ONSC 6748, au para 125). L’obligation de diligence à laquelle est tenu le fiduciaire se distingue des obligations dont il doit s’acquitter en qualité de fiduciaire, mais la nature de la relation fiduciaire suffit à établir l’existence d’un lien de proximité (Meng Estate v Liem, 2019 BCCA 127, aux para 33, 38). En l’absence d’une obligation de fiduciaire, le Canada est tout de même tenu à une obligation de diligence en common law envers le groupe.
[200] La preuve en l’espèce satisfait au critère à deux volets bien établi dans les arrêts Anns et Cooper qui permet de déterminer l’existence d’une nouvelle obligation de diligence. Le critère consiste à se demander :
1. s’il existe un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission du Canada de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au groupe; et
2. s’il existe des considérations de politique résiduelles qui ne découlent pas de la relation entre les parties qui écartent l’obligation de diligence prima facie?
[201] Dès lors que le gouvernement décide d’inclure un nouveau secteur dans l’exercice de sa compétence et de s’occuper directement du fonctionnement et de la mise en œuvre d’une politique, en particulier lorsque celle-ci peut avoir une incidence sur la santé et la sécurité des gens, un lien de proximité peut être établi. C’est ce qui s’est produit dans le cas du logement dans les réserves. En conséquence, le fait pour les collectivités des Premières Nations d’être contraintes de faire des choix difficiles quant à l’affectation des ressources financières limitées qui leur sont allouées entraîne des problèmes chroniques en matière de construction, de rénovation, d’entretien et de renforcement des capacités. Compte tenu de leur éloignement et de leur besoin impérieux d’obtenir des fonds, ces collectivités sont particulièrement vulnérables.
[202] Comme l’ont affirmé les témoins ordinaires des demandeurs, notamment Valerie Fiddler, les politiques et protocoles opérationnels ne laissent aux Premières Nations membres du groupe, en réalité, aucune solution raisonnable autre que des logements inadéquats. Cette issue était prévisible. La vérificatrice générale a elle-même confirmé à maintes reprises l’existence d’un lien entre le financement fédéral insuffisant et la piètre qualité des logements dans les réserves. Dans ces circonstances, le Canada avait l’obligation d’agir de façon aussi diligente que le ferait une personne ordinaire, raisonnable et prudente placée dans la même situation et de prendre des précautions à l’encontre des risques raisonnablement probables (Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41, aux para 91-92 [Marchi]).
[203] La relation de nature fiduciaire entre le Canada et les Premières Nations, qui découle de la propriété des terres de réserve ainsi que de l’administration et du contrôle du financement, ne permet pas que les politiques écartent une obligation (Brown aux para 78-80). Le Canada sait que son approche est un échec, et qu’il a peu fait pour résoudre la crise du logement qui sévit dans les réserves des membres du groupe. Les Premières Nations membres du groupe n’ont pratiquement aucun moyen de modifier ces conditions elles-mêmes et doivent pouvoir tenir le Canada responsable.
[204] La présente affaire ne vise pas la reconnaissance d’une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes, de sorte qu’elle se distingue de l’affaire Attis v Canada (Health), 2008 ONCA 66, au para 74 [Attis]. L’obligation ne vise que les Premières Nations éloignées et les membres qui vivent dans leurs réserves, et uniquement les cas où l’inaction du Canada a causé une défaillance des infrastructures chronique, généralisée et grave. Il ne s’agit pas non plus d’une affaire dans laquelle la Couronne a une obligation envers le public en général (Eliopoulos Estate v Ontario (Minister of Health and Long-Term Care) (2006), 82 OR (3d) 321 [Eliopoulos Estate], au para 19 (CA); R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 [Imperial Tobacco], aux para 99-101). Le Canada a élaboré une politique précise en matière de construction, d’entretien et de réparation des logements dans les réserves. Le lien entre la politique canadienne de financement du logement dans les réserves et les membres du groupe repose sur une relation de longue date et unique sur le plan historique, ainsi que sur des ententes contractuelles de financement adaptées à cette relation.
[205] Les risques qui découlent de la mauvaise administration et du financement inadéquat ne sont pas ceux auxquels est exposé le public en général (Eliopoulos Estate au para 20). Compte tenu de la politique sur le logement dans les réserves que le Canada a adoptée, la Cour peut, « aux fins de déterminer si l’organisme gouvernemental a exercé la diligence requise, examiner [le programme de mise en œuvre de cette politique] pour s’assurer qu’il est raisonnable et qu’il a été raisonnablement exécuté à la lumière de toutes les circonstances, y compris la disponibilité des fonds »
(Just c Colombie-Britannique, 1989 CarswellBC 719 (Westlaw) [Just]).
[206] L’obligation de diligence visée en l’espèce ne s’oppose pas aux décisions de politique générale fondamentale du Canada. De telles décisions ne sont pas simplement des règles ou directives administratives qu’on appelle une « politique »
(Marchi au para 59). Les décisions de politique générale fondamentale forment un sous-ensemble restreint de décisions discrétionnaires qui exige une analyse contextuelle de facteurs économiques, sociaux et politiques concurrents qui reposent sur des jugements de valeur autant que sur des considérations objectives. Elles sont normalement prises par des organismes de délibération, et non des fonctionnaires qui exercent des pouvoirs délégués (Marchi aux para 44, 51, 56; Imperial Tobacco au para 90). Les décisions qui sont « le produit d’une directive administrative, de l’opinion d’un expert ou d’un professionnel, ou encore de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable »
sont de nature opérationnelle, et non des politiques générales fondamentales (Marchi aux para 23, 52, citant Just).
[207] L’obligation de diligence proposée ne vise pas une situation de négligence découlant du « sous-financement »
et le Canada invoque à tort l’arrêt Rebello c Canada (Justice), 2023 CAF 67 [Rebello], de la Cour d’appel fédérale. Cet arrêt établit que, à lui seul, le rôle du gouvernement comme bailleur de fonds d’organismes publics ou comme fournisseur de services ne justifie pas un lien de proximité avec un tiers (Rebello au para 19). La présente affaire se distingue nettement de l’affaire Rebello. Bien que le Canada ait sans cesse tenté de dire que son rôle dans la relation qu’il a avec les Premières Nations se résume à celui d’un simple « bailleur de fonds »
, il continue d’avoir de multiples interactions directes avec elles et de s’occuper de façon quotidienne de leurs affaires liées au logement dans les réserves. Le lien direct qu’il a avec les Premières Nations et ses interventions continues, qui peuvent comprendre le financement, ne s’y limite toutefois pas.
[208] Le Canada fusionne la question commune de la première étape et celles de la deuxième. Il admet que ses décisions et politiques en matière de logement dans les réserves peuvent entraîner sa responsabilité pour négligence. Il fait toutefois valoir que cette responsabilité se limite à la « mise en œuvre opérationnelle »
des décisions ou politiques qui doivent « tire[r] [leur] origine d’une série de rapports précis […] suffisamment spécia[ux] pour établir la proximité nécessaire »
. Or, il confond le lien de proximité et la prévisibilité qui justifient l’obligation de diligence avec l’immunité dont jouit la Couronne à l’égard de la responsabilité découlant des décisions de politique générale fondamentale qui peuvent écarter cette obligation.
[209] S’agissant de la première question, il est de droit constant que les tribunaux peuvent conclure que les fonctionnaires sont tenus à une obligation générale, qui n’a rien à voir avec les faits qui constitueraient un manquement à cette obligation (Just aux para 12-13; Marchi aux para 19-36). Une telle obligation peut être fondée sur un comportement et un lien de proximité avec une catégorie de personnes, quels que soient les décisions ou les actes précis qui se rapportent au manquement (Francis v Ontario, 2021 ONCA 197 [Francis CA Ont], au para 102citant MacLean c La Reine, [1973] RCS 2, à la p 7; Martel Building Ltd c Canada, 2000 CSC 60, au para 53; Atlantic Leasing Ltd v Newfoundland (1998), 164 Nfld & PEIR 119 (CA), aux para 13-18, 25-29).
[210] En l’espèce, le lien découle de la décision du Canada de confiner les Premières Nations dans les réserves résidentielles au cours du XIXe siècle, du contrôle qu’il a assumé en matière de logement dans les réserves, et du fait qu’il a affirmé à maintes reprises au cours du siècle et demi qui a suivi qu’il protégerait ce droit de résidence. Cette manière d’agir, de la part du Canada, montre qu’il a exposé les Premières Nations et leurs membres vivant dans leurs réserves à des risques, tout en affirmant aux membres du groupe qu’il agirait de manière à éviter ces risques.
[211] Une autorité publique peut être tenue à une obligation de diligence envers une catégorie de personnes lorsqu’elle crée un risque ou exerce un contrôle sur un risque et qu’elle a des rapports étroits et personnels avec une catégorie de personnes clairement identifiées (Fullowka c Pinkerton’s of Canada Ltd, 2010 CSC 5, aux para 42-46, 62 [Fullowka]; Just au para 12). Ces rapports s’apparentent à ceux qui existent entre le Canada et les membres du groupe qui vivent dans les réserves.
[212] Comme dans l’arrêt Fullowka, il est loisible à la Cour de conclure que ces agents et leurs supérieurs ont une obligation de diligence envers les collectivités précises qui relèvent de leurs portefeuilles. Les manquements à cette obligation engagent la responsabilité du Canada.
[213] La question de savoir s’il y a eu manquement à l’obligation de diligence envers une Première Nation en particulier relève de l’instruction des questions communes de la deuxième étape. Or, le Canada tente de faire obstacle à la deuxième étape en faisant valoir qu’un manquement applicable [traduction] « à l’ensemble du groupe »
doit nécessairement découler d’une politique, et non de décisions opérationnelles. Son argument ne tient toutefois pas compte de la structure convenue dans la présente instance et de sa propre admission selon laquelle ses décisions opérationnelles en matière de logement peuvent engager sa responsabilité. À la première étape, les points communs qui concernent les membres du groupe sont le lien de proximité qui existe entre les parties, la vulnérabilité des membres du groupe qui en résulte, et l’obligation de diligence qui en découle.
[214] Par exemple, le Canada prend de nombreuses décisions opérationnelles lorsqu’il met en œuvre des programmes et des politiques en matière de logement dans les Premières Nations particulières qui sont affectées. M. Hajiani a dit lors de son contre-interrogatoire que les décisions prises par un agent de la gestion des immobilisations en Ontario, par exemple, doivent fondamentalement [traduction] « permettre la réalisation des projets d’immobilisation d’un point de vue opérationnel »
. Ces décisions ne sont pas des décisions de politique générale fondamentale : il s’agit plutôt de décisions courantes ou normalisées qui relèvent des opérations. L’essentiel, relativement à la première étape, consiste à se demander si la nature des interventions opérationnelles du Canada dans les affaires des Premières Nations suffit à établir l’existence d’un lien de proximité. Il est possible de statuer sur cette question pour l’ensemble du groupe.
[215] Le Canada doit satisfaire à une norme de diligence plus élevée en l’espèce. Il est tenu à une obligation de diligence envers le groupe, lequel comprend les Premières Nations établies dans des réserves éloignées touchées par une grave crise du logement. La norme proposée, qui exige des fonctionnaires de SAC qu’ils fassent « tout leur possible »
, est une norme plus exigeante qui tient compte du rôle du Canada dans la création des risques, sans toutefois garantir un résultat. Elle resserre simplement la responsabilité des fonctionnaires de SAC appelés à prendre des décisions ayant de graves conséquences sur la santé et le bien-être des membres du groupe.
[216] Certes, une obligation de diligence n’est généralement pas une obligation positive d’agir, mais dans certaines circonstances, l’existence d’une « relation spéciale »
peut exiger la prise de mesures concrètes afin de prévenir un préjudice prévisible (Childs c Desormeaux, 2006 CSC 18 [Childs], au para 39). De telles circonstances peuvent être présentes, par exemple, lorsque le défendeur participe réellement à la création du risque, qu’il exerce un contrôle sur un risque que d’autres personnes ont été invitées à courir, ou que le demandeur s’est raisonnablement fié au défendeur pour écarter le risque ou le réduire au minimum (Fullowka aux para 27, 34-35; Childs au para 35). Elles le sont à plus forte raison lorsque le demandeur est vulnérable au préjudice qui l’afflige (Crocker c Sundance Northwest Resorts Ltd, 1988 CanLII 45 (CSC), [1988] 1 RCS 1186, aux para 18-20; Turcotte v Lewis, 2018 ONCA 359, au para 56).
[217] Une relation spéciale est établie en l’espèce. La Cour a maintes fois reconnu l’existence d’une « relation spéciale »
entre les Premières Nations et le Canada issue du contrôle de facto que ce dernier exercice sur les terres et les ressources des premières (Takuhikan au para 147; Manitoba Metis au para 67). Le principe de l’honneur de la Couronne milite en faveur de la reconnaissance de l’obligation à l’égard du groupe compte tenu de l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Manitoba Metis au para 73; Restoule aux para 71-74; Takuhikan aux para 203, 148). La preuve étaye amplement que le pouvoir discrétionnaire exercé par le Canada relativement à la mise en œuvre des programmes en matière de logement a mis les membres du groupe en situation de vulnérabilité. Le Canada est tenu à une obligation plus rigoureuse qui l’oblige à prendre des mesures concrètes pour résoudre la crise, et non à la garantie de résultat qu’il reproche aux demandeurs de solliciter.
[218] Les décisions qui figurent à l’annexe 6 du mémoire des demandeurs sont des décisions opérationnelles prises pour la mise en œuvre de la Politique sur le logement dans les réserves 1996 qui ne jouissent pas de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. Subsidiairement, si ces décisions contestées sont des décisions de politique générale fondamentale, elles sont irrationnelles (Francis v Ontario, 2020 ONSC 1644 [Francis CS Ont], au para 422). Le Canada insiste pour dire que « le contrôle et la prise de décision par les collectivités »
est un principe clé de la politique de 1996. Le principal moyen de défense qu’il invoque porte que [traduction] « les Premières Nations disposent du pouvoir discrétionnaire d’utiliser le financement que SAC leur accorde comme elles l’entendent, conformément aux priorités liées au financement qu’elles établissent »
. Or, ce moyen de défense ne peut se concilier, par exemple, avec la politique à laquelle a renvoyé M. McKinstry consistant à plafonner le montant que les Premières Nations peuvent dépenser pour le logement à 25 % des fonds attribués aux bandes pour les dépenses de capital, même en situation de crise.
[219] Le Canada assujettit l’octroi de fonds aux Premières Nations à la conclusion d’ententes contractuelles. La situation de sous-financement qui résulte de ces ententes, lesquelles ne tiennent pas compte des besoins des collectivités des Premières Nations, entraîne des résultats prévisibles (Rapport de 2024 de la vérificatrice générale).
[220] Le simple fait d’affirmer que le logement relève d’une politique ne met pas nécessairement celle-ci à l’abri d’un examen (Marchi au para 22; Francis CS Ont aux para 422, 426). Le Canada a élaboré des politiques pour guider la construction, l’entretien et la réparation des logements dans les réserves. Le lien est issu d’une relation de longue date et il évolue en fonction des ententes de financement contractuelles.
[221] La DNUDPA aussi appuie l’existence d’une obligation envers le groupe. Elle décrit des droits fondamentaux de la personne reconnus (Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants de PN aux para 4, 15, 59 et 85).
(2) Position du défendeur
[222] L’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale fait obstacle aux principales prétentions des demandeurs. Le financement et l’affectation des ressources n’établissent pas l’existence d’une obligation de diligence, car la relation qui en découle n’a pas le degré de proximité requis. Ils ne peuvent constituer le fondement d’une action. Le [traduction] « sous-financement »
ne donne pas lieu à une cause d’action pour négligence (Rebello au para 22). Compte tenu de l’immunité accordée aux décisions de politique générale, le sous-financement de la part du gouvernement ne peut établir l’existence d’une obligation de diligence issue du droit de la négligence (Rebello au para 22, demande d’autorisation d’appel refusée (2023 CanLII 100603 (CSC)). Qui plus est, il faut déterminer la norme de diligence requise avant de décider de la portée de l’obligation (Ryan c Victoria (Ville), [1999] 1 RCS 201 [Victoria], 1999 CanLII 706 (CSC), au para 25).
[223] Les demandeurs prient néanmoins la Cour d’imposer au Canada une obligation de diligence de droit privé envers tous les membres du groupe afin de [traduction] « s’assurer »
qu’ils aient accès à un logement adéquat dans les réserves. L’obligation très générale qu’ils proposent est sans précédent et ne trouve aucun appui dans la jurisprudence. Conclure à l’existence d’une telle obligation ferait également entorse aux attributions fondamentales qui relèvent des branches législative et exécutive (Marchi aux para 42-44).
[224] Les demandeurs ne peuvent revoir la question de l’obligation de diligence de façon qu’elle puisse avoir une portée élargie qui garantit l’accès au logement. Ce genre d’argument confond l’analyse de l’obligation de diligence avec celle de la norme de diligence; il n’est donc pas possible de le présenter dans l’analyse de l’obligation de diligence fondée sur les arrêts Anns et Cooper. Le critère établi dans ces arrêts ne s’attache pas à définir la conduite à suivre pour satisfaire à une obligation existante, et il n’a pas été conçu à cette fin (Victoria au para 27).
[225] En d’autres termes, « [l]a question de savoir s’il existe une obligation de diligence relève de la relation entre les parties, et non d’un comportement »
. Conclure à l’existence d’une obligation de diligence ne détermine pas [traduction] « une obligation de faire quelque chose de précis; il s’agit d’une obligation de prendre des mesures raisonnables qui permettent d’éviter de causer un préjudice prévisible […] »
(Rauch v Pickering (City), 2013 ONCA 740, aux para 38-39).
[226] En l’absence d’une catégorie d’obligation de diligence préétablie, il faut appliquer le critère à deux volets énoncé dans les arrêts Anns et Cooper pour déterminer s’il existe une obligation de diligence. Il y a un lien de proximité lorsqu’il existe entre les parties un lien à ce point « étroit et direct »
, qu’il serait « juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur »
(Marchi au para 17; Cooper c Hobart, 2001 CSC 79 [Cooper]), aux para 32, 34.
[227] Le Canada est d’accord pour dire que des circonstances précises peuvent donner lieu à une obligation de diligence, mais l’existence d’un lien de proximité ne saurait être simplement présumée; un constat de proximité fondé sur les rapports entre le gouvernement et le demandeur est nécessairement fonction des faits (Wu v Vancouver, 2019 BCCA 23 [Wu], au para 70; Taylor v Canada (Attorney General), 2012 ONCA 479 [Taylor], au para 80; Marchi au para 17).
[228] Les demandeurs font plutôt principalement reposer leur argument quant à la proximité sur la relation historique entre le Canada et les Premières Nations, en se fondant sur des décisions comme la décision Brown. Cette affaire s’inscrivait toutefois dans le contexte d’une obligation contractuelle précise (Brown aux para 73-74, 81). Bien que les demandeurs renvoient généralement aux ententes de financement conclues avec des Premières Nations, ces actes sont des cadres génériques qui prennent différentes voies de financement pour atteindre les Premières Nations. La preuve ne permet pas de déterminer si les ententes de financement engagent l’honneur de la Couronne conformément au nouveau critère énoncé dans l’arrêt Takuhikan (aux para 161-163). L’inobservation des modalités de telles ententes n’est pas alléguée, comme c’était le cas dans la décision Brown.
[229] Les larges pouvoirs ou fonctions d’ordre public prévus par la loi ne font pas naître, à eux seuls, des obligations de diligence de droit privé (Eliopoulos Estate au para 17; et River Valley Poultry Farm Ltd v Canada (Attorney General), 2009 ONCA 326 [River Valley Poultry], au para 57 [River Valley Poultry]). Bien que les dispositions législatives puissent s’avérer utiles pour l’appréciation du lien de proximité, il est rare qu’une loi soit la source d’une obligation de diligence de droit privé envers des particuliers (Taylor aux para 77-78). Il est impossible de transformer les pouvoirs discrétionnaires, qui doivent être exercés dans l’intérêt public, en obligations de droit privé envers des particuliers (Imperial Tobacco au para 50, citant Eliopoulos Estate).
[230] Si la Cour conclut à l’existence d’une obligation prima facie à la première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns et Cooper, elle doit tout de même décider si des considérations de politique résiduelles devraient l’écarter. Comptent parmi les questions de politique pertinentes, celle de savoir si la loi prévoit déjà une réparation, celle de savoir s’il faut craindre le risque que la reconnaissance de l’obligation de diligence crée une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes, et celle de savoir quel effet aurait la reconnaissance d’une obligation de diligence sur d’autres obligations légales (Marchi aux para 18, 22; Cooper au para 37). Lorsqu’il élabore une nouvelle obligation, le tribunal doit tenir compte de l’étendue que pourrait avoir son application et de l’ensemble des circonstances qui pourraient donner lieu à son application (Wu aux para 74-78).
[231] Un gouvernement ou une autorité publique ne sera pas tenu à une obligation de diligence lorsque l’activité gouvernementale en cause est une décision de pure politique ou de politique générale fondamentale (Marchi au para 33). La raison d’être de cette « immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale »
est de [traduction] « donner aux gouvernements la marge de manœuvre nécessaire pour prendre des décisions en fonction de facteurs sociaux, politiques ou économiques, sans encourir une responsabilité civile délictuelle »
(Francis CA Ont au para 134; Imperial Tobacco au para 63, citant Just à la p 1240). Les gouvernements doivent être autorisés à faire des choix difficiles entre différents résultats de principe qui « nui[sent] en soi aux intérêts de particuliers »
, sans craindre d’engager leur responsabilité (Marchi au para 46, citant Laurentide Motels Ltd c Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 RCS 705). Le droit de la négligence doit tenir compte du rôle unique qui incombe aux autorités publiques de gouverner la société en fonction de considérations d’intérêt public. Même lorsqu’une catégorie reconnue d’obligation de diligence s’applique, le tribunal peut néanmoins tenir compte de considérations de politique résiduelles qui n’avaient pas été prises en compte, à l’époque de l’élaboration initiale de l’obligation, et se demander si l’obligation ne devrait pas être imposée parce que la décision à l’examen est une décision de politique générale fondamentale (Marchi, para 1, 19, 28, 30, 34; Brown c Colombie-Britannique (Ministre de Transports et de la Voirie), 1994 CanLII 121 (CSC), [1994] 1 RCS 420; Swinamer c Nouvelle-Écosse (Procureur général), 1994 CanLII 122 (CSC), [1994] 1 RCS 445).
[232] L’analyse de l’obligation de diligence doit porter sur les décisions du gouvernement qui sont précisément à l’examen. L’argument des demandeurs ne comporte qu’une analyse superficielle de l’obligation de diligence, qu’ils appliquent globalement à toutes les activités du gouvernement liées au logement dans les réserves, et qui découle manifestement de la Politique de ce dernier sur le logement dans les réserves et des ententes de financement qu’il a conclues avec les Premières Nations. Les demandeurs sont d’avis qu’en conséquence, une seule obligation s’applique compte tenu de la décision du Canada d’inclure le secteur du logement dans l’exercice de sa compétence. Or, il est impossible de rattacher une obligation de diligence à une activité gouvernementale sans examiner la nature de cette activité : « L’élément principal qui est pris en compte pour déterminer si on est en présence d’une décision de politique générale fondamentale est toujours la nature de la décision »
(Marchi au para 2 [non souligné dans l’original]).
[233] Les activités gouvernementales constituent des décisions de politique générale fondamentale. Dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada a fait les observations suivantes au sujet de l’« immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale »
:
[L]e droit de la négligence doit tenir compte du rôle unique qui incombe aux autorités publiques de gouverner la société en fonction de considérations d’intérêt public. Les organismes publics établissent des priorités et mettent en balance des intérêts concurrents auxquels ils doivent satisfaire au moyen de ressources limitées. Ils font des choix difficiles, en matière de politique d’intérêt général, qui ont des répercussions différentes sur le public et qui, parfois, causent préjudice à des particuliers. […]
Les tribunaux ne sont pas établis institutionnellement pour contrôler les décisions polycentriques des gouvernements, et les organismes publics doivent être à l’abri, dans une certaine mesure, de l’effet paralysant de la menace de poursuites judiciaires intentées par des particuliers (para 1).
[234] Bien que les demandeurs allèguent l’« exécution fautive »
du Canada, leurs principaux arguments sont fondés sur des allégations de sous-financement ou sur des conditions et des processus déraisonnables de financement, et non sur des actes précis commis par des employés relativement à la mise en œuvre de ces politiques, programmes ou contrats. Les obligations d’exécution doivent être examinées en fonction des faits qui leur sont propres. Certes, les décisions de politique générale fondamentale ou les mesures liées à ces politiques jouissent d’une immunité, mais le Canada convient que la mise en œuvre opérationnelle de ces décisions ou politiques peut entraîner sa responsabilité pour négligence (Chung v British Columbia (Minister of Health), 2023 BCCA 294 [Chung], aux para 92, 99). Dans l’arrêt Wu, la Cour d’appel a fait observer qu’en règle générale, les obligations de droit privé qui concernent le gouvernement tirent leur origine de rapports précis, entre l’autorité publique et le demandeur, qui permettent d’établir la proximité nécessaire (Wu au para 59; Imperial Tobacco au para 43).
[235] Les exemples fournis par les demandeurs possèdent les caractéristiques essentielles des décisions de politique générale fondamentale : elles concernent la mise en balance de considérations d’intérêt public, ou visent « la planification et […] la détermination préalable des limites [des] engagements [du gouvernement] »
(Marchi au para 54); ou, dans le cas des affectations aux Premières Nations, elles sont assimilables à celles qui appartiennent au processus d’allocation des ressources budgétaires (Marchi au para 54; Umlauf v Halton Healthcare Services et al, 2017 ONSC 4240 [Umlauf], aux para 19, 22).
[236] Ces exemples ne tiennent pas compte du fait qu’aucune obligation de diligence ne découle de la conception des programmes gouvernementaux (Wareham v Ontario (Community and Social Services), 2008 CanLII 1179 (ONSC) [Wareham], au para 25, Leroux v Ontario, 2023 ONCA 314, au para 58); de leur supervision générale (Barker v Barker, 2020 ONSC 3746, au para 1264, inf pour d’autres motifs par 2022 ONCA 567); du fait d’affecter des ressources pour les exécuter (Wareham au para 25); ou des critères d’admissibilité (Wynberg v Ontario, 2006 CanLII 22919 (ONCA) [Wynberg], aux para 252-254).
[237] Comme dans l’arrêt Cirillo v Ontario, 2021 ONCA 353 [Cirillo], les prétentions en l’espèce s’arrêtent aux décisions du gouvernement concernant la suffisance et l’affectation des ressources consacrées à un important programme gouvernemental. Une allégation concernant le sous-financement de la part du gouvernement ne crée pas en soi une cause d’action civile (Rebello au para 22; Cirillo au para 13; Phaneuf v Ontario, 2010 ONCA 901).
[238] Une fois que l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale est établie, seule la preuve que la décision ou la mesure gouvernementale pertinente était illogique ou qu’elle a été prise de mauvaise foi permet d’y déroger. Les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve étayant une telle conclusion.
[239] Les considérations de politique générale écartent également l’obligation proposée. Ce que proposent les demandeurs reviendrait à imposer une obligation positive de fournir un service public ou d’en garantir le caractère adéquat. Une telle obligation serait incompatible avec le pouvoir discrétionnaire en matière de politique conféré au Canada à l’égard des décisions concernant le financement, ou en limiterait l’exercice, et pourrait ne pas se concilier avec d’autres intérêts publics qui exigent des fonds publics et avec la responsabilité primordiale d’agir dans l’intérêt public et pour le public en général (Fullowka). La reconnaissance d’une obligation de diligence fondée sur une allégation générale de sous-financement aurait aussi d’importantes conséquences, et pourrait entraîner une responsabilité indéterminée pour chacun des niveaux de gouvernement qui fournit une forme quelconque d’aide au logement dans sa collectivité (Elder Advocates au para 74; Wu aux para 73-75; et Deloitte & Touche c Livent Inc (Séquestre de), 2017 CSC 63, aux para 42-44).
[240] Aucune loi n’impose au Canada l’obligation positive de fournir un logement dans les réserves ou d’en garantir l’accès (Imperial Tobacco aux para 43-44). Au contraire, les exemples donnés par les demandeurs, comme la Loi sur la stratégie nationale sur le logement, ne prévoient clairement que des obligations envers le grand public (Eliopoulos Estate au para 17; River Valley Poultry au para 57).
[241] Les obligations de droit privé susceptibles de découler des faits du présent dossier doivent nécessairement tirer leur origine des rapports existant entre le Canada et les membres du groupe. Les demandeurs n’ont pas fait la preuve de rapports qui suffisent à établir l’existence d’une obligation de droit privé, et encore moins d’une obligation applicable à l’ensemble du groupe.
[242] L’honneur de la Couronne ne saurait guider l’analyse de la négligence ni celle de l’obligation de diligence.
[243] Les décisions de politique générale fondamentale ou les mesures liées à ces politiques jouissent d’une immunité; or, le Canada reconnaît que la mise en œuvre opérationnelle de ces décisions ou politiques peut entraîner sa responsabilité pour négligence (Chung au para 92).
[244] Imposer une obligation positive afin de garantir un niveau de service ou un avantage serait incompatible avec le pouvoir discrétionnaire dont dispose le Canada en matière de financement, ou en limiterait l’exercice, et ne se concilierait pas avec d’autres intérêts portant sur l’affectation de fonds publics (Elder Advocates au para 74; Wu aux para 73-75).
(3) Conclusion
[245] Comme les observations des demandeurs me convainquent, je conclus que le Canada est tenu à une obligation de diligence en common law envers eux. Plusieurs motifs m’amènent à cette conclusion.
[246] Premièrement, j’estime que le raisonnement exposé par la Cour de justice de l’Ontario dans la décision Brown est convaincant. Si le Canada a envers les demandeurs une obligation de fiduciaire sui generis ou ad hoc, cette relation constitue un facteur important dont il faut tenir compte à l’examen du volet, qui porte sur le lien de proximité, du critère énoncé dans les arrêts Anns et Cooper. Vu ma conclusion selon laquelle il existe envers les demandeurs une obligation de fiduciaire à l’égard du logement dans les réserves, je suis d’avis que cette obligation milite en faveur de la conclusion qu’il existe un lien de proximité entre le Canada et les demandeurs, aux fins du critère énoncé dans les arrêts Anns et Cooper. Cela dit, bien qu’une conclusion à l’existence d’une obligation de diligence du fiduciaire ne justifie pas systématiquement une conclusion à l’existence d’une obligation de diligence en common law, je conclus qu’il existe une obligation de diligence en common law indépendamment de l’obligation de fiduciaire.
[247] Deuxièmement, je ne partage pas l’avis du Canada selon lequel il est inutile d’examiner la relation entre le Canada et les Premières Nations d’un point de vue historique. L’examen de l’historique de cette relation établit clairement que le Canada a, par le truchement de la Loi sur les Indiens, de l’établissement des réserves et de l’élaboration de politiques, exercé des pouvoirs d’une grande portée à l’égard des Premières Nations et, par voie de conséquence, sur les membres des Premières Nations résidant dans les réserves, et qu’il continue de le faire. Fixer le point de départ de l’examen au 12 juin 1999 ne tient pas compte du long historique de la colonisation qui est à l’origine de la crise actuelle du logement et d’autres conditions socio-économiques préjudiciables auxquelles sont exposées les Premières Nations.
[248] S’agissant du premier volet du critère énoncé dans les arrêts Anns et Cooper, je suis d’avis que la relation historique à l’examen en l’espèce crée manifestement un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission du Canada de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au groupe. La relation montre également que le Canada a continué d’exercer ses pouvoirs durant la période visée par le recours.
[249] La preuve établit, au cours d’une longue période, que les politiques du Canada, ses processus de financement et les limites prévues par la Loi sur les Indiens ont créé un lien de proximité ainsi qu’une situation de vulnérabilité, et que le Canada aurait pu raisonnablement prévoir que ses décisions ou mesures, qu’elles soient favorables ou défavorables, causeraient une perte ou un préjudice au groupe, ou risqueraient de le faire. Le financement insuffisant, l’absence de financement et les retards à fournir les fonds, des éléments qui ont nui à la capacité du groupe d’avoir accès à un logement sûr et adéquat, étaient prévisibles.
[250] Troisièmement, et pour les mêmes motifs sur lesquels j’ai fondé ma conclusion concernant l’obligation de fiduciaire, je suis d’avis que le Canada donne une interprétation très étroite et déformée au recours des demandeurs. Ces derniers ne sollicitent pas la reconnaissance d’une obligation positive ni un résultat prédéterminé pour le financement. La revendication porte plutôt sur la façon dont, du point de vue de la colonisation, la loi, la création des réserves, le financement et les politiques ont eu une grave incidence sur la capacité de collectivités jadis autosuffisantes d’obtenir leur propre accès à des logements sûrs, les contraignant ainsi, à leur détriment, à dépendre du Canada pour y avoir accès.
[251] Quatrièmement, je suis d’avis que le Canada a directement inclus dans l’exercice de sa compétence de nombreux aspects touchant les Premières Nations, notamment en matière de logement dans les réserves. Certes, je suis d’accord avec le Canada qu’il n’exécute peut-être pas lui-même de travaux, mais l’ensemble des lois, politiques et ententes de financement ont tellement étendu ses pouvoirs que les options dont dispose le groupe pour développer le secteur de l’habitation sont pratiquement inexistantes. Je reconnais par ailleurs qu’en théorie, d’autres mécanismes permettent aux Premières Nations de solliciter du soutien financier pour la construction de maisons; en réalité, toutefois, les séquelles de la colonisation ont nui à la capacité du groupe de le faire. Les membres du groupe vivent loin des agglomérations commerciales et doivent surmonter des obstacles pour arriver à tirer profit des entreprises qui exercent des activités sur leurs territoires traditionnels. Les membres du groupe ne disposent en réalité d’aucun autre moyen pratique d’obtenir d’autres sources de financement pour dénouer la crise du logement dans les réserves.
[252] Quant aux considérations de politique, les prétentions du Canada concernant l’immunité applicable en matière de politique publique ne me convainquent pas. La relation historique que le Canada entretient avec les peuples des Premières Nations ne permet pas d’exclure la reconnaissance d’une obligation. La reconnaissance d’une obligation de diligence en l’espèce ne remet pas en cause les décisions de politique générale fondamentale du Canada. Je ne partage pas l’avis du défendeur selon lequel la reconnaissance d’une telle obligation entraînerait un cas particulier de responsabilité indéterminée envers une catégorie indéterminée de personnes, la présente affaire se distinguant des affaires Attis (au para 74), Eliopoulos Estate et Imperial Tobacco (aux para 99-101). Les Premières Nations et les membres des Premières Nations qui vivent dans les réserves ont avec le Canada une relation fort différente, comme c’est aussi le cas pour d’autres membres de la société canadienne. Le groupe est donc limité et clairement défini, sur la base de cette relation historique, comme la preuve d’expert l’établit.
[253] Cela dit, je ne suis pas non plus d’avis que, dans l’éventualité d’un manquement, le Canada encourrait une responsabilité indéterminée. Bien que cette question doive être instruite à la deuxième étape, je me contenterai de dire pour le moment que si la Cour conclut à un manquement, elle a la compétence voulue pour déterminer, avec l’aide de la preuve d’expert, la nature et de l’étendue de la responsabilité.
[254] Conformément aux règles de droit, la preuve établit l’existence d’une obligation de diligence. Je suis également d’avis que le principe de l’honneur de la Couronne en confirme l’existence. Je fais miennes les observations des avocats des demandeurs portant que l’essence de ce principe et les conséquences qu’il emporte seraient vidées de leur sens s’il ne pouvait être appliqué à l’obligation de diligence reconnue en common law. La relation historique entraîne l’application du principe de l’honneur de la Couronne et elle établit également l’existence d’une obligation de diligence de droit privé reconnue en common law entre les Premières Nations et le Canada, en ce qui concerne le logement dans les réserves.
E. Les articles 15, 7 et 2 de la Charte et l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 entrent-ils en jeu?
(1) Qualité pour agir
a) Position du défendeur
[255] Le paragraphe 15(1) de la Charte est censé s’appliquer aux particuliers, et non à tous les types de personnalité juridique (Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10, aux para 72-73 [Hislop]). Il s’ensuit que seuls les particuliers membres du groupe peuvent invoquer cette disposition, et non les Premières Nations membres. Les demandeurs se fondent à tort sur les motifs rendus par le juge dissident dans l’arrêt Bande et nation indienne d’Ermineskin c Canada, 2006 CAF 415 [Ermineskin CAF], pour affirmer que les Premières Nations membres du groupe ont la qualité voulue pour invoquer l’article 15 (Ermineskin CAF aux para 300-303). Il est vrai que les Premières Nations peuvent faire valoir un droit garanti par l’article 15 en qualité de représentants agissant pour le compte de leurs membres, mais seuls des droits individuels peuvent être visés (Ermineskin CAF aux para 132-134). Aucune source jurisprudentielle ne permet aux Premières Nations de solliciter pour elles-mêmes une réparation pour violation de l’article 15.
[256] L’article 7 ne s’applique, en général, qu’aux êtres humains individuellement (Irwin Toy Ltd c Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927, à la p 1004). Pareillement à l’article 15, seuls les particuliers, et non les Premières Nations, membres du groupe peuvent faire valoir un droit garanti par l’article 7.
[257] Les prétentions des demandeurs fondées sur les alinéas 2a) et c) de la Charte doivent aussi être écartées, dans la mesure où les Premières Nations membres du groupe sont visées, pour les mêmes motifs exposés relativement aux articles 15 et 7.
b) Position des demandeurs
[258] Les Premières Nations ont qualité pour faire valoir un droit garanti par l’article 15. Lorsqu’un représentant de particuliers fait valoir des droits en leur nom, « l’article 15 peut être invoqué, pourvu que les éléments factuels de la discrimination soient présents »
(Ermineskin CAF aux para 300-303).
[259] En faisant valoir que l’arrêt Ermineskin CAF ne permet pas aux Premières Nations d’invoquer l’article 15, le défendeur interprète trop restrictivement la décision des juges majoritaires. Cet arrêt n’écarte pas la possibilité pour les Premières Nations d’invoquer l’article 15 pour faire valoir les droits collectifs de leurs membres.
[260] Quoi qu’il en soit, le défendeur se méprend sur la nature des prétentions que les demandeurs fondent sur l’article 15. Les Premières Nations demanderesses font valoir le droit à l’égalité des membres de leurs collectivités, lequel, dans la présente requête, peut être considéré comme étant invoqué au nom de leurs membres ou citoyens qui sont demandeurs en l’espèce. Le Canada reconnaît que les Premières Nations ont qualité pour présenter, à titre de représentantes, des arguments au nom de leurs membres.
[261] Le chevauchement entre les prétentions, fondées sur l’article 15 de la Charte, des Premières Nations membres du groupe et celles des particuliers membres du groupe est indéniable. La qualité pour agir à titre collectif est importante cependant, parce que les Premières Nations membres du groupe représentent des particuliers qui ne sont pas eux-mêmes membres du groupe. Par exemple, certains membres des Premières Nations ont dû quitter leur réserve avant le début de la période visée par le recours collectif parce qu’il leur était impossible de continuer à vivre dans la réserve sans un logement adéquat.
c) Conclusion
[262] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, en plus des particuliers membres du groupe, les Premières Nations membres du groupe ont qualité pour solliciter une réparation fondée sur la Charte. Toutefois, la nature précise de la violation potentielle de l’article 15 de la Charte, tant en ce qui concerne les particuliers que les Premières Nations, sera dûment et pleinement examinée à l’instruction des questions communes de la deuxième étape.
[263] S’agissant de la qualité pour agir, les juges majoritaires dans l’arrêt Ermineskin CAF n’ont pas exclu la possibilité de solliciter une réparation fondée sur la Charte autrement qu’à titre personnel. Ils ont conclu qu’une réparation pour violation de l’article 15 peut être obtenue uniquement dans le cas d’une atteinte à un droit personnel, mais que la réclamation visée dans cette affaire portait sur la gestion des biens de la bande prévue dans la Loi sur les Indiens, et non sur un tel droit (Ermineskin CAF au para 133). La Cour d’appel a ajouté : « [L]e fait que ce soit des représentants des membres des bandes qui ont fait valoir les réclamations dans chacun des présents litiges n’a pas pour effet de convertir ce qui est essentiellement une réclamation relative aux biens des bandes en une réclamation touchant les droits personnels des membres en question. Nous concluons que Samson et Ermineskin ne peuvent invoquer le paragraphe 15(1) de la Charte pour faire valoir les réclamations formulées dans la phase de l’administration de l’argent de leurs actions. »
(Ermineskin CAF au para 134.)
[264] La réclamation dont il est question en l’espèce ne vise pas la gestion des biens d’une bande. Elle concerne plutôt un droit personnel et elle est intentée par les membres du groupe à titre personnel, et par les Premières Nations à titre de représentantes.
[265] Je fais mienne l’opinion du juge minoritaire exposée dans l’arrêt Ermineskin CAF, qui s’était fondé sur le raisonnement tenu par le juge Kelen dans la décision Conseil national des femmes métisses c Canada (Procureur général), 2005 CF 230, [2005] 4 RCF 272 (CF), au para 50, conf par 2006 CAF 77 (CanLII) (CAF), selon lequel, lorsqu’un représentant de particuliers fait valoir des droits au nom de ces derniers, l’article 15 peut être invoqué, pourvu que les éléments factuels de la discrimination soient présents (Ermineskin CAF au para 303). Comme je l’ai dit au début de la présente conclusion, l’examen de l’ensemble des éléments de fait concernant la discrimination devra être effectué à la deuxième étape.
(2) Contexte applicable aux arguments concernant la Charte
[266] Comme je l’ai fait observer ci-dessus, la question de savoir s’il y a eu manquement à des obligations légales et celle de savoir s’il y a eu atteinte à des droits seront tranchées lors de l’instruction des questions communes de la deuxième étape. La présente requête pour jugement sommaire vise l’obtention d’une réponse à la question générale de savoir si certaines obligations légales existent ou si certains droits garantis par la Charte entrent en jeu.
[267] Les parties ont consacré une grande partie de leurs observations écrites et orales à l’analyse des manquements aux obligations et des atteintes aux droits garantis par la Charte, ainsi qu’aux effets qui en découlent. La Cour a soulevé la question de savoir où tracer la limite par rapport à ce que les parties cherchent à obtenir eu égard à la question commune de la première étape. Il a été reconnu que cette limite est, au mieux, floue et qu’il est difficile d’analyser des droits garantis par la Charte sans tenir compte des atteintes à ces droits.
[268] Aux fins de la question commune de la première étape, je me limiterai à conclure que la Charte entre en jeu. Le paragraphe 32(1) de la Charte dispose :
|
|
[269] La Charte s’applique de façon générale aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement pour tous les domaines qui relèvent de leur autorité (Dickson au para 41, citant Greater Vancouver Transportation Authority c Fédération canadienne des étudiantes et étudiants – Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31, [2009] RCS 295, au para 14; SDGMR c Dolphin Delivery Ltd, 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 RCS 573, à la p 598). Par conséquent, tous les pouvoirs gouvernementaux exercés par le Parlement sont assujettis à la Charte (Dickson au para 43).
[270] En résumé et compte tenu du paragraphe 32(1) de la Charte, je suis d’avis qu’il me suffit, à la présente étape, de conclure que la Charte s’applique aux circonstances de l’espèce. Je présente les arguments des parties sur les questions liées à la Charte uniquement pour souligner que, selon moi, elles demandaient à la Cour de rendre une décision qui risquait trop fortement de se répercuter sur les questions communes de la deuxième étape.
(3) Article 15 de la Charte
[271] Les parties ont bien exposé l’état du droit concernant les éléments qu’un demandeur doit établir pour prouver qu’il y a eu à première vue violation de l’article 15. Je rappelle qu’à la présente étape, il n’est pas nécessaire d’appliquer le critère précis.
a) Position des demandeurs
[272] L’éventail des observations présentées par les demandeurs est particulièrement large. Ce qui suit est ma tentative d’en faire le résumé :
-
Les membres du groupe ont sans aucun doute été historiquement discriminés collectivement en raison de leur appartenance à des Premières Nations et de leur résidence dans les réserves (Corbiere aux para 19-21).
-
S’agissant de la première étape de l’analyse, l’adoption par le Canada de la Loi sur les Indiens, de la LGTPN et de la Loi nationale sur l’habitation a limité la capacité des Premières Nations à bâtir leurs propres maisons et leur a imposé une série des politiques opérationnelles sur la façon dont elles pouvaient concevoir, construire et entretenir leurs maisons dans les réserves. En plus de prévoir en toute connaissance de cause du financement inadéquat, ce régime a servi à priver les membres du groupe d’un accès adéquat à un logement convenable dans les réserves où vivent leurs collectivités, et les a empêchés de prendre des mesures appropriées pour corriger les lacunes. De telles limites ou restrictions ne sont pas imposées à d’autres groupes au Canada.
-
L’abondante preuve en l’espèce montre que l’approche du Canada crée un effet disproportionné sur les membres du groupe comparativement à d’autres Canadiens et même aux membres de Premières Nations qui vivent à l’extérieur des réserves, ou qu’elle contribue à cet effet (R c Sharma, 2022 CSC 39 [Sharma], au para 42). Il n’est pas nécessaire que la mesure de l’État contestée soit
« la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné »
– elle ne doit être qu’une cause (Sharma aux para 45-49). -
M. McKinstry, un témoin du Canada, a lui-même fait remarquer que l’ébauche de Stratégie sur le logement des Premières Nations indique que les séquelles de la colonisation et l’approche du Canada au logement dans les réserves ont créé un effet disproportionné auquel les membres du groupe doivent remédier, ou qu’elles ont contribué à cet effet, et que le Canada [traduction]
« doit faire mieux »
. -
Quant à la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15, la Cour doit tenir compte du préjudice causé au groupe touché, lequel peut être une exclusion ou un désavantage économique, une exclusion sociale, des préjudices psychologiques, des préjudices physiques ou une exclusion politique, devant être examiné à la lumière des désavantages systémiques ou historiques auxquels se heurte le groupe de demandeurs (Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, au para 76).
-
Le Canada a imposé aux Premières Nations membres du groupe des restrictions qui les forcent à dépendre des fonds fédéraux pour construire des logements dans les réserves et les entretenir, et a volontairement sous-financé le logement dans les réserves, si bien que les Premières Nations doivent composer avec un déficit structurel de logement bien connu et assimilé. Cet état de fait perpétue et accentue le désavantage imposé aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves.
-
Le Canada a l’obligation de s’assurer que les effets de ses lois, politiques opérationnelles et protocoles favorisent l’égalité réelle. Ce droit à l’égalité est à la fois un droit négatif et un droit positif, car le Canada est tenu de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer à ce que les membres du groupe aient accès à un logement adéquat dans les réserves.
-
Les demandeurs répondent à l’observation du Canada selon laquelle l’analyse est [traduction]
« éminemment contextuelle »
et ne pourra être entièrement réalisée avant la deuxième étape, en disant que l’abondante preuve, dont la preuve d’expert, justifie leur prétention fondée sur l’article 15 selon laquelle l’approche du Canada sur le logement dans les réserves a eu des effets communs sur l’ensemble du groupe. La Cour peut conclure que le Canada a adopté envers le groupe une conduite discriminatoire sans pousser plus loin son examen. Les circonstances précises seront dûment examinées à la deuxième étape.
b) Position du défendeur
[273] Voici le résumé des nombreuses observations du défendeur :
-
L’étendue des obligations découlant de la Charte étant inextricablement liée aux violations alléguées; les questions relatives à la Charte ne peuvent donc être examinées dans un vide factuel inacceptable (Mackay, à la p 361). Les obligations précises découlant de la Charte qui sont soulevées en l’espèce, sur le fondement des articles 15 et 7 ainsi que des alinéas 2a) et c), appellent des analyses contextuelles fondées sur des faits qui relèvent de la deuxième étape. Aucune preuve n’a été produite au soutien de ces causes d’action. De plus, la Charte n’établit pas un droit positif.
-
L’article 15 n’impose pas à l’État une obligation positive distincte de corriger une inégalité sociale (Sharma au para 63). Le Canada peut élargir ou restreindre des programmes ou avantages, afin de répondre aux besoins et aux priorités du public, pourvu qu’il le fasse de manière non discriminatoire (La Rose c Canada, 2023 CAF 241, au para 80; Auton (Tutrice à l’instance de) c Colombie-Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78 [Auton], au para 41).
-
Les décisions de politique générale qui déterminent l’étendue du soutien au logement que le Canada fournit aux Premières Nations ne font pas naître une obligation découlant de l’article 15. Les choix de politique générale du Canada qui visent à fournir un quelconque niveau de financement ne contreviennent pas à l’article 15, sauf s’il est démontré qu’un choix précis de politique a entraîné un effet discriminatoire (Auton au para 41).
-
L’analyse, éminemment contextuelle (Withlerc Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 [Withler]), au para 43, doit être fondée sur la situation véritable du groupe de demandeurs (Withler au para 37). Il ne s’agit donc pas d’une question qui peut être tranchée dans le cadre de la présente requête. L’analyse fondée sur l’article 15 exige la preuve d’un effet disproportionné causé pour un motif de discrimination reconnu, doit mettre l’accent sur les conséquences et résultats concrets et reposer sur un contexte exhaustif. Une telle analyse ne peut être menée qu’à l’instruction des questions communes de la deuxième étape, et là encore, uniquement selon les faits propres à chaque collectivité.
-
Pour ce qui est de la première étape de l’analyse, le Canada reconnaît que les particuliers membres du groupe peuvent établir leur appartenance à un groupe protégé, conformément au paragraphe 15(1). Les politiques pertinentes du Canada sur le logement ne visant que les personnes vivant dans les réserves, elles n’affecteront généralement que celles qui possèdent les caractéristiques inhérentes à la race ou à l’origine nationale ou ethnique (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2, aux para 395-396). Le motif analogue de l’
« autochtonité-lieu de résidence »
, en lien avec le choix qu’ont les membres des Premières Nations de vivre dans une réserve ou à l’extérieur d’une réserve, peut aussi vraisemblablement s’appliquer (Dickson). -
L’arrêt Sharma, plus particulièrement, confirme la nécessité de démontrer, preuve à l’appui, un
« lien entre un acte précis de l’État »
et l’atteinte (Sharma au para 43). -
L’analyse fondée sur l’article 15 est essentiellement comparative. La jurisprudence plus récente n’exige plus que les demandeurs précisent l’identité du groupe de comparaison aux caractéristiques identiques aux fins de l’analyse (Withler aux para 40, 58-60; Sharma au para 41), mais l’obligation de démontrer l’existence d’un effet disproportionné entraîne nécessairement un exercice de comparaison à la première étape de l’analyse. La comparaison entre en jeu,
« en ce sens que le demandeur prétend qu’il s’est vu refuser un avantage accordé à d’autres ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas »
sur le fondement d’un motif protégé (Withler au para 62; Sharma au para 41). -
Les demandeurs ne peuvent établir l’existence d’un effet disproportionné. Ils allèguent une distinction entre les membres du groupe [traduction]
« et la quasi-totalité des autres Canadiens »
, mais la preuve n’étaye aucunement leur prétention. Aucun autre groupe au Canada n’a l’avantage d’obtenir du financement à l’échelle de la collectivité pour la construction et l’entretien de logements, comme celui que revendique le groupe, ni même comme celui que le Canada fournit actuellement aux Premières Nations. Il s’ensuit que cette prétention devra être écartée pour les mêmes motifs que ceux qui ont été énoncés dans l’arrêt Auton. Dans cette affaire, le régime législatif n’accordait à personne l’avantage recherché –« le financement de tous les traitements médicalement requis »
–, lequel n’était donc pas prévu par la loi. Comme l’a écrit la Cour suprême :« [L]’avantage recherché n’est pas prévu par la loi. Cette conclusion suffit à clore l’examen »
(Auton aux para 31, 35, 47). -
Une allégation de discrimination fondée sur le caractère adéquat, ou sur les limites, de l’aide au logement effectivement fournie par le Canada ne saurait être retenue. Les gouvernements disposent d’une grande marge de manœuvre pour s’attaquer aux problèmes sociaux; ils peuvent aplanir les inégalités
« étape par étape »
(Sharma aux para 63-65). -
De même, affirmer, sans en faire la preuve, que le Canada accorde de l’aide au logement à d’autres groupes, plus restreints, de personnes (les nouveaux immigrants et les réfugiés, les familles à faible revenu, les anciens combattants, les personnes en situation d’itinérance et les personnes âgées) n’est d’aucune utilité aux demandeurs. Aucun élément de preuve n’étaye les allégations semblables dans la déclaration.
-
Il n’est pas allégué que les mesures législatives, lesquelles ne sont évoquées qu’incidemment sans autres précisions dans l’avis de requête, violent en soi la Charte. L’inconstitutionnalité de dispositions de la Loi sur les Indiens, ou d’autres mesures, n’est pas alléguée. Aucune déclaration d’invalidité n’est sollicitée sur le fondement de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’allégation de discrimination vise essentiellement le financement prévu par le Canada.
-
La situation des Premières Nations est unique, le groupe ne peut donc se contenter de renvoyer à des aspects législatifs isolés, sans égard à l’ensemble du contexte, pour établir l’existence de la distinction requise. Il est vrai que les terres de réserve peuvent être visées par des restrictions législatives, notamment l’interdiction d’hypothéquer leurs biens ou de constituer d’autres sûretés, mais les Premières Nations ont aussi accès à des mesures de nature politique et législative qui facilitent l’accès au logement dans les réserves : il s’agit de mesures prises conformément à la Loi sur les Indiens, la LGTPN, les programmes de la SCHL, pour ne nommer qu’elles, certaines étant exclusivement destinées aux Premières Nations.
-
Enfin, le fait de décrire en termes généraux les effets qu’entraîne le financement prévu par le Canada, ou d’autres documents législatifs ou politiques sur le logement, ne dispense pas les demandeurs de leur obligation de prouver l’existence d’un lien de causalité avec chacune des Premières Nations lors de la deuxième étape. Les demandeurs renvoient uniquement au [traduction]
« régime »
du Canada, mais ne mentionnent aucun effet discriminatoire causé par une disposition législative ou une exigence de politique générale précise qui vise une Première Nation en particulier. -
Si la présente affaire se poursuit à la deuxième étape, les demandeurs seront quand même tenus d’établir, individuellement, l’existence d’un lien de causalité entre l’effet disproportionné qu’ils ont subi et les dispositions précises qui les touchent (Sharma au para 73). La réponse du Canada à ces allégations dépendra des modalités précises des politiques contestées ainsi que du contexte dans son ensemble et de la preuve des effets pour chacune des collectivités. Néanmoins, l’omission des demandeurs d’établir une distinction préliminaire – c’est-à-dire l’inégalité d’accès à un avantage prévu par la loi – fait obstacle à l’allégation de discrimination. L’article 15 n’entre pas en jeu.
-
L’analyse effectuée à la deuxième étape de l’examen fondé sur l’article 15 doit demeurer distincte de celle qui est menée à la première étape (Sharma au para 30).
-
Les considérations propres à chacune des collectivités s’appliqueront également à la deuxième étape de l’analyse de l’égalité, laquelle comporte l’examen de
« l’effet réel de la mesure législative sur leur situation »
(Fraser au para 42). À la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15, le demandeur doit établir que la loi contestée impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage touchant le groupe (Fraser au para 27). -
L’analyse contextuelle prévue à la deuxième étape exige l’examen de
« tous les éléments contextuels pertinents relativement à l’allégation dont le tribunal est saisi »
, de la« situation du groupe de demandeurs et de l’effet réel de la mesure législative sur leur situation »
(Withler au para 43). Cet exercice exige l’examen du financement prévu par le Canada concernant le logement dans une Première Nation donnée. -
L’examen est tributaire des faits propres à l’affaire (Dickson au para 190). Les demandeurs doivent tout de même prouver que des particuliers dans des collectivités précises ont été victimes de discrimination. Il demeure possible que, dans le cas d’une collectivité donnée membre du groupe – ou d’un particulier qui en fait partie –, la distinction
« p[uisse] fort bien ne pas être discriminatoir[e] »
(Corbiere au para 8; Dickson au para 190). La question de la discrimination réelle et l’étendue précise de l’obligation que la Charte impose au Canada commandent une analyse de tous les éléments du contexte, eu égard à la situation précise des particuliers appartenant à une collectivité donnée. Une telle analyse ne peut être effectuée pour l’ensemble du groupe, mais doit plutôt viser les collectivités précises à la deuxième étape du présent recours collectif.
c) Conclusion
[274] Même si j’ai déterminé que la Charte entre en jeu compte tenu des circonstances de la présente affaire, je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle les obligations découlant de la Charte qui ont été invoquées en l’espèce, sur le fondement des articles 15 et 7 ainsi que des alinéas 2a) et c), commandent une analyse contextuelle et factuelle qui relève de la deuxième étape. Il faudra aussi déterminer à cette étape s’il y a eu manquement aux obligations qui existent envers les membres du groupe.
[275] La preuve au dossier de la Cour établit de façon prépondérante que l’article 15 de la Charte entre en jeu. En l’espèce, des lois, des politiques et des mesures administratives fédérales sont appliquées au logement dans les réserves des Premières Nations. Les témoins ordinaires et les témoins experts des demandeurs, ainsi que les propres témoins du Canada et les rapports provenant du Bureau du vérificateur général, établissent l’existence d’interventions entre le gouvernement fédéral et les Premières Nations sur la question du logement dans les réserves. Je suis d’accord avec le Canada que l’examen complet de la question de savoir s’il y a eu violation de l’article 15 exige une analyse contextuelle et la preuve d’un lien de causalité entre les effets disproportionnés et un groupe reconnu.
[276] Une bonne partie de la preuve des demandeurs porte sur les préjudices sociaux, mais il n’est pas nécessaire que la Cour en fasse l’appréciation à ce stade-ci. Je me contenterai de dire que les préjudices pourraient varier au sein du groupe, mais l’examen de cette question sera aussi effectué à la deuxième étape.
[277] Quant à la preuve des demandeurs au sujet de l’historique de la colonisation, j’estime que ces renseignements sont utiles à la détermination des obligations de fiduciaire et de l’obligation de diligence en common law. Une telle preuve peut aussi être pertinente pour décider de la pleine mesure de la portée et de l’étendue des droits garantis par l’article 15 et de la question de savoir s’il y a eu atteinte à ces droits, questions qui relèvent de l’instruction des questions de la deuxième étape.
[278] Pour l’heure, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’aller plus loin. Je répète qu’à la deuxième étape, la Cour examinera si des violations ont véritablement été commises et si ces violations sont justifiées au regard de l’article premier de la Charte.
(4) Droits garantis par l’article 7
[279] Les parties ont aussi présenté au sujet de l’article 7 de la Charte des observations écrites et orales fouillées.
a) Position des demandeurs
-
La Cour doit procéder à une appréciation des arguments relatifs à l’article 7
« fondée sur la preuve et non seulement sur le bon sens ou des théories »
(Chaoulli c Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, au para 150 [Chaoulli]). -
La preuve établit le bien-fondé des revendications négatives et positives fondées sur l’article 7. L’accès inadéquat au logement sur les terres des Premières Nations peut constituer une atteinte au droit des membres du groupe à la vie et à la sécurité de leur personne du fait qu’il compromet leur santé physique ou mentale, qu’il les expose à une multitude de maladies graves et qu’il présente un risque pour leur sécurité. Parallèlement, ces conditions très restrictives peuvent faire naître une obligation positive, précisément du fait que le Canada a empêché les membres du groupe d’améliorer eux-mêmes leur situation en matière de logement.
-
Le fait que le régime global du Canada en matière de logement dans les réserves prive les membres du groupe d’un accès adéquat au logement porte atteinte à leur droit à la vie et à la sécurité de leur personne, car leur santé physique et mentale est mise en danger. L’absence d’un accès au logement adéquat sur une longue période ne saurait être conforme aux principes de justice fondamentale. Un tel traitement est arbitraire, d’une portée excessive et totalement disproportionné aux objectifs que le Canada cherchait à réaliser.
-
L’article 7 de la Charte restreint la capacité du Canada de priver les peuples des Premières Nations des droits que cette disposition leur garantit. Il y a atteinte lorsque le Canada crée un risque pour la sécurité en empêchant l’accès à des mesures qui visent à la protéger (Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 [PHS], au para 93). Le risque de préjudice suffit pour faire entrer en jeu le droit à la sécurité de la personne, et un risque accru de décès découlant directement ou indirectement de la mesure gouvernementale fait entrer en jeu le droit à la vie (R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30 [Morgentaler]; Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 [Bedford], aux para 18, 59, 60-65).
-
La preuve montre de façon prépondérante que le Canada a exercé des pouvoirs d’une grande portée à l’égard de l’infrastructure des logements, lesquels ont, à première vue, exposé les membres du groupe à de graves préjudices.
-
Constitue une violation de l’article 7 de la Charte, le fait pour un règlement de nuire à la capacité des personnes en situation d’itinérance d’ériger leur abri (Victoria (City) v Adams, 2009 BCCA 563 [Victoria (City)], aux para 90-97). Cette situation est comparable à celle découlant de la mise en œuvre du système des réserves auquel le Canada a assujetti les Premières Nations, car ce système a nui à leur capacité d’obtenir des logements adéquats.
-
Le régime global du Canada en matière de logement dans les réserves a une portée excessive en plus d’être arbitraire et totalement disproportionné. Il s’agit de principes qui découlent d’un [traduction]
« manque de logique fonctionnelle »
présent dans une disposition législative qui n’a aucun lien avec son objectif ou qui est totalement disproportionnée à celui-ci (Bedford au para 107). -
L’analyse du caractère arbitraire, de la portée excessive et de la disproportion totale est
« qualitative et non quantitative »
, c’est-à-dire que son effet sur une seule personne suffit pour établir l’atteinte (Bedford au para 123). [traduction]« Si ce moyen ne permet pas logiquement d’atteindre l’objectif, la disposition est dysfonctionnelle eu égard à son propre objectif »
(Bedford au para 107; Ewert c Canada, 2018 CSC 30, au para 71). -
Une disposition est arbitraire lorsqu’elle apporte une limite au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne selon des modalités qui
« n’ont aucun lien avec son objet »
(Bedford au para 111). -
Il y a disproportion totale lorsque les effets de la disposition sur la vie, la liberté, ou la sécurité de la personne sont si totalement disproportionnés à ses objectifs qu’ils ne peuvent avoir d’assise rationnelle (Bedford au para 120; Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 [Carter], au para 89; PHS au para 133). L’analyse établit une comparaison entre, de prime abord, l’objet de la disposition et les effets défavorables de celle-ci sur le demandeur à titre individuel, et pose la question de savoir si ces effets sont
« sans rapport aucun »
avec son objectif (Bedford au para 125; Carter au para 89). L’analyse ne tient pas compte des avantages de la loi pour la société (Bedford au para 121). -
La preuve au dossier de la présente requête établit que le régime législatif et politique du Canada empêche les Premières Nations de voir à la construction de logements adéquats dans les réserves, à leur entretien ainsi qu’à l’accroissement de l’offre. La décision du Canada de maintenir ces restrictions malgré les fonds insuffisants qu’il procure prive les membres du groupe de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne. Comme cette atteinte n’a aucun lien avec l’objectif du Canada d’éliminer l’écart sur le plan des infrastructures, le régime est arbitraire et totalement disproportionné.
-
Il est rare que l’article 7 de la Charte fasse naître des obligations positives, mais c’est possible lorsque l’État limite suffisamment la capacité des demandeurs de prendre des mesures pour protéger leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne (Umlauf au para 41, conf par 2018 ONCA 265; Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84 [Gosselin], au para 82; Scott v Canada (Attorney General), 2017 BCCA 422, au para 88, demande d’autorisation d’appel refusée, [2018] CSCR no 25). Dans ce cas, le Canada peut être assujetti, suivant l’article 7, à une obligation positive de protéger le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne.
-
Le Canada soutient que les demandeurs font reposer leur prétention sur le [traduction]
« financement »
, et que [traduction]« les politiques canadiennes n’empêchent pas les membres du groupe de mettre en place des infrastructures de logement ou de les maintenir en bon état, mais que ce sont plutôt les conditions économiques dans leurs collectivités qui en sont la cause »
. Ces arguments traduisent une méconnaissance fondamentale : (1) du fait qu’il a lui-même contribué aux conditions dans lesquelles vivent les membres du groupe (le système des réserves prévu par la Loi sur les Indiens), et (2) des observations des demandeurs. -
La Loi sur les Indiens prive les bandes, lesquelles sont par ailleurs situées dans des endroits marginalisés du point de vue économique, de recueillir des fonds pour des projets résidentiels dans les réserves, car elle ne permet pas aux créanciers d’exiger qu’une sûreté valable qui grève des terres de réserve. Même si, en théorie, il est possible que les membres du groupe remboursent leurs prêts à même leurs revenus autonomes – bien que ce soit rarement le cas −, le Canada a créé une situation qui les oblige à dépendre des garanties d’emprunt ministérielles pour financer leurs besoins en logement dans les réserves.
-
Le recours des demandeurs n’a rien à voir avec l’accès au financement, il concerne l’ensemble des pouvoirs que le Canada exerce sur le logement dans les réserves, lesquels empêchent les membres du groupe de s’affranchir des dangereuses conditions de logement. L’arrêt Victoria (City) s’applique directement, parce que le Canada a créé et maintenu des conditions qui empêchent les membres du groupe de mettre fin à la crise du logement dans les réserves.
-
Le Canada ne peut valablement prétendre que les demandeurs revendiquent un droit positif, compte tenu du fait que, tout au long de la période visée par le recours collectif, le Canada leur a accordé du financement, il a légiféré, pris des règlements, et il a établi des normes qu’il a diffusées. Le Canada a volontairement inclus le secteur du logement dans sa compétence et, ce faisant, il s’est exposé à un examen fondé sur la Charte (Mathur v Ontario, 2024 ONCA 762, aux para 5, 37, 56-57).
-
Dans son rapport de 2024, la vérificatrice générale a constaté comment l’absence de soutien adéquat de la part de SAC et de la SCHL ne permet pas de remédier aux logements non sécuritaires et en mauvais état, lesquels
« ont une incidence importante sur la santé et le bien-être des personnes et des familles »
. Le témoin du Canada, M. Hajiani, reconnaît que les mauvaises conditions de logement mettent la vie des occupants en danger, notamment pour des raisons liées à la violence familiale, à la toxicomanie, au suicide, à une mauvaise santé physique ou mentale et à la propagation de maladies transmissibles.
b) Position du défendeur
-
L’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu au vu de ces faits, et la preuve n’établit pas l’existence d’un droit positif. Cette disposition ne vise que les atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et n’a jamais été interprétée de manière à justifier l’existence d’un droit d’accès au financement pour le logement. Elle n’a pas été interprétée de manière à imposer une obligation positive au gouvernement. Et elle ne garantit pas non plus la protection des droits économiques (Gosselin au para 81; AC and JF v Alberta, 2021 ABCA 24, au para 127).
-
Pour établir une atteinte aux droits garantis par l’article 7, les demandeurs doivent démontrer que : a) l’État les prive de leur vie, de leur liberté ou de la sécurité de leur personne, et b) l’atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Carter au para 55). Il n’est pas nécessaire que la loi ou la mesure gouvernementale contestée soit l’unique ou la principale cause de l’atteinte alléguée, mais il doit y avoir un lien de causalité réel, et non hypothétique (Bedford au para 76).
-
Les politiques canadiennes n’empêchent pas les membres du groupe de mettre en place des infrastructures de logement ou de les maintenir en bon état, ce sont plutôt les conditions économiques dans leurs collectivités qui en sont la cause. Le Canada reconnaît la gravité des conditions économiques des membres du groupe et le fait qu’ils dépendent du financement que le Canada leur accorde pour le logement. Cependant, l’article 7 ne garantit pas la protection des droits économiques que revendiquent les demandeurs.
-
Il est bien établi que les demandeurs ne peuvent démontrer l’existence d’un droit garanti par l’article 7 à un niveau d’assistance précis ou à un niveau de financement accordé par un programme gouvernemental (Gosselin; Deskin v Ontario, 2023 ONSC 5584 [Deskin], aux para 10, 94-95, citant Masse v Ontario (Ministry of Community and Social Services), 1996 CanLII 12491 (ON SCDC) [Masse], au para 73; Barbra Schlifer Commemorative Clinic v Canada, 2014 ONSC 5140 [Schlifer], aux para 32-33; Wynberg aux para 218-220).
-
Il est de jurisprudence constante que les droits garantis par l’article 7 ne sont pas des droits positifs (Chaoulli au para 104; Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, au para 136, demande d’autorisation d’interjeter appel devant la CSC refusée). Le demandeur doit, à tout le moins, établir l’existence d’une atteinte attribuable à une mesure gouvernementale (Bedford aux para 58-60; PHS aux para 92-93). La Cour suprême du Canada a formulé une mise en garde contre l’élargissement de la portée de l’article 7 aux droits positifs, et si élargissement il y a, il doit suivre une évolution graduelle et se limiter à des circonstances particulières (Gosselin aux para 80-83).
-
Les tribunaux ont refusé de reconnaître l’existence des droits positifs revendiqués dans un vaste éventail de contextes, mentionnons notamment celui des prestations d’aide sociale (Masse aux para 73, 172; McMeekin v Government of the Northwest Territories, 2010 NWTSC 27, aux para 27-31; Lacey v British Columbia, 1999 CanLII 7023 (BC SC), aux para 4-6; Conrad (Guardian ad litem of) v Halifax, [1993] NSJ No 342 (Westlaw), aux para 70-71) et celui des soins de santé (Chaoulli au para 104; Toussaint c Canada, 2011 CAF 213, au para 77).
-
Plus particulièrement, les tribunaux ont constamment rejeté les demandes fondées sur l’article 7 visant à obtenir des sources supplémentaires ou différentes de financement gouvernemental, ou des services sociaux ou de santé. Lorsque l’État choisit de fournir un tel service, l’article 7 n’a pas pour effet d’imposer un niveau de service (Deskin au para 97, citant Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), 2014 CF 651).
-
En ce sens, les demandeurs n’invoquent pas au soutien de leur prétention, comme l’exige l’arrêt Gosselin, les circonstances particulières qui justifieraient d’élargir la portée de l’article 7 aux droits positifs.
-
Les demandeurs ne peuvent contourner cette règle jurisprudentielle en affirmant que la Loi sur les Indiens, la Politique sur le logement dans les réserves du Canada ou les conditions que ce dernier impose au financement constituent une mesure étatique qui entraîne une atteinte, conformément aux arrêts Chaoulli, PHS, Bedford, Morgentaler et Carter. Dans ces affaires, l’atteinte découlait d’une interdiction de l’État, généralement exprimée dans une loi pénale, qui empêchait les personnes visées d’invoquer d’autres moyens pour protéger les droits que leur garantit l’article 7. En d’autres termes, le droit criminel, ou une autre interdiction de nature législative, était la cause déterminante de l’atteinte (Deskin au para 114).
-
L’arrêt Victoria (City), invoqué par le groupe, s’inscrit dans cette série d’arrêts, car il traite d’une interdiction de nature législative, à savoir un règlement interdisant aux personnes en situation d’itinérance d’ériger un abri temporaire. Le Canada n’interdit pas au groupe de construire des logements, de leur propre initiative, ou de chercher d’autres sources de financement pour le faire. L’argument des demandeurs ne tient pas compte non plus des mesures d’ordre politique qui sont exclusivement destinées au logement dans les Premières Nations, notamment celles qui sont spécifiquement conçues pour faciliter l’accès au financement privé.
-
Même si l’atteinte pouvait être établie, les demandeurs ne peuvent faire valoir que la violation de l’article 7 n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale en se fondant uniquement sur un [traduction]
« régime global »
qui permet aux Premières Nations d’avoir accès à des fonds fédéraux pour le logement. Dans leur argument fondé sur les principes de justice fondamentale, les demandeurs invoquent le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale, sans toutefois renvoyer à une mesure d’ordre politique en particulier. Leur approche superficielle est complètement inadéquate, car elle ne permet pas de savoir si une politique donnée« n’est pas suffisamment liée à son objectif ou, dans un certain sens, qu’elle va trop loin pour l’atteindre »
, comme l’exigent les trois principes, le cas échéant (Bedford au para 107, voir, en général, les para 108-123). Les demandeurs ne soulignent aucun aspect particulier du« régime »
, et ils ne comparent pas de manière précise l’atteinte aux droits causée par une politique, d’une part, et les objectifs de cette politique, d’autre part, comme la jurisprudence l’exige (Bedford au para 123). -
Tel qu’il est formulé, l’argument des demandeurs fondé sur les principes de justice fondamentale est présenté dans un vide factuel inacceptable (Mackay, à la p 361), car l’analyse qu’il propose repose uniquement sur un régime abstrait de nature législative ou politique. Il ne tient pas compte des exigences fondamentales relatives au contexte factuel, des énoncés précis de l’objectif législatif et des éléments de preuve précis des effets causés par la mesure étatique en cause. Cette approche superficielle ne peut adéquatement soutenir l’analyse requise en matière de justice fondamentale.
-
Enfin, les demandeurs ne peuvent établir, à la première étape du présent recours collectif, ni l’existence d’une atteinte réelle ni celle d’une violation des principes de justice fondamentale. Il s’agit de questions qui relèvent explicitement de l’instruction prévue à la deuxième étape, au cours de laquelle les demandeurs pourront démontrer l’existence de l’atteinte alléguée selon les faits propres à chaque collectivité, et procéder à l’analyse fondée sur les principes de justice fondamentale en renvoyant de manière précise aux dispositions législatives ou aux politiques qui s’appliquent à la situation d’une Première Nation donnée.
c) Conclusion
[280] L’article 7 de la Charte prévoit trois droits distincts – le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la sécurité de la personne –, et le demandeur doit établir qu’il y a eu atteinte seulement à l’égard de l’un d’eux (Constitutional Crossroads: Reflections on Charter Rights, Reconciliation, and Change, 2022 UBC Press, à la p 161). Pour les mêmes motifs que j’ai exposés relativement à l’article 15, je conclus que l’article 7 entre en jeu en application du paragraphe 32(1) de la Charte.
[281] Je partage l’avis du Canada selon lequel, jusqu’à présent, les tribunaux n’ont pas considéré que l’article 7 imposait des obligations positives aux gouvernements ni qu’il protégeait des droits économiques (Gosselin au para 81). Cette disposition n’a été examinée que dans le contexte d’une atteinte à ces droits. L’élargissement de la portée de l’article 7 aux droits positifs doit suivre une évolution graduelle, lorsque des circonstances particulières le justifient (Gosselin aux para 80-83). À ce stade précoce de l’instance, je conclus que la preuve établit l’existence de circonstances particulières, évoquées dans l’arrêt Gosselin, susceptibles de justifier que le Canada a l’obligation positive de protéger les droits que l’article 7 garantit aux membres du groupe. Je répète que cette conclusion ne signifie pas qu’il y a eu manquement à une obligation positive. Je dis seulement que la preuve révèle que des circonstances particulières montrent l’existence vraisemblable d’une obligation positive. La pleine mesure de la portée et de l’étendue de cette obligation positive, ainsi que les atteintes aux droits visés, seront examinées lors de l’instruction des questions communes de la deuxième étape.
[282] La Cour ne peut aller plus loin pour le moment.
(5) Article 2 de la Charte
[283] Dans ce cas également, les parties ont présenté de nombreuses observations sur l’article 2 de la Charte.
a) Position des demandeurs
-
Alinéa 2a) : Les croyances et pratiques spirituelles sincères des membres du groupe exigent qu’ils aient accès à un logement adéquat sur les terres des Premières Nations. L’alinéa 2a) de la Charte protège la capacité des membres du groupe de se conformer à ces croyances et pratiques.
-
La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a reconnu le [traduction]
« volet collectif des croyances religieuses »
que protège l’alinéa 2a) de la Charte et la capacité de la Première Nation d’invoquer un droit collectif fondé sur ses croyances religieuses (Ktunaxa Nation v British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2015 BCCA 352[Ktunaxa], aux para 57, 64, 67, 73). -
C.L’omission du Canada de prendre des mesures raisonnables pour veiller à ce que les membres du groupe aient accès à un logement adéquat, ou pour rétablir leur autosuffisance, nuit à leur capacité de pratiquer leurs traditions culturelles et spirituelles, dont leur capacité de tenir des cérémonies comme celle de la hutte de sudation (R v Murdock, 1996 NSCA 153; R v Dickson, 2017 ABPC 315, au para 150).
-
Dans les cas extrêmes, la collectivité est fragilisée par l’exode des membres du groupe qui sont contraints de quitter la réserve pour trouver un logement adéquat leur permettant de prendre soin des membres vulnérables de leur famille − souvent des enfants ou des personnes ayant une déficience − et incapables de composer avec les difficultés de la vie dans des logements suroccupés et inadéquats. Cette situation ajoute au fardeau des membres du groupe, puisque selon leurs traditions, les membres de la famille s’occupent des enfants et les guident, comme l’ont confirmé plusieurs témoins, notamment la chef Kakegamic, le conseiller Vernon Monias et le chef Denechezhe.
-
Ceux qui quittent leur collectivité doivent surmonter des obstacles pour préserver leur relation sacrée avec la famille, la collectivité, le territoire, la culture, la spiritualité et la nation. Comme l’ont dit le conseiller Monias et le chef Denechezhe, ceux qui restent dans les réserves ne sont pas en mesure de transmettre aux nouvelles générations leur culture, leurs pratiques spirituelles et leurs traditions, par exemple le séchage et le tannage des peaux, ainsi que la fabrication d’outils et d’objets artisanaux utilisés pour la confection de vêtements (affidavit du conseiller Monias).
-
Comme l’ont souligné le chef honoraire Flett et le chef Denechezhe, un grand nombre de membres des collectivités sont en mode survie en raison des conditions de logement très précaires, ce qui ne leur laisse ni le temps ni l’énergie nécessaires pour la transmission des savoirs et pour les pratiques traditionnelles.
-
Selon le Canada, les effets des limites qu’il impose à la liberté de religion des membres du groupe sont [traduction]
« négligeables ou insignifiants »
. Cette caractérisation sous-estime la preuve, qui établit que la conduite du Canada menace la survie même des collectivités des Premières Nations et de leurs croyances religieuses. Une telle menace n’est pas négligeable ou insignifiante. -
Le Canada invoque également l’absence [traduction]
« d’homogénéité des éléments de preuve établissant les effets causés à une pratique ou croyance religieuse »
pour l’ensemble du groupe. Sa prétention selon laquelle les demandeurs sont tenus d’établir l’existence d’une [traduction]« pratique religieuse homogène »
dans un groupe important de Premières Nations au sein desquelles une dizaine de langues différentes sont parlées est une absurdité. Il n’est pas nécessaire que la Cour conclue à l’« homogénéité »
d’une pratique religieuse précise qui s’applique à chacune des Premières Nations d’un bout à l’autre du Canada pour justifier un argument fondé sur l’alinéa 2a). Quelles que soient les pratiques spécifiques des membres du groupe, le manque de logements adéquats et l’effritement de leurs collectivités compromettent leur capacité d’observer et d’enseigner leurs croyances spirituelles sincères. -
La Cour suprême du Canada a maintes fois reconnu l’existence de caractéristiques communes au sein des pratiques des Premières Nations – comme l’importance des récits oraux et des pratiques liées au territoire – directement touchées par le logement inadéquat dans les réserves (Van der Peet; Delgamuukw; Mitchell au para 27; Southwind au para 63; Osoyoos au para 46). Le Canada reconnaît lui-même comment [traduction]
« la désertion des collectivités entraîne l’effritement culturel »
(Réponse du Canada à la demande d’aveux, à la p 727 du document PDF). -
Réunion pacifique. L’alinéa 2c) de la Charte protège le droit des membres du groupe à la liberté de réunion. L’état déplorable du logement dans les réserves oblige les membres du groupe à migrer vers les centres urbains et les localités, les empêchant ainsi de se réunir sur leur territoire pour y tenir des activités communautaires ou culturelles traditionnelles, comme des cérémonies, la récolte, la cueillette de plantes médicinales, des festins et des réunions de gouvernance. Des membres du groupe ont également déclaré qu’ils ne pouvaient organiser des festins ou d’autres activités culturelles dans leur domicile en raison du manque d’espace.
-
L’objet de la revendication n’est pas un droit
« positif »
, et la preuve satisfait au critère de l’entrave, car elle établit que les graves pénuries de logements dans les réserves entraînent le déplacement des membres et l’effritement des collectivités.
b) Position du défendeur
-
L’alinéa 2a) de la Charte ne s’applique pas en l’espèce. L’article 2 garantit d’une manière générale des libertés fondamentales et crée une
« obligation négative et non une obligation positive de protection ou d’aide »
(Baier c Alberta, 2007 CSC 31 [Baier], aux para 20-21). Cette disposition exige qu’une mesure gouvernementale positive donne un sens au droit uniquement dans des circonstances exceptionnelles (Toronto (Cité) c Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34 [Toronto (Cité)], aux para 16-17, 25). -
Plus particulièrement, l’alinéa 2a) garantit à chacun le droit à la liberté de conscience et de religion. Il protège l’exercice de ces libertés fondamentales en garantissant que les croyances religieuses sincères de chacun sont à l’abri des entraves non négligeables de l’État, mais il n’oblige pas le gouvernement à prendre activement des mesures qui appuient ou facilitent les pratiques et le culte religieux (Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 [Congrégation], au para 76). Cette disposition n’impose normalement aucune obligation à l’État d’éliminer les coûts normaux des pratiques religieuses, ou de prendre des mesures d’aide positives, par exemple au moyen de fonds publics. La Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse (R c Edwards Books and Art Ltd, 1986 CanLII 12 (CSC) [R c Edwards], [1986] 2 RCS 713, aux para 97, 114; Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 [Hutterian Brethren], au para 95).
-
Pour établir qu’il y a violation de l’alinéa 2a), le demandeur qui l’invoque doit démontrer ce qui suit :
(i) il croit sincèrement à une pratique ou à une croyance ayant un lien avec la religion; et
(ii) la conduite qu’il reproche à l’État nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance (Ktunaxa au para 68).
-
Une atteinte
« négligeable ou insignifiante »
est une atteinte qui ne menace pas véritablement une croyance ou un comportement religieux (Hutterian Brethren au para 32). La disposition ne protège la liberté de religion que dans la mesure où des croyances ou un comportement d’ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés (Hutterian Bretheren au para 32, citant R c Edwards au para 97). Selon la Cour suprême du Canada, il y a« entrave substantielle »
lorsque l’exercice du droit garanti par l’article 2 est frustré radicalement au point où il est« empêché en réalité »
(Toronto (Cité) au para 27, citant Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, au para 33). Elle ajoute qu’« un empêchement concret de la liberté d’expression constitue un seuil excessivement élevé qui ne sera atteint que dans des cas extrêmes et rares »
(Toronto (Cité) au para 27, citant Baier au para 27, et Dunmore c Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, au para 25). Les exemples d’entrave fournis par les demandeurs sont très loin de satisfaire à cette norme. -
Le groupe fait également valoir qu’il y a entrave à la liberté de religion de ses membres, mais dans des circonstances qui varient nécessairement selon les Premières Nations. Il affirme simplement qu’une caractéristique commune de traditions générales se dégage pour l’ensemble du groupe, mais il n’établit pas l’homogénéité d’une pratique ou croyance religieuse pour l’ensemble du groupe. Les moyens invoqués par les demandeurs ne permettant pas de satisfaire à ce point préliminaire, il n’est pas possible de conclure que l’alinéa 2a) entre en jeu pour l’ensemble du groupe.
-
Enfin, la preuve obtenue en contre-interrogatoire révèle que, même si l’accès limité au logement avait une incidence sur certaines pratiques religieuses, les membres du groupe pourraient tout de même exercer les pratiques de leur choix dans d’autres locaux situés dans leur réserve respective (transcription du chef Denechezhe). Là encore, les effets de ce genre sur la liberté de religion qu’entraînent les politiques du Canada ne peuvent satisfaire à la norme de l’
« entrave substantielle »
. Il s’agit toutefois d’une question qui ne peut être tranchée qu’à la deuxième étape du présent recours collectif. -
Comme c’était aussi le cas pour les autres causes d’action fondées sur la Charte, les demandeurs invoquent, en réalité, un droit positif à des fonds destinés au logement leur garantissant un accès au lieu de culte, ou de pratique religieuse, de leur choix. L’alinéa 2a) ne crée pas une telle obligation, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, par exemple lorsque l’État rend impossible la construction d’un lieu de culte (Congrégation aux para 72-79).
-
Outre ces circonstances exceptionnelles, le Canada ne peut être tenu à une obligation positive de fournir des logements, ou d’autres espaces, destinés à l’exercice des différentes traditions spirituelles du groupe. Le droit à des fonds publics pour des lieux de culte ou autres institutions religieuses n’existe pas (Adler c Ontario, [1996] 3 RCS 609, aux p 703-704). Vu les limites de la protection que confère l’alinéa 2a), cette prétention ne peut être retenue.
-
L’alinéa 2c) de la Charte ne s’applique pas en l’espèce. L’analyse du droit à la liberté de réunion prévu à l’alinéa 2c) mène à la même conclusion (Ontario (Attorney General) v Trinity Bible Chapel, 2023 ONCA 134, au para 18). Le groupe ne peut établir l’existence d’un droit positif au logement sur le fondement de l’alinéa 2c), car les droits positifs revendiqués sur le fondement de l’article 2 doivent satisfaire au critère rigoureux qui exige que l’exercice de la liberté en question soit
« frustr[é] radicalement »
. Selon la Cour suprême du Canada, il s’agit d’« un seuil excessivement élevé qui ne sera atteint que dans des cas extrêmes et rares »
(Toronto (Cité) au para 27). Aucun élément de preuve pouvant satisfaire à ce critère rigoureux n’a été proposé. Le groupe n’est pas même en mesure d’établir minimalement qu’il y a eu violation de la disposition, sur le fondement de l’absence alléguée d’espace dans leurs logements. L’alinéa 2c) protège uniquement le droit de réunion (Ontario (Attorney-General) v Dieleman, 1994 CanLII 7509 (ONSC), au para 700), et non un lieu particulier pour l’exercer (Mills v Corporation of the City of Calgary, 2024 ABKB 256, au para 137; voir aussi Koehler v Newfoundland and Labrador, 2021 NLSC 95, au para 47).
c) Conclusion
[284] Comme je l’ai fait dans le cas de l’applicabilité générale de la Charte, je conclus que les alinéas 2a) et c) entrent en jeu en application du paragraphe 32(1) de la Charte. La question de la portée et de l’étendue de ces droits ainsi que celle de savoir s’il y a eu atteinte seront examinées à l’instruction des questions communes de la deuxième étape.
[285] J’estime que la Cour n’est pas tenue d’aller plus loin pour le moment, vu la nature générale de la question commune de la première étape. La question de savoir si les mesures prises par le Canada ou l’ensemble des lois et politiques empêchent les demandeurs de se conformer à leurs croyances religieuses ou spirituelles et à leur liberté de les manifester relève de la deuxième étape.
(6) Article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982
a) Position des demandeurs
[286] Selon les demandeurs, l’alinéa 36(1)c) de la Loi constitutionnelle de 1982 exige que le Canada fournisse un logement adéquat aux membres du groupe. Cette disposition oblige le Canada et les provinces à fournir « à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels »
. L’article 36, qui figure sous le titre général « Péréquation et inégalités régionales »
, dispose :
[…] [L]e Parlement et les législatures, ainsi que les gouvernements fédéral et provinciaux, s’engagent à :
1. promouvoir l’égalité des chances de tous les Canadiens dans la recherche de leur bien-être;
2. favoriser le développement économique pour réduire l’inégalité des chances;
3. fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels.
[287] La jurisprudence traite peu de l’article 36. Toutefois, dans l’arrêt Cape Breton (Regional Municipality) v Nova Scotia (Attorney General), 2009 NSCA 44 [Cape Breton], la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a jugé que l’article 36 [traduction] « peut, lorsque les circonstances le justifient »
évoquer une obligation justiciable à laquelle sont tenus les gouvernements fédéral et provinciaux (plutôt que d’être une déclaration d’intention non contraignante).
[288] La présente affaire constitue un tel contexte. L’alinéa 36(1)c) impose au Canada une obligation justiciable de donner accès à un logement adéquat dans les réserves, car l’absence d’un tel accès fait obstacle à l’égalité des chances des demandeurs et des membres du groupe prescrite par cette disposition.
[289] L’alinéa 36(1)c) impose au Canada une obligation substantielle de donner accès à un logement adéquat dans les réserves. Premièrement, l’emploi du verbe « fournir »
dans cette disposition signifie que le Canada a une obligation substantielle de fournir, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels. En comparaison, les alinéas 36(1)a) et b) utilisent des verbes d’action moins directe et moins immédiate dans l’énoncé de l’engagement du Parlement envers, respectivement, « l’égalité des chances »
et le « développement économique »
. Le recours au verbe plus fort « fournir »
dénote un engagement substantiel. L’alinéa 36(1)c) énonce un engagement ferme, et non un simple objectif. De plus, cet alinéa énonce un seuil minimal de « services publics essentiels »
. Cet élément le distingue davantage des alinéas 36(1)a) et b), qui ne prévoient pas un tel seuil et sont plus de la nature d’une intention.
[290] L’obligation du Canada s’étend à l’accès au logement adéquat dans les réserves parce qu’il fait partie des « services publics essentiels »
. L’alinéa 36(1)c) a été conçu pour donner effet aux obligations internationales du Canada en matière de protection des droits économiques, sociaux et culturels qui lui incombent en vertu du PIDESC.
[291] Comme la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que le gouvernement fédéral exerce une compétence exclusive sur « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens »
, seul le Canada est tenu à l’obligation prévue à l’alinéa 36(1)c) (Loi constitutionnelle de 1867, art 91(24)). Qui plus est, le fait même que cet engagement est inscrit dans la Constitution, plutôt que dans un accord fédéral-provincial ou dans un protocole d’entente, confère à l’obligation une force juridique accrue.
[292] Les demandeurs ont également qualité pour agir au titre de l’alinéa 36(1)c), « tous les Canadiens »
étant clairement les bénéficiaires de l’obligation énoncée dans cette disposition. Les particuliers membres du groupe, des citoyens canadiens, sont les bénéficiaires visés par la disposition.
[293] Le Canada ne reconnaît pas qu’une Première Nation peut recourir à l’article 36, car elle est un niveau de gouvernement qui l’invoque contre un autre. Si la Cour interprétait cette disposition d’une manière qui exclut les Premières Nations, celles-ci, ainsi privées d’un système de garanties du fait qu’elles ne sont ni des provinces (ou leurs délégataires) ni le gouvernement fédéral, se trouveraient dans un vide juridique.
[294] Le Canada s’appuie sur une observation faite de manière incidente par la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans les motifs de l’arrêt Cape Breton, selon laquelle l’article 36 se rapporte à une entente qui existe entre les provinces et le gouvernement fédéral. Il tente d’extrapoler, à partir de cette observation, que l’alinéa 36(1)c) ne s’applique pas aux Premières Nations, mais son argument n’est pas convaincant.
[295] La présente affaire se distingue de l’affaire Cape Breton. Les gouvernements des Premières Nations ne sont pas des municipalités (des créations de la loi, émanant des gouvernements provinciaux, qui leur sont subordonnées juridiquement) : leur origine provient plutôt des gouvernements autochtones qui existaient avant l’adoption de la Loi sur les Indiens (Canada (Procureur général) c Nation Munsee-Deleware, 2015 CF 366, au para 51).
[296] Dans le contexte de l’article 32 de la Charte, qui en précise le champ d’application, la Cour suprême a systématiquement jugé que la Charte s’applique aux gouvernements des Premières Nations lorsqu’ils exercent des pouvoirs gouvernementaux en vertu de la Loi sur les Indiens, même si le texte de la disposition ne mentionne que le gouvernement du Canada et ceux de chaque province (Dickson au para 54). Selon la Commission royale sur les peuples autochtones – la Cour suprême du Canada ayant ensuite fait sien ce principe dans l’arrêt Dickson −, « la position des gouvernements autochtones par rapport à la Charte est fondamentalement identique à celle des gouvernements fédéral et provinciaux »
(Dickson au para 57; Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle, 2024 CF 699, au para 54).
[297] Tout comme il a été jugé que la Charte s’applique aux gouvernements des Premières Nations suivant l’article 32 de la Loi constitutionnelle de 1982, l’article 36 doit aussi s’appliquer à eux (Taypotat c Taypotat, 2013 CAF 192, au para 39; Dickson aux para 52-58). À l’instar des gouvernements provinciaux et fédéral, ceux des Premières Nations doivent être considérés comme des gouvernements assujettis à la même entente de principe consistant à [traduction] « résoudre les inégalités régionales »
qui est prévue à l’article 36 (Cape Breton au para 62). Dans les cas où le gouvernement fédéral ne respecte pas son engagement de fournir les services essentiels visés à l’alinéa 36(1)c), les Premières Nations peuvent faire valoir que le Canada a manqué à son obligation.
b) Position du défendeur
[298] L’alinéa 36(1)c) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne s’applique pas en l’espèce. Selon sa juste interprétation, l’article 36 est l’expression d’un engagement constitutionnel, liant le Canada et les provinces, à l’égard du principe qui régit les paiements de péréquation aux provinces. Voici le texte intégral de cette disposition :
|
|
[299] Aucune interprétation donnée à l’article 36 ne permet d’affirmer qu’il crée une obligation substantielle de verser des paiements de péréquation à des personnes, à des municipalités ou à d’autres niveaux de gouvernement, ou à des entités assimilables à des gouvernements. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a résumé ainsi la question :
[traduction]
Par conséquent, s’agissant de l’intention du législateur, il semble que l’article 36 traduise un compromis législatif fondé sur les engagements pris par les parties à la négociation – à savoir le gouvernement fédéral et les provinces – et exclusivement pour elles (Cape Breton au para 80). [Non souligné dans l’original.]
[300] Le texte de la disposition, son contexte et l’intention du législateur font uniquement état de l’engagement scellé entre les gouvernements fédéral et provinciaux (Cape Breton aux para 36-45, 56, 59, 62). L’historique législatif de la disposition confirme leur intention : l’engagement constitutionnel quant à la péréquation traduit uniquement la promesse politique à laquelle le Canada et les provinces se sont obligés. Même les notes en fin de texte afférentes à cette disposition confirment qu’elle ne s’applique qu’au contexte restreint des relations fédérales-provinciales.
[301] Par ailleurs, les tribunaux se sont jusqu’à présent limités à dire, dans des remarques incidentes, qu’il était possible de soutenir que l’article 36 visait à créer des droits entre le Canada et les provinces (Cape Breton au para 62; Regional District of East Kootenay v Augustine, 2017 BCSC 322, aux para 34-35; Langlois c Canada (Procureur général), 2018 CF 1108, au para 19). En l’espèce, comme c’était aussi le cas dans l’affaire Cape Breton (para 62), la Cour n’est pas appelée à examiner la justiciabilité d’une question liée aux rapports entre les gouvernements fédéral et provinciaux.
[302] Enfin, l’argument des demandeurs concernant leur qualité pour agir rate sa cible : il est clair qu’aucun droit substantiel de toucher des paiements de péréquation n’est conféré aux parties qui ne sont pas visées par l’engagement énoncé à l’article 36, et que cette disposition ne peut être interprétée de manière à créer un tel droit. La disposition traduit un accord intervenu entre deux niveaux de gouvernement en particulier, sans plus.
c) Conclusion
[303] Je ne suis pas convaincu que l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 s’applique en l’espèce. Je fonde ma conclusion sur le sens ordinaire du texte de la disposition et sur les règles ordinaires d’interprétation des lois, méthode qu’a aussi utilisée la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans l’arrêt Cape Breton. Le libellé de l’article 36 montre clairement qu’il porte sur le principe de péréquation appliqué au gouvernement fédéral et aux gouvernements provinciaux. Les demandeurs n’ont renvoyé à aucun élément de preuve établissant que l’article 36 est censé s’appliquer aux Premières Nations, tout comme l’article 35 qui figure également dans la Loi constitutionnelle de 1982. Les demandeurs s’appuient sur l’article 32, qui précise le champ d’application de la Charte. La Cour suprême du Canada a systématiquement conclu que l’article 32 s’applique aux gouvernements des Premières Nations lorsqu’ils exercent les pouvoirs gouvernementaux que leur confère la Loi sur les Indiens, même si le texte de la disposition ne mentionne que les gouvernements fédéral et provinciaux (Dickson au para 54). Les observations des demandeurs portant que ce raisonnement doit s’appliquer à l’article 36 ne me convainquent pas. La preuve des demandeurs ne permet pas de régler la question. En outre, comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’arrêt Dickson (au para 91), ce genre de situation dicte la retenue :
Comme l’a souvent rappelé notre Cour, « [l]a règle de conduite qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelle[s] est sensée », car elle « repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues » (Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, par. 9; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 181; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 301, le juge La Forest, dissident en partie). Au paragraphe 105 du Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), notre Cour a décrit cette approche comme étant « la règle de prudence requise en matière constitutionnelle ». La règle de prudence est particulièrement salutaire dans le présent pourvoi, qui peut, à notre avis, être tranché sans que l’on se demande si un droit autochtone inhérent à l’autonomie gouvernementale exercé en dehors du cadre législatif serait assujetti à la Charte.
VII. Conclusion
[304] La question commune de la première étape est au cœur de la requête des demandeurs en jugement sommaire. Ces derniers prient la Cour de déterminer la nature et la portée des obligations auxquelles le Canada est tenu envers les membres du groupe en ce qui concerne le logement dans les réserves.
[305] Il convient de rendre un jugement sommaire compte tenu des faits de la présente affaire. Comme j’ai reconnu que le logement dans les réserves constitue un intérêt autochtone, le Canada est, en conséquence, tenu à une obligation de fiduciaire sui generis et ad hoc envers le groupe, en tant qu’individus et en tant que collectivités des Premières Nations en leur qualité de représentantes.
[306] Je conclus également que le Canada avait envers les membres du groupe une obligation de diligence en common law.
[307] De plus, je conclus que les articles 15 et 7 ainsi que les alinéas 2a) et c) de la Charte entrent en jeu. Ma conclusion ne résulte pas de l’analyse que commande le critère applicable à chacune de ces dispositions, elle repose uniquement sur le paragraphe 32(1) de la Charte. Faire une analyse plus approfondie qui respecte ces critères juridiques m’obligerait à me prononcer sur la portée et l’étendue de ces droits, et sur les atteintes à ces droits, mais ces points seront examinés à l’instruction des questions communes de la deuxième étape. Par ailleurs, en ce qui concerne l’article 7, j’ai conclu que des circonstances particulières font naître un droit positif et un droit négatif.
[308] Enfin, je conclus que l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne s’applique pas en l’espèce.
JUGEMENT dans le dossier T-1207-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
-
La requête des demandeurs en jugement sommaire est accueillie.
-
La question commune de la première étape reçoit une réponse affirmative. Du 12 juin 1999 jusqu’à ce jour, le défendeur avait envers les membres du groupe le devoir ou l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour leur donner accès à un logement adéquat dans les réserves des Premières Nations, de s’assurer qu’il leur soit donné un tel accès, ou de s’abstenir de faire entrave à un tel accès.
-
Puisqu’ils ont dans une large mesure gain de cause dans la présente requête, sauf en ce qui concerne leur argument selon lequel l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 s’applique en l’espèce, les demandeurs ont droit aux dépens établis selon le tarif applicable.
« Paul Favel »
|
|
Juge |
Traduction certifiée conforme
Guillaume Chénard, jurilinguiste principal
COUR FÉDÉRALE
AVOCAT INSCRITS AU DOSSIER
|
|
DoSSIER : |
T-1207-23 |
|
|
INTITULÉ : |
PREMIÈRE NATION DE ST. THERESA POINT et CHEF ELVIN FLETT et CHEF RAYMOND FLETT en leur propre nom et au nom de tous les membres de la PREMIÈRE NATION DE ST. THERESA POINT et PREMIÈRE NATION DE SANDY LAKE et CHEF DELORES KAKEGAMIC en son propre nom et au nom de tous les membres de la PREMIÈRE NATION DE SANDY LAKE c SA MAJESTÉ LE ROI |
||
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LES 28, 29 et 30 avril et le 1er mai 2025, à WINNipeg (MANITOBA) |
||
|
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
le juge FAVEL |
||
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 5 DÉCEMBRE 2025 |
||
OBSERVATIONS ORALES :
|
H. Michael Rosenberg Deborah Templer Stephanie Willsey Alana Robert Rachel Chan KEVIN HILLE JAMES SHIELDS Bruce Hughson Scott Farlinger Willemien Kruger Julian Nahachewsky William Kuchapski |
POUR LES DEMANDEURS POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
|
McCarthy Tétrault SENCRL, SRL TORONTO (OnTARIO) Olthuis Kleer Townshend LLP TORONTO (ONTARIO) |
POUR LES DEMANDEURS |
|
MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA WINNIPEG, MB |
POUR LE DÉFENDEUR |